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Sous la direction d’Étienne Cornut et de Pascale Deumier
Cet ouvrage restitue les résultats d’une recherche collective menée sur les années 2014 à fin
2016. Son objet n’est pas de saisir la coutume kanak dans sa réalité sociologique mais la coutume kanak telle qu’elle est reçue par le système juridique afin de proposer une meilleure
réception de ce droit coutumier dans le corpus normatif de la Nouvelle-Calédonie.
Ce projet a permis la création d’un corpus de droit coutumier qui donne accès à un droit
jusque-là souvent méconnu, en regroupant notamment plus de 600 décisions rendues
depuis 1990 dans le contentieux coutumier et en proposant un lexique des termes coutumiers. Afin de renforcer cette accessibilité de la coutume, mais aussi de fonder des propositions permettant sa meilleure intégration, ces décisions ont fait l’objet d’études de contenu
par matière (statut coutumier, famille, terre coutumière, intérêts civils). La première partie
de l’ouvrage rend compte de la coutume judiciaire ainsi observée.
Cependant, la coutume, comme le droit coutumier, dépasse cette seule dimension judiciaire.
Aussi, la réflexion sur son intégration dans le droit calédonien devait tenir compte d’un
contexte plus large afin d’en mesurer tous les enjeux : celui du rôle que la coutume pourrait
jouer dans les matières jusqu’ici laissées hors de son champ par la loi organique (droit pénal,
droit du travail, notamment), celui de ses assises anthropologiques et économiques, celui des
différents vecteurs de son intégration qu’ils soient institutionnels (autorités et institutions,
justice, état civil coutumier, acte coutumier) ou théoriques (légistique, conflits internes de
normes). Ces différents enjeux sont étudiés dans la seconde partie de l’ouvrage.
C’est sur la base de ce travail collectif que l’ouvrage conclut en formulant les propositions
pouvant permettre une meilleure intégration de la coutume kanak dans le pluralisme juridique calédonien.
Publication du rapport de recherche « L’intégration de la coutume dans le corpus normatif contemporain en
Nouvelle-calédonie », Mission de recherche Droit et Justice, convention n° 214.02.18.14, 2016
ISBN : 979-10-91032-04-9
LARJE
LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
LA COUTUME KANAK
dans le pluralisme juridique calédonien
LA COUTUME KANAK
dans le pluralisme juridique calédonien
Sous la direction d’Étienne Cornut et de Pascale Deumier
LARJE
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LA COUTUME KANAK
dans le pluralisme juridique calédonien
Sous la direction d’Étienne Cornut et de Pascale Deumier
Coordination éditoriale Françoise Cayrol
Publication du rapport de recherche « L’intégration de la coutume dans le corpus normatif
contemporain en Nouvelle-calédonie », Mission de recherche Droit et Justice,
convention n° 214.02.18.14, 2016
Recherche réalisée avec le soutien de :
La Mission de Recherche Droit et Justice
(Convention n° 214.02.18.14)
L’Université de la Nouvelle-Calédonie
La province Nord
COLLECTION LARJE
�SOMMAIRE
PREMIÈRE PARTIE : Bilan du droit coutumier judiciaire............................................... 15
6
Introduction : Présentation de la base de données............................................................................ 17
Pascale Deumier
Chapitre 1. Le contentieux préalable du changement de statut..................................... 26
Pauline Dalmazir, Pascale Deumier
Chapitre 2. Le contentieux coutumier classique de la famille......................................... 42
Section 1. Le mariage......................................................................................................................................................42
Bérengère Cagnon
Section 2. La filiation.....................................................................................................................................................56
Hugues Fulchiron
Section 3. La dissolution du mariage....................................................................................................................... 85
Antoine Nallet
Section 4. L’autorité parentale................................................................................................................................... 91
Victor Poux
Section 5. Les pensions alimentaires....................................................................................................................... 97
Gatien Casu
Chapitre 3. Le contentieux classique de la terre.................................................................104
.
Régis Lafargue
Chapitre 4. Un contentieux coutumier émergent : les intérêts civils.................................144
Étienne Cornut
Synthèse................................................................................................................................190
Pascale Deumier
SECONDE PARTIE : Les enjeux de l'intégration de la coutume. ................................... 211
.
Chapitre 1. Le rôle possible de la coutume en dehors du droit civil..................................214
.
Section 1. En droit pénal.............................................................................................................................................214
§ 1. La prise en compte de la coutume kanak en droit pénal.....................................................................214
Valérie Malabat
§ 2. Pour que le châtiment soit un honneur.......................................................................................................235
Éric Duraffour
Section 2. Droit du travail et coutume kanak : vers une imprégnation réciproque.....................245
Nadège Meyer
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Chapitre 2. L’assise anthropologique et économique de la coutume.................................262
Section 1. De quoi le « droit coutumier » est-il le nom ? Réflexions sociologiques autour
des juridictions civiles coutumières en Nouvelle-Calédonie.....................................................................263
Patrice Godin, Jone Passa
Section 2. La Nouvelle-Calédonie n’est pas Wallis-et-Futuna ! Reconnaissance de statut
particulier ou volonté d’intégration des Wallisiens et des Futuniens en Nouvelle-Calédonie.......... 281
Françoise Cayrol
Section 3. La réalisation des projets économiques sur terre coutumière
et via les GDPL................................................................................................................................................................290
Samuel Gorohouna
Chapitre 3. Les vecteurs de l’intégration.............................................................................302
Section 1. Le rôle des juridictions...........................................................................................................................302
§ 1. La juridiction coutumière kanak (Juger en Kanaky)............................................................................303
Daniel Rodriguez
§ 2. La juridiction administrative............................................................................................................................334
Régis Fraisse
Section 2. Les relais institutionnels.......................................................................................................................337
§ 1. Le rôle des autorités et institutions coutumières...................................................................................338
Guylène Nicolas
§ 2. L’acte coutumier.....................................................................................................................................................353
Cyprien Elia
§ 3. L’état civil coutumier...........................................................................................................................................367
Christine Bidaud-Garon
Section 3. La méthode conflictuelle, une méthode de résolution du conflit de normes
adaptée à l’intégration de la coutume dans le corpus juridique
calédonien..........................................................................................................................................................................404
Valérie Parisot, Sandrine Sana-Chaillé de Néré
RAPPORT GÉNÉRAL......................................................................................................... 487
Intégration directe ou indirecte de la coutume dans le corpus normatif
de la Nouvelle-Calédonie ?........................................................................................................................................ 488
Étienne Cornut
Table des matières.......................................................................................................................... 543
7
�
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Sous la direction d’Étienne Cornut et de Pascale Deumier
Cet ouvrage restitue les résultats d’une recherche collective menée sur les années 2014 à fin
2016. Son objet n’est pas de saisir la coutume kanak dans sa réalité sociologique mais la coutume kanak telle qu’elle est reçue par le système juridique afin de proposer une meilleure
réception de ce droit coutumier dans le corpus normatif de la Nouvelle-Calédonie.
Ce projet a permis la création d’un corpus de droit coutumier qui donne accès à un droit
jusque-là souvent méconnu, en regroupant notamment plus de 600 décisions rendues
depuis 1990 dans le contentieux coutumier et en proposant un lexique des termes coutumiers. Afin de renforcer cette accessibilité de la coutume, mais aussi de fonder des propositions permettant sa meilleure intégration, ces décisions ont fait l’objet d’études de contenu
par matière (statut coutumier, famille, terre coutumière, intérêts civils). La première partie
de l’ouvrage rend compte de la coutume judiciaire ainsi observée.
Cependant, la coutume, comme le droit coutumier, dépasse cette seule dimension judiciaire.
Aussi, la réflexion sur son intégration dans le droit calédonien devait tenir compte d’un
contexte plus large afin d’en mesurer tous les enjeux : celui du rôle que la coutume pourrait
jouer dans les matières jusqu’ici laissées hors de son champ par la loi organique (droit pénal,
droit du travail, notamment), celui de ses assises anthropologiques et économiques, celui des
différents vecteurs de son intégration qu’ils soient institutionnels (autorités et institutions,
justice, état civil coutumier, acte coutumier) ou théoriques (légistique, conflits internes de
normes). Ces différents enjeux sont étudiés dans la seconde partie de l’ouvrage.
C’est sur la base de ce travail collectif que l’ouvrage conclut en formulant les propositions
pouvant permettre une meilleure intégration de la coutume kanak dans le pluralisme juridique calédonien.
Publication du rapport de recherche « L’intégration de la coutume dans le corpus normatif contemporain en
Nouvelle-calédonie », Mission de recherche Droit et Justice, convention n° 214.02.18.14, 2016
ISBN : 979-10-91032-04-9
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LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
LA COUTUME KANAK
dans le pluralisme juridique calédonien
LA COUTUME KANAK
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Sous la direction d’Étienne Cornut et de Pascale Deumier
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��LA COUTUME KANAK
dans le pluralisme juridique calédonien
Sous la direction d’Étienne Cornut et de Pascale Deumier
Coordination éditoriale Françoise Cayrol
Publication du rapport de recherche « L’intégration de la coutume dans le corpus normatif
contemporain en Nouvelle-calédonie », Mission de recherche Droit et Justice,
convention n° 214.02.18.14, 2016
�© 2018 Presses universitaires de Nouvelle-Calédonie
Collection LARJE – Laboratoire de recherches juridique et économique
Tous droits réservés
All rights reserved
No part of this publication may be reproduced in any form or by any means without the written
permission of the University of New Caledonia
Imprimé en Nouvelle-Calédonie
ISBN : 979-10-91032-04-9
Presses universitaires de Nouvelle-Calédonie
Avenue James Cook – BP R4 – 98851
Nouméa CEDEX
unc.nc
Publication assurée par Françoise Cayrol pour les PUNC
Réalisation : ETEEK
Photographie de couverture :
Monnaies kanak lors d’un mariage à Canala - 2018 © Sébastien Lebègue
Extrait du livre Coutume kanak de Sébastien Lebègue, ed. Au vent des îles, 2018.
�LA COUTUME KANAK
dans le pluralisme juridique calédonien
Sous la direction d’Étienne Cornut et de Pascale Deumier
Coordination éditoriale Françoise Cayrol
Publication du rapport de recherche « L’intégration de la coutume dans le corpus normatif
contemporain en Nouvelle-calédonie », Mission de recherche Droit et Justice,
convention n° 214.02.18.14, 2016
Recherche réalisée avec le soutien de :
La Mission de Recherche Droit et Justice
(Convention n° 214.02.18.14)
L’Université de la Nouvelle-Calédonie
La province Nord
COLLECTION LARJE
�SOMMAIRE
PREMIÈRE PARTIE : Bilan du droit coutumier judiciaire............................................... 15
6
Introduction : Présentation de la base de données............................................................................ 17
Pascale Deumier
Chapitre 1. Le contentieux préalable du changement de statut..................................... 26
Pauline Dalmazir, Pascale Deumier
Chapitre 2. Le contentieux coutumier classique de la famille......................................... 42
Section 1. Le mariage......................................................................................................................................................42
Bérengère Cagnon
Section 2. La filiation.....................................................................................................................................................56
Hugues Fulchiron
Section 3. La dissolution du mariage....................................................................................................................... 85
Antoine Nallet
Section 4. L’autorité parentale................................................................................................................................... 91
Victor Poux
Section 5. Les pensions alimentaires....................................................................................................................... 97
Gatien Casu
Chapitre 3. Le contentieux classique de la terre.................................................................104
.
Régis Lafargue
Chapitre 4. Un contentieux coutumier émergent : les intérêts civils.................................144
Étienne Cornut
Synthèse................................................................................................................................190
Pascale Deumier
SECONDE PARTIE : Les enjeux de l'intégration de la coutume. ................................... 211
.
Chapitre 1. Le rôle possible de la coutume en dehors du droit civil..................................214
.
Section 1. En droit pénal.............................................................................................................................................214
§ 1. La prise en compte de la coutume kanak en droit pénal.....................................................................214
Valérie Malabat
§ 2. Pour que le châtiment soit un honneur.......................................................................................................235
Éric Duraffour
Section 2. Droit du travail et coutume kanak : vers une imprégnation réciproque.....................245
Nadège Meyer
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Chapitre 2. L’assise anthropologique et économique de la coutume.................................262
Section 1. De quoi le « droit coutumier » est-il le nom ? Réflexions sociologiques autour
des juridictions civiles coutumières en Nouvelle-Calédonie.....................................................................263
Patrice Godin, Jone Passa
Section 2. La Nouvelle-Calédonie n’est pas Wallis-et-Futuna ! Reconnaissance de statut
particulier ou volonté d’intégration des Wallisiens et des Futuniens en Nouvelle-Calédonie.......... 281
Françoise Cayrol
Section 3. La réalisation des projets économiques sur terre coutumière
et via les GDPL................................................................................................................................................................290
Samuel Gorohouna
Chapitre 3. Les vecteurs de l’intégration.............................................................................302
Section 1. Le rôle des juridictions...........................................................................................................................302
§ 1. La juridiction coutumière kanak (Juger en Kanaky)............................................................................303
Daniel Rodriguez
§ 2. La juridiction administrative............................................................................................................................334
Régis Fraisse
Section 2. Les relais institutionnels.......................................................................................................................337
§ 1. Le rôle des autorités et institutions coutumières...................................................................................338
Guylène Nicolas
§ 2. L’acte coutumier.....................................................................................................................................................353
Cyprien Elia
§ 3. L’état civil coutumier...........................................................................................................................................367
Christine Bidaud-Garon
Section 3. La méthode conflictuelle, une méthode de résolution du conflit de normes
adaptée à l’intégration de la coutume dans le corpus juridique
calédonien..........................................................................................................................................................................404
Valérie Parisot, Sandrine Sana-Chaillé de Néré
RAPPORT GÉNÉRAL......................................................................................................... 487
Intégration directe ou indirecte de la coutume dans le corpus normatif
de la Nouvelle-Calédonie ?........................................................................................................................................ 488
Étienne Cornut
Table des matières.......................................................................................................................... 543
7
��Étienne Cornut
Maître de conférences HDR en droit privé
Université de la Nouvelle-Calédonie – Larje
Pascale Deumier
Professeur à l’Université Jean Moulin – Lyon - III
Le présent ouvrage est la publication du rapport de recherches réalisé avec le soutien du GIP « Mission
de recherche Droit et Justice » (convention 214.02.18.14). Le rapport a été remis au GIP Justice en octobre
2016 et validé par lui au mois de décembre de la même année. Il est possible de rappeler en préambule les
objectifs de cette recherche, tels que formulés dans la réponse à l’appel à projet de la Mission :
La recherche se fixe deux objectifs permettant de mieux appréhender la réception de la coutume kanak dans
le corpus normatif de la Nouvelle-Calédonie. Le premier consiste à dresser un état des lieux, inédit, du droit
coutumier ; le second à se nourrir de l’analyse de cette recension pour réfléchir aux meilleures modalités de
réception de la coutume kanak. Pour réaliser ses objectifs, la recherche s’inscrit pleinement dans l’environnement
institutionnel et judiciaire néo-calédonien : la constitution du corpus de droit coutumier comme l’analyse de
sa réception sur le terrain se fonderont sur une collaboration étroite avec tous les acteurs locaux de la chaîne
coutumière. Portée par une équipe de l’Université de la Nouvelle- alédonie (LARJE) associée à une équipe
C
lyonnaise (Équipe de droit privé), la recherche repose sur la volonté de réunir des universitaires (essentiellement
juristes mais aussi anthropologues, sociologue, économiste), spécialistes du droit de la Nouvelle-Calédonie ou
des conflits de normes, et des praticiens confrontés au quotidien à la coutume kanak (magistrats, judiciaires et
administratifs, service des affaires foncières et coutumières). La recherche veut donc mieux comprendre le droit
coutumier kanak pour mieux proposer l’amélioration de sa réception, en unissant les connaissances universitaires et l’expérience de la pratique.
Cet ouvrage restitue les résultats obtenus. Le premier tient à la création d’un corpus de droit coutumier,
sous la forme du site « Droit coutumier en ouvelle-Calédonie » (http://coutumier.univ-nc.nc). Celui-ci
N
regroupe, au moment de la validation du rapport, les textes institutionnels, des articles et études propres à
la matière et plus de 600 décisions rendues dans le contentieux coutumier. Il propose en outre un lexique
des termes coutumiers, construit à partir des définitions trouvées dans ces différents documents. La base
a vocation à donner accès à un droit jusque-là souvent méconnu, faute de pouvoir être trouvé. Afin de
renforcer cette accessibilité de la coutume, mais aussi de fonder des propositions permettant sa meilleure intégration, le contenu principal de la base, celui des décisions judiciaires, a fait l’objet d’études de
contenu par matière. La première partie de l’ouvrage rend compte de la coutume judiciaire ainsi observée.
Cependant, la coutume, comme le droit coutumier, dépasse cette seule dimension judiciaire. Aussi, la
réflexion sur son intégration dans le droit calédonien devait tenir compte d’un contexte plus large afin
d’en mesurer tous les enjeux : celui du rôle que la coutume pourrait jouer dans les matières jusqu’ici
l
aissées hors de son champ par la loi organique, celui de ses assises anthropologiques et économiques,
celui des différents vecteurs de son intégration, que ces vecteurs soient institutionnels ou théoriques. Ces
différents enjeux sont étudiés dans la seconde partie du rapport de recherche.
9
�C’est sur la base de ce travail collectif que l’ouvrage conclut en formulant les propositions pouvant
permettre une meilleure intégration de la coutume.
10
Un colloque de restitution des résultats de cette recherche a eu lieu les 27 et 28 avril 2017 à l’Université de
la Nouvelle-Calédonie. Les conférences peuvent être visionnées via le site « Droit coutumier » ou la chaîne
TV de l’UNC : https://www.youtube.com/channel/UCGXEo8l_Vi36XCgNZap-tCw
Équipes :
LARJE - Université de la Nouvelle-Calédonie (EA 3329)
Équipe de droit privé - Université Jean Moulin Lyon - III (EA 3707)
Responsables scientifiques :
Étienne Cornut, Maître de conférences HDR, LARJE
Pascale Deumier, Professeur, Équipe de droit privé
Membres de l’équipe de recherche :
Jean-Sylvestre Bergé, Professeur, Université Jean Moulin – Lyon - III, EDIEC
Christine Bidaud-Garon, Maître de conférences HDR, Université
de la Nouvelle-Calédonie, LARJE
Bérengère Cagnon, doctorante, Université Jean Moulin – Lyon - III, Équipe de droit privé
Gatien Casu, Maître de conférences, Université Lyon - III, Équipe de droit privé
Françoise Cayrol, Docteur en préhistoire, ethnologie, anthropologie,
Université de la Nouvelle-Calédonie
Étienne Cornut, Maître de conférences HDR, Université de la Nouvelle-Calédonie, LARJE
Pauline Dalmazir, Docteur en droit, Université Jean Moulin – Lyon - III, Équipe de droit privé
Pascale Deumier, Professeur, Université Jean Moulin – Lyon - III, Équipe de droit privé
Éric Duraffour, Magistrat (en charge de la section détachée des îles Loyauté
du tribunal de première instance de Nouméa, 2009-2012)
Cyprien Elia, doctorant, UNC, LARJE, Chef du service des affaires foncières et coutumières,
Nouméa
Hugues Fulchiron, Professeur, Université Jean Moulin – Lyon - III, Équipe de droit privé
Régis Fraisse, Professeur associé à l’Université Jean Moulin – Lyon - III, EDPL (ancien président
du Tribunal administratif de Nouméa)
Patrice Godin, Maître de conférences en anthropologie, Université
de la Nouvelle-Calédonie, TROCA
Samuel Gorohouna, Maître de conférences en sciences économiques,
Université de la Nouvelle-Calédonie, LARJE
�Régis Lafargue, Magistrat, Docteur en droit, HDR (ancien conseiller
à la Cour d’appel de Nouméa)
Valérie Malabat, Professeur, Université Bordeaux IV, ISCJ
Nadège Meyer, Maître de conférences, Université de la Nouvelle-Calédonie, LARJE
Antoine Nallet, doctorant, Université Jean Moulin – Lyon - III, Équipe de droit privé
Guylène Nicolas, Maître de conférences HDR, Aix-Marseille Université,
Centre de droit de la santé
Valérie Parisot, Maître de conférences, Université de Rouen, CUREJ,
équipe du CREDHO-DIC
Jone Passa, sociologue, Nouméa
Victor Poux, doctorant, Université Jean Moulin – Lyon - III, Équipe de droit privé
Daniel Rodriguez, Magistrat (en charge de la section détachée de Koné
du tribunal de première instance de Nouméa)
Sandrine Sana-Chaillé de Néré, Professeur, Université Bordeaux IV, CRDEI
Touraivane, Maître de conférences en informatique, Université
de la Nouvelle-Calédonie, LIRE
11
��In memoriam Régis Lafargue
��LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
première partie
bilan du droit coutumier judiciaire
15
��LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
INTRODUCTION : PRÉSENTATION DE LA BASE DE DONNÉES
Pascale Deumier
Professeur à l’Université Jean Moulin – Lyon - III
Objectifs de la recherche et résultats – L’un des principaux objectifs de la recherche sur l’intégration de la coutume kanak était « de dresser un bilan du droit coutumier, jusqu’ici inédit,
et d’en faire une analyse » […] « Un tel bilan est inédit, le droit coutumier émergeant depuis
une vingtaine d’années à mesure des cas et situations le mettant en cause. Cette absence de
systématisation devient délicate en pratique, le droit coutumier commençant à représenter
un corpus conséquent mais inaccessible. Elle est un obstacle à une réflexion sur la réception
de la coutume, qui ne peut plus se dispenser d’une étude préalable des résultats des modalités
actuelles » (réponse à l’appel à projet, pts 1 et 2). Ce bilan s’inscrit dans le prolongement des travaux de référence de Régis Lafargue, qui reposent sur une centaine de décisions rendues entre
1987 et 2010 (R. Lafargue, La coutume judiciaire en Nouvelle-Calédonie, Aux sources d’un droit commun coutumier, GIP Droit et Justice 2001, PUAM, 2003 ; La coutume face à son destin. Réflexions
sur la coutume judiciaire en Nouvelle-Calédonie et la résilience des ordres juridique infra-étatiques,
LGDJ, Droit et Société, 2010). Le projet était de compléter ce travail par une collecte réactualisée des décisions et leur analyse par des observateurs extérieurs. Cependant, la recherche ne
vise pas seulement à cet élargissement des études existantes. En effet, les études publiées par
Régis Lafargue « permettent un accès seulement indirect aux décisions. Il n’existe pour l’heure
aucune base de données complète et facilement accessible regroupant toutes les décisions rendues en application du statut civil coutumier ou relatives aux terres coutumières » (pt 2.1.1).
L’objectif de connaissance théorique de la présente recherche se doublait donc d’un objectif
pratique : « constituer un lexique et une base de données du droit coutumier, exploitables à
l’avenir par tous ceux ayant à pratiquer la coutume ». La construction de ces outils d’accès
au droit coutumier constituait dans le même temps la valorisation la plus importante qui
était envisagée pour la recherche : « La valorisation la plus directe et immédiate sera la création d’un lexique et d’une base de données du droit coutumier, accessibles librement pour les
institutions néo-calédoniennes, les autorités coutumières, les professionnels du droit via un
site Internet hébergé par l’Université de la Nouvelle-Calédonie. Par un accès réservé, ce site
Internet qui sera monté par la Direction des services informatiques de l’UNC, permettra aux
chercheurs associés dans le projet un échange des données, de bibliographie, de documents et
des pré-rapports intermédiaires. » (pt 4). Enfin, la note méthodologique de mars 2014 exposait
l’évolution envisagée pour cette base : « La recherche prévoit la création d’un site Internet,
dont la fonction et l’accessibilité évolueront dans le temps. Pendant la période de la recherche,
le site sera réservé à l’usage des membres de l’équipe via un identifiant et mot de passe personnalisés. Le site permettra la mise en ligne des décisions recensées, rapports, textes normatifs
spéciaux, documents de travail et articles que les membres de l’équipe auraient déjà rédigés sur
la question. Ces documents seront ainsi accessibles aussi bien par les chercheurs calédoniens
que lyonnais. Lorsque la recherche sera aboutie, le site deviendra une base de données du droit
coutumier, accessible largement notamment pour les praticiens et chercheurs. Cette accessibilité suppose une anonymisation des décisions qui sera réalisée en marge de leur collecte ».
17
�18
Au terme de la recherche, le site « Droit coutumier en Nouvelle-Calédonie » (http://coutumier.univ-nc.nc) est créé. Il est riche de 647 documents. Il s’agit pour l’essentiel de décisions
de justice rendues dans le cadre du contentieux coutumier (612). Ces dernières représentent
le matériau le plus important mais aussi le plus significatif du droit coutumier et sont dès lors
l’objet du présent bilan. Les autres types de contenu sont constitués d’articles de doctrine,
de textes et documents publics, du présent projet de recherche, de rapports et monographies
et enfin de l’enregistrement audio du séminaire tenu avec les assesseurs coutumiers dans
le cadre de la présente recherche. Ce corpus de droit coutumier a, depuis sa mise en place,
permis aux membres de l’équipe de recherche de travailler directement sur le contenu mis
en ligne. La recherche s’achevant, les discussions ont commencé avec les juridictions calédoniennes sur l’avenir de ce site. Il résulte des dernières discussions (6 septembre 2016) ayant
eu lieu entre Étienne Cornut, responsable scientifique de la recherche, et les magistrats de
la Cour d’appel et du TPI une volonté partagée par l’Université et le Palais de pérenniser et
de rendre accessible le site Droit coutumier en Nouvelle-Calédonie, qui demeurerait hébergé
par l’Université. D’une part, le projet est de continuer à alimenter la base des décisions à
venir, l’Université et les juridictions se répartissant la tâche de collecte, anonymisation et
mise en ligne. D’autre part, le projet est d’ouvrir l’accès au site, pour l’heure réservé aux
membres de la présente recherche, aux juristes intéressés : dans un premier temps, immédiat,
aux magistrats des juridictions calédoniennes, dans un second temps, à court terme, aux avocats et autres personnes intéressées. L’accès se fera sur inscription, l’idée étant à l’occasion
de créer un réseau et des échanges entre professionnels s’intéressant au droit coutumier.
La conviction profonde des membres de l’équipe de recherche est que rendre ainsi le droit
coutumier accessible aux intéressés constitue l’un des facteurs les plus puissants de son intégration dans le corpus normatif contemporain en Nouvelle-Calédonie. Ce résultat est le fruit
d’un lourd travail de mise en place.
Création du site – Le site Droit coutumier en Nouvelle-Calédonie a été créé par un technicien
de la DSI de l’Université de la Nouvelle-Calédonie, M. Sébastien Pouillet, avec le concours de
M. Touraivane, maître de conférences en informatique à l’UNC. Le logiciel utilisé à cette fin
est le logiciel Omeka. Les données techniques ont été exposées plus en détail dans le rapport
intermédiaire de février 2015. Ce site a été alimenté régulièrement par l’équipe calédonienne,
permettant ainsi à l’équipe lyonnaise de travailler sur le matériau local en dépit de la distance.
Collecte des décisions – L’accès aux décisions s’est fait directement auprès des juridictions néo-calédoniennes, sur la base d’une convention conclue entre l’Université de la
Nouvelle- alédonie et le Palais de justice de Nouméa en juillet 2014, au commencement
C
de la recherche. Une fois cet accès autorisé, il a fallu repérer au sein des décisions archivées
celles relevant du contentieux coutumier. Depuis 2007, les décisions sont classées par les
juridictions en fonction de leur objet, ce qui a simplifié leur identification. Les décisions les
plus récentes peuvent être identifiées par le registre spécial des décisions coutumières tenu
par le greffe. En revanche, pour les années antérieures, la constitution de la base a rendu
nécessaire la consultation, par année, de l’ensemble des décisions, afin d’identifier celles
qui avaient été rendues en formation coutumière. Ces décisions plus anciennes ont soulevé
d’autres difficultés car elles n’étaient pas disponibles en format électronique et ont impliqué d’être scannées pour pouvoir être déposées sur la base. Enfin, toutes les décisions, quelle
que soit leur ancienneté, ont été anonymisées avant d’être mises sur la base. Ce lourd travail
de récolte et d’anonymisation a été réalisé par Étienne Cornut, responsable scientifique de
la recherche, Margaux Offlaville, diplômée du master 2 Droit international et comparé de
l’Université de Bordeaux (promotion 2014) et Ebenezer Sokimi, licencié en droit de l’Université de la Nouvelle-Calédonie.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Présentation quantitative : répartition dans le temps – La base de données comporte 612
décisions1. Elles constituent donc, de très loin, la matière première essentielle du site – tout
comme elles représentent la principale source de droit coutumier tel qu’il est envisagé dans le
cadre de cette recherche, à savoir le droit coutumier énoncé par les décisions rendues par les
formations coutumières. Ces décisions s’étalent de 1985 à 2016, selon la répartition suivante :
Statistiques sur le nombre de décisions enregistrées par année
Dans le temps, si la tendance est plutôt à une augmentation constante du contentieux (l’année
2016 n’étant qu’entamée au moment de la réalisation des statistiques – depuis, 4 décisions rendues par la Cour d’appel de Nouméa ont été ajoutées à la base), celle-ci ne témoigne d’aucune
linéarité. Les pics peuvent s’expliquer par les spécificités de certains contentieux. Particulièrement, le contentieux du changement de statut évolue en fonction des actions ouvertes,
évolutions qui se retrouvent dans les statistiques générales. Ainsi, l’année 2004 a connu un
fort accroissement des décisions, l’article 13 al. 2 de la loi organique ayant ouvert une voie de
changement de statut à titre transitoire, les demandes pouvant être formées jusqu’au mois de
mars 2004 : le pic de décisions correspond donc à un afflux de demandes avant l’expiration
du terme. Ce même contentieux explique pour part l’augmentation du nombre de demandes
entre 2011 et 2012, l’appel d’air ayant cette fois été créé par la jurisprudence Saïto (v. infra,
chapitre 1). Cependant, pour ce dernier pic, le contentieux du changement de statut est loin
de nourrir à lui seul la soixantaine de décisions rendues annuellement.
1 - � es tableaux ci-dessous ont été réalisés sur la base des 608 premières décisions. Depuis, 4 arrêts de la Cour d’appel
L
de Nouméa ont été ajoutés.
19
�Présentation quantitative : répartition par juridiction – Les décisions recensées sur la base se
répartissent entre les différentes formations de la façon suivante :
20
Statistiques sur les décisions rendues par
les juridictions en matière coutumière
Il est possible de confronter ces statistiques, effectuées à partir de la base Droit coutumier
en Nouvelle-Calédonie, au nombre d’affaires traitées par ces juridictions, selon les données
fournies par la Cour d’appel de Nouméa (faute pour l’Annuaire statistique de la Justice de
comporter des données sur les juridictions calédoniennes).
Le contentieux traité par la Cour d’appel de Nouméa sur les dernières années se présente ainsi :
Il est possible de constater que le contentieux coutumier ne représente qu’une très faible
proportion du contentieux civil traité par la juridiction. Concernant le seul contentieux coutumier, la confrontation de ces données sur les dernières années aux 260 arrêts de la Cour
d’appel présents sur la base toutes périodes confondues (la plus ancienne décision de cette
juridiction remontant à 1986) permet de conclure raisonnablement que le site Droit coutumier en Nouvelle-Calédonie offre un ensemble complet du contentieux coutumier traité par
la Cour d’appel.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
En revanche, une telle complétude n’est pas atteinte pour le TPI, dont le volume d’activité
s’établit ainsi :
21
Les décisions du TPI recensées sur la base ne sauraient donc prétendre à l’exhaustivité du
contentieux coutumier. Il est en revanche possible d’estimer qu’elles en représentent l’essentiel, du moins l’essentiel pour les juridictions elles-mêmes, et que ces données chiffrées, pour
relatives qu’elles soient, traduisent assez fidèlement le contentieux de droit coutumier. La
�22
déperdition tient à des causes diverses. Pour certaines sections, l’accès aux décisions s’est largement fait par l’intermédiaire des magistrats, membres de l’équipe de recherche, à défaut de
réponse des greffes : en ces cas, la collecte manque de systématicité. Pour une autre section
(Lifou), l’absence de communication de décisions tient à l’absence d’intérêt, selon la juridiction, des décisions rendues en matière coutumière (essentiellement un contentieux de délégation de l’autorité parentale pour des questions de protection sociale). Les réflexions actuellement en cours avec les juridictions calédoniennes sur la pérennisation du site envisagent
notamment de l’enrichir de décisions du TPI jusqu’à présent absentes.
Travail sur les décisions : lexique – Les décisions rendues en matière coutumière souffrent
de leur méconnaissance. Cette méconnaissance peut susciter des recours vains ; elle alimente
aussi des images déformées de ce contentieux. Cependant, pour le juriste accédant matériellement aux 612 décisions rendues en matière coutumière, le gain en accessibilité intellectuelle
du droit coutumier reste relatif. En effet, la disponibilité d’une masse de décisions n’est que
d’un faible secours pour l’utilisateur, si ces dernières sont offertes telles quelles. Leur mise
en ligne ne constitue dès lors que la première étape de la présente recherche. L’objectif étant
de dresser un bilan du contentieux coutumier, mais aussi de faciliter sa connaissance par ses
utilisateurs, les décisions ont donné lieu à plusieurs traitements dans le cadre de la recherche.
Tout d’abord, un lexique des termes coutumiers a été élaboré, tel qu’annoncé dans le projet de
recherche : « constituer un « lexique des termes coutumiers », qui est jusqu’à présent inédit et
dont le besoin est prégnant étant donné les divergences d’acception entre ces termes et ceux
du droit écrit, alors que les mots sont souvent les mêmes (ex. : mariage, dissolution du mariage
coutumier, adoption et don d’enfant, propriété coutumière, lien à la terre, etc.) » (pt 2.2.1). Ce
lexique, accessible sur le site Droit coutumier en Nouvelle-Calédonie, donne une connaissance directe des définitions contenues dans les décisions de justice, la Charte et/ou une loi
de pays. La recherche n’a pas eu pour ambition de proposer une définition unique des termes
coutumiers, ce qui aurait impliqué un choix entre les différentes formulations pouvant être
trouvées dans les sources de droit coutumier et, dès lors, une modification arbitraire de sa réalité contentieuse et institutionnelle. Dès lors, pour chaque terme, le lexique cite les différentes
définitions pouvant être trouvées dans la base. Ces définitions, directement extraites de ces
documents, mentionnent leur source et sont assorties d’un lien y renvoyant. Par exemple, le
lexique renvoie, à l’entrée « Mariage coutumier », aux définitions suivantes :
« Le mariage coutumier est, aujourd’hui, un choix accompli par un homme et une femme.
Pour un clan, dans la tradition, le mariage a pour finalité d’assurer une descendance, de
perpétuer le nom et d’assurer la prospérité de la famille, de la Maison, du clan, de la chefferie. Ainsi le mariage coutumier est renforcé dès la naissance du premier enfant et du
premier fils. » Charte du peuple kanak, valeur 69
« Attendu que le mariage de citoyens de statut particulier en Nouvelle-Calédonie est un
contrat ne concernant pas que les seuls époux, qu’il a pu être défini comme étant « un
contrat civil par lequel un clan cède à un homme d’un autre clan une femme en vue de
la procréation. » CA Nouméa, 25 septembre 1995, n° RG44-92
« Le mariage coutumier impose la vie commune des époux et la prise en charge des
enfants. » TPI Nouméa, 6 décembre 2010, n° RG10-191
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
« Attendu que le mariage coutumier est une institution qui naît de la volonté des clans,
par lequel un clan (maternel) promet un don de vie à un clan (paternel), en lui confiant
une femme ; que par l’effet de cette promesse de vie et ce don d’une femme, le clan de
l’époux prend l’engagement de veiller sur cette femme, de la protéger et de l’entretenir. »
CA Nouméa, 21 Juillet 2011, RG10-377 ; TPI Nouméa, 9 janvier 2015, RG14-312
« Dans la coutume le mariage entre un homme et une femme est porté par les clans, puis
officialisé par l’officier de l’état civil. Ce mariage ne peut intervenir que si les époux
dépendent de deux clans différents. Ainsi deux personnes qui « vivent du même côté
du tas d’ignames » ne peuvent se marier. Outre les préparatifs du mariage relèvent de
rencontre entre les clans et de diverses démarches qui aboutissent à la cérémonie du
mariage. » CA Nouméa, 07 novembre 2011, n° RG9-1700
« Une alliance entre deux clans agnatiques aux termes de laquelle un clan (maternel ou
“utérin”) s’engage à donner “de la vie” (des enfants) à un clan paternel qui, à cette fin,
accueille une femme issue du clan maternel et s’engage à la protéger elle et les enfants à
naître, les enfants étant dès lors promis au clan paternel ;
Que, dans cette conception, le mariage qui unit l’homme et la femme n’est que la traduction de cet accord interclanique. » CA Nouméa, 16 septembre 2013, n° RG12-339
« Il apparaît clairement que la remarque sur le fait que le requérant ait renoué avec le
statut coutumier à l’occasion de son mariage, renvoie à la complexité des unions coutumières, qui au-delà des individus qui s’unissent, constituent des alliances entre les clans,
et raffermissent les liens coutumiers. » CA Nouméa, 19 avril 2012, n° RG11-384
Ce travail de collation des définitions, dans l’ensemble des contenus de la base, a été réalisé par
Étienne Cornut et Ebenezer Sokimi.
Travail sur les décisions : indexation – Afin d’être exploitables, les décisions ont ensuite
été assorties de mots-clés. Cette indexation permet à un utilisateur, confronté par exemple
à un différend en matière d’adoption, d’avoir accès aux décisions rendues par les juridictions coutumières sur cette question spécifique. L’index des mots-clés a été élaboré à partir
d’un échantillon test de décisions avant d’être appliqué à l’intégralité du matériau recensé,
au fur et à mesure de leur ajout. La recherche avait initialement prévu de s’inspirer de la
nomenclature des affaires civiles du ministère de la justice (pt 2.2.1). Cependant, les tests
réalisés par l’équipe lyonnaise ont rapidement révélé la difficulté de déterminer des motsclés très affinés pour des décisions dont la motivation, éloignée des habitudes du droit
commun, est souvent déroutante. En outre, le contentieux coutumier se concentre sur un
nombre relativement restreint de matières et ne relève que d’un nombre limité d’entrées
de la nomenclature. En définitive, le choix a été fait d’indexer les décisions non en fonction de termes coutumiers mais en retenant les termes juridiques appropriés à l’objet de la
demande. Les classifications déjà réalisées par les magistrats ont également été utiles. Au
total, la base de données utilise 127 mots-clés, renvoyant aux décisions selon les volumes
présentés dans le graphique suivant. L’indexation a été réalisée au moment de la collecte,
anonymisation et mise en ligne des décisions par décisions par Étienne Cornut, Margaux
Offlaville et benezer Sokimi.
E
23
�24
Deux précisions doivent être faites sur cette répartition par mots-clés. D’une part, de nombreuses décisions ont été indexées avec plusieurs mots-clés puisqu’il est courant que leur
contenu relève simultanément de différentes thématiques (ex. autorité parentale et pension
alimentaire). D’autre part, cette indexation a été utilisée pour répartir les décisions entre les
membres de l’équipe : l’étude du corpus réalisée dans les chapitres suivants ne couvre donc pas
nécessairement l’intégralité des décisions car elle s’est attachée aux seuls thèmes sur lesquels
existe un nombre suffisamment significatif de décisions.
Travail sur les décisions : étude du corpus – Lexique et mots-clés sont des outils très utiles
d’accès au contentieux coutumier mais ils ne révèlent pas immédiatement l’appréhension par
les juridictions du droit coutumier. Le premier donne un accès rapide aux définitions coutumières portées par les sources étudiées mais elles sont isolées de la motivation et ne disent dès
lors rien sur leur prise en considération par les formations coutumières. Le second outil donne
un accès complet au droit coutumier pour chaque thème mais son maniement est lourd pour
l’utilisateur, qui ne pourrait avoir connaissance de ce droit que par la lecture intégrale de décisions souvent nourries. Afin de déchiffrer le contenu et les caractéristiques de ce contentieux,
une étude des décisions devait être réalisée. Outre le service rendu aux futurs utilisateurs,
cette étude de contenu doit également permettre de faire un bilan utile pour la réflexion
menée plus largement dans le cadre de cette recherche sur l’intégration de la coutume kanak
dans le droit calédonien.
Étant difficile de tenter un tel bilan par une analyse globale des décisions, l’étude du contenu
a été répartie entre les membres de l’équipe de recherche par thématique. Chaque étude
porte nécessairement la marque de son auteur mais toutes ont été réalisées avec des objectifs,
méthodes et ambition communs. Il s’agit toujours de faire état de la coutume telle qu’elle
est appliquée par les juridictions calédoniennes, de décrire la façon dont les ormations
f
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
c
outumières reçoivent la normativité autochtone, sans prétendre dire comment elles
devraient la recevoir. Chaque membre de l’équipe, outre qu’il cherchait à rendre compte de
son matériau, devait également porter une attention particulière à une série d’interrogations
(voir réponse pt 2.2.2) :
– � ’évolution statistique de l’application de la coutume kanak et de son invocation devant
l
les juridictions étatiques ;
– � ’identification des difficultés les plus récurrentes dans leur contentieux ;
l
– �a recherche d’éléments constitutifs d’un socle de valeurs et de notions communes,
l
l’élaboration de définition des termes coutumiers, les références à la Charte des valeurs
kanak ;
– �a façon dont les décisions sont élaborées pour tenir compte de la coutume kanak : les
l
sources dont font état les décisions, le rôle des assesseurs coutumiers tel qu’il apparaît, la
connaissance de la coutume à appliquer, le raisonnement juridique suivi et les spécificités procédurales de l’instance coutumière ;
– �es difficultés d’articulation de la coutume kanak et des autres normes applicables en
l
Nouvelle-Calédonie.
Cette méthode a été appliquée aux différents thèmes retenus sur la base de l’indexation par
mots-clés, qui a révélé les questions faisant l’objet d’un contentieux plus nourri ou soulevant
des difficultés particulièrement importantes. Le bilan du droit coutumier judiciaire est dès
lors celui de ces contentieux récurrents. L’application de la coutume découlant du statut personnel, un premier contentieux important est celui, abondant, du changement de statut (Chapitre 1). Une fois l’appartenance au statut civil coutumier établie, celle-ci emporte l’application
de la coutume « en matière de droit civil » (article 7 de la loi organique de 1999). Il découle de
la loi organique elle-même que relèvent incontestablement du droit civil certains contentieux
désormais « classiques ». Le premier est le contentieux de la famille (Chapitre 2). Il est étudié
au travers de contributions sur les institutions de base de la famille que sont le mariage et la
filiation, puis par des notes complémentaires sur des contentieux qui en découlent fréquemment, ceux de la dissolution du mariage, de l’autorité parentale ou des pensions alimentaires.
Le second contentieux classique du droit coutumier, expressément placé dans son champ
d’application par la loi organique, est celui portant sur les terres (Chapitre 3). Enfin, « Si la
compétence de la coutume pour régir les questions d’état et de capacité des personnes, les
questions familiales, n’a jamais vraiment suscité le débat, celle en revanche de la compétence
et capacité de la coutume à régir la responsabilité civile, surtout lorsqu’elle est consécutive à la
commission d’une infraction pénale, a alimenté et nourrit sans doute encore aujourd’hui une
vive discussion, parfois opposition, au sein du monde judiciaire de la Nouvelle- alédonie »
C
(É. Cornut, Introduction). Une dernière contribution est donc spécifiquement dédiée à ce
contentieux émergent (Chapitre 4). Ce bilan du droit coutumier judiciaire sera clos par une
synthèse qui tentera d’identifier, au-delà du contenu de la coutume judiciaire, le rapport qui
s’articule à cette occasion entre la coutume kanak et les décisions judiciaires (Synthèse).
25
�CHAPITRE 1
LE CONTENTIEUX PRÉALABLE DU CHANGEMENT DE STATUT
26
Pauline Dalmazir
Docteur en droit, Université Jean Moulin – Lyon - III
Pascale Deumier
Professeur à l’Université Jean Moulin – Lyon - III
Particularités de la thématique – Les décisions relatives au changement de statut présentent
plusieurs particularités au regard de la recherche. D’une part, elles constituent le contentieux
le plus important quantitativement. La présente contribution porte sur un total de 201 décisions. D’autre part, la très grande majorité d’entre elles ne font pas application de la coutume kanak et n’en disent rien : elles permettent l’accès au statut coutumier, accès qui dépend
lui-même de l’organisation établie par le droit commun au niveau constitutionnel ou organique. Il ne s’agit donc pas de dire la coutume mais de délimiter les hypothèses permettant
de bénéficier de son application2. Dès lors, le prisme retenu ici sera uniquement celui de la
confrontation de ces décisions au texte de la loi organique, et non celui adopté dans les autres
contributions, qui cherchent comment les juridictions en formation coutumière appliquent
la coutume kanak et, le cas échéant, l’articulent au droit commun.
Présentation de l’échantillon – La présente contribution porte sur 201 décisions, identifiées
par le mots-clé indexé « statut personnel ». 116 décisions ont été rendues par la section détachée de Koné, dont une en audience foraine à Poindimié3 ; une par le Tribunal de Première
instance de Mata’Utu4 ; 77 par la Cour d’appel de Nouméa ; 7 par la Cour de cassation. Le
contentieux est révélateur d’une justice de proximité, ce qui peut être l’une des clés expliquant
l’interprétation extensive de la loi. 10 décisions sont hors champ ou ont été mises par erreur
sur la base ; 21 décisions ne relèvent pas d’un changement de statut mais des conséquences
du statut (présence des assesseurs coutumiers, application ou non-application du droit coutumier, compétence des juridictions coutumières5). Les autres décisions ont pour objet principal ou accessoire un changement de statut. Le changement de statut est accessoire lorsqu’il
découle d’une décision d’adoption6 : lorsque les parents adoptifs et l’enfant adopté ne sont
2 - � ur un cas de conflit mobile lié à un changement de statut, voir É. Cornut, infra, I. B. 2 ; sur les conséquences sur
S
le champ d’application de la coutume, notamment en cas de changement de statut, voir B. Cagnon, I. Certaines décisions liées au changement de statut sont également étudiées par Christine Bidaud-Garon, dans la Partie 2. Cette
contribution, dédiée à l’état civil coutumier, se situe dans une autre perspective : celle d’une étude critique de la
délibération du 3 avril 1967 à l’aune des évolutions juridiques et des applications administratives et contentieuses.
Elle complètement utilement la présente étude de contenu de la base, notamment sur les cas d’erreurs dans les
mentions de l’état civil et sur les techniques utilisées par les juges aux fins de modification des registres.
3 - 25 avril 2005, 58bis/05.
4 - 25 août 2014, 2014/88.
5 - Sur ces éléments, voir infra, É. Cornut, I.
6 - Voir sur ce point la contribution de Hugues Fulchiron.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
pas du même statut7, « cette différence, si elle était maintenue, révélerait le caractère artificiel de la
filiation, en contradiction avec l’esprit de l’institution »8. Dès lors, « l’intérêt de l’enfant à bénéficier
de l’adoption l’emporte sur le principe de prééminence de la volonté dans le changement de statut »9.
Lorsque le changement de statut est l’objet principal de la demande, il est possible de dresser
un rapide portrait des demandeurs. Les demandes sont faites par des hommes dans 87 cas,
des femmes dans 47 cas, pour des mineurs dans 38 cas10 et dans 4 cas la demande est faite de
façon conjointe : il ne semble pas exister de recoupements entre cet axe et celui des périodes
(autrement dit, il ne semble pas qu’à une époque les femmes demandaient plus souvent un
changement de statut ou inversement).
Du point de vue chronologique, les décisions sont massivement rassemblées autour des années
2004-2005, pour des raisons qui s’expliquent largement par l’application de l’article 13 al. 2 de la loi
organique (voir infra). Seules 15 demandes de changement de statut avaient été examinées avant
2001. Les autres décisions antérieures à 2004 constatent un changement de statut accessoire à une
modification de filiation. Le contentieux en la matière est donc rare jusqu’à son explosion sur une
courte période : entre le 1er avril 2004 et le 6 juin 2004, 71 décisions sont rendues par la section de
Koné sur une demande de changement de statut, dont 37 pour la seule date du 19 mai 2004. Ce
pic est suivi de décisions régulières en 2005 et 2006 puis le contentieux s’assèche (10 décisions de
2007 à 2010), avant qu’un nouveau pic de décisions apparaisse entre 2011 et 2013 (26 décisions), qui
portent cette fois-ci sur la nouvelle application de l’article 15 de la loi organique (voir infra).
Un changement vers le statut coutumier – Outre la concentration chronologique, un autre
élément statistique est très remarquable : les demandes de changement de statut se font quasi
exclusivement dans un seul sens, pour aller vers le statut civil coutumier. Seules cinq décisions
sont en sens inverse. Deux d’entre elles remontent à une époque où le changement ne pouvait
être demandé que vers le droit commun : l’une émane d’une femme souhaitant adopter le
statut de droit commun11, l’autre est formée par un père de statut de droit commun pour son
enfant mineur12 ; les trois autres13 ont été faites postérieurement et témoignent d’une véritable
volonté d’accéder au statut civil de droit commun pour, par exemple, bénéficier des règles de
dévolution successorale de droit commun14. Enfin, plusieurs décisions ne se prononcent pas
sur le statut mais font état d’un changement de statut de l’épouse avant un divorce15. Il est
possible d’y voir la volonté des femmes kanak de bénéficier du régime plus protecteur de droit
commun, intention qui est contrecarrée par la jurisprudence locale, qui soumet les conditions
de la dissolution du mariage coutumier au droit coutumier16.
7 - � t ce dans toutes les configurations : adoptants de statut de droit commun et enfant de statut civil particulier
E
(Koné, 20 avril 1993, n° 21/93) ou l’inverse (Koné, 9 juin 1998, n° 107/98 ; Koné, 4 janvier 1995, n°5/95, et 13 avril
1995, n° 27/95 qui ajoutent à la prééminence de la volonté « le principe de l’immutabilité de l’appartenance au
statut de droit commun »).
8 - � 07/98, précité ; Koné, 13 avril 1995, n° 23/95 ; Koné, 4 janvier 1995, n°5/95.
1
9 - � oné, 20 avril 1993, n° 21/93 ; 107/98, précité ; 23/95 précité.
K
10 - � es demandes sont parfois faites à la fois pour le demandeur et ses enfants.
L
11 - � oné, 22 juin 1995, n° 48/95.
K
12 - � oné, 20 octobre 1993, 100 bis/93.
K
13 - � oné, 12 décembre 2011, n° 11/01818 ; Koné, 20 septembre 2012, n° 12/00830 ; Koné, 21 février 2011, n° 10/02334.
K
14 - � oné, 21 février 2011, n° 10/02334.
K
15 - � oné, JAF, 73/95 ; CA Nouméa, 24 juin 1996, 232/95 RG.
K
16 - � oné, 10 août 1995, n° 73/95 ; sauf si les deux parties demandent l’application du droit commun, CA Nouméa,
K
24 juin 1996, n° 232/95 RG.
27
�28
Le contentieux étudié est pour l’essentiel nourri de décisions postérieures à la loi organique
du 19 mars 1999. Or, depuis cette loi, les demandes de changement de statut peuvent être
faites, sous des conditions différentes, vers le statut coutumier comme vers le statut de droit
commun. Ces deux mouvements ne se retrouvent pas dans le contentieux étudié, qui est
exclusivement nourri de demandes d’accès au statut civil coutumier. Le constat est en nette
dissonance avec le séminaire des représentants coutumiers, à l’occasion duquel les représentants se sont montrés bien plus préoccupés par un phénomène inverse, d’abandon du statut
coutumier, qui ne se retrouve pas dans notre échantillon. Pourtant, la perception des représentants coutumiers n’est pas illusoire. En effet, le TPI de Nouméa nous a permis d’avoir accès
à une sélection de déclarations d’abandon du statut coutumier reçues en 2015. L’échantillon
(16 demandes) a permis de constater que le changement de statut en ce sens existe également,
bien qu’il ne se retrouve pas sur la base de données17, un tel abandon par déclaration devant
le juge judiciaire ne soulevant aucune difficulté juridique. Il importe dès lors de conserver
à l’esprit que le contentieux étudié, celui d’un passage du statut de droit commun au statut
coutumier, est celui disponible sur la base mais ne doit pas être interprété comme témoignant
de l’inexistence du mouvement inverse. Les demandes transmises par le TPI ont également
permis d’identifier ce que ne livrent pas les décisions de justice, à savoir les mobiles des abandons du statut coutumier. Si quelques demandeurs souhaitent réconcilier leur statut et leur
vécu (le fait de ne jamais avoir vécu dans le clan) ou celui de leur famille (couple de statut
mixte, changement de situation matrimoniale), la moitié des déclarations exposent clairement
vouloir bénéficier du droit commun en vue de la transmission de leurs biens à leur décès, le
motif rejoignant effectivement les préoccupations exposées par les représentants coutumiers
lors du séminaire.
Il est en revanche très difficile d’identifier les motifs des demandeurs sollicitant un changement de statut en sens inverse, pour accéder ou retrouver le statut coutumier, objet de la présente étude : en effet, pour ce contentieux, nous ne disposons que des décisions de justice (et
non des demandes parvenues au greffe), décisions ne faisant pas état des mobiles des demandeurs. Il est simplement possible de signaler quelques traces trouvées au détour de décisions.
Une première clé d’explication est donnée par une requérante qui explique que « beaucoup de
personnes de ces clans ignoraient qu’ils étaient de droit commun par les parents ou grands-parents. Ils ont tous vécu en respectant les règles coutumières et ils sont reconnus comme tels
par les autorités coutumières »18. Il est ainsi possible de se demander si une certaine méconnaissance des règles régissant le statut n’est pas parfois à l’origine des actions. Cette méconnaissance est parfois liée à l’ignorance de l’absence d’impact d’un changement de filiation sur
le statut d’origine19 ; elle est encore celle d’une requérante pensant à tort que son adoption
simple avait changé son statut ; elle est plus souvent sans explication, étant seulement possible de constater plusieurs cas dans lesquels un requérant de statut coutumier demande à
retrouver… le statut coutumier20. Dans le même sens, mais tenant non à une méconnaissance
mais à des inscriptions sur les registres d’état civil peu attentives, il est possible de rencontrer
des cas dans lesquels les différents enfants d’un même couple ne sont pas du même statut,
sans que cette différence ne s’explique autrement que par le fait que l’acte de naissance « a été
dressé par erreur sur les registres de droit commun alors qu’elle a le statut de sa mère naturelle
17 - � oir cep. TPI Nouméa, 21 février 2011, RG n°10/02334.
V
18 - � oné, 5 avril 2005, n° 33/05 : sur cette demande de retour, voir infra.
K
19 - � oné, 18 mai 2006, n° 119/06 ; 16 juillet 2007, n° 22/07 ; 27 sept. 2007, n° 386/07.
K
20 - � oir infra, déclaration.
V
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
comme ses frères »21. Un autre cas souligne que « l’erreur est patente », la requérante née d’une
mère de statut particulier ayant été inscrite sur les registres de droit commun22 ou le requérant
né de deux parents de statut civil coutumier ayant été inscrit sur les registres des citoyens de
droit civil23. Ces différents éléments qui tentent de saisir le contexte des appartenances statutaires en Nouvelle-Calédonie ne sont pas indifférents : ils traduisent le décalage pouvant
exister entre le statut juridique et la réalité sociologique des requérants ; ils peuvent expliquer
les interprétations libérales retenues par les juges pour tenter de réconcilier ces distorsions.
Une jurisprudence favorable au changement de statut – La volonté des juges est à peine plus
perceptible que celle des requérants, du fait de motivations relativement succinctes et très
stéréotypées. Il est toutefois possible de voir dans le contentieux une volonté de leur part d’accéder aux demandes de changement de statut et, dès lors, de faire produire effet à la volonté.
Cette politique jurisprudentielle est d’abord sensible dans les résultats du contentieux : à
compter de la loi organique, seules cinq décisions refusent le changement de statut demandé,
non sans avoir tenté de faire preuve de pédagogie auprès des requérants. Dans une décision, la
demande de changement de statut d’un mineur était faite par un majeur sans lien de filiation
établi à son égard24 ; dans une autre, la demande est faite par un requérant pour le changement
de statut de sa femme et de ses enfants ; dans une dernière, sans apporter la preuve d’un ascendant de statut coutumier25. Parfois, la demande est rejetée parce que le requérant n’apporte
aucun élément au soutien de sa demande26 ou encore parce que le requérant qui agit pour le
compte de ses enfants n’a pas le statut civil coutumier au jour de la demande27. Hormis ces
situations très particulières, les décisions étudiées font toujours droit à la demande. Pour y
parvenir, elles n’hésitent pas à faire une lecture généreuse des actions prévues par la loi organique (I.) et, lorsque celle-ci n’y suffit plus à ouvrir des actions dans les interstices de la loi
organique (II.)
I. UNE LECTURE GÉNÉREUSE DES ACTIONS PRÉVUES PAR LA LOI
Les premières décisions rendues postérieurement à la loi organique sont rares et peu disertes :
deux décisions rendues en 200128 ne mentionnent aucun article de la loi organique29. Cette
motivation va évoluer en 2004 pour se fixer sur quelques formules types. Le gros du contentieux est fondé sur l’article 13 al. 2, mais d’autres hypothèses se rencontrent, et tendent à
se multiplier depuis que les actions fondées sur l’article 13 al. 2 sont forcloses. Pour plus de
clarté, il est possible de présenter les décisions en fonction du fondement de la demande de
changement (B.), après avoir présenté certaines vérifications qui sont communes à toutes les
actions (A.).
21 - � elon l’avis du procureur de la République dans Koné, 15 juin 2006, 174/06 : quatre enfants, trois sont de statut
S
civil particulier, un de statut civil de droit commun.
22 - � oné, 8 mars 2007, n° 40-07.
K
23 - � oné, 9 mai 2010, n° 84/2000.
K
24 - � oné, 25 avril 2005, 58bis/05, v. infra mineur.
K
25 - � oné, 5 avril 2005, 31/05 ; CA Nouméa, 4 janvier 2007, n° 06/337.
K
26 - � oné, 4 octobre 2010, n° 09/00900.
K
27 - � oné, 29 novembre 1999, n° 99/002971.
K
28 - � oné, 5 juin 2001, 99/2001 et 96/2001.
K
29 - � utre que celui prescrivant la consultation des autorités coutumières, art. 16 LO.
A
29
�I. A. Les vérifications communes.
30
Consultation des autorités coutumières – En application de l’article 16 de la loi organique,
selon lequel « Le juge est tenu de consulter l’autorité coutumière compétente », les décisions
en la matière mentionnent généralement avoir sollicité cette autorité coutumière, de façon
précise : sont mentionnés la date du courrier ayant recueilli l’avis, ainsi que l’identité de l’autorité et la tribu qu’elle représente. La formalité étant connue, certains courriers sont parfois
antérieurs à la date de la demande30.
Quant aux choix de l’autorité coutumière consultée, peu de décisions donnent des précisions.
L’une d’elles précise que l’avis favorable a été formulé par « le chef de clan, le Président du
conseil des anciens et les conseillers de l’autorité coutumière de la tribu »31. Une autre décision, rendue en matière de retour au statut coutumier (voir infra), traite d’une situation atypique concernant l’avis de l’autorité coutumière, autorité qui n’est autre que la requérante
elle-même : le ministère public s’oppose au changement de statut au motif « qu’une femme,
qui plus est de statut civil de droit commun, ne peut être chef de clan » ; la requérante explique
que la coutume permet des exceptions et qu’elle est chef de clan à la suite du décès de son
mari ; les juges vont estimer que la requérante « est reconnue comme chef de clan après le
décès de son époux. Le tribunal composé avec les assesseurs coutumiers n’a pas trouvé motif
de contester cette compétence de l’autorité coutumière »32. La décision est claire en ce qu’elle
estime ne pas avoir à se substituer aux clans dans l’appréciation du chef de clan. En l’espèce,
la régularité de la consultation prévue à l’article 16 est en cause ; il est plus difficile de cerner
l’effet attribué par les décisions à cette formalité.
Les premières décisions rendues après la promulgation de la loi organique33 mentionnent son
seul article 16 et sont exclusivement motivées par l’avis favorable donné par l’autorité coutumière. En 2004, alors que les autres vérifications vont apparaître dans la motivation, le sens
de l’avis donné par l’autorité coutumière va disparaître : dès lors, seul compte le fait de la
consultation, et non la réponse obtenue. La nouvelle motivation permet de mieux souligner
que le changement est accordé sur le fondement de la volonté du demandeur. À la légitimation
puisée dans l’avis de l’autorité coutumière dans une première période, et son cantonnement
en consultation formelle dans une deuxième période, qui correspond au pic de décisions, va
succéder une troisième période, qui accompagne les actions introduites après la disparation
de l’action ouverte par l’article 13 al. 2. Il faut rappeler que, une fois cette action forclose,
les difficultés vont commencer, le ministère public opposant régulièrement la forclusion aux
demandes. Il est étonnant que ce soit dans ces hypothèses précisément que, loin de trouver
dans les autorités coutumières une source de légitimité à des interprétations plus ou moins
extensives, les premières décisions vont sembler s’en dispenser. Il faut toutefois manier avec
précaution cette interprétation de plusieurs décisions postérieures à 2004, dont les motifs
précisent que « l’avis du chef de clan prévu par application des dispositions des articles 16 et
19 de la loi organique du 16 mars 1999 n’est pas produit par l’intéressé » avant de faire droit à la
30 - � x. Koné, 19 mai 2004, n° 214/2003 : requête du 15 novembre 2003 ; « par courrier du 27 octobre 2003, le Tribunal
E
a recueilli l’avis… » ; mais pas toujours : ex. Koné, 6 mai 2004, n° 92/2004 : requête du 29 septembre 2003 et courrier
du 7 décembre 2003.
31 - � 9/2001.
9
32 - � oné, 5 avril 2005, 33/05.
K
33 - � oné, 5 juin 2001, 99/2001 et 96/2001.
K
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
demande de changement de statut car ces mêmes décisions mentionnent dans leur dispositif
un courrier de l’autorité coutumière34. Après cette période de flottement, l’avis des autorités
coutumières va retrouver une place centrale dans le contentieux fondé sur l’accession par
possession d’état (voir infra).
Consultation du parquet – En tant qu’elle touche à l’état, la matière est marquée par la présence
et l’intervention régulière du ministère public. Les décisions font systématiquement mention de
l’avis du parquet. Contrairement à l’avis du clan, dont on ne connaît pas l’orientation, celui du
Parquet est indiqué, témoignant de la vigilance du ministère public en la matière. Ainsi, si le plus
souvent le ministère public « ne s’oppose pas » à la demande, il existe plusieurs hypothèses d’avis
défavorable, qui ont rarement abouti au rejet de la demande mais ont permis aux juges de préciser de nombreux contours de ces actions. Certaines décisions apportent ainsi une précision sur
le choix du registre d’état civil concerné : il est ainsi répondu au procureur demandant la rectification d’une inscription ordonnée sur un registre autre que celui de la tribu de naissance, qu’en
vertu de l’article 16 de la loi organique35, dispositions « cohérentes » avec celles de la délibération
du 3 avril 1967, l’inscription se fait dans « la tribu dont la famille est originaire » et les enfants
nés hors de leur tribu d’origine seront recensés sur les registres de la tribu d’origine paternelle36.
Les autres précisions apportées en réponse à des oppositions du ministère public seront étudiées
ultérieurement : certaines sont liées à la forclusion de l’action de l’article 13 al. 2 et ont permis
de préciser la date limite pour formuler la demande ; d’autres sont liées à l’absence d’objet de la
demande, le demandeur sollicitant un statut civil particulier qui est déjà le sien ; enfin, les cas
les plus courants sont liés à la preuve d’une ascendance de statut coutumier et aboutissent plus
souvent à la régularisation de la demande par le requérant.
I. B. Les conditions spécifiques.
Article 13 al. 2. L’art. 13 al 2 de la loi organique du 19 mars 1999 prévoit que « Dans le délai de
cinq ans qui suit la promulgation de la présente loi, toute personne qui justifie que l’un de ses ascendants a eu le statut civil coutumier peut renoncer au statut civil de droit commun au profit du statut
civil coutumier ». Selon les travaux préparatoires :
On considère en effet que, pour permettre à un certain nombre de personnes de mieux s’intégrer
dans les tribus où elles vivent, il faut leur laisser la possibilité de revenir au statut coutumier qui
régit le fonctionnement de la communauté. Cet alinéa vise les enfants de parents kanak ayant, par
exemple pour divorcer, renoncé à leur statut coutumier. Si ces enfants, devenus adultes, continuent
à vivre au sein d’un clan, il paraît logique qu’ils puissent être soumis à ses règles coutumières. 37
Cette possibilité est à l’origine de l’abondante série de décisions rendues en 2004 : l’article 13
al. 2, qui avait pour vocation d’ouvrir une période transitoire permettant de réparer les abus
des politiques assimilationnistes menées auparavant, a donc eu une véritable portée pratique
qui n’a pas été éclipsée par sa « valeur symbolique et politique »38. Dans le cadre de cette action,
34 - � oné, 23 juin 2005, n° 176/05 ; n° 175/05 ; n° 174/05.
K
35 - � rt. 16 al. 1 LO : « Toute requête ayant pour objet de demander l’accession ou le retour au statut civil coutumier
A
est motivée et précise le registre d’état civil coutumier sur lequel l’inscription de l’accession ou du retour au statut
civil coutumier sera portée ».
36 - � oné, 22 mai 2006, n° 162/2006 ; 6 avril 2006, 97/06 ; 15 juin 2006, n° 171/06.
K
37 - � . Dosière, sous art. 12.
R
38 - � . Lafargue, p. 49.
R
31
�32
les changements de statut sont accordés au terme d’une motivation type. Elle rappelle que le
plaideur saisit le tribunal « afin que soit constatée sa volonté de retrouver le statut civil coutumier avec toutes les conséquences de droit pouvant en résulter » et demande « le transfert
de son acte d’état civil dans les registres des citoyens de statut coutumier ». aisant systémaF
tiquement droit à cette demande, les décisions annulent les anciens actes d’état civil et les
suppléent par un nouvel acte dont elles ordonnent l’inscription au registre de statut civil
particulier concerné. Les motifs permettant de parvenir à cette décision sont également stéréotypés : « Le tribunal ne peut que constater la volonté ainsi exprimée de changer de statut
et qu’il convient de faire droit à la requête », après mention de la consultation de l’autorité
coutumière et de l’avis du ministère public. C’est du fait de l’opposition de celui-ci que certaines décisions font état de la preuve de l’ascendance et de la date de forclusion de l’action.
Précisons qu’il n’est nulle part trace dans le contentieux de l’article 13 al. 3 selon lequel « La
requête est rejetée si le juge constate que les intérêts du conjoint, des ascendants, des descendants, des collatéraux et des tiers sont insuffisamment préservés » : la demande repose
dès lors sur la volonté discrétionnaire du requérant et échappe au contrôle d’opportunité
pourtant prévu par la loi. L’absence d’invocation de ce contrôle par le ministère public, par
ailleurs vigilant sur le respect des autres conditions, laisse imaginer que les différents intérêts
étaient préservés mais il reste étonnant qu’aucune décision ne fasse la moindre mention de
cette limite légale, témoignant fortement de la politique jurisprudentielle favorable à la facilitation du changement de statut.
Preuve de l’ascendance – L’action de l’article 13 al. 2 a été ouverte temporairement pour
« toute personne qui justifie que l’un de ses ascendants a eu le statut civil coutumier ». Plusieurs décisions mentionnent un avis défavorable du ministère public « faute de justificatif que
l’intéressé avait un ascendant de statut coutumier ». Deux observations peuvent être faites.
D’une part, cet avis défavorable n’aboutit pas au rejet de la demande mais à la production
ultérieure de la preuve : il est ainsi précisé que le requérant produit l’acte de naissance de l’un
de ses deux ascendants, de statut coutumier, soit par courrier39, soit à l’audience40, soit dans
un cas plus original, en cours de délibéré, le requérant ayant expliqué à l’audience qu’il fournirait les documents41. Le plus souvent, une fois la preuve apportée, la décision précise que le
ministère public ne s’oppose plus à la demande42. La preuve apportée est le plus souvent l’acte
de naissance de l’un des parents mais il est possible qu’elle concerne un « ascendant » de degré
plus éloigné : un jugement relate que le père de la requérante avait fait une demande de changement de statut et avait à cette occasion produit son acte de naissance « qui montre qu’il est
le fils de François X. de statut particulier »43. L’absence de preuve, et l’opposition du ministère
public liée, est à l’origine de la seule décision rejetant une demande de changement de statut
fondée sur l’article 13 al. 2. Le ministère public s’opposait à la requête : outre que le requérant
ne pouvait demander le changement de statut de sa femme et de l’un de ses enfants majeur,
il ne produisait ni les actes de naissance de ses enfants, « ni le sien propre établissant qu’il
serait de statut coutumier ». La décision précise qu’il a été indiqué au requérant par courrier
les conséquences de cette absence de production, et les avoir rappelés à l’audience « sans avoir
39 - � x. Koné, 19 mai 2004, 351/2003 ; 350/2003 ; 345/2003 ; 348/2003 ; 351/2003 ; 347/2003 ; 346/2003.
E
40 - � 14/2003.
2
41 - � oné, 19 mai 2004, 324/2003.
K
42 - � n tout état de cause, l’opposition maintenue ne fait pas obstacle à ce qu’il soit fait droit à la demande : ex. 114/2003.
E
43 - � oné, 19 mai 2004, 114/2003.
K
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
d’effet », avant de conclure que le tribunal « ne peut que constater la carence du requérant et
qu’il convient de rejeter la requête »44.
D’autre part, les autres décisions sont totalement silencieuses sur cette preuve : il est dès lors
simplement possible de déduire de ce silence, de l’absence d’opposition du ministère public
et de la formule générale « les conditions légales prévues par les articles 13 alinéa 2, 14 et 16
de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 sont remplies » que la preuve avait été apportée.
Forclusion – Le pic de décisions rendues en mai et juin 2004 correspond à l’approche du terme
de cette action largement ouverte mais à titre transitoire. Certaines décisions rendues en 2005
ont précisé la date limite de recevabilité des demandes, en réponse à l’avis défavorable du
procureur de la république invoquant la forclusion de demandes formées en 2004. Selon ces
décisions, la renonciation doit être exercée dans le délai indiqué « c’est-à-dire jusqu’au 21 mars
2004, cette date étant un dimanche, le délai est repoussé jusqu’au 22 mars »45. La date retenue
est contestable, en ce qu’elle repose sur la date d’entrée en vigueur de la loi quand le texte
recourt au critère de sa promulgation : il faut toutefois relever que les demandes ainsi formées
en 2004 auraient également été dans les délais si ces derniers avaient été calculés en tenant
compte de la promulgation (19 mars 2004)46. Passé cette date, outre que le contentieux diminue soudainement, les oppositions du ministère public se multiplient, ce dernier invoquant
souvent la forclusion de l’action et l’absence de réunion des conditions légales exigées par les
autres fondements.
Article 11 – Avant la loi organique, les changements de statut d’un mineur étaient liés à un
changement de filiation. Outre les hypothèses d’adoption déjà rencontrées, une décision de
1993 porte sur le cas d’un enfant dont l’acte de naissance a été établi avant la reconnaissance
par la mère et, dès lors, porté sur les registres de droit commun : une fois l’enfant reconnu, deux
mois après la naissance, la mère demande la transcription sur le registre de statut particulier, ce
qui est accordé sans motivation particulière47. Hors de ces modifications de filiation, le changement ne pouvait se faire sur la base de la renonciation : une décision de cette époque rejette la
demande d’un père de statut de droit commun pour son enfant mineur, les juges estimant que
la renonciation ne peut résulter « que d’un acte de volonté de la personne qu’elle concerne et
non de la manifestation de la volonté d’un tiers fut-il le père » ; dès lors, l’enfant né de statut
civil particulier « ne peut en changer en raison de circonstances indépendantes de sa propre
volonté […] jusqu’au jour où majeur il en décide autrement par une manifestation de volonté
claire et expresse »48. La rigueur de la solution, conforme à la jurisprudence locale antérieure49,
peut se comprendre du fait de l’importance du changement de statut de l’époque : celui-ci
ne pouvait jouer qu’en sens unique et de façon irrévocable. La loi organique va mettre fin à
cette interprétation par son article 11, au terme duquel : « Le statut civil coutumier peut être
demandé au bénéfice d’un mineur par toute personne de statut civil coutumier exerçant dans
les faits l’autorité parentale. » Sur ce fondement, les juges accordent le changement de statut au
terme d’une motivation largement identique à celle fondée sur l’article 13 al. 2, seul changeant,
44 - � oné, 5 avril 2005, 31/05.
K
45 - � oné, 23 juin 2005, n° 176/05.
K
46 - � 76/05 : requête du 9 mars ; Koné, 23 juin 2005, 175/05 : 16 mars.
1
47 - � oné, 25 août 1993, n° 76/93.
K
48 - � oné, 20 oct. 1993, 100 bis/93.
K
49 - � oir R. Lafargue, p. 37-38.
V
33
�34
sauf exception50, le texte visé au profit de l’article 11 de la loi organique. Là encore, il est possible
de souligner que certaines conditions prévues par la loi sont totalement absentes des décisions.
En effet, l’article 11 précise que « La requête est rejetée si le juge constate que les intérêts du
mineur, ou de l’un de ses ascendants, descendants ou collatéraux sont insuffisamment préservés.
Le mineur capable de discernement est entendu par le juge. L’audition du mineur peut être
écartée par une décision spécialement motivée ». Comme pour l’article 13 al. 2, aucune décision
n’évoque la préservation, suffisante ou insuffisante, des intérêts visés, quand on pourrait estimer
que, du fait de l’incapacité du mineur, les juges seraient plus attentifs à ce contrôle. Les décisions
ne portent pas plus mention de l’audition du mineur, pourtant très souvent capable de discernement51 : or, en la matière, c’est l’absence d’audition qui devrait faire l’objet d’une décision spécialement motivée. Il est difficile d’interpréter ce silence, notamment pour savoir s’il relève plus
d’une volonté d’accorder largement le changement de statut à un enfant vivant dans une tribu
ou de respecter les conceptions de la famille kanak.
Absence de forclusion – Après 2004, les demandes fondées sur l’article 13 al. 2 sont frappées
de forclusion, la loi organique n’ayant ouvert cette faculté que pour une période déterminée.
Les décisions vont faire échapper les demandes faites pour un mineur à cette règle de forclusion, au motif que « le délai de forclusion prévu à l’article 13 alinéa 2 […] ne concerne que
les personnes de statut civil de droit commun désirant accéder au statut civil coutumier et
qui peuvent justifier qu’ils ont eu un ascendant de statut civil coutumier ; qu’en l’espèce la
demande est fondée sur les dispositions de l’article 11 de la loi, qui ne comporte aucun délai
d’action »52. Ainsi, l’article 11 n’est pas une modalité de l’article 13 al. 2 lorsque la demande est
faite pour un mineur mais une action dissociée, dont la finalité est de permettre à un mineur
vivant dans une tribu de voir son statut aligné sur sa réalité sociologique. Cette dissociation
peut trouver un argument lointain dans l’article 13 lui-même, qui porte ses propres dispositions en présence d’un mineur53, mais semble surtout s’inscrire dans une politique jurisprudentielle favorable au changement de statut dans un but de concordance sociologique.
Qualité du demandeur – Il est difficile de cerner le rôle accordé par les juridictions à l’accord
de l’autre parent. Il est parfois mentionné, par exemple lorsqu’il est précisé que la « mère du
mineur s’est présentée à l’audience et a donné son accord pour le changement de statut »54.
Dans un cas, une décision précise que le procureur ne s’oppose pas à la demande mais requiert
que ’accord de la mère soit recueilli, ce qui est fait à l’audience55. Pourtant, cet accord, comme
l
cette exigence du procureur, ne se retrouve pas dans de nombreuses décisions, sans qu’il soit
possible d’interpréter ce silence56 absence d’autorité parentale de fait de la mère, accord
:
50 - � ertaines décisions relatives au changement de statut d’un mineur visant l’article 13 al. 2, sans faire la moindre
C
mention de l’article 11, sans qu’il soit possible de savoir si cette mention est due à une intention réelle ou à l’usage
de décisions types, ex. : Koné, 19 mai 2004, n° 349/2003 ; 339/2003.
51 - � x. Koné, 19 mai 2004, n° 200/2004 : 13 ans ; 349/2003 : 17 ans.
E
52 - � oné, 23 juin 2005, n° 174/2005.
K
53 - � l. 4, mais qui concerne l’hypothèse d’abandon du statut coutumier, sans que les travaux préparatoires de la loi
A
organique ne semblent vouloir dissocier les modalités des différentes renonciations prévues à l’article 13.
54 - � oné, 19 mai 2004, n° 38/2004 RG ; 36/2004 RG ; 34/2004 RG ; 37/2004 RG ; semblant plus clairement encore en
K
faire une condition de changement de statut, Koné, 23 juin 2005, n° 174/2005 : « attendu que le père est de statut
coutumier et que la mère présente à l’audience, consent à ce changement de statut ».
55 - � 9 mai 2004, n° 349/2003.
1
56 - � x. ne faisant aucune mention de la mère, sans qu’il semble que celle-ci soit décédée ou privée de l’autorité parenE
tale, Koné, 19 mai 2004, n° 200/2004 ; n° 46/2004.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
donné mais non mentionné ou absence de vérification par les juges ? Cet intérêt à éclipse pour
l’avis de l’autre parent contraste avec la sévérité dont fait preuve la juridiction dans un cas très
particulier, dans lequel la demande était formée par un majeur « n’ayant jamais pu obtenir
l’adoption de l’enfant car celui-ci est de droit commun ». Cette demande est rejetée, non sans
un effort de pédagogie, la décision expliquant qu’« Il est possible à la mère naturelle de former la demande de changement de statut. Il est également possible que Madame K. obtienne
l’adoption de l’enfant et son changement de statut ». Il est pourtant possible de s’étonner de
cette solution en présence d’une requérante ayant « demandé l’adoption de l’enfant qui vivait
avec eux mais que, malgré un PV de palabre, la demande n’a jamais aboutie. À ce jour, l’enfant
vit toujours avec elle »57. Les juges semblent succomber à un réflexe de droit commun là où
l’article 11 de la loi organique tient compte de la société kanak en ouvrant l’action à « toute
personne de statut civil coutumier exerçant dans les faits l’autorité parentale ». Les travaux
préparatoires sont sans ambiguïté : l’expression « dans les faits » a été ajoutée par amendement
pour tenir compte du fait que « dans les tribus kanak que, parfois, un parent qui n’exerce pas
l’autorité parentale au sens classique du droit civil l’assume pourtant dans les faits »58. Ainsi,
l’un des deux seuls cas de rejet d’une demande de changement de statut s’avère peu justifié au
regard de la loi.
L’article 13 al. 1 – Plus rares mais ponctuelles sont les applications de l’article 13 al. 1 au terme
duquel « Toute personne ayant eu le statut civil coutumier et qui, pour quelque cause que ce
soit, a le statut civil de droit commun, peut renoncer à ce statut au profit du statut civil coutumier ». Il s’agit dans les cas rencontrés de demandeurs, nés sous le statut civil coutumier, ayant
accédé au statut de droit commun par décision de justice, parfois59 lorsqu’ils étaient mineurs60,
et demandant ensuite le retour au statut civil coutumier. Les demandeurs les plus âgés sollicitant un changement de statut relèvent de cette hypothèse61. La motivation dans ces cas est
identique62 à celle retenue pour les demandes fondées sur l’article 13 alinéa 2, au point parfois
que cet article soit cité63 à la place de l’article 13 alinéa 164. Seule la formule du dispositif est
adaptée, en ce que le tribunal « prononce le retour au statut coutumier » de l’intéressé.
L’article 15 – Certaines actions sont introduites par des demandeurs de statut coutumier pour
obtenir le statut coutumier, pour eux ou leurs enfants. Leur demande étant sans objet, le tribunal, suivant la position du parquet, peut se contenter de dire n’y avoir lieu à statuer65. La solution est pourtant minoritaire : le plus souvent, les décisions vont invoquer l’article 15 de la loi
organique. Lorsque cette référence est développée, les décisions estiment « toutefois, que l’article 15 de la loi permet à toute personne de faire déclarer qu’elle a ou qu’elle n’a point le statut
coutumier. Qu’en l’espèce il y a lieu de déclarer que l’enfant […] est de statut outumier », le
c
57 - � oné, 25 avril 2005, 58bis/05.
K
58 - � ss. Nat., Comm. Lois, R. Dosière, 16 déc. 1998, n° 1275, sous art. 10.
A
59 - � oné, 6 mai 2004, n° 100/2004 : 28 ans ; Koné, 5 avril 2005, n° 33/05 : 36 ans.
K
60 - � oné, 6 mai 2004, 97/2004 : 10 ans ; 91/2004 : 16 ans ; 102/2004 : 17 ans.
K
61 - � x. 97/2004 : 52 ans ; 100/2004 : 53 ans ; 91/2004 : 56 ans ; 33/05 : 74 ans ; 102/2004 : 42 ans.
E
62 - � l’exception de la décision 33/05, du fait de deux particularités du litige : l’opposition du ministère public
À
contestant la qualité de chef de clan de la requérante, voir supra ; la difficulté à clairement retracer les statuts de
la requérante : au moment de sa naissance, les registres de statut civil particulier n’existaient pas et le jugement
emportant renonciation au statut particulier est ambigu.
63 - � 7/2004 ; 100/2004.
9
64 - � 1/2004 ; 102/2004 citant l’article intégralement, 33/05.
9
65 - � x. Koné, 19 mai 2004, n° 05/2004 RG.
E
35
�36
dispositif reprenant cette déclaration66. La terminologie utilisée par les dispositifs n’est pas
clairement stabilisée : des décisions plus récentes préfèrent à cette « déclaration » le « constat »
que les requérants sont de statut coutumier67 ou combinent les formules et « constate que
la requête est sans objet ; déclare que Mme B. est de statut coutumier », avant d’ordonner la
transcription du jugement sur les registres68. Précisons que, comme pour les mineurs, cette
« constatation » échappe à la règle de forclusion de l’article 13 alinéa 269. Il est possible de
relever deux situations particulières.
D’une part, certains requérants ignoraient être de statut coutumier du fait d’un changement
de filiation. Les décisions, pour déclarer qu’ils relèvent déjà de ce statut, précisent que la
reconnaissance par un père de statut droit commun ne modifie pas ce statut, sauf légitimation
par mariage70. La même solution a été retenue pour l’adoption simple : ainsi d’une requérante,
née d’une mère de statut particulier puis adoptée par un père de droit commun, pour laquelle
les juges rappellent que « l’adoption simple n’emporte pas le changement de statut, sauf si
l’enfant est légitimé par mariage, ce qui n’est pas le cas en l’espèce »71. Ces décisions perpétuent
ainsi une jurisprudence locale antérieure à la loi organique72, au mépris de la réserve d’interprétation posée par le Conseil constitutionnel selon laquelle « si la filiation de cet enfant
venait à être établie à l’égard de l’autre parent, il ne saurait conserver le statut civil coutumier
que si ce parent a lui-même le statut civil coutumier »73.
D’autre part, ce même article 15 est utilisé en présence d’une erreur matérielle, particulièrement pour les requérants nés au Vanuatu, et inscrits de ce fait sur le registre de droit commun,
faute d’un registre de statut particulier : procureurs et juges s’accordent en ce cas pour constater que le requérant est déjà de statut coutumier et que « c’est par la suite de la naissance au
Vanuatu que la requérante a été inscrite sur les registres du droit commun, alors que ses deux
parents sont de statut coutumier ». L’acte de naissance est annulé, le jugement lui supplée et
ordonne sa transcription sur les registres de l’état civil des citoyens de statut coutumier de
Nantes (France)74.
Pour clore ce bilan, on relèvera l’absence d’utilisation de l’article 12, enfermé dans des conditions strictes : action entre 18 et 21 ans, père ou mère de statut coutumier, preuve d’une possession d’état de 5 ans. Pour les autres actions, à l’exception de l’exercice de fait de l’autorité
parentale, la loi organique est très libéralement interprétée afin d’accéder aux demandes de
changement d’état. Le « contrôle en opportunité »75 introduit par la loi organique, aussi bien
sur le fondement de l’article 13 al. 2 que sur celui de l’article 11 al. 2, n’est pas mené, et la
volonté du requérant demeure discrétionnaire. Les juges auraient pourtant pu introduire par
cette entrée une considération de la réalité sociologique de la demande de changement de
66 - � oné, 19 mai 2004, n°86/2004 ; 102/2004 ; 16 juillet 2007, n° 22/07.
K
67 - � oné, 15 juin 2006, n° 174/06 ; Koné, 18 mai 2006, n° 119/06.
K
68 - � oné, 16 juillet 2007, n° 22/07 ; 27 sept. 2007, n° 386/07.
K
69 - � 74/06, la forclusion est soulevée par le procureur de la République, pour le seul demandeur majeur, mais la
1
d
écision constate son statut.
70 - � oné, 18 mai 2006, 119/2006 ; 16 juillet 2007, n° 22/07.
K
71 - � oné, 27 septembre 2007, 386/07.
K
72 - � oir R. Lafargue, p. 34, 41 et s.
V
73 - � écision n° 99-410 DC du 15 mars 1999, cons. 12.
D
74 - � oné, 6 mai 2004, n°112/2004 ; n° 110/2004 ; n° 111/2004 ; 19 mai 2004, n° 324/2003.
K
75 - � . Lafargue, p. 49 et s.
R
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
statut. Ces textes avaient été interprétés en ce sens par Régis Lafargue, qui voyait dans ces
conditions l’introduction de « l’équité, le respect de la vérité sociologique, et le respect des
engagements familiaux (en préservant l’insertion sociale et familiale de l’individu) » (p. 40).
Cette prise en considération aurait préparé l’ouverture prétorienne d’une nouvelle action :
une fois le délai de 5 ans prévu pour l’article 13 al. 2 passé, il devenait difficile de trouver un
fondement permettant de faire droit aussi largement aux demandes de changement de statut.
II. UN DÉVELOPPEMENT AUDACIEUX DANS LES INTERSTICES DE LA LOI
Les juges vont commencer à développer la possibilité de demander un changement de statut
hors des fondements examinés une fois l’action de l’article 13 al. 2 forclose, en dépit des oppositions du ministère public. Une première décision du 20 juillet 200976 pourrait s’expliquer
par la considération des particularités de l’espèce : le requérant était né d’une mère de statut
particulier et d’un père de statut civil de droit commun au moment de sa naissance car n’ayant
changé de statut que postérieurement. En dépit de l’opposition du ministère public, les conditions légales n’étant pas remplies, la décision cite l’article 13 de la loi organique mais invoque
également « le document d’orientation de l’accord de Nouméa qui prévoit que « Toute personne pouvant relever du statut coutumier et qui s’en serait privée à la suite d’une renonciation faite par ses ancêtres ou par mariage ou par toute autre cause…pourra le retrouver ».
Le rôle appuyé des autorités coutumières est à nouveau avancé, renouant avec les décisions
antérieures à l’article 13 al. 2, puisque la motivation conclut « qu’il convient donc de faire
droit à la requête approuvée par les autorités coutumières concernées ». Sur ces motifs, le
dispositif « prononce l’accession au statut coutumier » du requérant alors même que les conditions prévues par la loi n’étaient pas remplies. On peut voir dans cette décision les prémices
d’une nouvelle voie d’accès au statut civil coutumier dans le but de se rapprocher de la réalité
sociologique des citoyens kanak. Cette nouvelle approche avait d’ailleurs été envisagée dès la
recherche GIP de 2001 sur la coutume judiciaire en Nouvelle-Calédonie. Dans son rapport
final, Régis Lafargue expliquait déjà que la complexité des règles régissant l’appartenance au
statut personnel entraînait une disparité avec la réalité sociologique. « La seule alternative
consisterait [alors] dans la reconnaissance d’une action en revendication du statut fondée sur
la possession d’état »77. Cette alternative a finalement été consacrée moins de deux ans après
cette décision du 20 juillet 2009, les juridictions coutumières créant ainsi une nouvelle voie
d’accession fondée sur la possession d’état coutumier.
Sur les 201 arrêts étudiés, 15 traitent de la question de la possession d’état pour accéder au
statut civil coutumier. Statistiquement, cela ne représente pas une grosse part du contentieux
soumis aux juges. Néanmoins, cela ne présage pas de l’importance de la question. Au contraire,
l’évolution jurisprudentielle en la matière a pu interpeller et témoigne d’une véritable reconnaissance en faveur de l’identité kanak et du statut civil coutumier. Cette reconnaissance est
fondée sur la volonté d’être le plus proche possible de la réalité factuelle des individus.
L’utilisation de la possession d’état comme voie d’accès au statut civil coutumier – Initialement, la loi organique du 19 mars 1999 ne traite de la question de la possession d’état qu’à
76 - Koné, n° 163/09.
�
77 - � . Lafargue, « La coutume judiciaire en Nouvelle-Calédonie. Aux sources d’un droit commun coutumier »,
R
Recherche GIP Mission de Recherche Droit et justice, 2001, p. 28.
37
�38
t
ravers l’article 12 qui dispose que le statut civil coutumier peut être demandé par toute personne âgée de vingt et un ans au plus dont le père ou la mère a le statut civil coutumier, et
qui a joui pendant au moins cinq ans de la possession d’état de personne de statut civil coutumier. Néanmoins, l’utilisation de la possession d’état coutumier par ce biais est très faible
en pratique comme en témoigne l’absence de décisions qui se fonde sur l’article 12 de la loi
organique. En revanche, l’utilisation de la possession d’état coutumier va finalement revenir
en force dès l’année 2011, puisqu’elle va permettre à tous les citoyens kanak voulant se voir
reconnaître le statut civil coutumier correspondant à leur réalité sociologique d’agir en reconnaissance de ce statut alors même que les actions légales ne leur étaient pas ou plus ouvertes.
En se fondant sur l’article 15 de la loi organique, la jurisprudence a fait émerger une nouvelle
voie d’accès au statut civil coutumier et a ainsi créé une véritable action prétorienne fondée
sur la possession d’état coutumier.
L’article 15 de la loi organique au service de la réalité sociologique – C’est dans son arrêt du
29 septembre 2011, dit Saïto, que, pour la première fois, la Cour d’appel de Nouméa utilise l’article 15 de la loi organique pour accueillir la demande d’accession au statut civil coutumier du
requérant78. En l’espèce, les voies « traditionnelles » pour demander l’accession au statut civil
coutumier étaient fermées au requérant dans la mesure où, n’étant pas mineur, il ne pouvait
utiliser l’article 11 de la loi organique. Par ailleurs, âgé de 69 ans au moment de sa requête, il
ne pouvait non plus prétendre se fonder sur l’article 12 de la loi organique79, ni se fonder sur
l’article 13 qui avait enfermé le délai d’action dans les cinq ans à compter de la promulgation
de la loi organique.
Afin de faire droit à la demande du requérant, il fallait donc nécessairement trouver un autre
fondement à sa demande. La Cour d’appel invoque tout d’abord, comme dans sa décision du
20 juillet 2009, l’accord de Nouméa. Elle rappelle à ce titre que « les signataires de l’accord de
Nouméa ont entendu corriger le décalage observé entre le vécu des gens et leur statut juridique dans le but de faire du statut personnel l’élément central dans la protection de l’identité
culturelle des individus ». Elle détaille ensuite les diverses hypothèses d’accession ou de retour
au statut civil coutumier, pour finalement affirmer que l’article 15, qui dispose que « Toute
personne a le droit d’agir pour faire déclarer qu’elle a ou qu’elle n’a point le statut civil coutumier », est « une troisième situation qui doit s’interpréter comme une action en revendication
de statut ». Une fois créée cette nouvelle action en revendication de statut, encore fallait-il lui
trouver un fondement factuel et probant. C’est alors que la possession d’état vient servir de
fondement à l’utilisation de l’article 15 comme action en revendication de statut80.
Ainsi, pour la Cour d’appel de Nouméa, une possession d’état coutumier peut permettre à
elle seule l’accession au statut civil coutumier. Cette jurisprudence de 2011 est rapidement
reprise en 2012 par plusieurs arrêts, au sein desquels les juridictions coutumières réaffirment
78 - � n valide ainsi le raisonnement fait par le Tribunal de première instance de Nouméa, Section détachée de Koné
E
en date du 21 février 2011 qui avait fait droit à la demande en se basant notamment sur la possession d’état du
requérant et à la lumière du document d’orientation de l’accord de Nouméa qui affirme que « toute personne
pouvant relever du statut coutumier et qui s’en serait trouvée privée à la suite d’une renonciation faite par ses
ancêtres ou par mariage ou par toute autre cause... pourra le retrouver ».
79 - � ui limite l’action pour les citoyens âgés de 21 ans au plus.
Q
80 - � a Cour d’appel affirme d’ailleurs que « cette action en revendication de statut est nécessairement fondée sur la
L
possession d’état ».
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
l’existence d’une action en revendication de statut fondée sur l’article 1581. En statuant ainsi,
la Cour d’appel s’oppose au Ministère public pour qui le principe de l’indisponibilité de l’état
des personnes fait obstacle à la possibilité pour tout individu de changer à son gré de statut
personnel. Par ailleurs, le Ministère public refuse de voir dans l’article 15 autre chose qu’une
action déclaratoire, telle qu’elle avait d’ailleurs été précédemment utilisée par les juridictions
(v. supra). Il est vrai que du point de vue de la structure de la loi organique, « les articles 14 à
17 concernent davantage le régime juridique de ce changement de statut (requête, pouvoir
du juge, opposition éventuelle par des tiers) »82 qu’une nouvelle voie d’accès au statut civil
coutumier. Cette lecture de la loi était d’ailleurs corroborée par la réserve d’interprétation
formulée par le Conseil constitutionnel le 15 mars 1999 dans sa décision relative à la loi organique, considérant que « les articles 10 à 13 déterminent les modes d’acquisition du statut civil
coutumier »83. Dès lors, les arguments avancés par le Ministère public auraient pu faire échec
à l’interprétation audacieuse de la Cour d’appel.
La possession d’état : fondement de l’action en revendication de statut civil coutumier
validé par la Cour de cassation – C’est finalement l’arrêt de la Cour d’Appel de Nouméa en
date du 19 avril 201284 qui donna lieu à un pourvoi en cassation. En l’espèce, la Cour d’appel
avait accueilli la demande d’accession au statut civil coutumier en reconnaissant au requérant une possession d’état coutumier, sur le fondement de l’article 15. Malgré les réticences
du Ministère public, la Cour de cassation valide expressément l’interprétation donnée par la
Cour d’appel de Nouméa en jugeant que la Cour d’appel a « exactement retenu que l’article
15 de la loi organique du 19 mars 1999 institue une action en revendication de statut, nécessairement fondée sur la possession d’état, emportant accession au statut coutumier portant
changement du statut juridique de la personne qui l’exerce »85. En revanche, elle n’encadre
que très peu cette voie d’accès prétorienne. Par exemple, contrairement à l’article 12, il n’est
nullement évoqué une condition quelconque de délai. Cette absence de conditions de mise
en œuvre peut étonner dans la mesure où l’on touche au statut personnel où les enjeux sont
d’éviter les excès d’une autodétermination sociologique et de respecter la sécurité juridique de
l’état civil86. Tout au plus, la Haute juridiction vient préciser que la demande de changement
de statut doit être conforme tant à l’intérêt du requérant qu’à celui de sa famille. Il est remarquable que ce souci de l’intérêt du requérant et de la famille, peu vérifié par les juridictions
dans des hypothèses où la loi organique le prévoit (voir supra), soit bien plus mis en avant
dans le cadre d’une action prétorienne87. Elle pose ainsi une restriction à l’exercice de l’action
fondée sur l’article 15, largement inspirée des autres cas d’accession prévus par les articles 11
à 13 de la loi organique88. En dernier lieu, ce qui est véritablement contrôlé par les juges du
81 - � oir entre autres : CA Nouméa, 19 avril 2012, n° 11/384 et n°11/383 ; Tribunal de première instance de Nouméa,
V
26 avril 2012, n° 11/01269.
82 - � . Cornut, « L’accession au statut civil coutumier kanak par voie de possession d’état coutumier », JCP G 2013. 986.
É
83 - � C, 15 mars 1999, n° 99-410 DONC, considérant 12.
C
84 - CA Nouméa, 19 avril 2012, n° 11/384.
85 - Cass. 1re Civ., 26 juin 2013, n° 12-30.154, P+B+I .
86 - �Sur ce point, voir I. Dauriac, « La différenciation des personnes par l’état civil : expérience calédonienne », D. 2013,
p. 2092.
87 - � ur l’importance de l’intérêt du requérant, voir S. Sana-Chaillé de Néré, note sous Cass. Civ. 1e, 26 juin 2013, JDI
S
2014, comm. 8.
88 - � n effet, les trois articles disposent que la demande de retour ou d’accession au statut civil coutumier ne doit pas
E
contraire aux intérêts du conjoint, des ascendants, des descendants, des collatéraux et des tiers.
39
�fond, c’est la réalité de la possession d’état coutumier89, qui doit être garantie par le respect des
règles coutumières du clan, témoignant ainsi de l’importance de celui-ci en la matière.
40
La possession d’état et l’importance du clan – L’impact de l’appartenance au clan sur le statut civil coutumier est primordial puisque cela implique le respect des règles à suivre. D’ailleurs, la preuve de la possession d’état se déduit finalement uniquement de l’appartenance au
clan en cause comme en témoigne l’argumentation de la Cour d’appel. À chaque fois qu’elle
a fait droit à la requête d’accession au statut civil coutumier, elle est venue préciser que « la
preuve d’une possession d’état non équivoque (nomen, fama et tractatus) se déduit d’un seul
fait majeur, qui en réalité les englobe et les résume tous : l’appartenance à un clan, qui induit
une ascendance, et surtout un état reflétant une vérité sociale »90. En effet, selon la Cour
d’appel, « du point de vue de la coutume, l’appartenance clanique, fait entrer l’individu dans
une lignée d’ancêtres[...] et lui impose le respect des mêmes interdits (tabous et appartenance
totémique) ». Dès lors, les juridictions coutumières s’attardent, pour chaque espèce, sur les
faits marquants en lien avec le clan. À ce titre, on peut ainsi relever entre autres : les actes
publics coutumiers lesquels démontrent l’accord des autres membres du clan à la demande du
requérant et leur volonté de mettre le droit en harmonie avec la réalité ; les procès-verbaux de
palabre qui confirment l’appartenance du requérant au clan ou encore les actes coutumiers
qui témoignent de la participation du requérant aux activités coutumières de la tribu et à la
vie tribale. Les éléments avancés par la Cour d’appel, à savoir le nomen, la fama et le tractatus
sont les mêmes que ceux avancés pour la question de la filiation en droit civil. Pour autant, il
ne faudrait pas voir dans cette pratique une transposition du droit civil, mais plutôt « une inspiration acculturée »91 dans la mesure où ces éléments sont uniquement appréciés à l’aune de
la coutume. En parallèle de cette appréciation coutumière, les juridictions du fond avancent
toutes dans leurs décisions un dernier élément qui leur permet d’accéder définitivement à la
demande d’accession au statut civil coutumier : le respect de la vie privée.
Le respect de la vie privée : fondement ultime de la voie d’accession prétorienne – Les
juridictions coutumières ont mobilisé l’article 8 de la Convention européenne des droits de
l’homme pour s’assurer que le comportement social du requérant ne n’est pas en contradiction
avec son état civil officiel. Pour la Cour d’appel, afin de respecter la vie privée du requérant,
il importe de s’attacher à son comportement social en tant que membre du clan, autrement dit,
de respecter sa possession d’état coutumier dans la mesure où, le statut personnel constitue un
élément essentiel, sinon le plus important, de l’identité et donc de l’état de la personne. Il fallait donc
faire un arbitrage entre le principe de l’immutabilité de l’état civil, justifié par des besoins de
permanence au plan administratif92 et le respect de l’identité de la personne, garanti par le
respect de sa vie privée.
Avoir permis l’ouverture d’une nouvelle voie d’accès au statut civil coutumier, là où les conditions restrictives prévues par la loi organique faisaient obstacle, a des conséquences non négligeables en pratique pour les citoyens kanak. Cela autorise à élargir le domaine d’application
89 - É. Cornut, « L’accession au statut civil coutumier kanak par voie de possession d’état coutumier », préc.
90 - �C’est nous qui soulignons. Voir entre autres : CA Nouméa, 19 avril 2012, n° 11/384 et 11/383 ; CA Nouméa, 23 avril
2013, n° 12/82 ; CA Nouméa, 11 mars 2013, n° 12/213, 12/211, 12/212 ; CA Nouméa, 15 janvier 2013, n° 12/00136 ;
CA Nouméa, 24 avril 2013, n° 12/80, 12/81.
91 - É. Cornut, « L’accession au statut civil coutumier kanak par voie de possession d’état coutumier », préc.
92 - P. Gourdon, « L’accession au statut civil coutumier kanak », D. 2011, n° 42, p. 2904.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
de la coutume qui permet de régir l’ensemble des relations de nature civile entre personnes
relevant de ce statut kanak qui recouvre le droit de la famille, le droit des personnes, le droit
des contrats et les droits fonciers93.
CONCLUSION
La loi organique avait largement ouvert les possibilités de changement de statut et notamment,
pour la première fois, d’abandon du statut de droit commun au profit du statut coutumier.
Cette ouverture est encore étendue par la jurisprudence locale. Si celle-ci avait déjà, avant la
loi organique, tempéré à certains endroits la sévérité des solutions, elle le fait désormais dans
un cadre juridique voulu plus équilibré, mettant en cause une possession d’état coutumier
avec, comme fondement, l’article 15 de la loi organique. Si cette interprétation s’écarte de la
lettre de l’article 15, elle aura permis et continuera à permettre à des citoyens kanak d’accéder
au statut civil coutumier sur le fondement de leur possession d’état. Néanmoins, la question
de la légitimité du juge à cet égard se pose nécessairement : c’est une chose pour le juge d’écrire
la coutume, norme primaire ; c’en est une autre de fixer lui-même le cadre d’application de la
coutume, alors qu’un cadre précis existe, norme secondaire.
93 - � . Capitaine, obs. sur Cass. Civ. 1e, 26 juin 2013, D. 2013. 2050, n° 4 (« Accession au statut civil coutumier kanak :
C
conditions »).
41
�CHAPITRE 2
LE CONTENTIEUX COUTUMIER CLASSIQUE DE LA FAMILLE
42
Le contentieux coutumier de la famille est l’un des plus emblématiques : il est à la fois quantitativement important et qualitativement très riche en décisions faisant longuement état du
contenu de la coutume. L’étude de ces décisions s’est divisée en fonction des thématiques
habituelles en droit de la famille et récurrentes dans l’objet des demandes adressées aux juridictions siégeant en formation coutumière. Les premières sections sont consacrées à l’analyse des institutions de base de la famille que sont le mariage (Section 1) et la filiation (Section 2). Ces analyses approfondies sont accompagnées de notes qui recoupent largement les
observations faites pour les institutions de base lorsque sont observés les contentieux qui en
découlent : dissolution du mariage (Section 3), autorité parentale (Section 4) et pensions alimentaires (Section 5).
X
X X
SECTION 1. LE MARIAGE
Bérengère Cagnon
Doctorante à l’Université Jean Moulin – Lyon - III
Présentation et objectifs de la recherche – Cette note est une contribution au projet de
recherche collective « L’intégration de la coutume dans le corpus normatif contemporain en
Nouvelle-Calédonie » dont l’un des buts est de créer une base de données du droit coutumier
et d’étudier, à partir de cette base de données, comment la coutume kanak est reçue par la
jurisprudence. Nos travaux s’attachent spécifiquement au traitement du mariage coutumier94,
pour sa formation et ses effets, dans les décisions des juridictions coutumières recensées sur le
site http://coutumier.univ-nc.nc/ en septembre 2015.
Matériaux de la recherche – Parmi toutes les entrées de la base de données, quelle que soit leur
nature, 247 ont un lien au moins indirect avec la notion de mariage mais seules 23 répondent
au strict mot-clé « mariage »95. En ne gardant que les décisions de justice qui portent sur le
mariage en lui-même et non sur sa dissolution, il ne reste plus que 22 entrées96.
94 - � l’exception de sa dissolution, cette dernière faisant l’objet d’une note spécifique. Voir contribution d’A. Nallet.
À
95 - � a dissolution du mariage est un mot-clé spécifique. Il ne peut donc y avoir de documents communs avec la
L
contribution concernant ce thème.
96 - � ntrées qui, quant à elles, partagent parfois d’autres mots-clés, notamment « pension alimentaire – subsides ».
E
Certains arrêts traités ici pourront donc être vus à l’occasion d’autres contributions.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Ces 22 documents constituent nos matériaux de recherche. Il s’agit des décisions suivantes :
TPI Nouméa, JAF, 30 août 1999, RG 99-984
TPI Nouméa, sect. Koné, 5 avril 2005, RG 04-402
TPI Nouméa, JAF, 16 août 2010, RG 10-1072
TPI Nouméa, 30 août 2010, RG 10-264
TPI Nouméa, 6 décembre 2010, RG 10-191
TPI Nouméa, JAF, 18 avril 2011, RG 10-1933
TPI Nouméa, JAF, 16 mai 2011, RG 10-1701
TPI Nouméa, 12 décembre 2011, RG 11-1931
TPI Nouméa, JAF, 10 août 2012, RG 11-2101
TPI Nouméa, JAF, 20 septembre 2012, RG 12-1059
TPI Nouméa, 20 septembre 2012, RG 12-830
CA Nouméa ch. civile, 3 septembre 1990, RG 348-89
CA Nouméa ch. civile, 15 janvier 1992, RG 417-90
CA Nouméa ch. civile, 15 janvier 1992, RG 421-90
CA Nouméa ch. civile coutumière, 19 juin 1995, RG 46-95
CA Nouméa ch. civile coutumière, 17 juin 1996, RG 223-95
CA Nouméa ch. civile, 17 novembre 2003, RG 103-2003
CA Nouméa ch. civile coutumière, 5 mars 2007, RG 06-619
CA Nouméa ch. civile coutumière, 5 mars 2007, RG 06-544
CA Nouméa ch. civile coutumière, 7 avril 2008, RG 07-364
CA Nouméa ch. civile coutumière, 6 novembre 2008, RG 07-587
CA Nouméa ch. civile coutumière, 12 juin 2013, RG 13-33
Résultats de la recherche – Il est proclamé au plus haut niveau que la République française est une
et indivisible97. Ce principe est incontournable, tant par son origine constitutionnelle que par l’attachement plus sentimental qui lui est régulièrement témoigné. Cependant, une forte unité n’empêche pas une certaine diversité, notamment au niveau juridique. À titre d’exemple, on peut noter
que les institutions ne sont pas toutes les mêmes sur le territoire français98 ou que certains citoyens
font l’objet de dispositions législatives particulières, notamment en matière de statut personnel
comme le précise l’article 75 de la Constitution99. Cet article revêt une importance toute particulière pour la Nouvelle-Calédonie puisque, combiné à la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999,
il aboutit à ce que « les personnes dont le statut personnel […] est le statut civil coutumier kanak
[soient] régies en matière de droit civil par leurs coutumes »100. L’application du statut civil coutumier kanak et son éventuelle articulation avec le statut civil de droit commun va donc poser d’importantes questions juridiques, et ce, d’autant plus en matière de mariage puisque cette institution
peut concerner deux personnes qui ont chacune un statut propre. Aux difficultés inhérentes à
l’application du statut civil coutumier s’ajoutent alors des difficultés liées à l’articulation entre les
différents statuts, lorsque les époux sont tous les deux de statut civil coutumier ou lorsque seul
l’un d’entre eux l’est. L’appréhension du mariage dans la coutume kanak est donc cruciale.
97 - � rt. 1er de la Constitution française du 4 octobre 1958 : « La France est une République indivisible, laïque, démoA
cratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de
religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée ».
98 - � réambule de la Constitution française du 4 octobre 1958 : « En vertu de ces principes et de celui de la libre
P
d
étermination des peuples, la République offre aux territoires d’Outre-Mer qui manifestent la volonté d’y adhérer des institutions nouvelles fondées sur l’idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité et conçues en vue
de leur évolution démocratique ».
99 - � rt. 75 de la Constitution française du 4 octobre 1958 : « Les citoyens de la République qui n’ont pas le statut
A
civil de droit commun, seul visé à l’article 34, conservent leur statut personnel tant qu’ils n’y ont pas renoncé ».
100 - � rt. 7 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie.
A
43
�44
Si la loi de 1999 a clairement établi quel critère est à prendre en compte pour décider de l’application de la coutume kanak, quelques doutes subsistaient encore à propos du domaine de cette
application mais ils ont été rapidement dissipés par la jurisprudence. Peu de décisions parmi
celles sélectionnées pour notre étude témoignent de ces difficultés qui semblent donc avoir été
réglées ; néanmoins l’importance de cette question nous oblige à rappeler les principes dégagés
et les solutions jurisprudentielles retenues (I). Une fois qu’il est acquis que la coutume kanak
doit s’appliquer, reste encore à déterminer le contenu du droit coutumier et ses éventuelles interactions avec le droit civil commun. Les décisions étudiées sont ici très révélatrices (II).
I. Le champ et le critère d’application de la coutume kanak
Selon l’article 7 de la loi de 1999, « les personnes dont le statut personnel […] est le statut civil
coutumier kanak sont régies en matière de droit civil par leurs coutumes »101. Malgré l’apparente clarté des termes employés, comme tout texte législatif, celui-ci a posé des questions
d’interprétation lors de son application. L’une d’entre elles a été de savoir si la coutume était
le droit applicable en toute occasion ou si sa compétence s’arrêtait lorsqu’elle était silencieuse.
Autrement dit, la coutume est-elle le droit applicable même lorsqu’aucune disposition coutumière ne peut permettre de résoudre le litige qui se présente devant les juges ? Pour la Cour
de cassation, la réponse est oui. Comme elle l’a affirmé, « il résulte de l’article 7 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 que les personnes de statut civil coutumier kanak sont régies,
pour l’ensemble du droit civil, par leurs coutumes »102. La Cour de cassation a alors donné « une
compétence générale au statut coutumier »103. La coutume doit être appliquée, et si aucune
disposition coutumière n’a été prévue, les juges et leurs assesseurs sont là pour l’enrichir. Ainsi
que le dit R. Lafargue104, « les juridictions avec assesseurs coutumiers ont été créées pour dire le
droit coutumier et, dans le silence du droit coutumier, pour le créer […] au besoin en recourant
à un droit supplétif ».
Il n’existe donc qu’un critère ratione personae105, au moins en matière civile. Dès que les parties
ont un statut civil de droit coutumier – et peuvent en justifier –, pour tous les actes relevant
du droit civil – comme le mariage –, le droit compétent est le droit coutumier. Le Code civil
alors est complètement écarté au profit de la coutume kanak. On appliquera la coutume ainsi
que certaines dispositions établies par les autorités de la Nouvelle-Calédonie notamment,
101 - � bid.
I
102 - � ass., avis n° 005 0011 du 16 décembre 2005 (c’est nous qui soulignons). En l’espèce, il s’agissait de savoir si la
C
juridiction civile devait être complétée par des assesseurs coutumiers. La présence d’assesseurs n’étant requise
que lorsque la coutume kanak doit être appliquée, il importait donc de savoir quel était le droit applicable en
l’espèce : le droit commun ou la coutume ? S’agissant d’une matière de droit civil – des mesures d’assistance
éducative – la coutume devrait être applicable, mais cette dernière ne prévoyant aucune disposition spécifique
sur le sujet, fallait-il se reporter au droit commun ? La Haute juridiction a tranché en précisant qu’il fallait s’en
remettre à la coutume kanak pour l’ensemble des matières relevant du droit civil, étant ainsi sous-entendu que
l’absence de dispositions au sein de la coutume ne pouvait suffire à l’écarter.
103 - � . Deumier, « La coutume kanake, le pluralisme des sources et le pluralisme des ordres juridiques », note sous
P
Cass. avis n° 005 0011 du 16 déc. 2005, RTD civ., 2006, p. 516.
104 - � . Lafargue, La coutume judiciaire en Nouvelle-Calédonie, Rapport de recherche financé par le GIP-Justice, Mission de
R
Recherche Droit et Justice, 2001, p. 66.
105 - �l faut ici préciser que d’un point-de-vue historique, selon ibid., p. 30, « seules certaines personnes relèvent du
I
statut civil particulier (critère personnel), et seules certaines matières jusqu’en 1999 donnaient lieu à l’application
des règles coutumières (critère matériel). Aujourd’hui ne demeure que le critère de compétence ratione personae ».
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
s
pécifiquement en matière de mariage, la délibération n° 424 de l’assemblée territoriale du
3 avril 1967 publiée par arrêté n° 894 du 5 avril 1967. Ce texte, adopté par l’assemblée territoriale de Nouvelle-Calédonie, c’est-à-dire l’institution délibérante de 1957 à 1985, remplacée
depuis la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999106 par le Congrès de la Nouvelle-Calédonie,
se retrouve partiellement dans ladite loi organique.
Le mariage revêt une difficulté particulière en ce qu’il concerne deux personnes dont le statut civil peut être différent. Il existe donc trois cas de mariage possibles : les époux sont tous
les deux de statut civil de droit commun, les époux sont tous les deux de statut civil coutumier, les époux n’ont pas le même statut civil. Ces trois situations ont été envisagées par la loi.
Premièrement, si les deux époux ont tous les deux le statut civil de droit commun, le critère
ratione personae n’est pas rempli. Leur union sera donc soumise au droit commun contenu
dans le Code civil108 – ou dans le Code civil calédonien selon le critère retenu dans le cadre du
conflit interne de normes résultant du transfert du droit civil109. Deuxièmement, si les époux
ont tous les deux le même statut civil de droit coutumier, les deux remplissent le critère ratione
personae. Leur union sera alors soumise à la coutume kanak110, dont le contenu sera en partie
précisé au cours de cette étude. Troisièmement, si les époux n’ont pas le même statut, deux
situations sont possibles : soit l’un est de statut civil de droit commun et l’autre de statut civil
de droit coutumier ; le mariage relèvera alors du droit commun111. Soit les époux sont de statut
particulier différent auquel cas ils peuvent écarter l’application du droit commun par une
clause expresse contraire112.
107
En matière de mariage, la coutume kanak ne s’applique donc que pour les unions où les deux
protagonistes sont de statut civil de droit coutumier ou ont écarté l’application du droit
106 - � rt. 2 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie.
A
107 - � n droit commun, cette exigence numéraire est précisée à l’article 143 C. civ. : « Le mariage est contracté par
E
deux personnes de sexe différent ou de même sexe. » En droit coutumier, l’art. 67 de la Charte du peuple kanak
précise que « les clans se perpétuent et assurent leur descendance grâce aux alliances ou mariages qui procèdent
des échanges coutumiers d’une famille/clan à l’autre, quels que soient la chefferie ou le Pays Kanak. C’est le clan
de l’homme qui organise le mariage et reçoit le clan de la femme. » Quant à l’art. 69 de ladite Charte, il dit que
« Le mariage coutumier est, aujourd’hui, un choix accompli par un homme et une femme. Pour un clan, dans la
tradition, le mariage a pour finalité d’assurer une descendance, de perpétuer le nom et d’assurer la prospérité
de la famille, de la Maison, du clan, de la chefferie. Ainsi le mariage coutumier est renforcé dès la naissance du
premier enfant et du premier fils ». Le mariage est donc bien en droit coutumier l’union de deux personnes – un
homme et une femme –, même s’il concerne également les clans de chaque époux.
108 - � rt. 143 et s. C. civ. en ce qui concerne les conditions à remplir pour contracter mariage, art. 203 et s. C. civ. pour
A
le régime primaire applicable à tout mariage, que les époux aient ou non établi un contrat de mariage, et art. 1387
et s. C. civ. selon le régime matrimonial éventuellement choisi.
109 - � achant que la compétence pour les conditions du mariage n’a pas été transférée à la Nouvelle-Calédonie. Sur
S
ces aspects, voir la contribution de S. Sana-Chaillé-de-Néré et V. Parisot.
110 - � rt. 40 de la délibération n° 424 du 3 avril 1967 : « Le mariage des citoyens de statut civil particulier est régi par
A
la coutume ».
111 - � rt. 42 de la délibération n° 424 du 3 avril 1967 : « Le mariage mixte, entre une personne de statut de droit comA
mun et une personne de statut civil particulier ne peut avoir lieu que devant l’Officier de l’État-Civil de droit
commun ». Ce principe se retrouve plus récemment à l’article 9 al. 1er de la loi organique n° 99-209 du 19 mars
1999 relative à la Nouvelle-Calédonie selon lequel « dans les rapports juridiques entre parties dont l’une est de
statut civil de droit commun et l’autre de statut civil coutumier, le droit commun s’applique ».
112 - �Art. 9 al. 2 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999. Il ne semble pas qu’il y ait d’application jurisprudentielle
de cette norme en matière de mariage, qui permet, en théorie, de soumettre par exemple à la coutume kanak ou
wallisienne, et non au droit commun, le mariage entre un Kanak et un Wallisien de statut particulier.
45
�46
commun comme dans l’hypothèse précédente113. Dans ce cas, le mariage sera célébré selon
la coutume, c’est-à-dire selon les rites propres aux aires coutumières ou aux clans de chaque
époux. Ces derniers devront ensuite, dans les trente jours qui suivent la cérémonie, déclarer
l’union coutumière à la mairie du lieu de célébration114 dans les formes prévues par la loi115.
La loi étant claire, il ne semble pas exister de contentieux quant à la désignation du droit
applicable aux unions116, pour peu que le statut civil des époux soit clairement établi. Les difficultés se situeront donc en amont, dans l’identification du statut et la preuve de l’état civil
des citoyens de statut coutumier. Ce dernier point est renforcé par le fait que les individus
concernés peuvent décider de changer de statut civil : il faut en effet rappeler que les citoyens
français bénéficiant d’un statut particulier l’ont « tant qu’ils n’y ont pas renoncé »117.
Une fois qu’il est acquis que les deux époux sont de statut civil coutumier, leur union est placée sous le sceau du droit coutumier. La célébration du mariage se fait donc selon les règles
édictées par la coutume – et il en sera de même pour la dissolution118 –, et les conséquences
du mariage relèvent de ce droit. Ces conséquences doivent être entendues largement car les
rapports maritaux ne sont pas les seuls concernés. En effet, comme l’a précisé la Cour d’appel
de Nouméa en 1990119, le droit applicable à l’union des parents a également un impact sur le
statut civil des enfants issus de cette union.
En l’espèce, un couple de statut civil différent a eu une fille que chacun des parents a reconnue
avant de se marier. La reconnaissance ayant d’abord été faite par la mère qui était de statut
civil de droit coutumier, l’enfant a été inscrite sur les registres de droit particulier. Quelques
années plus tard, une fois le couple marié – sous le régime de droit commun donc, puisqu’il
s’agit d’un mariage mixte120 – et l’enfant légitimée, la question de la réinscription de cette
dernière sur les registres de droit commun s’est posée. La Cour d’appel a alors estimé que « les
conséquences du mariage [de droit commun] entre ces citoyens obéissent aux règles de droit
commun et non l’inverse »121. Ce sont donc les articles du Code civil qui ont été appliqués et il
a été décidé que l’enfant aurait acquis le statut civil de droit commun à la date du mariage de
ses parents. L’acte de naissance de l’enfant sur les registres particuliers devait être annulé au
profit d’une inscription sur les registres de droit commun.
De manière tout à fait logique, la cour a donc précisé que le mariage des parents – et ici, le droit
qui lui est applicable – a un impact direct sur le statut des enfants issus de l’union. Cette position
a été très vite réaffirmée suite à une résistance des juges de première instance : dans deux situations parfaitement similaires – un enfant né hors mariage d’abord reconnu par les deux parents
113 - Voir supra.
114 - Art. 40 de la délibération n° 424 du 3 avril 1967.
115 - � rt. 41 de la délibération n° 424 du 3 avril 1967 : « L’acte de mariage énoncera : - La date et l’heure de l’enreA
gistrement. - Le nom, prénoms et nom mélanésien des époux et des témoins. - Leur profession, date et lieu de
naissance. - Leur domicile.
Cet acte sera enregistré en présence de deux témoins remplissant les conditions définies à l’article 11 ».
116 - � n ce sens, aucune décision portant sur ce sujet n’a répondu au mot-clé « mariage » lors de notre recherche.
E
117 - � rt. 75 de la Constitution française du 4 octobre 1958 déjà cité.
A
118 - � ur l’unité de droit entre la célébration et la dissolution du mariage, voir R. Lafargue, La coutume judiciaire en
S
Nouvelle-Calédonie, op. cit., p. 39.
119 - � A Nouméa ch. civile, 3 septembre 1990, RG 348-89.
C
120 - � rt. 42 de la délibération n° 424 du 3 avril 1967 déjà cité.
A
121 - � A Nouméa ch. civile, 3 septembre 1990, RG 348-89, déjà cité.
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
puis légitimé par leur mariage –, les juges de première instance n’avaient pas pris en compte le
mariage ultérieur des parents. Ils estimaient qu’il n’était pas possible de « changer [de statut] à
raison de circonstances indépendantes de sa propre volonté, telle une reconnaissance ultérieure
par le père de statut civil de droit commun ». À cela, la Cour a répondu que « cette solution qui
se justifie par l’absence de primauté d’un statut sur l’autre et par le caractère irrévocable de la
renonciation au statut de droit civil particulier doit être reconsidérée en cas de mariage des
parents » : les conséquences d’un mariage obéissant au droit commun sont elles-mêmes régies
par le droit commun. Ainsi, « l’enfant légitimé par le mariage de ses parents devant l’officier
d’état Civil de droit commun acquiert à cette date le statut civil de droit commun »122. L’application des articles 331 et s. du Code civil avait logiquement suivi cette décision.
La solution retenue par la Cour d’appel est depuis parfaitement appliquée : les décisions de
notre étude ne témoignent pas de nouvelles difficultés de ce type et certains jugements de
première instance citent même ouvertement l’arrêt de la Cour d’appel de Nouméa de 1990123.
Ainsi, il est précisé dans le jugement du 30 août 2010 que « l’enfant légitimé par le mariage de ses
parents devant l’officier de l’état civil de droit commun acquiert à cette date le statut civil de droit commun des enfants légitimes issus de mariages mixtes (voir en ce sens Cour d’Appel de Nouméa du 3
septembre 1990 n°195 et TPI Nouméa 3 mai 2010 n°9/145) »124. On peut également estimer que
cette solution est conforme à l’article 10 de la loi organique dont il est déduit a contrario que
l’enfant initialement de statut coutumier reconnu ultérieurement par son père de statut commun, acquiert le statut civil commun. Toutefois, une décision de la Cour d’appel de Nouméa
de 2013125 fait douter de la pérennité de cette règle. « La question posée dans cet arrêt était de
savoir si le statut civil de l’enfant devait changer en cas de reconnaissance ultérieure du second
parent. […] Si le second parent est de statut civil différent se pose la question du changement
de statut de l’enfant »126. En l’espèce, les juges vont estimer que la reconnaissance ultérieure
d’un enfant n’a pas de conséquence sur le statut de celui-ci. « Le statut civil de l’enfant est fixé
à la première reconnaissance, une reconnaissance ultérieure n’ayant aucun effet de plein droit
sur le statut de l’enfant. La première reconnaissance figerait le statut de l’enfant ».127 La règle
en matière de mariage est-elle maintenue malgré cela ? Aucune décision ne nous permet d’y
répondre à l’heure actuelle et la question reste en suspens.
L’application de la coutume étant précisée, il convient désormais de s’intéresser davantage à
son contenu.
II. LE CONTENU DE LA COUTUME EN MATIÈRE DE MARIAGE : COMPARAISON
AVEC LE CODE CIVIL
Lorsque le critère ratione personae est rempli pour les deux époux, le Code civil est écarté au
profit de la coutume qui va donc s’appliquer à la formation du mariage et à ses conséquences,
qu’il s’agisse des rapports entre époux ou du statut civil des enfants issus de l’union. La difficulté
122 - CA Nouméa ch. civile, 15 janvier 1992, RG 417-90; CA Nouméa ch. civile, 15 janvier 1992, RG 421-90.
123 - � oir not. TPI Nouméa, 30 août 2010, RG 10-264, statuant tant sur la question du statut que du nom de l’enfant ;
V
TPI Nouméa, 12 décembre 2011, RG 11-1931 ; TPI Nouméa, 20 septembre 2012, RG 12-830.
124 - TPI Nouméa, 30 août 2010, RG 10-264, déjà cité.
125 - CA Nouméa, 11 mars 2013, n° 12/348.
126 - É. Cornut, « Chronique judiciaire », RJPENC, 2013/1, n° 21, p. 147.
127 - Ibid.
47
�48
qui se présente alors au juge est de connaître le contenu de cette coutume qui s’avère être une
source de droit « informelle et incomplète »128. Cela est d’autant plus vrai en Nouvelle-Calédonie
où la coutume est secrète, méconnue des non-Kanak et gardée par les « autorités coutumières
(représentées au Conseil Consultatif Coutumier devenu en 1999 “sénat coutumier”) [qui souhaitent] perpétuer tant leur monopole dans la connaissance de ce Droit, qu’un mode d’organisation sociale fondé sur un privilège de masculinité et de séniorité »129. Pour pallier le légitime
manque de connaissance des magistrats métropolitains en matière de coutume kanak, le législateur a prévu qu’ils seraient assistés d’assesseurs coutumiers130 – disposition qui est entrée en
vigueur en 1983131 –, tant au tribunal de première instance qu’à la Cour d’appel de Nouméa132.
Ainsi, dès que ces juridictions de droit commun seront saisies d’un litige en matière civile et qu’il
conviendra d’appliquer la coutume kanak du fait du statut civil coutumier des parties, des assesseurs devront être présents afin d’éclairer les magistrats métropolitains quant au contenu de la
coutume de l’aire ou des aires coutumières concernées133. La formation classique du tribunal de
première instance ou de la cour d’appel sera donc complétée par ces assesseurs coutumiers ayant
voix délibérative, donnant ainsi naissance à la formation coutumière134.
Nous nous intéressons ici au contenu de la coutume tel que dégagé par les juges, notamment lorsqu’ils sont réunis en formation coutumière. Parmi les 22 décisions qui constituent notre matériau
de recherche, une fois écartées celles portant sur les cas d’application de la coutume135, les jugements et arrêts restants136 portent sur un unique point : la contribution aux charges du mariage.
En droit commun, sur cette question, c’est l’article 214, al. 1er du Code civil qui précise que « si les
conventions matrimoniales ne règlent pas la contribution des époux aux charges du mariage, ils y
contribuent à proportion de leurs facultés respectives ». Cet article relève de la contribution à la
dette, c’est-à-dire des rapports entre époux, et concerne les charges du mariage qui comprennent
non seulement les dépenses nécessaires à l’entretien du ménage et à l’éducation des enfants137 – ce
que l’on nomme les « dépenses ménagères » au regard de l’article 220 du Code civil – mais aussi
des dépenses moins alimentaires, comme les dépenses de loisir, de voyage, ou l’acquisition d’une
128 - � . Deumier, « La coutume kanake, le pluralisme des sources et le pluralisme des ordres juridiques », préc.
P
129 - R. Lafargue, La coutume judiciaire en Nouvelle-Calédonie, op. cit., p. 13.
�
130 - � omme le résume ibid., p. 21, « l’ordonnance du 15 octobre 1982 est venue adapter l’organisation judiciaire en
C
instaurant la présence obligatoire d’assesseurs coutumiers au sein de la formation de jugement chaque fois que
le litige mettait aux prises des personnes relevant du statut civil coutumier ».
131 - � rt. 8 de l’ordonnance n° 82-877 du 15 octobre 1982 : « Les assesseurs coutumiers entreront en fonctions le
A
1er janvier 1983. Les dispositions de la présente ordonnance sont applicables aux instances engagées postérieurement au 1er janvier 1983. »
132 - � ette compétence est désormais prévue par le Code de l’organisation judiciaire aux articles L. 562-20 et s. pour le
C
tribunal de première instance et par l’article L. 562-28 en ce qui concerne la cour d’appel.
133 - � elon P. Deumier, « La coutume kanake, le pluralisme des sources et le pluralisme des ordres juridiques », préc.,
S
« dès lors, la présence des assesseurs coutumiers se justifie par leur rôle de témoins indispensables de normes que
le juge de droit commun est tenu d’appliquer mais serait bien en peine de connaître (c’est ainsi que fut présentée
au président de la République l’ordonnance du 15 oct. 1982 instituant ces assesseurs, JO 17 oct. 1982, p. 3106) ».
134 - �ur l’organisation et le fonctionnement des juridictions lorsqu’elles sont complétées par les assesseurs
S
coutumiers, voir R. Lafargue, La coutume judiciaire en Nouvelle-Calédonie, op. cit., p. 98 et s. et la contribution de
D. Rodriguez, infra, Partie II.
135 - Voir supra, décisions traitées dans le I/.
�
136 - Ces décisions sont au nombre de 16.
�
137 - Cass. Civ. 1ère, 28 mars 2006, n° 03-19.264 : « Mais attendu qu’en statuant sur la contribution aux charges du ma�
riage due à l’époux avec lequel réside habituellement l’enfant, le juge se prononce nécessairement sur toutes les
charges afférentes à l’éducation et à l’entretien de celui-ci […]. »
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
résidence secondaire138. La contribution s’effectue au regard de ses propres facultés et sans égard
pour l’état d’éventuel besoin dans lequel se trouve le conjoint139. En droit coutumier kanak, la
contribution aux charges du mariage ou de la famille inclut « les charges et dépenses courantes de
l’entretien de la maisonnée (notamment le paiement du loyer), et les subsides pour les enfants à
charge »140. Les définitions paraissent donc compatibles, même si l’acception du droit coutumier
kanak semble être, au regard de la définition, plus restreinte qu’en droit commun ; il n’est en tout
cas pas question ici des dépenses d’agrément et nous ne savons pas si cela les exclut.
Dans les décisions retenues pour notre étude, la qualification de ces charges n’est jamais en
cause, le litige portant la plupart du temps sur des sommes alimentaires comme le loyer ou les
aliments pour le conjoint dans un état de nécessité et les éventuels enfants qui résideraient
avec ce parent sans pouvoir eux-mêmes subvenir à leurs propres besoins, du fait de leur âge ou
de leur situation professionnelle ou personnelle précaire. Le terme « contribution aux charges
du mariage » est employé sans que cela ne soulève de remarques par les parties ou les magistrats. Il n’existe donc pas de difficultés de qualification.
Les litiges interviennent généralement dans la situation où l’un des époux ne vit plus au
domicile conjugal, qu’il s’agisse de son choix ou qu’il en ait été chassé, mais que le mariage
perdure : c’est ce que l’on qualifie en droit commun de séparation de fait. En droit commun
justement, la séparation de fait est sans incidence sur l’obligation de contribution aux charges
du mariage141. Les décisions étudiées reflètent un droit coutumier équivalent à ce principe :
dès lors que les époux sont encore mariés, le juge statue sur la demande de contribution142, à
l’exception toutefois de deux décisions de première instance qui aboutissent à une solution
différente et dont l’étude nécessite donc d’être approfondie.
Dans la première143, l’épouse demandait le versement d’une certaine somme mensuelle « au
motif [que son époux] ne s’occupe ni d’elle, ni de l’enfant commun ». En réponse, les juges reconnaissent – de manière très curieuse pour une juridiction coutumière – l’existence de l’article
214 du Code civil cité dans leur jugement, mais précisent que « le Tribunal, dans son actuelle
composition remarque que, d’un point de vue coutumier, pour contraindre l’époux à soutenir financièrement l’épouse, il faudrait qu’ils résident ensemble, étant rappelé cependant qu’il n’existe pas
d’opposition sur le principe de l’aide du mari à sa famille »144. Le reste de l’argumentation des
juges renvoie aux responsabilités individuelles – les époux sont responsables de leurs actes et
138 - � ass. Civ. 1ère, 20 mai 1981, n° 79-17.171 : « […] que la contribution des époux X… [aux] charges du mariage est disC
tincte, par son fondement et par son but, de l’obligation alimentaire, et peut inclure des dépenses d’agrément ».
139 - � ass. Civ. 1ère, 23 juin 1970, n° 68-13.491.
C
140 - � A Nouméa, Ch. civ. cout., 12 juin 2013, RG 13-33.
C
141 - � oir not. en ce sens, sur l’application des articles 212 et 214 du Code civil par la Cour de cassation et la question
V
de la cohabitation des époux, Cass. Civ. 1ère, 18 décembre 1978, n° 77-11.699 ; Cass. Civ. 1ère, 1er juillet 1980,
n° 78-16.258
142 - � a question de la contribution sera traitée plus tard dans notre étude. Ce raisonnement paraît tout à fait logique
L
au regard du droit commun puisque la contribution aux charges du mariage relève de l’article 214 du Code civil,
c’est-à-dire du régime primaire. Les règles qui y sont contenues durent tant que le mariage existe. La séparation
de fait n’a donc pas d’impact sur elles.
143 - � PI Nouméa, JAF, 30 août 1999, RG 99-984.
T
144 - � ’est nous qui soulignons.
C
49
�50
auraient dû réfléchir avant de s’engager dans le mariage145 – et claniques146, les magistrats invitant les clans à se réunir « pour essayer de réconcilier les époux ou trouver des solutions ». La
décision aboutit finalement à ce que le tribunal sursoie à statuer dans l’attente de la concertation interclanique. En l’espèce, il y a donc une totale suprématie de la coutume : non seulement
le droit commun est écarté du fait du statut personnel des deux époux, ce qui est logique au
regard du champ d’application de la coutume, mais, en plus, le tribunal sursoit dans l’attente
que les institutions coutumières se prononcent. Ce dernier élément surprend au regard du droit
commun : en matière civile, la décision de sursis à statuer est le plus souvent prise dans l’attente
de la décision d’un autre juge qui n’est pas une instance coutumière. Cela montre l’importance
de la coutume en tant que source du droit en Nouvelle-Calédonie mais également son impact
institutionnel : l’institution judiciaire peut être suspendue à une décision coutumière.
Dans la seconde147, les faits étaient légèrement différents : il ne s’agissait plus seulement pour
l’épouse de demander que son mari lui verse une certaine somme d’argent ; elle souhaitait aussi
que la résidence des enfants soit fixée à son domicile, les parents étant séparés de fait et le père
refusant que la mère voie ses enfants. La somme voulue était donc réclamée à titre de contribution à l’entretien et à l’éducation des enfants et à titre de pension alimentaire. En retour,
le père formulait la même demande : il voulait obtenir la garde des enfants et que son épouse
contribue à leur entretien et leur éducation. Les sommes demandées ici étaient donc uniquement destinées, à la différence de la précédente espèce, aux enfants du couple. Cela ne revêt
pas une grande importance au regard de l’article 214 du Code civil : ainsi que cela a déjà été
précisé, les charges du mariage comprennent notamment les sommes nécessaires pour l’éducation et l’entretien des enfants148. À cela, le tribunal répond sommairement que « le mariage
coutumier impose la vie commune des époux et la prise en charge des enfants. En conséquence tant
que les époux sont mariés le tribunal n’a pas vocation à statuer sur une quelconque demande
tendant à confier les enfants à l’un des époux condamnant l’autre au versement d’une pension
alimentaire. Les demandes présentées par les époux Y… sont donc irrecevables, ceux-ci étant
mariés »149. Après cela, le tribunal ajoute de manière énigmatique qu’« il ressort des débats que
les enfants sont impliqués dans le conflit existant entre leurs parents, et qu’en particulier la
mère des enfants doit pouvoir voir ses enfants à la maison, ceux-ci doivent vivre avec leurs
parents. Il faut donc que la mère puisse voir ses enfants, ce qui ne doit pas être interdit par le
père ». Les parents sont donc encouragés à penser au bien-être de leurs enfants, mais ce conseil
n’a pas valeur juridique, les demandes ayant été déclarées irrecevables.
Comment expliquer la spécificité de ces deux jugements qui aboutissent au rejet de la demande
de contribution aux charges du mariage, solution qui surprend au regard du droit commun150 ?
Leur seule similitude, outre le résultat auquel ils aboutissent, est d’être issus du même tribunal – le tribunal de première instance de Nouméa – et donc d’être des décisions de première
instance. Pour le reste, onze années les séparent et la composition du tribunal a changé. Il est
alors tentant de chercher une proximité géographique : dans la première espèce, les époux sont
145 - � es remarques, qui paraissent curieuses du point de vue du droit commun, démontrent un malaise face à la
C
séparation de fait. Sur ce point, voir infra.
146 - « […] que les deux clans sont concernés ; […] ».
147 - TPI Nouméa, 6 décembre 2010, RG 10-191.
148 - Cass. Civ. 1ère, 28 mars 2006, n° 03-19.264, déjà cité.
149 - C’est nous qui soulignons.
150 - Voir not. Cass. Civ. 1ère, 18 décembre 1978, n° 77-11.699 ; Cass. Civ. 1ère, 1er juillet 1980, n° 78-16.258, déjà cités.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
nés dans le même district, celui de Penelo, dans l’aire coutumière Nengone ; dans la seconde
espèce, l’épouse est née dans l’aire coutumière Nengone et l’époux, dans l’aire coutumière Iaaï,
les deux aires appartenant géographiquement au même ensemble, les Îles Loyauté151. La spécificité des deux jugements résiderait donc peut-être dans la spécificité des aires coutumières
concernées. Cependant, d’autres décisions que nous verrons par la suite concernent des parties
issues des mêmes aires coutumières152 ; elles aboutissent pourtant à des résultats très différents
puisque les magistrats ont déclaré les demandes recevables et y ont fait droit. L’aire coutumière
est finalement une zone géographique encore trop large. Il faudrait, pour mener une véritable
comparaison, connaître tous les districts – zones qui composent les aires coutumières et qui sont
donc plus petites, plus précises – dont les parties relèvent, ce qui s’avère impossible : les décisions
sont trop imprécises sur ce point car elles n’indiquent que l’aire coutumière. En l’état actuel des
informations dont nous disposons, il n’est donc pas possible de formuler une hypothèse acceptable justifiant les exceptionnelles solutions des deux jugements étudiés.
Il ne reste désormais plus que 14 décisions traitant de la contribution aux charges du mariage
entre époux, sans surseoir à statuer ou déclarer la demande irrecevable. Parmi elles, certaines
ne sont pas éclairantes sur le contenu de la coutume kanak, et pour cause : soit le litige ne
porte que sur des considérations purement factuelles afin de réviser une somme déjà allouée
au titre de la contribution aux charges du mariage et non contestée sur le principe153, soit elles
s’appuient uniquement sur les dispositions de droit commun, quand bien même les parties
sont de statut civil coutumier154. Dans ce second cas, le raisonnement type suivi par les juges
est bien illustré dans un arrêt de la Cour d’appel de Nouméa de 2003 : « Attendu qu’aux termes
de l’article 212 du Code civil, les époux se doivent mutuellement fidélité, secours et assistance ;
Qu’aux termes de l’article 214 du même code, les époux contribuent aux charges du mariage
à proportion de leurs facultés respectives ; Que si l’un des époux ne remplit pas ses obligations, il peut y être contraint par l’autre ; Attendu que l’action en contribution aux charges
du mariage n’implique pas l’existence d’une communauté de vie entre les conjoints ; […] »155.
Cette décision est un classique en droit commun156, mais s’avère étonnante lorsqu’il est question de statuer selon la coutume kanak, la coutume n’étant pas du tout invoquée dans l’arrêt.
D’autres arrêts rendus en formation coutumière157 sont porteurs du même raisonnement158 et,
de manière surprenante, n’appliquent, eux non plus, pas la coutume. Quand bien même il n’est
151 - http://www.senat-coutumier.nc/aires-coutumieres/les-differenes-aires
152 - � titre d’exemple, voir not. CA Nouméa ch. civile coutumière, 17 juin 1996, RG 223-95, où les époux sont de
À
Maré, île de l’aire Nengone ; TPI Nouméa, JAF, 16 août 2010, RG 10-1072 ; CA Nouméa, Ch. civ. cout., 12 juin
2013, RG 13-33, déjà cité, où, parmi les quatre assesseurs coutumiers, l’un d’entre eux est issu de l’aire Nengone.
153 - CA Nouméa, Ch. civ. cout., 6 novembre 2008, RG 07-587.
154 - � A Nouméa, ch. civile, 17 novembre 2003, RG 103-2003 : « Jacques X... et Viviane Y... se sont mariés le 4 avril 1997
C
devant l’officier de l’état-civil des citoyens de statut civil particulier de HOUAILOU ».
155 - � bid. On notera à cette occasion que ce raisonnement constitue un désaveu des décisions de première instance
I
précédemment vues, qui soumettaient la contribution aux charges du mariage à l’existence d’une communauté
de vie des époux.
156 - Not. Cass. Civ. 1ère, 18 décembre 1978, n° 77-11.699 ; Cass. Civ. 1ère, 1er juillet 1980, n° 78-16.258, déjà cités.
157 - CA Nouméa, Ch. civ. cout., 5 mars 2007, RG 06-544 ; CA Nouméa, Ch. civ. cout., 5 mars 2007, RG 06-619.
158 - � quelques différences rédactionnelles près, sans que cela ne change le fond du raisonnement. Par exemple, les
À
deux arrêts de la Cour d’appel de Nouméa du 5 mars 2007 précisent que « si l’un des époux ne remplit pas ses
obligations, il peut y être contraint, même si son conjoint ne se trouve pas en état de besoin, la contribution des
époux aux charges du mariage étant distincte, par son fondement et par son but, de l’obligation alimentaire ;
Qu’il appartient au conjoint tenu par principe du devoir de secours, de rapporter la preuve de circonstances
particulières de nature à le dispenser des obligations qui en découlent ».
51
�52
pas précisé expressément dans les décisions concernées que les parties sont de statut civil coutumier et que dès lors, le droit coutumier est applicable, la présence de deux assesseurs coutumiers montre que la formation coutumière était ici nécessaire. Il aurait dû s’en suivre l’application de règles coutumières, ce qui n’est pas le cas. Aucune explication n’est avancée quant
au choix des juges de se fonder sur le droit commun. Seule la date est éclairante : la écision
d
a été rendue en 2003, c’est-à-dire avant l’avis de la Cour de cassation de 2005159, période où la
coutume n’était que peu appliquée.
Finalement, seuls 10 jugements ou arrêts appliquent réellement la coutume kanak et peuvent
permettre d’appréhender son contenu. Que dit alors la coutume en matière de contribution
aux charges du mariage ?
Contrairement à ce que présageaient les deux jugements précédemment étudiés qui subordonnaient l’octroi d’une somme au titre de la contribution aux charges du mariage à une communauté de vie160 et laissaient ainsi penser qu’il pouvait exister d’importants écarts entre le
droit coutumier et le droit commun, dans la grande majorité des décisions nous observons que
la coutume kanak et le Code civil sont en adéquation sur le principe de contribution, même
lors d’une séparation de fait. Nombreux sont en effet les arrêts qui précisent que « dans la
coutume, les époux se doivent aide et assistance mutuellement et réciproquement. En conséquence si ceux-ci sont séparés161 et s’il existe une différence de ressources entre les époux,
il appartient à celui qui bénéficie de ressources supérieures162 de contribuer aux charges du
mariage à l’égard de l’autre époux. »163
Cependant, si le résultat est similaire, la formulation de certaines décisions montre que
la séparation de fait des époux n’est pas très bien acceptée par les populations kanak. Les
juges rappellent en effet régulièrement qu’« un mariage coutumier a été fait à une époque,
et qu’il appartient aux parties de respecter ce qui a été dit au moment du mariage »164, et
plus rarement qu’il revient aux parties « de se serrer les coudes, pour préserver les enfants
car le mariage est coutumier, et qu’en conséquence les époux doivent se rapprocher. »165 Il
est difficile d’imaginer ces remarques dans une décision de droit commun, les juges n’étant
chargés de concilier les parties qu’à des moments bien déterminés de la procédure et se
gardant d’émettre leur opinion quant à la décision du couple de ne plus cohabiter voire de
mettre fin à son union.
Au-delà de la réticence des juges sur le choix pour les couples de vivre séparément, il faut noter
que la question de la séparation de fait se pose particulièrement quand la contribution aux
159 - � ass., avis n° 005 0011 du 16 décembre 2005 déjà cité.
C
160 - � PI Nouméa, JAF, 30 août 1999, RG 99-984, déjà cité ; TPI Nouméa, 6 décembre 2010, RG 10-191, déjà cité.
T
161 - � roit coutumier et droit commun sont donc similaires sur ce point : la séparation de fait n’entrave pas l’attribuD
tion d’une somme au titre de la contribution aux charges du mariage.
162 - �Sur la contribution selon ses facultés en droit commun, voir par exemple Cass. Civ. 1ère, 23 juin 1970, n° 68-13.491.
Les solutions ne diffèrent donc pas.
163 - �TPI Nouméa, JAF, 16 août 2010, RG 10-1072, déjà cité ; TPI Nouméa, JAF, 18 avril 2011, RG 10-1933; TPI Nouméa,
JAF, 16 mai 2011, RG 10-1701; TPI Nouméa, JAF, 10 août 2012, RG 11-2101; TPI Nouméa, JAF, 20 septembre
2012, RG 12-1059; avec une formulation différente, mais le principe reste le même, voir CA Nouméa, Ch. civ.
cout., 12 juin 2013, RG 13-33, déjà cité.
164 - � PI Nouméa, JAF, 18 avril 2011, RG 10-1933, déjà cité ; TPI Nouméa, JAF, 10 août 2012, RG 11-2101, déjà cité.
T
165 - � PI Nouméa, JAF, 16 mai 2011, RG 10-1701, déjà cité. Sur la réticence que suscite la séparation de fait, voir aussi supra.
T
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
charges du mariage est appréciée en droit coutumier. À ce titre, un arrêt de 1995 a estimé que
s’« il est de jurisprudence constante, que si l’action en contribution aux charges du mariage
n’implique pas l’existence d’une communauté de vie entre les conjoints, il appartient aux juridictions saisies de tenir compte à cet égard des circonstances de la cause, notamment en l’espèce de rechercher le responsable de la séparation »166. Il a même été précisé que « le seul refus
par l’un des époux de cohabiter avec son conjoint n’exclut pas nécessairement qu’il puisse
obtenir de celui-ci une contribution aux charges du mariage, s’il existe des justifications suffisantes du refus par le demandeur de reprendre la vie commune »167. Si la séparation de fait
peut aussi être prise en compte en droit commun168, son importance paraît cependant moindre
qu’en droit coutumier.
Néanmoins, malgré la réticence à reconnaître la séparation des couples – réticence alors même
qu’il ne s’agit dans les décisions étudiées que de séparations de fait –, les juges ne refusent pas
les demandes de contribution aux charges du mariage.
Comme cela a déjà été précisé, l’adéquation des deux droits se lit également dans les
dépenses que recouvrent les charges du mariage : dans la coutume kanak aussi, les sommes
nécessaires à l’éducation et à l’entretien des enfants relèvent de ces charges et doivent donc
être traitées par chacun des parents en proportion de ses revenus. Ainsi, les mêmes arrêts
estiment que « les enfants sont à la charge des parents, jusqu’à ce qu’ils décident de vivre de
façon autonome, c’est-à-dire de se marier. À partir de ce moment ils ne sont plus à charge de
leurs parents, sont indépendants, et doivent préparer leur champ. Ils doivent à partir de ce
moment commencer à prendre des décisions et les parents ne doivent plus que les mettre sur
la ligne de conduite ».169
Il existe cependant une différence notable avec le droit civil commun : l’accent est mis sur
le rôle du père. Dans plusieurs décisions, il est dit que « lorsque les parents sont mariés, les
enfants appartiennent au clan du père, ce qui implique que les paternels et en particulier le
père doivent les prendre en charge, en particulier s’agissant de l’entretien de l’éducation et de
leur place coutumière dans l’avenir »170. Un jugement omet même, en parlant de la contribution aux charges du mariage, de dire qu’il s’agit d’une obligation réciproque et ne se focalise
166 - � A Nouméa ch. civile coutumière, 19 juin 1995, RG 46-95; voir aussi not. CA Nouméa ch. civile coutumière,
C
17 juin 1996, RG 223-95, déjà cité où les circonstances sont moins traitées, mais uniquement par manque d’éléments factuels. Leur importance aux yeux des juges transparaît malgré cela.
167 - � A Nouméa ch. civile coutumière, 19 juin 1995, RG 46-95, déjà cité. Dans cet arrêt, les justifications pour que
C
l’épouse refuse de reprendre la vie commune avec son époux ont paru suffisantes aux juges puisque ceux-ci ont
ensuite dit que « ce conflit matrimonial laisse cependant subsister les devoirs et droits respectifs des époux, et
tout particulièrement leur contribution aux charges du mariage ». En l’espèce, les juges ont établi que l’époux
préférait « semble-t-il vivre en compagnie de sa mère sous le toit conjugal, plutôt qu’avec son épouse, alors qu’il
n’est pas discuté qu’il a trois frères et deux sœurs, qui pourraient également prendre en charge leur mère ».
168 - � ass. Civ. 1ère, 6 janvier 1981, n° 79-14.105 : « L’action en contribution aux charges du mariage n’implique pas
C
l’existence d’une communauté de vie entre les conjoints, sauf la possibilité pour les juges du fond de tenir
compte à cet égard des circonstances de la cause ».
169 - � PI Nouméa, JAF, 16 août 2010, RG 10-1072, déjà cité ; TPI Nouméa, JAF, 18 avril 2011, RG 10-1933, déjà cité ;
T
TPI Nouméa, JAF, 16 mai 2011, RG 10-1701, déjà cité ; TPI Nouméa, JAF, 10 août 2012, RG 11-2101, déjà cité ;
TPI Nouméa, JAF, 20 septembre 2012, RG 12-1059, déjà cité.
170 - � PI Nouméa, JAF, 16 août 2010, RG 10-1072, déjà cité ; TPI Nouméa, JAF, 18 avril 2011, RG 10-1933, déjà cité ; TPI
T
Nouméa, JAF, 16 mai 2011, RG 10-1701, déjà cité ; TPI Nouméa, JAF, 10 août 2012, RG 11-2101, déjà cité ; TPI Nouméa, JAF, 20 septembre 2012, RG 12-1059, déjà cité ; CA Nouméa, Ch. civ. cout., 12 juin 2013, RG 13-33, déjà cité.
53
�que sur les devoirs de l’époux171. Cette mise en avant du père dans la contribution aux charges
du mariage s’explique par la philosophie du mariage dans la coutume kanak. En effet, comme
l’explique fort bien un arrêt de la Cour d’appel de Nouméa :
54
L’union coutumière implique des obligations du clan du mari et singulièrement du mari luimême, en tant qu’époux et en tant que père ; Qu’ainsi le mari a des obligations à l’égard de
l’épouse, du fait que celle-ci, dans la coutume, a été donnée par son clan au clan du mari172
dans le cadre d’une promesse de don de vie ; que se trouvant ainsi confiée au clan du mari,
cette femme est en droit d’attendre du mari qu’il la respecte, la protège et l’assiste, en contrepartie de l’interdiction qui pèse sur elle de retourner vivre dans son clan d’origine, ce qu’elle
sera fondée à faire en cas de manquements graves du mari et du clan de celui-ci au regard des
obligations ci-dessus rappelées ; Qu’ainsi la place de la femme étant dans le clan du mari, il en
résulte pour lui l’obligation de l’entretenir ; Qu’il en va de même à l’égard des enfants, étant
précisé que la coutume a été faite pour les enfants, pour donner des enfants au clan paternel
à charge pour celui-ci de leur donner un statut social, un enracinement foncier, et un nom ;
qu’il en résulte pour le père l’obligation de les protéger et les nourrir ; qu’ainsi le mari en tant
que membre du clan paternel a la même obligation, qu’à l’égard de leur mère, d’entretien et de
protection des enfants donnés par le clan utérin au titre du don de vie ; Que cette obligation ne
cesse qu’avec le mariage des enfants, le mariage marquant dans la coutume leur passage à l’âge
adulte et leur accession aux responsabilités ; Qu’ainsi, le principe de l’obligation d’entretien
incombant au mari (et au-delà, aux membres du clan paternel) n’est pas contestable au regard
des règles coutumières […].173
Ces spécificités coutumières sont évidemment liées à ce qu’est la société kanak, à sa physionomie,
et sont compréhensibles en ce sens. D’un point de vue juridique, il est déjà établi que « la coutume
a été faite pour les enfants, et le mariage et les enfants portent le nom du père. Dès lors le père des
enfants est responsable de sa famille, dans la coutume »174. Le père a donc une responsabilité plus
importante, d’où des devoirs accrus175 et une contribution aux charges du mariage qui passe parfois
comme étant un devoir du seul mari : « la contribution aux charges du mariage vient donc concrétiser le devoir qui s’impose au mari de pourvoir à la vie de la maisonnée »176. D’un point de vue sociologique, ces règles correspondent à une réalité : dans toutes les décisions lues, l’époux est toujours
celui qui bénéficie des meilleurs revenus, notamment parce qu’il est souvent le seul à travailler.
171 - � PI Nouméa, sect. Koné, 5 avril 2005, RG 04-402 : « les obligations mises à la charge de l’époux dans la coutume,
T
consistent en une participation à l’entretien de son épouse et de ses enfants, qui n’ont aucun revenu dans ce cas
particulier ».
172 - Certains arrêts emploient une formule peu heureuse mais peut-être plus réaliste. Voir not. TPI Nouméa, JAF, 16 mai
�
2011, RG 10-1701, préc. : « la femme a été payée par les clans qui s’allient et qui ont ainsi officialisé le mariage ».
173 - � A Nouméa, Ch. civ. cout., 12 juin 2013, RG 13-33, déjà cité (c’est nous qui soulignons) ; avec une formulation
C
plus ramassée, TPI Nouméa, JAF, 10 août 2012, RG 11-2101, déjà cité : « il convient de rappeler en outre que lors
du mariage, les clans précisent à toutes les parties lors des coutumes que le clan de la mariée donne une femme
dont le travail est le don de vie, et qu’en contrepartie, cette femme est confiée au clan du mari qui doit la protéger
et la respecter, qu’enfin celle-ci ne peut retourner vivre dans son clan que si les clans s’accordent sur cette solution, et uniquement en cas de faute grave, que la place de la femme est donc dans le clan du mari, et d’ailleurs lors
de son décès celle-ci sera enterrée sur les terres du clan du mari. Ce lien du mariage est donc extrêmement fort,
et impose au mari et à son clan des responsabilités quant à la prise en charge de la famille, enfant et femme ».
174 - � PI Nouméa, JAF, 16 mai 2011, RG 10-1701, déjà cité ; TPI Nouméa, JAF, 10 août 2012, RG 11-2101,déjà cité ; TPI
T
Nouméa, JAF, 20 septembre 2012, RG 12-1059, déjà cité.
175 - Dont une obligation d’entretien.
176 - TPI Nouméa, JAF, 20 septembre 2012, RG 12-1059, déjà cité.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Une seconde différence existe, même si elle est moins remarquable car elle n’apparaît que dans
une minorité de décisions : du fait de la spécificité de la société kanak et des particularités liées
à l’application du droit coutumier, des instances autres que le tribunal de première instance
et la Cour d’appel de Nouméa peuvent intervenir dans la résolution du litige. Cela a été vu
dans le jugement où les magistrats ont sursis à statuer le temps que les clans se concertent177.
Sans aller jusqu’à surseoir à statuer, les juges du tribunal de première instance ont aussi pu se
prononcer sur la demande de contribution tout en précisant que « quand il y a des problèmes
de cette nature, il faut que le chef de clan intervienne. Le clan Y... doit faire une réunion pour
parler au père, il faut faire attention aux enfants le clan peut ramener la famille ensemble »178.
Dans cet exemple, sans que cela ne soit dit clairement, il apparaît que le mari envisage une
nouvelle union avec une autre femme, laissant sa première femme sans ressource et avec les
enfants communs à sa charge. Il semble que cette situation – un époux partant avec une autre
femme et qui aura donc deux femmes à charge – soit envisagée comme une source de difficulté financière pour l’époux dans l’avenir. Celui-ci s’apprête en effet à avoir deux femmes à
sa charge alors qu’il se montre dans l’immédiat incapable de contribuer aux charges de son
premier mariage. De plus, un mariage étant une affaire de clan puisque le clan de l’épouse
donne celle-ci au clan de l’époux, le fait que l’époux soit sur le point ici de délaisser sa première femme au profit d’une seconde ne peut rester une affaire individuelle. Cela pourrait
expliquer l’intervention du clan en l’espèce. Enfin, l’importance des instances coutumières est
illustrée par l’argumentation des parties. Dans un arrêt, l’une d’entre elle a fait valoir que « le
premier juge n’a pas tenu compte de l’avis du conseil des anciens de Cengeité qui a émis un
avis défavorable à la demande présentée par son épouse au titre de la contribution aux charges
du mariage suite à l’établissement du procès-verbal de palabre en date du 14 mars 2006 »179. Ces
trois exemples montrent l’importance toujours très présente des autorités coutumières et leur
intégration dans le système juridictionnel existant.
Ainsi, le principe est le même qu’en droit commun : la contribution aux charges du mariage
telle qu’entendue dans le Code civil a un équivalent en droit coutumier kanak. « En droit
coutumier comme en droit commun les époux ont l’obligation de contribuer à proportion de
leurs facultés respectives aux charges du mariage. »180 Cet équivalent diffère légèrement en ce
que la séparation de fait et ses circonstances sont davantage prises en considération et qu’il
paraît entendu dans la société kanak que les charges pèseront avant tout sur le père, tant parce
que la coutume l’incite que parce que la réalité sociologique aboutit à ce résultat. Comme
le résume l’arrêt de la Cour d’appel de Nouméa de 2013, « si la demande de contribution du
mari aux charges de la famille laquelle recouvre les besoins liés à l’entretien de l’épouse et des
enfants peut s’apparenter (de par sa fonction) à la notion de contribution aux charges du mariage
que connaît le droit civil, elle doit s’apprécier en considération des obligations coutumières,
incluant les solidarités familiales, et en fonction des ressources respectives des parties (en ce
sens : CA Nouméa, 25 mars 2013, RG n°2012/60) »181.
177 - TPI Nouméa, JAF, 30 août 1999, RG 99-984, déjà cité.
178 - TPI Nouméa, JAF, 16 mai 2011, RG 10-1701, déjà cité.
179 - CA Nouméa, Ch. civ. cout., 7 avril 2008, RG 07-364.
180 - Ibid.
181 - CA Nouméa, Ch. civ. cout., 12 juin 2013, RG 13-33, déjà cité.
55
�OBSERVATIONS FINALES
56
Au regard des décisions étudiées, la coutume kanak, qui s’applique dès que les deux époux sont
de statut civil coutumier, apparaît tout à fait compatible avec le droit civil commun pour ce
qui est des règles gouvernant le fonctionnement du mariage182 et notamment l’obligation de
contribuer aux charges du mariage. S’il ne nous est pas permis, faute de jugement ou arrêt à
étudier, de savoir si les dépenses d’agrément sont aussi comprises dans la définition des charges
du mariage, il faut noter que pour le reste, les définitions se recoupent : les charges du mariage
comprennent dans les deux droits les dépenses nécessaires et alimentaires pour les conjoints
ainsi que les sommes liées à l’entretien et l’éducation des enfants. Les deux notions sont similaires également dans leur application : l’existence d’un lien marital, même si les époux sont
séparés de fait, engendre l’obligation de contribuer aux charges du mariage, et dans les deux
droits les circonstances de la séparation pourront être prises en compte, même si cela sera
fait de manière plus précise en droit coutumier. De plus, si le droit coutumier met davantage
l
’accent sur la contribution du père, cela ne saurait être contesté au regard des principes du
Code civil, tant parce qu’il convient de respecter les spécificités de la société kanak que parce
que la contribution du père correspond à une réalité sociologique, l’époux étant statistiquement, dans les décisions étudiées, celui qui a toujours les revenus les plus importants. Dans ces
cas précis, l’application du droit civil commun n’aboutirait donc pas à une solution différente.
X
X X
SECTION 2. LA FILIATION
Hugues Fulchiron
Professeur à l’Université Jean Moulin – Lyon - III
Il s’agit d’un sujet complexe car plus que tout autre peut-être, il révèle des conceptions opposées entre deux cultures. Que la filiation soit une construction sociale, les anthropologues
l’ont dit et redit. Mais pour les juristes, il est parfois difficile de prendre du recul. Même si
elle n’est pas exempte d’ambiguïtés dans ses modes de formation, dans son contenu et dans
son statut normatif, un des grands mérites de la jurisprudence rendue par les juridictions en
formation coutumière de Nouvelle-Calédonie est de rendre compte de cette diversité.
Au risque de rappeler des évidences, on dira que, fait naturel, la filiation est aussi un fait culturel.
Chaque culture a une conception de la filiation qui lui est particulière, fondée sur le biologique
182 - � ela doit être nuancé au regard des règles spécifiques à la célébration du mariage : des différences majeures
C
apparaissent entre la célébration d’un mariage de droit commun et celle d’un mariage coutumier. Néanmoins,
cet aspect est davantage visible dans l’étude de la dissolution du mariage car par un parallélisme des formes, le
mariage doit prendre fin de la même manière qu’il a été instauré. Sur ce point, voir la contribution d’A. Nallet.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
et/ou sur la volonté, axée sur la lignée maternelle ou sur la lignée paternelle, centrée sur l’homme
ou sur la femme, construite sur le mariage ou ouverte à d’autres formes de vie en couple, etc.
Les sociétés occidentales contemporaines donnent à la biologie une place dominante : simple,
irréfutable, elle offre l’évidence d’une vérité scientifiquement démontrée. Mais cette prépondérance du biologique est elle-même un phénomène culturel. De plus, la filiation est faite de
bien d’autres liens, que le droit civil français prend également en considération : volonté personnelle, vécu individuel et collectif, intérêt de l’enfant, paix des familles, exigences sociales etc.
L’adoption est là, d’ailleurs, pour rappeler que la filiation n’est pas seulement un code génétique,
mais aussi un code culturel. Enfin, le « triomphe » (relatif) du biologique, fruit des progrès de la
science, est aujourd’hui remis en question par deux séries de phénomènes :
– l’affirmation des droits de l’individu (cf. la jurisprudence de la Cour EDH sur le droit
�
d’établir son ascendance génétique, mais aussi sur le droit de ne pas permettre que soit
détruite une filiation qui serait biologiquement « fausse »), d’une part ;
– le progrès scientifique lui-même : à travers le recours aux PMA et, au besoin, à une gesta�
tion pour autrui, les gamètes et/ou le corps de la personne sont mis aux services du projet
parental d’autrui : cf. les débats actuels sur la « parenté d’intention », qui remettent en
question les notions même de paternité et de maternité, d'autre part.
La redécouverte en métropole de la complexité de la filiation, au-delà de l’opposition classique
entre vérité biologique et vérité sociologique, permet de prendre du recul vis-à-vis du modèle
biologique ou pseudo-biologique de la parenté et de s’ouvrir sur d’autres façons de construire
la maternité et la paternité. Dans cette perspective, l’étude de la parenté dans la société kanak
revêt un intérêt particulier.
Cette étude sera placée sous une triple précaution méthodologique.
– L’auteur de ces lignes n’est pas un anthropologue et ne dispose donc pas de toute la dis�
tance critique qui lui permettrait d’analyser pleinement le donné qu’il étudie.
– Ce donné est en lui-même très particulier puisqu’il est constitué par un ensemble de
�
décisions de justice. Il ne s’agit donc pas d’étudier la parenté dans la coutume kanak ou le
droit coutumier de la filiation, mais de traiter de questions de paternité et de maternité
telles qu’elles apparaissent dans les décisions de justice rendues sur une période donnée
(avec d’ailleurs des évolutions qui seront soulignées infra) : la parenté telle qu’elle est
construite ou reconstruite par les juges dans le cadre du procès. Cette construction ou
cette reconstruction présente une double particularité :
• elle apparaît sous l’angle du contentieux. Même si à cette occasion sont rappelés les
�
principes qui fondent la parenté dans la société kanak, elle ne reflète que partiellement celle-ci (il serait tout aussi ambigu d’étudier la parenté en droit civil français à
travers les seules décisions de justice).
• les principes « rappelés » ou « posés » dans ces décisions, grâce au savoir des assesseurs
�
coutumiers et aux connaissances propres du magistrat professionnel qui préside la
juridiction, sont certes très riches, mais ne sont jamais que ce que ces assesseurs et ce
magistrat pensent constituer la règle coutumière ; et même si des éléments, parfois des
formules entières (cf. infra), sont repris par d’autres décisions dans le cadre de la formation d’une sorte de coutume jurisprudentielle, il ne s’agit pas moins d’une approche particulière de la coutume qui ne devrait ni en épuiser la richesse et la diversité, ni, surtout,
la figer. En toute hypothèse, il n’est pas question de dire si les magistrats ont tort ou ont
raison, s’ils ont ou non une juste vision de la coutume etc., mais seulement de prendre
acte de ce qui est présenté, dans les jugements, comme formant la coutume.
57
�58
– De fait, ce « donné » n’est pas un donné « figé », quand bien même la jurisprudence serait
�
tentée de le « cristalliser ». D’une part, il est soumis à l’attraction des principes des droits
fondamentaux : certains jugements tentent de concilier coutume kanak et droits fondamentaux en présumant, en quelque sorte, que le respect de la coutume kanak garantit le
respect des droits fondamentaux (cf. infra à propos du droit de l’enfant au respect de son
identité, du droit au respect de la vie familiale ou à l’intérêt supérieur de l’enfant) ; mais, à
l’évidence, ce mode de raisonnement a ses limites (cf. infra). D’autre part, il est confronté
aux mêmes forces que le droit civil de la famille : développement des unions hors mariage
(et non seulement de relations sexuelles anténuptiales), évidence scientifique de la réalité (pour ne pas dire « vérité ») biologique etc., qui rendent nécessaires des efforts d’adaptation si l’on veut éviter que, paradoxalement, le droit coutumier, au moment même où
il se cristallise, ne devienne un droit mort.
Ces précautions étant prises, sera présentée la filiation telle qu’elle apparaît dans les décisions
qui forment le corpus de la recherche, décisions rendues pour l’essentiel depuis 1999, période
charnière qui voit l’affirmation d’une véritable « coutume jurisprudentielle ». Seront étudiées :
– la filiation en mariage et hors mariage ;
– la filiation adoptive et le don d’enfant.
I. LA FILIATION EN MARIAGE ET HORS MARIAGE
La plupart des affaires portées devant les juridictions statuant en la forme coutumière portent
sur la paternité hors mariage (B). Le juge les résout en appuyant sur ce qui est présenté comme
constituant la conception kanak de la parenté (A), tout en essayant de trouver les voies d’une
conciliation entre tradition et modernité (C).
I. A. La conception kanak de la parenté selon la jurisprudence
Ce que les juges estiment être la conception kanak de la parenté se « cristallise » à partir de 2011
dans des formules très travaillées que l’on peut imaginer être le fruit des dires des assesseurs
coutumiers et des connaissances personnelles des magistrats professionnels. Ces formules sont
ensuite reprises de jugement en jugement et d’arrêt en arrêt, certaines décisions citant d’ailleurs
explicitement des décisions antérieures (cf. infra). Deux grandes idées se dégagent.
I. A. 1. Caractère dual de la parenté
Dans une décision du 21 février 2011 (RG 9-451), le TPI de Nouméa, JAF, statuant en formation coutumière (P. Frezet, prés.), affirme que :
Selon la coutume, il existe pour tout individu deux formes de parenté, la parenté par la mère qui est
un lien de sang reconnu comme tel, et la paternité qui est sociale et procède de l’échange coutumier.
Est donc considéré légitimement comme le père celui qui accompli vis-à-vis de la mère, de ses frères
et de leur clan, le geste pour prendre l’enfant. L’appartenance au clan paternel est alors manifestée
publiquement par le nom.
Et le tribunal de préciser :
Dès lors l’enfant est lié aux maternels et aux paternels par rapport au geste coutumier qui a été fait ;
plus particulièrement, il est lié aux paternels à travers l’échange intervenu entre les clans.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
En outre, la notion de paternité dans la coutume ne revêt pas le même sens que dans le droit commun : le père est celui qui va créer le statut social de l’enfant, en lui donnant un patronyme qui
l’enracine dans la terre.
Ainsi dans la société kanak, la notion de paternité n’est en rien biologique, elle est construite socialement par les échanges et non déterminée par les rapports sexuels, comme le montre le fait qu’un
clan maternel peut toujours refuser de reconnaître la paternité d’un homme dès lors que celui-ci
n’a pas répondu aux exigences de la coutume.
Autrement dit « quand les sœurs font des enfants, ils reviennent à la famille, si l’on ne connaît
pas le père, on ne met pas en doute la parole d’une femme, pour les anciens les enfants (sic) on les
intègre dans le clan maternel dans ce cas ».
Pour illustrer la règle, certaines décisions rappellent un adage : « Si vous plantez des cocotiers sur
mon terrain et que vous venez en tirer les fruits, (vous ne pouvez pas) ce sont les miens », ce qui, précisent les juges, signifie que les relations sexuelles ne donnent aucun droit au père sur l’enfant
(TPI Nouméa, 28 novembre 2011, RG 11-811 (P. Frezet, prés.), TPI Nouméa, JAF, 7 décembre
2012, RG 12/1269).
Ces formules sont reprises, en totalité ou en partie, parfois avec quelques variantes, dans TPI
Nouméa, 21 février 2015, RG 10-662 (P. Frezet, prés.), TPI Nouméa, 21 février 2011, RG 11-144
(P. Frezet prés.) TPI Nouméa 28 mars 2011 (RG-10-758), TPI Nouméa, JAF, 21 novembre 2011,
RG 11-1298 (P. Frezet, prés.), TPI Nouméa 10 avril 2012 (RG 12-357).
Dans plusieurs arrêts de 2013 et 2014, la Cour d’appel de Nouméa statuant en chambre coutumière, a, sur les rapports du conseiller Régis Lafargue, délivré un véritable cours de coutume,
fondé sur la jurisprudence, la doctrine et les textes (Nouméa, ch. cout. 9 septembre 2013, RG
12-59 (R. Lafargue, rapp.), Nouméa, Ch. Cout., 16 septembre 2013, RG 12-339 (R. Lafargue, rapp.).
Ainsi, dans l’arrêt du 20 mars 2014, la Cour d’appel de Nouméa (Ch. cout., RG12-519, rapp. R.
Lafargue), après avoir repris dans le rappel de la procédure les formules « classiques » utilisées
par les juges de première instance, affirme-t-elle :
Selon la coutume kanak, la naissance d’un enfant est un événement social en ce que l’enfant, indépendamment du fait de savoir si ses parents sont mariés ou non, appartient au clan maternel, sauf
s’il a été demandé par le clan paternel et effectivement donné à celui-ci par le clan maternel au
terme de ce que l’on dénomme un « geste coutumier », lequel recouvre un « don de vie » appelant
ensuite un « contre-don » ;
Que ce « don de vie » ne peut se comprendre qu’à la lumière de la spécificité d’une institution qui
est « l’union coutumière », laquelle est une alliance entre deux clans agnatiques aux termes de
laquelle un clan (maternel ou « utérin ») s’engage à donner « de la vie » (des enfants) à un clan
paternel qui, à cette fin, accueille une femme issue du clan maternel et s’engage à la protéger elle
et les enfants à naître, les enfants étant dès lors promis au clan paternel ;
Que, dans cette conception, le mariage qui unit l’homme et la femme n’est que la traduction de cet
accord interclanique ;
Que lorsque l’alliance et les promesses de don de vie n’ont pas été scellées avant le mariage du mari et
de la femme, et que ces derniers décident de s’unir sans en référer à leurs clans respectifs, le père des
enfants doit procéder à une coutume dite « de pardon » pour, d’abord, s’excuser de n’avoir pas respecté
l’avis des clans, mais encore pour être autorisé à « prendre l’enfant », c’est-à-dire à le reconnaître ;
Qu’ainsi, le statut social de l’enfant dépend de ce que les individus et les clans décideront ensemble ;
que ces décisions ont une incidence directe sur l’appréciation de ce que recouvre l’intérêt supérieur
de l’enfant.
59
�60
Après avoir cité des décisions et des arrêts fondés sur la conception kanak de la parenté, les
juges poursuivent :
Qu’il résulte de cette jurisprudence constante, fondée tout à la fois sur les normes coutumières et
sur l’article 35 de la délibération du 3 avril 1967 précitée :
- � ’abord, que le sort des enfants dépend des accords passés ; qu’ainsi, si les enfants ont été donnés
d
au clan paternel (au terme de « gestes coutumiers ») ils sont membres de ce clan, et sont destinés
à y occuper une fonction sociale précise et doivent y être éduqués en fonction de leur place dans
la coutume et y demeureront quoi qu’il advienne ;
- �qu’inversement, s’ils n’ont pas été donnés au clan paternel, ils demeurent membres du clan maternel et le demeurent toute leur vie ; qu’en somme, le statut de l’enfant est à l’abri des vicissitudes de
la vie du couple parental, l’enfant étant un membre à part entière du clan et non un enjeu pour
ses père et mère notamment en cas de séparation ;
- � u’ensuite, la distinction entre enfant naturel et enfant légitime est dénuée de portée juridique,
q
puisque l’enfant est, en principe, membre du clan maternel, sauf le cas où ayant été le sujet d’un «
don de vie » et, à ce titre, promis au clan paternel, il se trouve dès sa naissance, voire même avant
celle-ci, promis et irrévocablement intégré au clan paternel dont il est un membre « légitime » que
ses père et mère soient ou non mariés ;
Qu’il en résulte que seul le clan d’appartenance de l’enfant a vocation à élever celui-ci, en ce qu’il se
trouve placé sous la responsabilité de ce clan, et que son intérêt supérieur est de ne pas être coupé de
son clan d’appartenance – lequel exerce sur l’enfant une «autorité parentale collective, laquelle ne se
réduit pas au père et à la mère » (Sect. Lifou, 25 juillet 2012, RG n° 12/18) ; que lorsque l’enfant a été
« donné » cette autorité parentale est exercée par un collectif (le clan paternel),sous la urveillance
s
d’un autre collectif (le clan utérin, c’est-à-dire ceux qui ont « donné la vie ») ; – qu’enfin, l’enfant a
(selon les règles coutumières) deux pères : d’abord, un père « par le sang » qui est son oncle utérin
(le frère de sa mère), et, en second lieu, un « père social » (membre du clan paternel) à condition que
celui-ci ait été autorisé à reconnaître l’enfant par le clan maternel, conformément aux accords passés
et manifestés publiquement par des « gestes coutumiers » ;
Qu’ainsi, en toute hypothèse, le fait d’être géniteur n’emporte nulle conséquence juridique, ni droit
ni obligation du géniteur à l’égard de l’enfant ; qu’ainsi, la paternité même fondée sur une réalité
biologique, est exclusivement un fait social institué par la norme coutumière (cf. Sana-Chaillé de
Néré, « Miroir d’outremer. La famille, le droit civil et la coutume kanak », Mélanges Hauser, p. 662) ;
Que ces règles se trouvent consacrées dans la formulation lapidaire de l’article 35 de la Délibération n°424 du 3 avril 1967, relative à l’état civil des citoyens de statut civil particulier (modifiant
l’arrêté n°631 du 21 juin 1934), aux termes duquel « la reconnaissance de l’enfant naturel ne
pourra se faire qu’avec le consentement de celui de ses parents déjà connu » (en principe la mère)
ou à défaut « avec le consentement de la personne qui l’a élevé » (ceci désignant à l’évidence les
membres du clan maternel) ;
Qu’ainsi, les règles propres à l’état civil coutumier traduisent la prise en compte des normes autochtones qui posent le principe de l’appartenance de l’enfant nouveau-né au clan maternel (l’enfant
ayant alors un père qui est l’oncle utérin), tant que l’enfant ne fait pas l’objet d’un « don » au profit
du clan paternel, au travers d’un « geste coutumier » (un accord de volonté manifesté publiquement
et solennellement), afin d’en faire un membre du clan paternel (ce qui revient à lui donner une identité et un statut social lié à un nom qui le rattache à une terre, et le rend partie prenante pour l’avenir
du rôle social qui incombe à son nouveau clan (CA Nouméa, 11 octobre2012, RG n° 2011/531, I. c. D.,
p. 4 § 4 ; CA Nouméa 9 septembre 2013, RG n° 2012/59 J. c. Y. ; CA ouméa 16 septembre 2013, RG
N
n°2012/339, ministère public c. U. et L. ; 12 décembre 2013, RG n°2013/9,W. c. C.).
Cette « coutume judiciaire », que l’on suppose fondée sur les dires des assesseurs coutumiers
mais aussi sur les connaissances personnelles des magistrats civils, et qui renvoie aussi bien
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
aux « précédents » judiciaires qu’aux proverbes ou à la doctrine, trouve un nouveau fondement
avec la Charte du peuple kanak (art. 62 et s.) à laquelle se réfère le TPI Nouméa, JAF, avdd.,
20 février 2015, RG 14-1835 (D. Rodriguez, prés. ; en l’espèce, les assesseurs coutumiers étaient
absents et les parties avaient renoncé à leur présence) ou le TPI Nouméa, sect. Koné, JAF, avdd,
16 mars 2015, RG 14-66 (D. Rodriguez, prés.).
I. A. 2. Caractère irréversible des liens
Que les enfants soient nés en mariage ou hors mariage, la filiation établie selon les règles ne
peut plus être remise en cause. Comme l’affirme le TPI Nouméa (TPI Nouméa, 21 février 2011,
RG 11-144, P. Frezet prés.) :
Lorsque les clans ont donné leur parole, la réalité de la filiation n’est plus réversible, l’enfant qui
« appartient » à un clan par ce mécanisme relève du clan dont il porte le nom. L’échange propre à
la coutume implique qu’il n’est pas permis de revenir sur la parole qui a été donnée, surtout quand
cette parole scelle l’avenir de l’enfant.
En l’espèce, l’enfant était né hors mariage ; il avait été reconnu par son père et les gestes
avaient été faits mais la mère ne voulait plus que le père voit l’enfant ni ne contribue à son
entretien : elle est déboutée.
De même, dans une affaire où les parents qui doutaient de la paternité du mari demandaient
une expertise génétique, le tribunal (TPI Nouméa 21 février 2011, RG 9-451, P. Frezet prés.)
s’appuie sur la conception kanak de la filiation et sur le caractère irréversible du lien pour
s’opposer à leur demande :
L’enfant est lié à la mère et au père, par rapport à la coutume qui a été faite. En d’autres termes,
le geste coutumier échangé entre les clans X et Y a déterminé la filiation paternelle de l’enfant qui
appartient désormais au clan X.
Le tribunal souhaite donc rappeler, en application des principes développés ci-dessus, que l’identité biologique de l’enfant n’a aucun lieu d’être, seule compte la filiation établie par les gestes
coutumiers : l’expression « si vous plantez des cocotiers sur mon terrain et que vous venez en tirer
les fruits, ce sont les miens », éclaire bien cette réalité.
Pour le tribunal, « l’enfant est déjà dans la case », à savoir que les gestes échangés entre les clans
ont consacré sa filiation, et dans le monde coutumier dès ce moment, l’enfant est considéré comme
le fils de celui qui est désigné par les clans dans leur accord comme étant le père.
Daniel X est donc le père de cet enfant, celui-ci a d’ailleurs exposé qu’il participait à l’éducation
et l’entretien de l’enfant, qu’il a considéré longtemps comme son fils, ce qui confirme en tout point
les éléments exposés.
En effet en application des principes dégagés, « le père de l’enfant c’est celui qui l’élève » : le père
n’est pas celui de l’expertise génétique. Ainsi au cas d’espèce, le père de l’enfant est Daniel X.
Le tribunal entend les « doutes » exprimés par les parties, et tient à rappeler sur ce point que le
bien-être de l’enfant et son intérêt ne peuvent être mis de côté, uniquement pour évacuer le doute
quant à la filiation de l’enfant, cette façon de procéder revenant à agir contre l’enfant dans le
cadre des logiques du monde coutumier.
Par ailleurs dès lors que les clans ont été associés à cette démarche, à savoir que ceux-ci ont scellé
un accord qui fonde la paternité pour l’enfant, la question posée au tribunal concerne les équilibres
du groupe social, raison pour laquelle l’avis de clans sollicités n’a pas lieu d’être au cas présent.
Le tribunal considère en effet que les principes qui régissent la société kanak doivent rester communautaires, que si certes les éléments peuvent être adaptés, à l’opposé les grands principes doivent
61
�62
être respectés : dans le cas présent le tribunal considère que s’il admet le principe de la contestation
de paternité, il condamne le statut de l’enfant kanak tel qu’il existe dans la coutume, et tel que
défini précédemment.
Plus concrètement, le tribunal considère que cette demande ne peut prospérer en ce qu’elle est
contraire à l’intérêt de l’enfant, puisqu’elle ne respecte pas les principes qui gèrent la société kanak
dans laquelle l’enfant vit.
Comp. TPI Nouméa, sect. Koné, 15 mai 2001 (RG 214-2000), infra.
I. B. Le cas de l’enfant né hors mariage
Les problèmes soumis au juge concernent essentiellement l’enfant né hors mariage, les principes
étant sans doute suffisamment forts lorsque l’enfant naît en mariage pour ne pas susciter de
contentieux, en-dehors, bien sûr, du contentieux lié à la séparation des parents (sur lequel, infra).
De la conception kanak de la parenté découlent deux conséquences. D’une part, l’établissement de la paternité hors mariage est soumis à l’accord de la mère et à l’accomplissement de
gestes coutumiers. D’autre part, si la paternité n’est pas établie, nulle obligation ne pèse sur le
père qui, à l’inverse, ne peut réclamer aucun droit.
I. B. 1. L’établissement de la paternité hors mariage est soumis à l’accord de la mère et à
l’accomplissement des gestes coutumiers
I. B. 1. a. Principes généraux
Le principe est rappelé dans diverses décisions. Il est fondé sur la coutume telle que dite par
les assesseurs et transcrite par le juge professionnel. Dans un arrêt du 9 septembre 2013 (RG
12-59), la Cour d’appel de Nouméa, l’expose longuement :
Attendu que […] selon la coutume kanak, la naissance d’un enfant est un événement social en ce
que l’enfant, indépendamment du fait de savoir si ses parents sont mariés ou non, appartient au
clan maternel, sauf s’il a été demandé par le clan paternel et effectivement donné à celui-ci par le
clan maternel au terme de ce que l’on dénomme un « geste coutumier », lequel recouvre un « don
de vie » appelant ensuite un « contre-don »;
Qu’un tel « don de vie » ne peut se comprendre qu’à la lumière de la spécificité d’une institution
qui est « l’union coutumière », laquelle est une alliance entre deux clans agnatiques aux termes de
laquelle un clan (maternel ou « utérin ») s’engage à donner « de la vie » (des enfants) à un clan
paternel qui, à cette fin, accueille une femme issue du clan maternel et s’engage à la protéger elle
et les enfants à naître, les enfants étant dès lors promis au clan paternel ;
Que, dans cette conception, le mariage inter-personnel qui unit l’homme et la femme n’est que la
traduction de cet accord interclanique ;
Que lorsque l’alliance et les promesses de don de vie n’ont pas été scellées avant le mariage du
mari et de la femme, et que ces derniers décident de s’unir sans en référer à leurs clans respectifs, le
père des enfants doit procéder à une coutume dite « de pardon » pour, d’abord, s’excuser de n’avoir
pas respecté l’avis des clans, mais encore pour être autorisé à « prendre l’enfant », c’est-à-dire à
reconnaître l’enfant ;
Qu’ainsi, le statut social de l’enfant dépend de ce que les individus et les clans décideront ensemble ;
que ces décisions ont une incidence directe sur l’appréciation de ce que recouvre l’intérêt supérieur
de l’enfant ;
Attendu que le statut de l’enfant a été défini notamment par deux jugements du tribunal de
N
ouméa en date du 21 février 2011(RG n°11/149 H. c. T. et RG n°09/451W. c. W. – Doctr. :
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
F
aberon (dir.), Peuple premier et cohésion sociale en Nouvelle-Calédonie : identités et rééquilibrages, PUAM, 2012, p. 79 à 90), mais encore par un arrêt de cette Cour en date du 11 octobre
2012 (RG n°2011/531, I. c. D.), dont il résulte : - d’abord, que le sort des enfants dépend des accords
passés ; qu’ainsi, si les enfants ont été donnés au clan paternel (au terme de « gestes coutumiers »)
ils sont membres de ce clan, et sont destinés à y occuper une fonction sociale précise et doivent
y être éduqués en fonction de leur place dans la coutume et y demeureront quoi qu’il advienne ;
qu’inversement, s’ils n’ont pas été donnés au clan paternel, ils demeurent membres du clan maternel et le demeurent toute leur vie ; qu’en somme, le statut de l’enfant est à l’abri des vicissitudes de
la vie du couple parental, l’enfant étant un membre à part entière du clan et non un enjeu pour ses
père et mère notamment en cas de séparation ; - qu’ensuite, la distinction entre enfant naturel et
enfant légitime est, en l’occurrence, dénuée de portée juridique, puisque l’enfant est, en principe,
membre du clan maternel, sauf le cas où ayant été le sujet d’un « don de vie » et, à ce titre, promis
au clan paternel, il se trouve dès sa naissance, voire même avant celle-ci, promis et irrévocablement
intégré au clan paternel dont il est un membre « légitime » que ses père et mère soient mariés ou
non ; qu’il en résulte que seul le clan d’appartenance de l’enfant a vocation à élever l’enfant lequel
est placé sous la responsabilité de ce clan, son intérêt supérieur étant de ne pas se trouver coupé de
son clan d’appartenance, lequel exerce sur l’enfant une « autorité parentale collective, laquelle ne
se réduit pas au père et à la mère » (Sect. Lifou, 25 juillet 2012, RG n°12/18) ; que lorsque l’enfant
a été « donné » cette autorité parentale est exercée par un collectif (le clan paternel), sous la surveillance d’un autre collectif (le clan utérin, c’est-à-dire ceux qui ont « donné la vie ») ; - qu’enfin,
dans ce contexte, l’enfant a selon les règles coutumières deux pères : d’abord, un père « par le sang »
qui est son oncle utérin (le frère de sa mère), et, en second lieu, un « père social » (membre du clan
paternel) lequel sera autorisé ou ne sera pas autorisé, par le clan maternel, en fonction des accords
passés (dits « gestes coutumiers »), à reconnaître l’enfant nouveau-né ;
Attendu, en toute hypothèse, que le fait d’être géniteur n’emporte pas en soi de statut juridique, ni de
droit ni d’obligation à l’égard de l’enfant, la paternité même fondée sur une réalité biologique étant
exclusivement un fait social institué par la norme coutumière (cf. Sana-Chaillé de Néré, « Miroir
d’outre-mer. La famille, le droit civil et la coutume kanak », Mélanges Hauser, p. 662).
Adde par ex. Nouméa ch. cout. 20 mars 2014, RG 12-519 (R. Lafargue rapp183.), Nouméa ch.
183 - Nouméa ch. cout. 20 mars 2014, RG 12-519 : « Attendu que la demande de M. X tend à l’établissement du lien de fi�
liation paternelle à l’égard de l’enfant avec toutes conséquences de droit ; Que M. X se prévaut du lien biologique qui
l’unit à l’enfant, ce que nul ne lui conteste, et se fonde en outre sur la possession d’état, l’enfant étant demeuré avec
lui de longs mois (lors de la poursuite des études de la mère en France métropolitaine) ; que toutefois la possession
d’état, à l’égard d’un enfant qui au surplus ne porte pas le même nom que lui, ne peut conduire à écarter l’application
des dispositions d’ordre public de l’article 35 de la Délibération n°424 du 3 avril 1967, relative à l’état civil des citoyens
de statut civil particulier ; Attendu, surtout, que M. X cherche à se voir reconnaître judiciairement un statut de père
à l’égard de l’enfant au seul motif qu’il en est le géniteur, alors que la mère de l’enfant et le clan utérin ont clairement
manifesté, tant avant l’introduction de l’instance en cours qu’au cours de la procédure, le fait que l’enfant est rattaché
au seul clan maternel et à nul autre, et que ce clan, pas plus que la mère, n’entendre connaître M. X en tant que père
de l’enfant, ce dernier étant désigné sous un nom – M.– qui le rattache au clan maternel ; Qu’ainsi l’appelant, même
s’il est le géniteur de l’enfant, n’a, au regard des règles coutumières, ni droit ni obligation à son égard, puisqu’il n’a
aucun statut social de père reconnu dans la coutume ni susceptible de l’être en l’état des déclarations et prétentions
formulées par les intimés ; Attendu qu’il convient, en effet, de rappeler que, selon la coutume kanak, la naissance d’un
enfant est un événement social en ce que l’enfant, indépendamment du fait de savoir si ses parents sont mariés ou
non, appartient au clan maternel, sauf s’il a été demandé par le clan paternel et effectivement donné à celui-ci par le
clan maternel au terme de ce que l’on dénomme un « geste coutumier », lequel recouvre un « don de vie » appelant
ensuite un « contre-don » ; Que ce « don de vie » ne peut se comprendre qu’à la lumière de la spécificité d’une institution qui est « l’union coutumière », laquelle est une alliance entre deux clans agnatiques aux termes de laquelle un
clan (maternel ou « utérin ») s’engage à donner « de la vie » (des enfants) à un clan paternel qui, à cette fin, accueille
une femme issue du clan maternel et s’engage à la protéger elle et les enfants à naître, les enfants étant dès lors promis
au clan paternel ; Que, dans cette conception, le mariage qui unit l’homme et la femme n’est que la traduction de cet
63
�cout. 26 mars 2015, RG 14-45 (rapp. R. Lafargue184).
64
accord interclanique ; Que lorsque l’alliance et les promesses de don de vie n’ont pas été scellées avant le mariage
du mari et de la femme, et que ces derniers décident de s’unir sans en référer à leurs clans respectifs, le père des
enfants doit procéder à une coutume dite « de pardon » pour, d’abord, s’excuser de n’avoir pas respecté l’avis
des clans, mais encore pour être autorisé à « prendre l’enfant », c’est-à-dire à le reconnaître ; Qu’ainsi, le statut
social de l’enfant dépend de ce que les individus et les clans décideront ensemble ; que ces décisions ont une
incidence directe sur l’appréciation de ce que recouvre l’intérêt supérieur de l’enfant ; Attendu que le statut de
l’enfant a été défini notamment par quatre arrêts de cette Cour (CA Nouméa 11 octobre 2012, RG n° 2011/531,
I. c. D. ; 9 septembre 2013 RG n° 2012/59 J. c. Y. ; 16 septembre 2013, RG n°2012/339, ministère public c. U. et L. ;
12 décembre 2013, RG n°2013/9, W. c. C.) ; Qu’il résulte de cette jurisprudence constante, fondée tout à la fois
sur les normes coutumières et sur l’article 35 de la délibération du 3 avril 1967 précitée : - d’abord, que le sort des
enfants dépend des accords passés ; qu’ainsi, si les enfants ont été donnés au clan paternel (au terme de «gestes
coutumiers ») ils sont membres de ce clan, et sont destinés à y occuper une fonction sociale précise et doivent y
être éduqués en fonction de leur place dans la coutume et y demeureront quoi qu’il advienne ; - qu’inversement,
s’ils n’ont pas été donnés au clan paternel, ils demeurent membres du clan maternel et le demeurent toute leur
vie ; qu’en somme, le statut de l’enfant est à l’abri des vicissitudes de la vie du couple parental, l’enfant étant un
membre à part entière du clan et non un enjeu pour ses père et mère notamment en cas de séparation ; - qu’ensuite, la distinction entre enfant naturel et enfant légitime est dénuée de portée juridique, puisque l’enfant est,
en principe, membre du clan maternel, sauf le cas où ayant été le sujet d’un «don de vie » et, à ce titre, promis au
clan paternel, il se trouve dès sa naissance, voire même avant celle-ci, promis et irrévocablement intégré au clan
paternel dont il est un membre « légitime » que ses père et mère soient ou non mariés ; Qu’il en résulte que seul
le clan d’appartenance de l’enfant a vocation à élever celui-ci, en ce qu’il se trouve placé sous la responsabilité
de ce clan, et que son intérêt supérieur est de ne pas être coupé de son clan d’appartenance – lequel exerce sur
l’enfant une « autorité parentale collective, laquelle ne se réduit pas au père et à la mère » (Sect. Lifou, 25 juillet
2012, RG n° 12/18) ; que lorsque l’enfant a été « donné » cette autorité parentale est exercée par un collectif (le
clan paternel), sous la surveillance d’un autre collectif (le clan utérin, c’est-à-dire ceux qui ont « donné la vie ») ;
- qu’enfin, l’enfant a (selon les règles coutumières) deux pères : d’abord, un père « par le sang » qui est son oncle
utérin (le frère de sa mère), et, en second lieu, un « père social » (membre du clan paternel) à condition que celui-ci ait été autorisé à reconnaître l’enfant par le clan maternel, conformément aux accords passés et manifestés
publiquement par des « gestes coutumiers » ; Qu’ainsi, en toute hypothèse, le fait d’être géniteur n’emporte
nulle conséquence juridique, ni droit ni obligation du géniteur à l’égard de l’enfant ; qu’ainsi, la paternité même
fondée sur une réalité biologique, est exclusivement un fait social institué par la norme coutumière (cf. Sana-
Chaillé de Néré, « Miroir d’outremer. La famille, le droit civil et la coutume kanak », Mélanges Hauser, p. 662) ;
Que ces règles se trouvent consacrées dans la formulation lapidaire de l’article 35 de la Délibération n°424 du
3 avril 1967, relative à l’état civil des citoyens de statut civil particulier (modifiant l’arrêté n°631 du 21 juin 1934),
aux termes duquel « la reconnaissance de l’enfant naturel ne pourra se faire qu’avec le consentement de celui de
ses parents déjà connu » (en principe la mère) ou à défaut « avec le consentement de la personne qui l’a élevé »
(ceci désignant à l’évidence les membres du clan maternel) ; Qu’ainsi, les règles propres à l’état civil coutumier
traduisent la prise en compte des normes autochtones qui posent le principe de l’appartenance de l’enfant nouveau-né au clan maternel (l’enfant ayant alors un père qui est l’oncle utérin), tant que l’enfant ne fait pas l’objet
d’un « don » au profit du clan paternel, au travers d’un « geste coutumier » (un accord de volonté manifesté
publiquement et solennellement), afin d’en faire un membre du clan paternel (ce qui revient à lui donner une
identité et un statut social lié à un nom qui le rattache à une terre, et le rend partie prenante pour l’avenir du
rôle social qui incombe à son nouveau clan (CA Nouméa, 11 octobre 2012, RG n° 2011/531, I. c. D., p. 4 § 4 ; CA
Nouméa 9 septembre 2013 RG n° 2012/59 J. c. Y. ; CA Nouméa 16 septembre 2013, RG n°2012/339, ministère
public c. U. et L. ; 12 décembre 2013, RG n°2013/9, W. c. C.) ».
184 - � ouméa ch. cout. 26 mars 2015, RG 14-45 : « Attendu, selon la coutume kanak, que la naissance d’un enfant est un
N
événement social en ce que l’enfant, indépendamment du fait de savoir si ses parents sont mariés ou non, reste dans
le clan maternel, sauf s’il a été demandé par le clan paternel et effectivement donné à celui-ci par le clan maternel
au terme d’un “geste coutumier” lequel recouvre un « don de vie ». Qu’ainsi, le fait d’être géniteur n’emporte pas
en soi de statut juridique, ni de droit ni d’obligation à l’égard de l’enfant, la paternité même fondée sur une réalité
biologique étant exclusivement un fait social institué par la norme coutumière (CA Nouméa 9 septembre 2013,
RG n°2012/59 J. c. Y.). Attendu qu’il est de jurisprudence constante que « même en cas de vie commune hors mariage, l’enfant se voit conférer une place dans le clan du père, à la condition que celui-ci vienne présenter un geste
coutumier afin de « réserver l’enfant et la mère » […] est considéré légitimement comme père celui qui a accompli
vis-à-vis de la mère, de ses frères et de leur clan le geste pour prendre l’enfant ; que l’appartenance au clan paternel
est alors manifestée publiquement par le nom ; que lorsque les clans ont donné leur parole, la réalité de la filiation
n’est plus réversible, l’enfant « appartient » au clan dont il porte le nom ».
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Même si le texte ne fait aucune référence à la coutume et adopte une rédaction « neutre », sans
distinguer entre père et mère, la règle est reprise par l’article 35 de la délibération n°424 du
3 avril 1967 relative à l’état civil des citoyens de statut civil particulier, qui dispose :
Art. 35. La reconnaissance de l’enfant naturel ne pourra se faire qu’avec le consentement de celui
de ses parents déjà connu et, si aucun de ses parents n’est connu, qu’avec le consentement de la
personne qui l’a élevé.
Si l’enfant naturel est âgé de plus de dix-huit ans son consentement est également requis.
Pour que la reconnaissance soit effective, il est nécessaire que la mère ou le père et, le cas échéant,
l’un et l’autre, en manifestant leur intention et signent l’acte de naissance dans les trente jours
qui suivent l’événement. Passé ce délai, un acte de reconnaissance indépendant devra être dressé.
Ces dispositions sont aujourd’hui interprétées dans un sens « coutumier ». Ainsi, après avoir
rappelé les principes qui fondent la parenté dans la société kanak, la Cour d’appel de Nouméa
affirme-t-elle (Nouméa, 9 septembre 2013, RG 12-59, préc.) :
Que ces règles se trouvent consacrées dans la formulation lapidaire de l’article 35 de la Délibération n°424 du 3 avril 1967, relative à l’état civil des citoyens de statut civil particulier (modifiant
l’arrêté n°631 du 21 juin 1934) ; que cet article 35 précise que « la reconnaissance de l’enfant
naturel ne pourra se faire qu’avec le consentement de celui de ses parents déjà connu » (en principe la mère) ou à défaut « avec le consentement de la personne qui l’a élevé » (ceci désignant à
l’évidence les membres du clan maternel) ;
Qu’ainsi, les règles propres à l’état civil coutumier traduisent la prise en compte des normes
autochtones qui posent le principe de l’appartenance de l’enfant nouveau-né au clan maternel
(l’enfant ayant alors un père qui est l’oncle utérin), tant que l’enfant ne fait pas l’objet d’un
« don » - en fait d’un accord du clan maternel pour donner l’enfant au clan paternel, au travers
d’un « geste coutumier » (un accord de volonté manifesté publiquement et solennellement), afin
d’en faire un membre du clan paternel (ce qui revient à lui donner une identité et un statut social
lié à un nom qui le rattache à une terre, et le rend partie prenante pour l’avenir du rôle social qui
incombe à son nouveau clan (cf. CA Nouméa, 11 octobre 2012, RG n°2011/531,I. c. D., p. 4 § 4).
Aujourd’hui, la Charte des valeurs sert également de référence dans une perspective étroitement liée à la tradition kanak :
Art. 62. La naissance d’un enfant est un acte de foi et un gage d’avenir pour le clan et pour sa
destinée. La naissance implique la reconnaissance du lien de sang avec l’oncle maternel.
Art. 63. L’enfant porte le nom du père et de son clan. C’est de la responsabilité du clan paternel de
le maintenir en bonne santé physique et mentale, de l’habiller, de le nourrir, de l’éduquer et de lui
donner une place dans la société.
Art. 64. Pour donner le nom et le prénom d’un ancêtre, il convient d’obtenir l’autorisation préalable de l’aîné ou des anciens du clan.
Art. 65. Pour donner le nom de jeune fille d’une mère à son nouveau-né, il convient d’obtenir le
consentement préalable des oncles maternels qui doivent dès cet instant prendre la responsabilité
de l’avenir de l’enfant.
La mère peut-on donc s’opposer à ce que le père reconnaisse l’enfant. Comme le disent les
juges dans, par exemple, Nouméa, ch. cout. 20 mars 2014, préc. :
Ainsi, il est acquis en droit coutumier, même si n’est pas contesté le lien biologique entre l’enfant et
son père, que celui-ci n’a ni droit sur lui au titre de l’autorité parentale, ni obligation notamment
65
�alimentaire à son égard, conformément aux règles coutumières qui caractérisent l’organisation
matrilinéaire, extrêmement marquée de la société kanak, laquelle permet à la femme de faire échec
à l’établissement de la filiation paternelle.
66
I. B. 1. b. Nécessité du consentement de la mère
Le refus de la mère peut-il être soumis au contrôle du juge au nom de l’abus de droit ? Dans une
décision ancienne, la Cour d’appel de Nouméa l’avait admis (Nouméa 23 novembre 2000, RG 35299). En l’espèce, l’enfant était né hors mariage, le père affirmait qu’il avait toujours souhaité reconnaître sa fille, mais que la mère s’y était constamment opposée et qu’elle refusait de se marier avec
lui. Au soutien de sa demande, il invoquait la constitution française, « règle suprême de droit » qui
« reconnaît l’égalité de tous les citoyens, y compris donc des père et mère ». Après avoir rappelé
que « la reconnaissance coutumière par un père de son enfant naturel est subordonnée soit au
mariage des parents, soit au consentement de la mère », le juge de première instance, tente dans
une première décision (TPI Nouméa, JAF, 17 mai 1999, RG 97-1190), de trouver les voies d’un compromis : « attendu que le Tribunal constate que la situation soumise à son examen n’a été légalisée,
ni coutumièrement, ni civilement, mais qu’outre les points de vue coutumiers, ou civils de droit
commun, il existe un côté simplement humain à l’affaire, dont il faut éviter qu’une des parties ne
sorte déchirée ou blessée ». Et le tribunal d’ordonner l’audition de l’enfant, âgée de 17 ans. Celle-ci
déclare qu’elle veut vivre avec son père. Selon le tribunal (TPI Nouméa 28 juin 1999, RG 97-1190),
« de cette audition découle (sic) des éléments de fait, d’une part, et humain, d’autre part, dont il
ne peut être fait l’économie » et qui le conduisent à déclarer Emmanuel T. père de la jeune fille :
Attendu que le tribunal constate que d’un point de vue purement civil de droit commun, il n’est pas
contesté que Emmanuel T. soit le père de Virginie W., que d’un point de vue strictement coutumier,
il ne peut être dit que Emmanuel T. est le père de Virginie W. ;
Attendu que le Tribunal ainsi composé (avec deux assesseurs coutumiers) n’applique ni le seul
droit commun, qui doit être tempéré et accordé avec la coutume des parties, ni le seul droit coutumier dont il n’est pas détenteur ;
Attendu que sur le plan coutumier, en tout état de cause, il serait impossible de se prononcer car
dans le cas d’espèce, les clans ne se sont jamais concertés ;
Attendu que le tribunal estime, qu’il a à résoudre un cas exceptionnel et particulier, au vu du désir
d’une enfant, et qu’il n’y a pas lieu de demander l’avis des clans ;
Attendu que le tribunal décide que le côté humain doit l’emporter, était fait remarqué que ceci ne
constitue point une entorse à la coutume.
Cette décision en équité qui fait bon marché des règles coutumières (tout en se gardant bien
de prendre position sur la conformité au principe d’égalité invoqué par le père), est confirmée
en appel (Nouméa, 23 novembre 2000, RG 352-99). Interprétant la coutume, la Cour affirme
que « la mère ne peut s’opposer à la reconnaissance de l’enfant naturel par le père dès lors que
la paternité n’est pas contestée ». Selon elle, ce principe n’est pas contraire à l’article 35 de la
délibération du 3 avril 1967 : « si la primauté du lien maternel est affirmée par l’article 35 de la
délibération du 3 avril 1967 en soumettant la reconnaissance de l’enfant par le père au consentement de la mère, le droit fondamental pour l’enfant à voir sa filiation établie tant à l’égard
de sa mère que de son père autorise à vérifier que le refus de consentement de la mère n’est
pas abusif ». Sur la base de cet attendu assez confus, la Cour estime que « selon la coutume, ce
refus est en l’espèce abusif car la paternité du père n’est nullement contestée ».
À l’évidence, cette interprétation de la coutume, dont on ne comprend d’ailleurs pas trop les
fondements, n’est plus de mise aujourd’hui.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Ainsi, dans une affaire soumise à la Cour d’appel de Nouméa le 20 mars 2014 (RG 12-519,
préc.), l’enfant né hors mariage avait été déclaré à l’état civil sous le nom patronymique de la
mère. Elle et ses parents s’étaient opposés à ce que le père reconnaisse l’enfant. Comme le soulignent les juges, « diverses tentatives d’accord amiable émanant du père biologique tendant
à obtenir l’autorisation, auprès des utérins, de reconnaître l’enfant se sont heurtées au refus
du clan maternel, comme le soulignent deux courriers, des 30 novembre 2011 et 3 avril 2012,
émanant de l’officier public coutumier de l’aire Iaai ». Une tentative de conciliation coutumière, (menée sur le fondement de l’article 1er de l’ordonnance n° 82-877 du 15 octobre 1982),
avait elle aussi échoué. Par la suite, l’enfant avait été adopté par les grands-parents maternels
après le départ de la mère dans le clan de son nouveau mari. Le père souhaitait reconnaître
l’enfant et en assumer la charge. Il est débouté. Après avoir longuement rappelé les principes
qui régissent la société kanak185, la Cour affirme :
Attendu, en l’espèce, que l’enfant, ainsi que le confirme la mère à l’audience de la cour d’appel
porte un nom, M., donné à sa naissance, qui le désigne comme membre du clan maternel et le
rattache indéfectiblement à la terre qui fait l’identité du clan de la mère (Clan Y.), et qu’il ne peut
quitter fut-ce pour suivre sa mère mariée dans un autre clan et désormais rattachée à une autre
terre ; Qu’au surplus, cette appartenance est confirmée par son nom patronymique à l’état civil,
et le fait qu’il soit élevé par ce clan ; Qu’ainsi, il est acquis en droit coutumier, même si n’est pas
contesté le lien biologique entre l’enfant et son père, que celui-ci n’a ni droit sur lui au titre de
l’autorité parentale, ni obligation notamment alimentaire à son égard, conformément aux règles
coutumières qui caractérisent l’organisation matrilinéaire, extrêmement marquée, de la société
kanak, laquelle permet à la femme de faire échec à l’établissement de la filiation paternelle.
Cette application stricte de la coutume mérite d’autant plus d’être soulignée qu’en l’espèce le
père avait accompli un geste coutumier qui dans son esprit était destiné à « réserver l’enfant » et
que le clan utérin l’avait autorisé à élever l’enfant entre ses dix mois et 3 ans pendant que la mère
était en métropole pour sa formation. Ce n’est, disait le père, qu’au retour de la mère que celle-ci
lui avait interdit de voir l’enfant, en raison des violences qu’elle lui reprochait. Vérité biologique,
possession d’état, volonté du père, ambiguïté de l’attitude du clan utérin, rien ne fait varier les
juges qui, pour mieux asseoir leur décision, affirment « surabondamment » (sic) que :
Le rattachement au clan maternel et à une Terre étant déterminant, au regard des principes du
droit coutumier, pour définir l’identité et donc l’origine du sujet, ces règles coutumières ne sont
contraires ni aux droits garantis par l’article 8 de la convention européenne des droits de l’homme
(respect dû à la vie privée et familiale) ni au « droit » pour l’enfant de « connaître ses origines », ni
à l’intérêt supérieur de l’enfant apprécié au regard des normes coutumières que désigne son statut
personnel constitutionnellement garanti 186.
Dans un arrêt du 16 septembre 2013 (RG 12-339, R. Lafargue, rapp.), la Cour d’appel de Nouméa
a même annulé la reconnaissance effectuée par le père sans l’accord de la mère (adde en première instance TPI Nouméa, sect. Koné, 10 août 2012, RG 10-2234, P. Frezet prés.). En l’espèce,
185 - Cf. supra
186 - � appr. TPI Nouméa, sect. Koné JAF, 14 juin 2007, RG 07-189 : l’enfant naît hors mariage ; le père, d’accord
R
avec la mère, ne reconnaît pas l’enfant afin que celui-ci intègre le clan maternel. La mère décède des suites des
coups donnés par le père. L’enfant est pris en charge par la famille maternelle, la tante puis les grands-parents,
qui obtiennent une délégation de l’autorité parentale. Un an après le décès de la mère, l’enfant est reconnu
par le père qui demande l’annulation de la délégation en invoquant notamment le fait que c’est la tante et non
67
�68
la mère (de statut civil coutumier) avait prévenu le père (de statut civil de droit commun,
mais de culture mélanésienne car originaire du Vanuatu), que s’il ne venait pas faire le « geste
coutumier » avant la naissance de l’enfant, celui-ci porterait le nom de la mère, « ceci signifiant
qu’elle s’opposerait alors à la reconnaissance de paternité » ; pourtant le père avait reconnu l’enfant
lors de la déclaration de naissance. Après avoir souligné que le père, s’il était formellement de
statut civil de droit commun, connaissait parfaitement les règles coutumières, la Cour rappelle
les principes qui fondent la filiation dans les sociétés mélanésiennes187 ; les juges soulignent
que « la réalité du vécu de l’enfant confirme son intégration depuis sa naissance au clan maternel et
son rattachement à une terre coutumière, qui en fait exclusivement un membre du clan utérin », ce
que confirment les attestations émanant du clan maternel ; ils en déduisent que « eu égard à sa
possession d’état de membre du clan utérin et donc de sujet de la coutume, l’enfant relève, et a toujours
relevé, du seul statut coutumier kanak, et ce quand bien même il aurait été formellement reconnu par
une personne de statut de droit commun » ; par application des règles coutumières et de l’article
35 de la Délibération n°424 du 3 avril 1967, la reconnaissance faite par le père sans l’accord de
la mère doit donc annulée. Le tribunal prend soin de souligner dans un obiter dictum :
Qu’il n’est pas argué par le père que le refus de la mère serait abusif ; qu’au demeurant l’exercice par la mère d’une prérogative exorbitante des règles du droit commun, mais parfaitement
conforme aux normes comme à l’esprit d’une organisation familiale matrilinéaire, n’est pas en
soi de nature à dégénérer en abus de droit, nulle faute avérée ni intention malicieuse n’ayant été
caractérisée en l’espèce à l’encontre de la mère.188
Au contraire, estime la cour, c’est :
La reconnaissance souscrite par le père devant l’officier de l’état civil de droit commun, en pleine
connaissance de son irrégularité, comme de son caractère transgressif au regard des règles communément admises dans les sociétés mélanésiennes de Nouvelle-Calédonie et du Vanuatu, qui revêt
un caractère abusif, en ce qu’elle a été souscrite en fraude des droits de la mère, et en violation des
les grands-parents qui, en pratique, prennent en charge l’enfant. La Cour souligne que « La prise en charge de
l’enfant par le clan maternel ne peut être regardé à l’identique de ce qui existe dans une famille occidentale ;
En effet, cette prise en charge et l’éducation de l’enfant sont sous la responsabilité collective du clan et notamment des oncles utérins qui ont un rôle essentiel en ce domaine lorsqu’il s’agit d’un garçon ; aussi l’argument
selon lequel la tante, et non les grands-parents, assurerait la prise en charge de Marvin n’est pas déterminant ».
Surtout, la cour relève que « Monsieur H. admet qu’il n’a pas reconnu l’enfant pour que celui-ci intègre le clan
maternel » ; « C’est donc en contradiction avec l’accord existant avec la mère et en violation de sa volonté qu’il
a reconnu l’enfant après son décès ; S’il n’est pas demandé par le clan maternel d’annulation de cette reconnaissance pour que l’enfant puisse maintenir des liens avec son père, ce dernier ne peut s’approprier l’enfant et nier
les droits du clan maternel auquel celui-ci appartient ».
187 - Sur cette décision, cf. supra.
188 - � elon le tribunal, « Le père a admis dans ses déclarations devant les premiers juges, à l’audience du 6 juillet 2012,
S
le caractère fondé des demandes de la mère, en rappelant qu’à la naissance de l’enfant il avait fait un geste (coutumier) à l’égard de la grand-mère maternelle que celle-ci avait refusé, la mère de l’enfant l’ayant, d’ailleurs, prévenu avant la naissance de l’enfant que s’il ne venait pas faire le geste coutumier avant la naissance de l’enfant,
celui-ci porterait le nom de sa mère, cela signifiant qu’elle s’opposerait alors à la reconnaissance de paternité
naturelle ; Qu’ainsi, le père a admis le caractère abusif de sa reconnaissance au regard des règles coutumières rappelées ci-dessus, dont il avait parfaitement intégré le sens comme la portée, en confirmant n’avoir pas effectué
la démarche préalable prescrite par ces règles coutumières à l’égard du clan maternel, ce qui explique le refus
a posteriori de la grand-mère et de la mère de lui permettre de reconnaître l’enfant, et ce que confirment ses
déclarations devant le tribunal lorsqu’il indique avoir déclaré l’enfant sous son propre nom patronymique, non
pas de sa propre initiative, mais parce que l’hôpital lui avait demandé de procéder à cette déclaration ; Qu’ainsi,
le refus de la mère de voir reconnaître l’enfant par son père n’a aucun caractère abusif ».
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
règles d’ordre public édictées par l’article 35 de la délibération du 3 avril 1967, au surplus devant
une autorité incompétente…
De plus, les juges estiment utile de préciser que cette annulation est conforme aux droits
fondamentaux et à l’intérêt de l’enfant, en assimilant respect des principes régissant la société
kanak et intérêt de l’enfant189 :
Cette solution est la seule conforme à l’intérêt supérieur de l’enfant, lequel n’est pas de se trouver
coupé de son clan maternel d’appartenance par l’effet d’une reconnaissance de paternité qui, du
fait de l’assimilation des personnes de nationalité étrangère ou d’origine étrangère au statut civil
de droit commun, assujettirait l’enfant à des principes juridiques totalement étrangers à son vécu
personnel, et difficilement conciliables avec ses relations sociales.
I. B. 1. c. Nécessité d’accomplir les gestes coutumiers
S’il est nécessaire, l’accord de la mère ne suffit pas : pour que l’enfant soit rattaché au clan paternel et que le père bénéficie des droits attachés à la paternité, les gestes coutumiers doivent être
accomplis. De fait, les parents n’ont pas tous les droits sur l’enfant : celui-ci appartient au clan.
Diverses décisions rappellent ces principes. Ainsi, dans l’affaire soumise au TPI Nouméa, JAF,
28 mars 2011 (RG 10-758, P. Frezet, prés.), l’enfant né hors mariage avait été reconnu par le
père avec l’accord de la mère, mais le geste coutumier au terme duquel le clan du père vient
réserver l’enfant de la mère, n’avait pas encore été réalisé bien que le père de l’enfant ait saisi
son propre père à cette fin.
Le tribunal commence par rappeler les principes :
Dans la coutume il existe pour tout individu deux formes de parenté, la parenté par la mère qui est
un lien de sang reconnu comme tel, et la paternité qui est sociale et procède de l’échange coutumier.
Est donc considéré légitimement comme père celui qui a accompli vis-à-vis de la mère de ses frères
et de leur clan le geste pour prendre l’enfant. L’appartenance au clan paternel est alors manifestée
publiquement par le nom. Par ailleurs lorsque les clans ont donné leur parole, la réalité de la filiation
n’est plus réversible, l’enfant qui « appartient » à un clan par ce mécanisme relève du clan dont il
porte le nom. L’échange propre à la coutume implique qu’il n’est pas permis de revenir sur la parole
qui a été donnée, surtout quand cette parole scelle l’avenir d’un enfant.
Dès lors l’enfant est lié aux maternels et aux paternels par rapport au geste coutumier qui a été fait ;
plus particulièrement il est lié aux paternels à travers l’échange intervenu entre les clans.
En outre la notion de paternité dans la coutume ne revêt pas le même sens que dans le droit commun :
le père est celui qui va créer le statut social de l’enfant, en lui donnant un patronyme qui l’enracine
dans la terre.
Et les juges de souligner :
Ainsi dans la société KANAK, la notion de paternité n’est en rien biologique, elle est construite
socialement par les échanges et non déterminée par les rapports sexuels, comme le montre le fait
qu’un clan maternel peut toujours refuser de reconnaître la paternité d’un homme dès lors que
celui-ci n’a pas répondu aux exigences de la coutume.
189 - Cf. infra
69
�En l’espèce, les gestes n’ont pas été réalisés :
70
Il s’ensuit que la réalité sociologique de cet enfant n’est pas en adéquation avec la réalité administrative, et ce du fait des deux parties ont agi de concert et sont ainsi « entrés dans la case en
sautant la barrière ». Le tribunal ne peut donc que rappeler aux parties qu’afin de garantir la stabilité de l’enfant et en particulier sa place coutumière, le clan paternel doit réaliser le geste auprès
du clan maternel, et que dans ce cadre le père doit agir et la mère se montrer patiente et accepter
que le père a besoin de temps pour faire ces démarches. Ces démarches permettront à la réalité
sociologique de se trouver en adéquation avec la réalité administrative et éviteront à l’enfant de se
trouver dans une situation de porte à faux dans l’avenir.
Les mêmes règles sont rappelées, par exemple, dans TPI Nouméa, JAF, 27 juin 2011, (RG
10-357, P. Frezet prés.) : les gestes avaient été accomplis pour l’aîné mais pas pour le cadet ; « s’il
a su trouver le chemin pour le premier enfant » le père « doit retourner voir les enfants et les
grands-parents et faire les gestes nécessaires auprès des maternels afin de clarifier la situation
des enfants », d’autant soulignent les juges, que le cadet « est un garçon et qu’il convient donc
de déterminer précisément sa place dans un clan pour l’avenir »190.
Ces principes sont précisés par la Cour d’appel de Nouméa dans son arrêt du 16 septembre
2013 (RG 12-339, préc.) :
Attendu que […] selon la coutume kanak, la naissance d’un enfant est un événement social en ce
que l’enfant, indépendamment du fait de savoir si ses parents sont mariés ou non, appartient au
clan maternel, sauf s’il a été demandé par le clan paternel et effectivement donné à celui-ci par le
clan maternel au terme de ce que l’on dénomme un « geste coutumier », lequel recouvre un « don
de vie » appelant ensuite un « contre-don » ;
Qu’un tel « don de vie » ne peut se comprendre qu’à la lumière de la spécificité d’une institution
qui est « l’union coutumière », laquelle est une alliance entre deux clans agnatiques aux termes de
laquelle un clan (maternel ou « utérin ») s’engage à donner « de la vie » (des enfants) à un clan
paternel qui, à cette fin, accueille une femme issue du clan maternel et s’engage à la protéger elle
et les enfants à naître, les enfants étant dès lors promis au clan paternel ;
Que, dans cette conception, le mariage interpersonnel qui unit l’homme et la femme n’est que la
traduction de cet accord interclanique ;
Que lorsque l’alliance et les promesses de don de vie n’ont pas été scellées avant le mariage du
mari et de la femme, et que ces derniers décident de s’unir sans en référer à leurs clans respectifs, le
père des enfants doit procéder à une coutume dite « de pardon » pour, d’abord, s’excuser de n’avoir
pas respecté l’avis des clans, mais encore pour être autorisé à « prendre l’enfant », c’est-à-dire à
reconnaître l’enfant ;
Qu’ainsi, le statut social de l’enfant dépend de ce que les individus et les clans décideront ensemble ;
que ces décisions ont une incidence directe sur l’appréciation de ce que recouvre l’intérêt supérieur
de l’enfant.
190 - �Rappr. TPI Nouméa JAF 10 mai 2012, RG 12-392 (P. Frezet prés.) : l’aînée a été reconnue mais pas le cadet.
L’enfant vit avec ses maternels et son père qui n’a pu le reconnaître : il a en effet fait un geste pour l’enfant, mais
au moment du geste, les parents de la mère avaient dit qu’ils donneraient le garçon au père s’il se mariait. Selon
le tribunal « cette situation ne peut rester en l’état, les clans et les familles doivent clarifier la situation de cet
enfant de façon à ce que sa place soit déterminée, car cet enfant actuellement ne fait pas partie de la famille Y.,
même si son père est connu ». Le tribunal renvoie à une conciliation entre les clans.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Que les parents se soient mis d’accord, par exemple pour la résidence de l’enfant ou le montant
de la pension alimentaire versée pour l’enfant, n’y change rien : les gestes doivent être accomplis, dans l’intérêt de l’enfant. Ainsi, dans une décision du 27 juin 2011, le TPI Nouméa (RG
10-1798, P. Frezet, prés.), déclare respecter l’accord des parents, mais souligne que :
Lorsque les parents de l’enfant ne sont pas mariés, ceux-ci n’ont pas tous les droits sur l’enfant, les
utérins ayant un rôle particulièrement important dans ce cas de figure, raison pour laquelle il faut
que les deux parents fassent le geste auprès des oncles maternels de l’enfant, geste qui signifie le
respect pour le clan maternel, et fondamental pour l’avenir de l’enfant. En effet celui-ci va être le
gardien de la famille en ce qu’il va pérenniser les choses.
Et le tribunal de conclure : « Le tribunal ne peut qu’inviter les parties à aller faire le travail à
Ouvea, à s’humilier là-bas pour réparer les choses et préparer l’avenir de l’enfant ».
De plus, il ne suffit pas que les gestes coutumiers aient été accomplis auprès de la mère : ils
doivent l’être aussi auprès des oncles maternels et du clan. C’est ce que rappelle le TPI Nouméa
JAF dans une décision du 10 août 2012, (RG 12-357, P. Frezet prés.). Après avoir rappelé les
principes régissant la filiation en droit coutumier, le tribunal relève que :
Au cas d’espèce, il ressort des débats que si l’enfant dont s’agit porte le nom du père, à l’opposé, les
gestes coutumiers pour déterminer le clan auquel cet enfant appartient n’ont pas été réalisés, de
telle sorte que sa place n’est pas clairement définie.
En effet le père a expliqué lors de l’audience qu’il avait fait un geste auprès de la mère de sa
compagne, mais qu’il n’avait pas fait un geste coutumier auprès des utérins, chose qu’il ne pouvait
réaliser car il était déjà engagé avec une autre femme. En outre la mère de l’enfant a reconnu que
si elle avait donné son accord pour que l’enfant porte le nom du père, elle a pris cette décision seule,
et sans consulter son clan.
Sur ce point le tribunal tient à rappeler que dans la coutume quand un homme vient faire la coutume pour « réserver la femme et l’enfant » il existe toute une organisation, et que cette affaire
concerne et mobilise le clan dans son intégralité, que ce geste est en particulier destiné aux utérins
de l’enfant, et que ce n’est que suite à cette cérémonie que l’accord du clan peut être donné pour
que l’enfant porte le nom des paternels.
Ainsi au cas d’espèce, le tribunal constate que même si cet enfant porte le nom du clan Y..., dans la
réalité coutumière sa place actuelle est plutôt dans le clan maternel, car il n’a pas été « pris coutumièrement » par les paternels, qui doivent mettre en œuvre ce travail pour l’avenir de l’enfant,
dont l’état civil ne correspond pas à la réalité coutumière191.
I. B. 2. Si la paternité n’est pas établie, nulle obligation ne pèse sur le père qui, à l’inverse,
ne peut réclamer aucun droit.
Lorsque la filiation hors mariage est établie, les parents exercent en commun l’autorité parentale, « avec le soutien des membres des clans ». Par ailleurs, il appartient à chacun des parents
de contribuer à l’entretien de l’enfant, avec l’aide du clan. Ces principes sont régulièrement
affirmés par le juge.
191 - � n l’espèce, le père n’en est pas moins condamné à verser une pension alimentaire, la résidence de l’enfant étant
E
fixée chez sa mère.
71
�Ainsi, dans une décision du 4 juillet 2011, le TPI de Nouméa (JAF, RG 10-1683, P. Frezet, prés.),
affirme-t-il :
72
Dans la coutume, les enfants sont à la charge des parents, jusqu’à ce qu’ils décident de vivre de façon
autonome, c’est-à-dire de se marier. À partir de ce moment, ils ne sont plus à charge de leurs parents,
sont indépendants, et doivent préparer leur champ. Ils doivent donc commencer à prendre des décisions et les parents ne doivent plus que « les mettre sur la ligne de conduite.
Par ailleurs, en reconnaissant l’enfant, avec l’accord de la mère le père signifie que ce dernier appartient à son clan, ce qui implique qu’il doit le prendre en charge, en particulier s’agissant de l’entretien.
En l’espèce les parents se sont entendus pour que les aînés soient confiés à leur père, la cadette
restant vivre avec sa mère compte tenu de son jeune âge ; des droits de visite croisés sont
organisés pour permettre aux enfants de rester en contact avec le parent chez lequel ils n’ont
pas de résidence et de garder ainsi des liens avec les clans dont ils dépendent : « en effet, dans la
coutume, le lien unissant l’enfant à ses parents maternels doit être tissé quand l’enfant est jeune, il ne
faut donc pas l’enfermer dans un clan, la grand-mère de l’autre côté va compléter ce qui sera dit du côté
des paternels, l’enfant a besoin de deux oreilles pour entendre, il ne doit pas être enfermé d’un côté ».
Adde, par ex. TPI Nouméa JAF 28 mars 2011, RG 10-758, P. Frezet prés. ; TPI Nouméa, 27 juin
2011, RG 10-1798, P. Frezet prés. (là aussi le père avait reconnu l’enfant avec l’accord de la
mère. Les gestes coutumiers n’ont pas été faits, mais le tribunal rappelle que « en reconnaissant l’enfant, avec l’accord de la mère, le père signifie que ce dernier appartient à son clan, ce qui
implique qu’il doit le prendre en charge, en particulier s’agissant de son entretien ») ; TPI Nouméa
JAF, 10 août 2012, RG 12-357, P. Frezet, prés. Dans ces différentes hypothèses, le juge rappelle
la nécessité de faire les gestes afin de stabiliser la situation de l’enfant.
Depuis sa promulgation, la Charte des valeurs sert également de référence pour les juges. Par
exemple, le TPI Nouméa JAF, 20 février 2015, avdd, RG 14-1835 D. Rodriguez prés.) cite à la
fois la coutume telle que révélée par la jurisprudence (« Dans la coutume, le principe de solidarité qui lie les parents se manifeste dans le devoir d’aide et assistance mutuelles et réciproques,
et, lorsque les parents ne sont pas mariés, les enfants appartenant au clan du père, celui-ci a
l’obligation de les nourrir et les prendre en charge ; il en résulte l’obligation pour le père qui a
reconnu les enfants, lorsque les parents, non mariés, vivent séparés, de contribuer aux charges
de l’éducation de ses enfants, cette contribution s’appréciant en considération des obligations
coutumières, incluant les solidarités familiales, et en considération des ressources respectives
des parties (CA; 12 Juin 2013. N° 115) » et la Charte des valeurs :
La Charte des valeurs indique que :
62 - La naissance d’un enfant est un acte de foi et un gage d’avenir pour le clan et sa destinée. La
naissance implique la reconnaissance du lien de sang avec l’oncle maternel.
63 - L’enfant porte le nom du père et de son clan. C’est de la responsabilité du clan paternel de le
maintenir en bonne santé physique et mentale, de l’habiller, de le nourrir, de l’éduquer et de lui
donner une place dans la société.
64 - Pour donner le nom et le prénom d’un ancêtre il convient d’obtenir l’autorisation préalable de
l’aîné ou des anciens du clan.
65 - Pour donner le nom de jeune fille d’une mère à son nouveau-né, il convient d’obtenir le consentement préalable des oncles maternels qui doivent dès cet instant prendre la responsabilité de
l’avenir de l’enfant.
Sur la garde des enfants : Il ressort des conclusions de l’enquête sociale, réalisée par ( ) et remise
le ( ). La charte rappelle (paragraphe 68) que « L’homme a autorité sur la terre et la femme sur
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
les enfants, leur éducation et la vie familiale. La femme est l’être sacré qui donne la vie et doit être
respectée comme telle. Elle a un rôle d’assise et de cohésion sociale dans la famille et dans le clan ».
La même formule est utilisée dans TPI Nouméa, sect. Koné, JAF, 16 mars 2015, D. Rodriguez
prés.
À l’inverse, si la filiation n’est pas établie, le père biologique est privé de tout droit et déchargé
de toute obligation. Dans l’affaire soumise au TPI Nouméa, 21 février 2011, RG 10-662,
P. Frezet, prés., les parents avaient eu deux enfants hors mariage (le père ayant par ailleurs huit
autres enfants issus d’autres liaisons hors mariage), la mère exposait qu’elle ne souhaitait pas
que les enfants soient reconnus par le père, qu’ils vivaient actuellement dans son clan et que
sa demande portait uniquement sur une aide financière. Après avoir rappelé les principes coutumiers (cf. supra), le tribunal déclare qu’il « ne peut que constater en application des éléments
évoqués précédemment que la demande qui lui est présentée est en dehors des principes du
monde coutumier, ou du moins échappe à toute la logique développée » :
En effet dès lors qu’aucun geste coutumier n’a été fait par le père auprès des oncles utérins des
enfants, et que ceux-ci vivent et sont « nourris » par le clan maternel, le père n’a aucune existence
sociale et familiale et ne peut donc de ce fait être tenu, dans la coutume à prendre en charge ces
enfants d’une quelconque façon, puisqu’aucun lien n’existe entre eux.
Autrement dit le tribunal constate qu’actuellement les enfants sont dans le clan maternel, où est
leur place, compte tenu de l’absence de reconnaissance du père. Il ne peut donc y avoir de participation de la part d’Édouard Y., si celui-ci participe à l’éducation et l’entretien des enfants c’est à
titre personnel et en dehors des principes coutumiers.
Adde TPI Nouméa 21 novembre 2011, RG 11-1298, P. Frezet prés. ; TPI Nouméa 28 novembre
2011, RG 11-811, P. Frezet prés.
La règle est reprise avec vigueur par la Cour d’appel de Nouméa dans un arrêt du 9 septembre
2013 (RG 12-59, R. Lafargue rapp., préc.). En l’espèce, la mère demandait des subsides sur le
fondement du droit commun (« en méconnaissant ainsi le statut coutumier des parties », souligne
la Cour) ; dans ses conclusions à l’audience :
Elle invoque, au soutien de ses demandes, l’article 8 de la convention européenne des droits de
l’homme (vie privée et familiale) et le droit de l’enfant à connaître ses origines, mais encore la
nécessaire évolution de la Coutume, en ne proposant pour toute « évolution » que le contournement
des règles du statut coutumier pour appliquer, par l’effet d’un pur mimétisme, les règles du code
civil ; elle dénonce également « comme » particulièrement injuste qu’une mère fut-elle de statut
civil coutumier, soit privée du soutien du géniteur qui peut à sa guise s’exonérer de ses responsabilités en se réfugiant derrière une violation des règles coutumières élémentaires [...].
Après avoir longuement rappelé les règles coutumières, la Cour constate que les enfants sont
rattachés au clan de la mère, comme le confirme leur nom à l’état civil, et le fait qu’ils sont
élevés au sein du clan maternel, sur les terres coutumières du clan: « ils sont donc bien de cette
terre et du clan rattaché à celle-ci » ; à l’inverse « leur identité ne les rattache nullement à un
géniteur extérieur au clan, auquel la coutume ne reconnaît d’emblée aucun statut qui résulterait du seul lien biologique ».
Qu’ainsi, et sans qu’il soit utile de rechercher à qui incombe une éventuelle responsabilité dans le
non-rattachement des enfants à l’intimé, il est acquis qu’en droit coutumier, à supposer même que
73
�74
la preuve soit rapportée du lien biologique entre les enfants et l’intimé, celui-ci n’a ni droits sur
eux au titre de l’autorité parentale, ni obligations à leur égard, la mère des enfants ayant pour seul
recours de se retourner vers les membres de son propre clan, lesquels exercent collectivement tous
les attributs de l’autorité parentale sur les enfants mineurs du clan ;
Attendu que le rattachement au clan maternel et à une Terre étant déterminant, au regard des
principes du droit coutumier, pour définir l’identité et donc l’origine du sujet, ces règles coutumières ne sont contraires ni aux droits garantis par l’article 8 de la convention européenne des
droits de l’homme (respect dû à la vie privée et familiale) ni au « droit » pour l’enfant de connaître
ses origines, ni à l’intérêt supérieur de l‘enfant apprécié au regard des normes coutumières que
désigne son statut personnel constitutionnellement garanti ;
Attendu qu’il résulte de ces principes l’obligation pour le seul clan utérin, sous l’autorité du chef
de clan, d’éduquer et d’élever les enfants ; que nulle obligation alimentaire n’incomberait au clan
paternel ni a fortiori au père biologique à supposer que puisse être établi, scientifiquement, le lien
de filiation l’unissant aux enfants ;
Qu’ainsi la mère n’est pas fondée à solliciter de contribution alimentaire à charge d’une personne
extérieure à son propre clan, d’autant que rien ne lui interdirait de se retourner vers les membres
de son propre clan au titre de la solidarité qui lie l’ensemble des membres composant le clan utérin
vis-à-vis des enfants, et ce du moins tant que l’appartenance des enfants au clan utérin ne sera pas
remise en cause, à l’issue d’une décision collective des clans concernés ;
Qu’enfin, et surabondamment, le lien unissant les enfants à leur père biologique étant de nature
exclusivement sociale, le père conférant à l’enfant son statut social, un nom, un ancrage foncier,
une lignée d’ancêtres, et une fonction sociale dans le monde coutumier, la demande présentée par
la mère reviendrait à méconnaître l’intérêt supérieur des enfants, lesquels pourraient voir leur
ancrage dans le clan maternel remis en cause par une décision exonérant ce clan de ses obligations
au profit d’un autre clan.
De même, dans un arrêt du 20 mars 2014 (RG 12-519)192, la Cour, après avoir longuement
exposé les règles régissant la filiation en droit coutumier (cf. supra), constate que la mère et
ses parents se sont toujours opposés à ce que le père reconnaisse l’enfant, et que celui-ci porte
un nom « qui le désigne comme membre du clan maternel et le rattache indéfectiblement à la
terre qui fait l’identité du clan de la mère (clan Y) et qu’il ne peut quitter fut-ce pour suivre sa
mère mariée dans un autre clan et désormais rattaché à une autre terre ». Selon elle :
Qu’ainsi, il est acquis en droit coutumier, même si n’est pas contesté le lien biologique entre l’enfant et son père, que celui-ci n’a ni droit sur lui au titre de l’autorité parentale, ni obligation
notamment alimentaire à son égard, conformément aux règles coutumières qui caractérisent l’organisation matrilinéaire, extrêmement marquée, de la société kanak, laquelle permet à la femme
de faire échec à l’établissement de la filiation paternelle.
Et les juges de réaffirmer que :
Le rattachement au clan maternel et à une Terre étant déterminant, au regard des principes du
droit coutumier, pour définir l’identité et donc l’origine du sujet, ces règles coutumières ne sont
contraires ni aux droits garantis par l’article 8 de la convention européenne des droits de l’homme
(respect dû à la vie privée et familiale) ni au « droit » pour l’enfant de « connaître ses origines », ni
192 - � n l’espèce, l’enfant né hors mariage avait été adopté par ses grands-parents après le départ de la mère dans le clan
E
de son mari. Selon les juges, le père ne peut le reconnaître dès lors que la mère et le clan s’y opposent (cf. supra).
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
à l’intérêt supérieur de l’enfant apprécié au regard des normes coutumières que désigne son statut
personnel constitutionnellement garanti.
Franchissant un pas de plus vers un strict respect de la coutume, la Cour d’appel de Nouméa,
dans son arrêt du 26 mars 2015 (RG 14-45, R. Lafargue) affirme que même si le père a reconnu
l’enfant à l’état civil, il n’a aucun droit ni aucune obligation à l’égard de l’enfant dès lors que
les gestes coutumiers n’ont pas été accomplis :
Attendu, en l’espèce, que le père qui ne comparaît pas à l’audience, n’a pas mis à profit les délais
de procédure pour intégrer l’enfant à son propre clan ; qu’il convient de constater qu’en dépit d’une
reconnaissance purement formelle à l’état civil [souligné par l’auteur], la situation de l’enfant
demeure inchangée : les règles coutumières que le père connaît faisant de cet enfant un membre à
part entière du clan maternel.
Que le confirme le courrier des oncles utérins qui exprime leur refus de toute démarche du père
qui ne serait pas faite dans le respect scrupuleux des règles (en présence du chef de clan) destiné à
consacrer la place de l’enfant dans le clan paternel au terme d’une reconnaissance officielle, faite
de façon solennelle devant les clans ;
Attendu qu’en l’absence d’une telle volonté manifestée publiquement, il n’y a pas lieu d’accorder le
moindre droit au père sur l’enfant étant rappelé que la paternité est sociale et n’est en rien fondée
sur le lien biologique.
C’est rompre avec la jurisprudence antérieure telle que présentée supra : la reconnaissance
ouvrait des droits au père et lui imposait de contribuer à l’entretien de l’enfant, le juge incitant les parents à accomplir les gestes coutumiers (cf. supra). Cette application radicale des
règles coutumières permet de refuser au père tout droit de visite et d’hébergement (en rupture
là encore avec la jurisprudence antérieure qui soulignait l’importance pour l’enfant d’avoir
ses deux oreilles pour entendre), mais elle prive aussi l’enfant de son obligation alimentaire
(même si en l’espèce le juge se fonde sur une obligation naturelle pour accorder une pension
à l’enfant, cf. infra). On peut penser que c’est aller trop loin, quand bien même on affirmerait
que « l’intérêt supérieur de l’enfant est de voir consacrée la place qu’il occupe dans le seul clan qui le
reconnaisse comme membre : le clan maternel ».
I. C. Une conciliation entre tradition et modernité ?
La conciliation entre tradition et modernité doit se faire à un double niveau : concilier in
concreto les règles coutumières régissant la parenté avec les réalités contemporaines et les
situations de fait, d’une part, les concilier avec les droits fondamentaux, d’autre part.
I. C. 1. Conciliation des règles régissant la parenté avec les réalités contemporaines et les
situations de fait
La problématique est parfaitement illustrée par l’affaire, déjà évoquée, qui fut soumise au TPI
Nouméa le 21 février 2011 (TPI Nouméa 21 février 2011, RG 9-451, P. Frezet prés.) : en l’espèce,
les père et mère, qui avaient des doutes sur la paternité, sollicitaient une expertise génétique.
Le tribunal commence par rappeler que :
Dans la société kanak, la paternité n’est rien biologique, elle est construite socialement par les
échanges et non déterminée par les rapports sexuels, comme le montre le fait qu’un clan maternel
peut toujours refuser de reconnaître la paternité d’un homme dès lors que celui-ci n’a pas répondu
aux exigences de la coutume.
75
�En l’espèce, l’enfant, né hors mariage, a été reconnu par son père et que les gestes coutumiers
ont été faits. Dès lors :
76
L’enfant est lié à la mère et au père, par rapport à la coutume qui a été faite. En d’autres termes,
le geste coutumier échangé entre les clans X et Y a déterminé la filiation paternelle de l’enfant qui
appartient désormais au clan X.
Le tribunal souhaite donc rappeler, en application des principes développés ci-dessus, que l’identité biologique de l’enfant n’a aucun lieu d’être, seule compte la filiation établie par les gestes
coutumiers : l’expression « si vous plantez des cocotiers sur mon terrain et que vous venez en tirer
les fruits, ce sont les miens », éclaire bien cette réalité.
Pour le tribunal, « l’enfant est déjà dans la case », à savoir que les gestes échangés entre les clans
ont consacré sa filiation, et dans le monde coutumier dès ce moment, l’enfant est considéré comme
le fils de celui qui est désigné par les clans dans leur accord comme étant le père.
Daniel X est donc le père de cet enfant, celui-ci a d’ailleurs exposé qu’il participait à l’éducation
et l’entretien de l’enfant, qu’il a considéré longtemps comme son fils, ce qui confirme en tout point
les éléments exposés.
En effet en application des principes dégagés, « le père de l’enfant c’est celui qui l’élève » : le père
n’est pas celui de l’expertise génétique. Ainsi au cas d’espèce, le père de l’enfant est Daniel X.
Le tribunal entend les « doutes » exprimés par les parties, et tient à rappeler sur ce point que le
bien être de l’enfant et son intérêt ne peuvent être mis de côté, uniquement pour évacuer le doute
quant à la filiation de l’enfant, cette façon de procéder revenant à agir contre l’enfant dans le
cadre des logiques du monde coutumier.
Par ailleurs dès lors que les clans ont été associés à cette démarche, à savoir que ceux-ci ont scellé
un accord qui fonde la paternité pour l’enfant, la question posée au tribunal concerne les équilibres
du groupe social, raison pour laquelle l’avis de clans sollicités n’a pas lieu d’être au cas présent.
Les juges sont conscients du fossé qui risque de se creuser entre conceptions traditionnelles
et réalités nouvelles, mais affirment la nécessité de respecter les règles coutumières, dans l’intérêt de l’enfant :
Le tribunal considère en effet que les principes qui régissent la société kanak doivent rester communautaires, que si certes les éléments peuvent être adaptés, à l’opposé les grands principes doivent
être respectés : dans le cas présent le tribunal considère que s’il admet le principe de la contestation
de paternité, il condamne le statut de l’enfant kanak tel qu’il existe dans la coutume, et tel que
défini précédemment.
Plus concrètement, le tribunal considère que cette demande ne peut prospérer en ce qu’elle est
contraire à l’intérêt de l’enfant, puisqu’elle ne respecte pas les principes qui gèrent la société kanak
dans laquelle l’enfant vit.
De surcroit, le tribunal tient à souligner qu’au cas où la mesure sollicitée était réalisée (sic) elle
mettrait en danger l’enfant en ce que l’échange entre les clans ne peut être défait, et que dans ce
contexte l’enfant se trouverait « sans place », aucun élément ne permettant en l’état d’affirmer que
celui-ci pourrait retrouver une place chez les maternels.
Ainsi l’ensemble de ces éléments permettent d’affirmer que l’action en contestation de paternité
dont la présente juridiction est saisie doit être rejetée, car contraire aux principes de la coutume,
tels qu’exposés.
Et les juges d’insister sur le fait que :
Si certes le tribunal est sensible aux arguments avancés par les parties au terme desquels la coutume doit s’adapter et « évoluer », il n’en reste pas moins que la présente demande ne peut aboutir
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
eu égard au fait qu’elle porte atteinte à deux principes fondamentaux de la coutume, d’une part
la conception de la filiation paternelle dans le monde kanak et d’autre part le respect de la parole
donnée et consacrée par le geste coutumier.
Toute voie de conciliation serait-elle impossible ? Des arrangements coutumiers peuvent
intervenir pour concilier les principes avec la réalité sociale et affective, la réalité biologique
n’apparaissant que comme une des données du problème. Mais encore faut-il que les clans
s’accordent. Dans l’affaire (préc.) soumise au TPI Nouméa, sect. Koné, 15 mai 2001 RG 2142000, D. Rodriguez, prés.), « l’enfant Désiré avait été reconnu par Monsieur François B. après
un accord coutumier des deux familles. En effet celui-ci fréquentait Alosia W. qui était encore
mineure, aussi pour éviter la réprobation coutumière à l’égard d’une fille mère, les familles
ont convenu que François B. reconnaîtrait l’enfant ». Mais l’auteur de la reconnaissance admet
qu’il ne peut en être le père puisqu’il n’avait pas eu de relations intimes avec la mère, qui avait
caché sa relation au moment de la conception avec Vincent M. « Toutefois », souligne le tribunal, « ce dernier a recueilli l’enfant depuis dix mois et s’est comporté à son égard comme le
véritable père. Les arrangements coutumiers ont été faits et tout le monde, au sein de la tribu
de G. admet qu’il (est) le véritable père ». Par ailleurs, Vincent M. et Alosia W. se sont mariés
il y a deux ans. Quant à l’enfant, il a déclaré qu’il souhaitait régulariser sa filiation et pouvoir
porter le nom de son véritable père. Compte tenu de tous ces éléments, le tribunal prononce
l’annulation de la reconnaissance.
Réalité biologique, réalité sociale et affective, accord des parents, accord des clans : tout
concourt ici pour permettre de modifier l’accord initial, le juge ne pouvant se déclarer plus
coutumier que la coutume (on pourrait faire le parallèle avec les décisions de la Cour EDH
qui affirment que la paternité n’est pas seulement une question de biologie mais qui estime
que maintenir une filiation fondée sur une présomption légale lorsque ce lien apparaît comme
contraire à la réalité sociale et affective et que son maintien ne profite à personne, est contraire
au droit au respect de la vie privée et familiale). On soulignera cependant que l’affaire date
de 2001, à une époque où le juge ne semblait pas attacher à la coutume l’importance qu’il lui
attache depuis 2011 (quoique le président de la formation à l’époque soit un des magistrats
qui, à partir de 2011, vont contribuer à la « cristallisation » de la coutume) : le jugement se
place d’ailleurs sur le seul terrain de l’annulation de la reconnaissance et des circonstances
de fait tendant à prouver que celle-ci était mensongère ; il n’y a pas de rappel de la coutume.
La prise en compte des accords passés entre les intéressés peut aussi permettre au juge de
trouver une solution équilibrée, dans le respect de la coutume. Ainsi, dans l’affaire soumise
au TPI Nouméa JAF le 28 mars 2011 (RG 10-758), le père avait reconnu l’enfant avec l’accord
de la mère, mais les gestes coutumiers n’avaient pas été accomplis193. Après avoir incité le
clan paternel à réaliser le geste auprès du clan maternel (le tribunal soulignant que « dans ce
cadre le père doit agir et la mère se montrer patiente et accepter que le père a besoin de temps
pour faire ses démarches »), le juge fixe, en attendant, la résidence de l’enfant chez la mère, en
prenant en compte « l’accord intervenu entre les parents et le fait que l’enfant “circule” régulièrement entre le domicile de ses deux parents, ce qui correspond aux principes coutumiers,
aucune séparation ne devant exister entre les paternels et les maternels » et met une pension
alimentaire à la charge du père.
193 - Cf. supra.
77
�78
Dans l’arrêt du 26 mars 2015 (Nouméa ch. cout., RG 14-45, R. Lafargue rapp.), la Cour recourt à
l’obligation naturelle pour sortir de l’impasse dans laquelle pourrait conduire une lecture trop
radicale de la coutume (cf. supra). En l’espèce, l’enfant était né hors mariage, il avait été reconnu
par le père, mais les gestes n’avaient pas été faits, malgré les promesses du père qui, en tant que
chef de clan, n’ignorait rien de la coutume. Bien que l’enfant appartînt par conséquent au clan
maternel, la mère demandait confirmation de la décision qui avait pris acte de l’accord donné
par le père pour verser une pension alimentaire. Après avoir rappelé que « Lorsque les gestes
ont été faits pour intégrer l’enfant au clan paternel, il en résulte l’engagement pour le clan
paternel de protéger, éduquer et élever l’enfant, qu’il lui incombe, et à lui seul, de pourvoir
à ses besoins matériels », « qu’inversement, tant que l’enfant n’a pas été donné aux paternels,
il est à la charge exclusive des maternels », la Cour affirme que « Toutefois, les principes qui
fondent l’obligation d’entretenir l’enfant sur le critère de son appartenance clanique n’interdisent pas au juge d’entériner l’exécution d’une obligation naturelle quand, formellement, le
père qui n’a pas de droits sur l’enfant se reconnaît néanmoins l’obligation morale de contribuer
à son entretien » (CA Nouméa 6 mai 2013, RG 2012/248, M. c. M.).
En conséquence, le père est condamné à verser une pension alimentaire. En revanche, faute
d’avoir accompli les gestes coutumiers, « il n’y a pas lieu d’accorder le moindre droit au père
sur l’enfant étant rappelé que la paternité est sociale et n’est en rien fondée sur le lien biologique » : le droit de visite et d’hébergement qu’il réclamait est donc refusé.
On a souligné supra, les interrogations que pouvait susciter une telle décision, quand bien
même la Cour affirmerait que « l’intérêt supérieur de l’enfant est de voir consacrée la place
qu’il occupe dans le seul clan qui le reconnaisse comme membre : le clan maternel ». On est
loin des hésitations du juge qui, quinze ans auparavant, tentait d’échapper à la règle soumettant la reconnaissance paternelle à l’accord de la mère en expliquant que :
Attendu que le tribunal constate que d’un point de vue purement civil de droit commun, il n’est pas
contesté que Emmanuel T. soit le père de Virginie W., que d’un point de vue strictement coutumier,
il ne peut être dit que Emmanuel T. est le père de Virginie W. ;
Attendu que le Tribunal ainsi composé (avec deux assesseurs coutumiers) n’applique ni le seul
droit commun, qui doit être tempéré et accordé avec la coutume des parties, ni le seul droit coutumier dont il n’est pas détenteur ;
Attendu que sur le plan coutumier, en tout état de cause, il serait impossible de se prononcer car
dans le cas d’espèce, les clans ne se sont jamais concertés ;
Attendu que le tribunal estime, qu’il a à résoudre un cas exceptionnel et particulier, au vu du désir
d’une enfant, et qu’il n’y a pas lieu de demander l’avis des clans ;
Attendu que le tribunal décide que le côté humain doit l’emporter, était fait remarqué que ceci ne
constitue point une entorse à la coutume.
En l’espèce, la solution avait été confirmée en appel grâce à une interprétation sommaire de la
coutume (Nouméa, 23 novembre 2000, RG 352-99). Depuis, la coutume a affirmé son identité
dans et par la jurisprudence.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
I. C. 2. Conciliation des règles régissant la parenté avec les droits fondamentaux
La question est infiniment délicate194. À travers la jurisprudence relative à la filiation, il apparaît que la conciliation des principes coutumiers tels qu’ils sont exposés par les juges et tels
qu’ils sont inscrits désormais dans la Charte, avec les droits fondamentaux, se fait par voie
d’affirmation, à travers des formules rituelles, fondées sur un parti pris idéologique très fort :
le respect de la vie privée des personnes de statut coutumier, tel que garanti par l’article 8 de la
Conv. EDH, passe par le respect des règles coutumières ; le respect des droits de l’enfant, tels
que garantis par la CIDE passe par le respect des principes qui gèrent la société kanak dans
laquelle vit l’enfant.
Il n’est pas question de discuter ici cette approche, mais seulement de la mettre en lumière, les
choses étant posées de façon très claire dans diverses décisions :
Dans une affaire relative à une demande de subsides formée par la mère contre le père biologique qui refusait de reconnaître les enfants, le TPI Nouméa (TPI Nouméa, 28 nov. 2011, RG
11-811, rappelle les principes coutumiers puis affirme que cette demande ne peut prospérer
« en ce qu’elle est contraire à l’intérêt de l’enfant, puisqu’elle ne respecte pas les principes qui
gèrent la société kanak dans laquelle l’enfant vit ».
Dans son arrêt du 9 septembre 2013, la Cour d’appel de Nouméa (Nouméa, ch. cout., 9 septembre 2013, RG 12-59, R. Lafargue, rapp., rendu sur appel de TPI Nouméa 28 nov. 2011),
atténue un peu la généralité de la formule, ou, du moins, en montre le bien fondé. Après avoir
rappelé que l’obligation d’éduquer et d’élever les enfants incombe au seul clan utérin, la Cour
affirme que :
Le lien unissant les enfants à leur père biologique étant de nature exclusivement sociale, le père
conférant à l’enfant son statut social, un nom, un ancrage foncier, une lignée d’ancêtres, et une
fonction sociale dans le monde coutumier, la demande présentée par la mère reviendrait à méconnaître l’intérêt supérieur des enfants, lesquels pourraient voir leur ancrage dans le clan maternel
remis en cause par une décision exonérant ce clan de ses obligations au profit d’un autre clan.
Et dans une affaire où le père contestait le pouvoir de la mère de s’opposer à la reconnaissance
de l’enfant par le père biologique (Nouméa 16 septembre 2013, RG 12-339, R. Lafargue rapp.),
les juges de Nouméa mêlent appréciation in abstracto et in concreto en justifient leur décision
d’annuler la reconnaissance faite par le père sans l’accord de la mère au motif que :
Cette solution est la seule conforme à l’intérêt supérieur de l’enfant, lequel n’est pas de se trouver
coupé de son clan maternel d’appartenance par l’effet d’une reconnaissance de paternité qui, du
fait de l’assimilation des personnes de nationalité étrangère ou d’origine étrangère au statut civil
de droit commun, assujettirait l’enfant à des principes juridiques totalement étrangers à son vécu
personnel, et difficilement conciliables avec ses relations sociales.
De même, la Cour d’appel de Nouméa, dans son arrêt du 26 mars 2015 (RG 14-45, R. Lafargue,
rapp., préc.), justifie que soit refusé tout droit au père qui a certes reconnu l’enfant mais
194 - � ur la question, voir not. É. Cornut, « L’application de la coutume kanak par le juge judiciaire à l’épreuve des
S
droits de l’homme », in « Le droit constitutionnel calédonien », Politeia, n° 20, 2011, p. 241-261.
79
�n’a pas accompli les gestes coutumiers, en affirmant que « l’intérêt supérieur de l’enfant est
de voir consacrée la place qu’il occupe dans le seul clan qui le reconnaisse comme membre : le clan
maternel ».
80
Quant au moyen fondé sur l’article 8 de la Conv. EDH il est, selon la Cour, inopérant : « Le
respect dû à la vie privée et familiale postule, en l’espèce, le respect des règles coutumières ».
Dans l’affaire jugée par la Cour d’appel de Nouméa le 16 septembre 2013 (RG 12-339,
R. Lafargue rapp., préc.), les juges estiment de même que :
Le rattachement au clan maternel et à une Terre étant déterminant, au regard des principes du
droit coutumier, pour définir l’identité et donc l’origine du sujet, ces règles ne sont contraires ni
aux droits garantis par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (respect
dû à la vie privée et familiale) ni au « droit » pour l’enfant de connaître ses origines, ni à l’intérêt supérieur de l’enfant apprécié au regard des normes coutumières, que désigne son statut
personnel constitutionnellement garanti, ni même au regard de l’intérêt familial.
Attendu « qu’il en résulte que seul le clan d’appartenance de l’enfant a vocation à élever l’enfant lequel est placé sous la responsabilité de ce clan, son intérêt supérieur étant de ne pas
se trouver coupé de son clan d’appartenance, lequel exerce sur l’enfant une “autorité parentale collective, laquelle ne se réduit pas au père et à la mère” (Sect. Lifou, 25 juillet 2012, RG
n°12/18) » (Nouméa 9 septembre 2013, RG 12-59).
Reste que cette façon de raisonner, joint au procédé même par lequel le juge « cristallise » la
coutume, ne vont pas sans ambiguïté : en la « cristallisant », le juge risque de la figer au risque
de lui faire perdre la souplesse et la faculté d’adaptation aux besoins et aux réalités qui constituent le propre, et à bien des égards, l’intérêt de la règle coutumière195.
II. LA FILIATION ADOPTIVE
Là encore, il n’est pas question d’étudier l’adoption en droit coutumier ou de commenter au
regard des nombreuses recherches qui ont été faites sur le « don d’enfant », les décisions prises
par les juridictions de Nouvelle-Calédonie statuant en formation coutumière ; il s’agit seulement d’essayer de rendre compte de ces décisions. Il convient d’ailleurs d’observer que si
le don d’enfant est présent dans un certain nombre de dossiers, il ne suscite pas vraiment de
difficulté, ne serait-ce que parce qu’en tant que tel il ne relève pas des tribunaux judiciaires,
même si ceux-ci, en formation coutumière, se déclarent compétents pour « prononcer » une
adoption coutumière fondée sur un don d’enfant196.
Selon l’article 66 de la Charte des valeurs, « La donation coutumière (adoption) d’un enfant correspond en général à un geste d’harmonie et de renouvellement d’alliance. Cet acte se fait sous l’autorité
des parents et des chefs de Maison/clan. Le nom coutumier donné régulièrement à l’enfant lors de
l’adoption permet la transmission de tous les droits de l’adoptant à l’adopté ».
195 - Sur cette question, cf. infra.
196 - Cf. infra.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Sur le plan strictement juridique, ses modalités sont régies par les articles 37, 38 et 39 de la
délibération n° 424 du 3 avril 1967 relative à l’État civil des citoyens de statut civil particulier :
Art. 37. Les adoptions des citoyens de statut civil particulier par d’autres citoyens de même
statut sont réglées par la coutume et basées sur le consentement des familles intéressées.
Art. 38. Toute adoption doit être enregistrée à l’état civil par acte spécial.
Doivent être présents lors de l’enregistrement :
– le ou les adoptants
– le père et la mère de l’adopté ou les personnes responsables de l’enfant
– deux témoins remplissant les conditions définies à l’article 11
Si l’adopté est âgé de plus de dix-huit ans, il devra être également présent et son acquiescement à l’adoption devra figurer dans le corps de l’acte.
Art. 39. L’adoption prend toujours le nom patronymique de l’adoptant. Le ou les prénoms
chrétiens et le nom individuel mélanésien peuvent être modifiés à la demande des adoptants ou de l’adopta s’il est âgé de plus de dix-huit ans. Le ou les prénoms nouveaux et le
nom individuel mélanésien nouveau devront être indiqués dans le corps de l’acte.
À lire les décisions, il ne s’agit pas seulement de donner un enfant à un couple ou à une personne
qui n’aurait pas d’enfant (cf. TPI Nouméa, 6 juillet 2012, RG 12-343), mais aussi d’assurer la prise
en charge d’un enfant né hors mariage en le confiant au frère aîné197, à la sœur aînée, voire
aux grands-parents, notamment lorsque la mère biologique se marie et part dans un autre
clan198 (cf. TPI Nouméa 29 août 2011, RG 11-779, TPI Nouméa 17 octobre 2011, RG 10-1836199,
Nouméa ch. cout. 20 mars 2014, RG 12-519200), ou en métropole (cf. Nouméa, ch. cout. 10 avril
2006, RG 05-464201).
197 - � f. TPI Nouméa 3 mai 2010, RG 8-256 : en 1944, premier enfant du clan mais née hors mariage, Suzanne X.
C
avait été adoptée à sa naissance par le frère de sa mère, André X. ; elle avait grandi au sein du foyer de ce dernier,
jusqu’à son mariage. Après le décès de son père adoptif, des cousins étaient venus revendiquer des biens de
c
elui-ci, contre la volonté du défunt qui avait souhaité les transmettre à ses deux enfants adoptifs. Pour faire
valoir ses droits, Suzanne X devait prouver qu’elle avait été adoptée ; or le Ministère public faisait valoir que
l’adoption n’avait pas été enregistrée, comme l’exigent les articles 37 à 39 de la délibération du 3 avril 1967. Pour
lui reconnaître ses droits, le tribunal se fonde sur des témoignages établissant qu’elle avait toujours vécu avec
André X. qui était considéré comme son père adoptif, tous les éléments d’une possession d’état étant réunis en
l’espèce. Il souligne également qu’à l’époque le service de l’état civil coutumier n’était pas opérationnel sur l’ensemble du territoire. Surtout, il rappelle que Suzanne X. « était la fille de la sœur aînée, non mariée du défunt et
qu’elle n’avait pas fait l’objet d’une reconnaissance, or dans la coutume, afin de conférer une place aux enfants
issus de filles mères, ce sont souvent les frères de la mère qui adoptent ces enfants ».
198 - � f. croisant les deux TPI Nouméa 17 octobre 2011, RG 10-1836, infra.
C
199 - � n l’espèce, l’enfant a été adopté par sa tante paternelle après le décès du père et le départ de la mère dans le clan
E
de son nouveau mari.
200 - � n l’espèce, l’enfant né hors mariage avait été adopté par les grands-parents maternels de l’enfant après le déE
part de la mère dans le clan de son mari. Le père biologique souhaitait reconnaître l’enfant, mais la mère et le
clan maternel s’y opposaient. Se fondant sur la conception kanak de la parenté, les juges dénient tout droit au
père biologique et refusent de remettre en cause l’adoption coutumière, car cette adoption « dont rien n’établit
qu’elle ait été faite en fraude des droits de M. X, puisque celui-ci ne peut se prévaloir de son statut de père » n’a
fait que confirmer la règle d’appartenance de l’enfant au clan maternel.
201 - � n l’espèce, l’enfant née hors mariage avait été adoptée par la sœur aînée de la mère lorsque celle-ci refait sa vie
E
avec un Européen de droit commun (sic) et était partie en métropole avec les deux enfants communs ; en 2003 la
mère adoptive décide de se marier elle aussi et annule l’adoption, confiant l’enfant au frère aîné, marié et père de
trois enfants. Comme celui-ci la maltraite, le juge des enfants prend une mesure d’AEMO.
81
�Les juridictions statuant en formation coutumière sont confrontées à deux séries de difficultés :
82
– � aire le départ entre adoption de droit civil et adoption de droit coutumier en fonction
f
du statut des personnes intéressées ;
– � rendre en compte pour le prononcé d’une adoption de droit civil ou de droit coutumier,
p
des particularismes de la société kanak, ce qui revient notamment à affirmer la place du clan.
II. A. Adoption de droit civil ou adoption de droit coutumier
La question est liée au statut des personnes concernées, sur fond de difficulté de compréhension entre magistrats du siège et magistrats du parquet...
Dans l’affaire jugée par le TPI Nouméa le 6 juillet 2012 (RG 12-343, P. Frezet, prés.), l’enfant
Lory avait été donné à Marie Claire X par son frère et son épouse. Il avait été adopté plénièrement par le concubin de Marie Claire X, devenu depuis son époux ; comme la mère était
de droit commun, il avait fallu recourir à une adoption de droit commun. Marie Claire X.
demandait à son tour l’adoption plénière. Le tribunal relève que l’adoption plénière de Lory l’a
fait changer de statut : il a pris le statut de droit coutumier de son père adoptif202. Le tribunal
constate que désormais les parties (père adoptif, mère adoptante, enfant) relèvent du statut de
droit coutumier : par conséquent, le tribunal n’est pas compétent et les parties sont renvoyées
à l’état civil coutumier.
Un an auparavant, la même juridiction avait cependant accepté de prononcer ellemême l’adoption alors que tous les intéressés étaient de statut coutumier (TPI Nouméa
17 octobre 2011, RG 10-1836) : saisi d’une demande d’adoption simple de droit civil, le
tribunal en formation coutumière se fonde sur les articles 7 et 19 de la loi organique pour
justifier sa compétence et applique les dispositions de l’article 37 de la délibération du
5 avril 1967, selon laquelle « les adoptions de citoyens de statut civil coutumier par d’autres
citoyens de même statut sont régies par la coutume et basées sur le consentement des ntéressés » ;
i
mais au lieu de renvoyer à l’article 38 de la délibération (enregistrement par acte spécial à
l’état civil coutumier), le tribunal prononce lui-même l’adoption. Il prend soin cependant
de bien préciser qu’il ne s’agit pas d’une adoption de droit civil, contrairement à ce que
demandait le Parquet, mais bien d’une adoption de droit coutumier. Le tribunal souligne
en particulier qu’ « existent dans la coutume deux formes de don d’enfant : le “don simple” et le
“don définitif” seul ce dernier étant assimilable à l’adoption sans distinguer, comme en droit français, l’adoption simple et l’adoption plénière ». Le tribunal, après avoir constaté que l’adoption sollicitée est conforme aux principes coutumiers et que le clan est favorable à l’adoption, prononce celle-ci.
Il en va de même dans l’affaire jugée le 7 novembre 2011 (TPI Nouméa 7 novembre 2011,
RG 9-1687) : le tribunal avait été saisi d’une demande d’adoption simple de droit civil ; la
procédure a été instruite par le tribunal, le conseil de famille a été réuni et a donné son accord
et la demanderesse a saisi le clan Y auquel appartenait la mère de l’enfant. Constatant que
tous les intéressés sont de statut coutumier, le tribunal s’est dessaisi au profit de la juridiction
composée des assesseurs coutumiers. Celle-ci, reprenant les formules tilisées dans la décision
u
202 - � e fait, il est de jurisprudence constante que l’adoption plénière de l’enfant d’un enfant de statut civil de droit
D
commun par une personne de statut civil de droit coutumier le fait changer de statut, cf. infra.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
du 17 octobre précitée se déclare compétente, constate que l’adoption sollicitée est conforme
à l’intérêt de l’enfant et que le clan Y a donné son accord, ce qui permettra à l’enfant de
régulariser une situation de fait puisqu’elle a toujours vécu chez les A.
Dans l’affaire jugée le 29 août 2011 (RG 11-779, P. Frezet prés.), le Tribunal de Nouméa
tente de remettre les choses en ordre. En l’espèce, l’enfant avait été adopté coutumièrement par son oncle maternel. À la suite du mariage de celui-ci avec une personne de
statut civil de droit commun, l’adoption avait été annulée par l’état civil coutumier. Les
deux époux demandaient l’adoption plénière de l’enfant et le Ministère public concluait
en ce sens. Le tribunal relève qu’en fait l’épouse est de droit civil coutumier. Surtout, il
souligne que « L’état civil coutumier est uniquement chargé d’enregistrer une décision coutumière d’adoption sur laquelle il n’a pas à revenir, sauf à violer le principe de sécurité juridique
qui protège les droits acquis et le principe de l’indisponibilité de l’état des personnes ». L’adoption coutumière est donc toujours valable et il n’y a pas lieu de statuer sur la demande
d’adoption plénière.
Si la mère et l’enfant sont de statut civil de droit commun, les adoptants de statut civil
coutumier peuvent demander l’adoption de droit civil, mais encore faut-il que les conditions en soient remplies. La Cour d’appel de Nouméa le rappelle dans un arrêt du 25 mars
2013 (RG 11-254, R. Lafargue rapp.). En l’espèce, les grands-parents souhaitaient adopter
leur petit-fils, Dylan. La grand-mère était de droit coutumier, le grand-père de droit commun, de même que la mère et son fils. Le ministère public s’opposait à cette adoption au
motif qu’elle était contraire à l’intérêt de l’enfant en ce qu’elle conduisait à une remise en
cause des liens de filiation, l’adopté étant à la fois le fils et le frère de sa mère, et qu’elle ne
présentait aucun intérêt sur le plan successoral. En première instance, l’adoption simple
avait cependant été prononcée (TPI Nouméa, 20 avril 2011). Le juge soulignait que les adoptants avaient obtenu un procès-verbal de palabre qui prouvait que l’intégration clanique de
l’enfant était réalisée : « il s’en déduit que l’enfant a intégré le milieu clanique via sa grand-mère
qui bénéficie d’une reconnaissance foncière. Ce lien à la terre qui s’exprime par ce procès-verbal de
palabre montre l’établissement du lien clanique nonobstant la position de droit commun du grandpère », ce rattachement clanique étant « prépondérant sur le plan familial mais aussi social pour
Dylan qui bénéficiera donc d’un lien à la terre dont découle le lien clanique » : « le rattachement via
l’adoption par les grands-parents se dédouble donc d’une réalité familiale et d’une réalité clanique
qui lui assurera une intégration complète au sein de la tribu » ; et le tribunal de conclure : « À
travers les grands-parents, c’est en fait le clan qui adopte l’enfant dont le statut mixte lui interdisait
une intégration juridique directe et via un lien clanique paternel qui n’existait pas ». Le Parquet
interjette appel.
Dans sa décision, la Cour d’appel, relève que l’enfant, son grand-père et sa mère sont de statut
civil de droit commun. Elle souligne à son tour l’intérêt que pourrait présenter une adoption
de droit civil… si les conditions en étaient remplies : « les époux X comme leur petit-fils, qu’ils
élèvent, vivent sur des terres coutumières du clan de cette grand-mère de statut coutumier ; qu’il en
découle une réalité sociale et familiale parfaitement mise en exergue par le premier juge qui s’imposerait dans l’appréciation de l’intérêt supérieur de l’enfant si les conditions légales à l’adoption simple
étaient réunies ». Or, l’enfant a été recueilli dès sa naissance par sa proche famille, il n’a pas été
abandonné au sens de l’article 350 du code civil et la mère biologique n’a pas consenti à l’adoption dans les conditions de l’article 348-3… Et le juge de suggérer à la grand-mère qui élève
l’enfant de demander pour Dylan le bénéfice du statut coutumier, dans les conditions définies
à l’article 11 alinéa 1er de la loi organique du 19 mars 1999. Pourrait alors être envisagée une
adoption coutumière.
83
�84
Si l’adoption plénière d’un enfant de statut de droit commun est prononcée au profit de
parents de statut civil coutumier, l’enfant change de statut. La règle est de jurisprudence
constante203. Ainsi, dans un arrêt du 21 mars 1991, la Cour d’appel de Nouméa (RG 160-90),
affirme-t-elle que « c’est à bon droit que le premier juge a ordonné l’annulation de l’acte de naissance
de l’enfant Angèle E. dressé sur les registres de droit commun et a ordonné la transcription du dispositif
du jugement d’adoption sur les registres de statut particulier de la Mairie de Maré ; ces mesures sont
dans la logique des effets de l’adoption plénière qui emporte l’intégration complète de l’adopté dans
la famille des adoptants et qui substitue cette nouvelle filiation à l’ancienne ». Selon la Cour, « la
différence initiale de statuts entre adoptant et adopté ne fait pas obstacle à cette conséquence alors
qu’aucun des statuts n’a prééminence sur l’autre » ; enfin, estime la Cour « l’identité de statuts après
adoption offre à l’adopté les meilleures possibilités d’intégration dans sa famille adoptive et l’entourage de celle-ci ».
II. B. Nécessité de l’accord des clans
De même que l’adoption coutumière est un acte qui « se fait sous l’autorité des parents et des chefs
de Maison/clan » (art. 66 de la Charte), l’adoption de droit civil doit aussi prendre en compte les
données particulières de la société kanak, et en premier lieu son caractère clanique : au-delà
des adoptants et de leurs familles, ce sont les clans qui vont accueillir l’enfant et lui donner un
nom, un lien à la terre et un statut204. Dans l’un et l’autre cas, l’assentiment du clan revêt donc
un caractère essentiel.
Ainsi, pour une adoption de droit civil, le TPI Nouméa, sect. Koné, dans son jugement du
21 août 1991 (RG 46-91), vérifie que les conditions de l’adoption telles que prévues dans le code
civil sont bien réunies, puis souligne que « Naco, chef au clan V et frère d’André V (l’adoptant)
a été entendu à l’audience et qu’il a été indiqué que toutes les personnes du clan qui avaient
leur mot à dire quant à l’adoption et à l’accueil d’Andréa (l’adoptée) au sein du clan V. avaient
accepté qu’André V. adopte Andréa et lui donne son nom ».
De même, dans une adoption coutumière demandée au TPI Nouméa le 17 octobre 2011 (RG
10-1836), Denise X. expliquait qu’elle était la tante paternelle de la petite Anna et qu’elle souhaitait
l’adopter car elle n’avait pas d’enfant et que suite au décès du père, la mère avait refait sa vie. Au
soutien de sa demande, elle versait un document intitulé « procès-verbal de délibération de conseil
de famille » au terme duquel les représentants du clan X. donnaient leur accord pour l’adoption.
Le tribunal commence par constater que l’adoption est conforme à l’intérêt de l’enfant en ce que
l’adoptante « en qualité de tante paternelle de l’enfant le prend en charge depuis le décès de son père, la
mère biologique de l’enfant ayant “refait” sa vie et étant partie vivre avec un autre homme après son veuvage, dans le clan de celui-ci » : or, « cette façon de procéder protège l’enfant qui reste vivre dans le clan
paternel, qui en est responsable », étant entendu que « à l’opposé celle-ci ne disposerait d’aucune place
dans le clan ayant accueilli sa mère ». Il souligne ensuite que le procès-verbal de palabres prouve
sans ambiguïté « la volonté du clan X, soit les paternels, que l’enfant reste dans la famille et garde le nom
patronymique de X., raison pour laquelle l’ensemble des responsables du clan sont favorables à l’adoption de
l’enfant par sa tante maternelle, Denise X ».
203 - Cf. par ex. TPI Nouméa, sect. Koné, 21 août 1991 (RG 46-91). Sur cette question, cf. infra.
204 - �Cf. TPI Nouméa 20 avril 2011, préc. : « À travers les grands-parents, c’est en fait le clan qui adopte l’enfant dont
le statut mixte lui interdisait une intégration juridique directe et via un lien clanique paternel qui n’existait
pas ».
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Si l’enfant appartient à un autre clan, son accord doit également être recherché. Ainsi, dans
l’affaire soumise au TPI Nouméa 7 novembre 2011 (RG 9-1687), Marie-Rose A. demandait au tribunal de prononcer l’adoption simple de l’enfant Marie-Angella Y. : elle expliquait que l’enfant
lui avait été confié depuis sa naissance par la mère qui était ensuite décédée. Le conseil de famille
avait été réuni et avait donné son accord. Restait à obtenir l’assentiment du clan Y auquel appartenait la mère de l’enfant. Marie-Rose A. saisit le clan, demande un procès-verbal de palabre,
sans succès. Le tribunal qui, entre temps a constaté que tous les intéressés sont de statut civil
coutumier et qu’il convient donc de se prononcer sur une adoption coutumière, charge un des
assesseurs coutumiers d’accompagner la demanderesse pour entrer en contact avec le clan Y. Une
coutume de pardon est faite entre Marie-Rose et le chef du clan Y. et Marie-Angella précise que
« les tontons lui ont demandé de changer de nom car ce sont les A. qui l’ont élevée ». Le tribunal constate
que l’adoption est conforme aux principes coutumiers en ce que l’adoptante a recueilli l’enfant
et l’a prise en charge depuis la naissance, « et qu’elle a, accompagnée d’un membre de la juridiction,
rencontré le chef du clan Y. et réalisé les gestes qui permettent que l’adoption coutumière soit réalisée.
Ainsi, le tribunal a pu constater que le clan Y est favorable à la mesure sollicitée et a donné son accord
par l’intermédiaire du chef de clan » ; en outre l’adoption est conforme à l’intérêt de l’enfant qui va
prendre le nom des A : « ainsi, cette façon de procéder protège l’enfant qui reste vivre dans le clan qui
l’a accueillie, et qui en est responsable », étant rappelé que celle-ci « ne dispose plus de place chez ses
utérins compte tenu du fait qu’elle a toujours vécu chez les A » : « l’adoption vient donc régulariser une
situation de fait au terme de laquelle Marie-Angella dépend maintenant du clan A ».
On observera qu’en l’espèce, le tribunal se contente de la délibération du conseil de famille et
ne demande pas un procès-verbal de palabre du clan A. Il est vrai que l’enfant y a toujours vécu…
X
X X
SECTION 3. LA DISSOLUTION DU MARIAGE
Antoine Nallet
Doctorant à l’Université Jean Moulin – Lyon - III
Présentation – Le présent travail est le résultat d’une première recherche menée à partir du
corpus de décisions constitué par le LARJE et référencé sur le site : http://coutumier.univ-nc.nc/.
La recherche a été menée courant septembre 2015 à partir d’une base de données contenant
sur le thème de la dissolution du mariage coutumier 62 décisions. La présente note expose les
objectifs, les matériaux, le résultat de la recherche puis une analyse de la motivation des arrêts.
Objectifs de la recherche – La recherche a pour objectif, d’une part, de révéler les tenants et
aboutissants de la dissolution du mariage coutumier telle que pratiquée par les juridictions
coutumières de Nouvelle-Calédonie, et d’autre part, de préciser les interactions susceptibles
d’exister avec le droit civil commun. La particularité de la coutume kanak, du droit coutumier,
ne peut conduire a priori à un syncrétisme de la dissolution du mariage. Ainsi, le travail effectué s’inscrit davantage dans une démarche didactique afin de savoir quelles sont les conséquences du prononcé de la dissolution du mariage.
85
�86
Matériaux de recherche – Nous avons obtenu, à partir de la base de données, 62 entrées correspondant au mot-clef « dissolution du mariage ». Toutefois, la thématique abordée recouvre
nécessairement d’autres problématiques soumises aux juridictions coutumières – à titre
d’exemple nous pouvons citer toutes les problématiques liées aux pensions alimentaires. Aussi,
un travail liminaire de tri doit être entrepris, si bien que, parmi ces 62 entrées, 50 concernent
exclusivement la dissolution du mariage.
Au sein de ces 50 entrées, 30 jugements ont été rendus par le tribunal de première instance et
20 arrêts par la Cour d’appel de Nouméa. Nous avons donc travaillé sur la base de 50 décisions
s’étendant d’avril 1986 à janvier 2015.
Résultats de la recherche – Le mariage sous le régime coutumier kanak est une institution
particulière. Il est une union entre deux êtres, et surtout une union entre deux clans. Il y a
donc un double lien d’alliance, entre les clans et les individus.
L’union clanique est principalement constituée par ce qui est appelé « la promesse du don de
vie »205 : un clan confie à un autre la responsabilité de prendre soin d’une femme, laquelle donnera des enfants qui appartiendront au clan paternel. Le rôle de la femme par son mariage est
donc le « don de vie », ce qui permet, par là même, la permanence du clan à travers les siècles.
Les époux doivent nécessairement appartenir à deux clans différents, ils ne doivent pas vivre
« du même côté du tas d’ignames »206.
Le parallélisme des formes et des compétences conduit à appliquer les mêmes règles au
mariage coutumier et à la dissolution de celui-ci : il appartient aux clans des époux de décider
ensemble de défaire le mariage qu’ils ont formé. En cas de refus des clans de s’accorder sur la
dissolution, c’est la juridiction coutumière qui devra se prononcer. Nous allons donc envisager
une analyse des causes des demandes (1), des règles procédurales (2), puis des conséquences de
la dissolution du mariage207 (3).
I. LES CAUSES DE DEMANDES DE DISSOLUTION DU MARIAGE
Les demandes en dissolution du mariage sont principalement dues à des faits de violences et/
ou d’adultère du mari208. Au demeurant, l’analyse des décisions révèle de manière systématique
que la dissolution peut être demandée pour faute ou par consentement mutuel.
La dissolution pour faute peut résulter de la commission d’un fait fautif soit à l’encontre
des clans, soit à l’encontre d’un époux(se). Ainsi, la dissolution peut être demandée lorsqu’un
époux(se) a manqué à ses obligations coutumières (TPI Nouméa, jugement n°120 du 3 février
1992, U. c/ W.). Quant à la faute commise à l’encontre des époux, le juge de Lifou a donné
une définition coutumière précise des devoirs entre époux : « [...] la coutume de même qu’elle
205 - Voir en ce sens TPI Nouméa, section détachée de Koné, n° RG : 09056/97/10.
206 - CA Nouméa, 7 novembre 2011, n° RG 9-1700. L’igname est le symbole de la vie qui scelle les alliances.
207 - � a dissolution du mariage ne se limite pas à la séparation. Elle peut également tenir du décès d’un des époux et
L
du remariage de l’époux(se) de l’absent. Toutefois, dans le cadre de l’étude entreprise nous nous intéresserons
exclusivement à la dissolution du mariage en cas de séparation.
208 - � A Nouméa, 19 avril 1993, n° RG : 43-92 ; TPI JAF Nouméa, 5 février 2013 ; TPI Nouméa, 16 août 2010,
C
n° RG n° 10-789 ; CA Nouméa, 15 janvier 1998, n° RG : 401-97 ; CA Nouméa, 15 novembre 1999, n° RG : 84-99 ;
CA ouméa, 20 avril 2000 n° RG : 211-99 ; TPI Nouméa, JAF, 9 janvier 2015, n° RG : 14-312.
N
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
consacre les obligations de fidélité, de secours, d’assistance, condamne les comportements
mettant en péril la vie morale et matérielle de la famille. »209
Lorsque la dissolution est demandée par consentement mutuel, l’accord des clans est tout
de même nécessaire. Au reste, il semble difficile de déterminer avec précision si les causes de
dissolution invoquées ont une influence sur son acceptation. L’ensemble des arrêts qui ont
été soumis à l’analyse relatent exclusivement la procédure à suivre pour demander la dissolution du mariage. Dès lors, l’issue de la solution est incertaine, les juges invitent seulement les
parties à recueillir l’avis des clans avant la saisine d’une juridiction (CA Nouméa, 23 avril 2007,
n° RG : 06-414 ; CA Nouméa, 5 mars 2007, n° RG : 06-509 ; CA Nouméa, 23 mai 2005, n° RG :
04-320 ; CA Nouméa, 7 juillet 2003, n° RG : 397- 2002).
II. LES RÈGLES PROCÉDURALES RELATIVES À LA DISSOLUTION DU MARIAGE
Les articles 7 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999, 40 et suivants de la délibération
du 3 avril 1967 disposent de la procédure coutumière applicable en matière de dissolution
du mariage. Le principe de parallélisme des règles de formes et de compétences exige que
seuls ceux qui font l’union entre deux êtres puissent le défaire. Une définition du mariage
coutumier est donnée par la jurisprudence : « [...] le mariage en Nouvelle-Calédonie est
un contrat ne concernant pas que les seuls époux, qu’il a pu être défini comme étant “un
contrat civil par lequel un clan cède à un homme d’un autre clan une femme en vue de la
procréation” » (CA Nouméa, 25 septembre 1995, n° RG : 44/92). Le clan maternel confie la
femme au clan du mari, lequel devra prendre soin d’elle et des enfants issus du lignage. Dès
lors, elle ne peut retourner dans son propre clan que si les clans maternel et paternel s’accordent à cette solution.
Aussi, si ce sont les clans qui déclarent le mariage, ce sont aussi les clans qui en prononcent
la dissolution (cf. CA Nouméa, 24 avril 2013, n° RG : 2012/-503, W. c/ P.). Ainsi, les juges ont
rappelé dans de nombreuses décisions que le « mariage n’est pas seulement l’union d’un homme
et d’une femme, il scelle également l’alliance entre deux familles et deux clans ; la dissolution
du mariage est donc aussi l’affaire des clans des époux et il y a lieu de solliciter leur avis avant de
statuer sur la demande » (TPI Nouméa, ordonnance n° 1775 du 5 août 1997, L. c/ W.). La dissolution est acquise par une simple déclaration devant l’officier de l’état civil. Ladite déclaration
étant par la suite enregistrée. Pour autant, cet enregistrement ne crée pas le droit, il ne fait que
le constater210. Seule la décision des clans est créatrice de droit.
De ce point de vue, il est constaté que la procédure est par principe dé-judiciarisée. La saisine des juridictions coutumières revêt un caractère subsidiaire. La demande en dissolution
du mariage ne peut être déclarée recevable qu’après l’épuisement du préalable coutumier. La
Cour d’appel de Nouméa précise que le « préalable coutumier » revêt un caractère d’ordre
public et, au-delà, son absence « constitue une fin de non-recevoir faisant obstacle à la recevabilité de l’action devant la juridiction judiciaire »211.
209 - R. Lafargue, La coutume judiciaire en Nouvelle-Calédonie, p. 130, citant TPI Nouméa, sect. Lifou, n° 1 du 14 janvier
�
1994, W. c/ U.
210 - R. Lafargue, La coutume judiciaire en Nouvelle-Calédonie, op. cit., p. 124.
211 - CA de Nouméa, 9 septembre 2013, n° RG : 12-226.
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�88
Le préalable coutumier suppose une réunion des deux clans afin qu’ils donnent leur accord
à la dissolution du mariage. Il s’agit d’une discussion organisée selon les usages et coutume
kanak à l’issue de laquelle une décision coutumière est adoptée. Il est précisé, dans certains
arrêts, que la décision de défaire l’union ne dépend pas des seuls chefs de clans, mais bien de
la décision collective des clans tout entiers, réunis dans le cadre d’un « palabre »212. Dès lors,
le refus émis par le(s) chef(s) de clan ne suffit pas à constater le bon déroulement du préalable
coutumier213. Cette décision doit être transcrite dans le cadre d’un acte coutumier (art. 1 de la
loi 2006-15 du 15 janvier 2007), cette exigence de forme étant posée par la jurisprudence.
En cas de refus des clans, ou plus précisément en cas d’impossibilité de trouver un accord
entre eux, cette carence doit être établie par la voie d’un acte public coutumier. Cela suppose
la rédaction d’un acte coutumier au sens de la loi du pays du 15 janvier 2007. Le respect de
cette procédure est rappelé – essentiellement dans les arrêts récents – dans la motivation de la
décision214. Il est précisé que la consultation des clans n’est pas de recueillir un « simple avis »,
mais il s’agit d’une véritable « décision exécutoire [...] soumise à une formalité de publicité
auprès des services de l’état civil coutumier »215.
Le constat de la décision des clans (ou de l’absence de décision) par un acte coutumier revêt
une importance primordiale, non seulement en ce qu’il constitue un préalable nécessaire à la
demande en dissolution judiciaire du mariage, mais surtout en ce qu’il joue un rôle probatoire
devant les juridictions coutumières. La spécificité des règles énoncées conduit à considérer
la dissolution du mariage comme une procédure dé-judiciarisée, le juge n’intervenant qu’à
titre subsidiaire. Le mariage est perçu d’abord comme l’alliance entre deux clans qui se double
d’une union entre deux personnes.
III. LES CONSÉQUENCES DE LA DISSOLUTION DU MARIAGE
Le mariage coutumier est l’affaire des clans qui le font et le défont. En conséquence, les clans,
directement associés au mariage qu’ils ont porté, ne peuvent être tenus à l’écart de sa dissolution. L’union entre deux êtres crée des alliances inter-claniques que les époux ne peuvent, par
leur seule volonté, défaire. Pour autant, le lien formé par le mariage n’est pas bicéphale – à la
fois clanique et individuel – car il s’agit de l’alliance de deux clans à travers deux personnes.
Il y a là l’idée de consubstantialité des liens formés par l’union. Or, sur ce point, il convient
de rappeler que l’union contractée entre les clans est indissoluble et durera jusqu’au décès du
dernier enfant issu de l’union entre les époux.
Si l’union des clans est indissoluble, cela n’interdit pas aux époux de mettre fin à leur union
personnelle. La situation est alors complexe à analyser. On peut dire que les époux cessent
leur vie commune et que les obligations réciproques issues du mariage s’éteignent. Toutefois,
pour ne pas raisonner comme s’il existait deux unions en une, il est opportun d’analyser cette
situation au regard de la « séparation de corps ».
212 - CA Nouméa, 30 octobre 2014, n° RG : 13/225.
213 - Ibid.
214 - Ibid.
215 - Ibid.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Le terme « séparation de corps » est utilisé stricto sensu dans la motivation d’un arrêt216.
Toutefois, la Cour précise qu’il s’agit là d’une commodité de langage et non d’une référence juridique particulière ou d’un emprunt à l’institution du droit commun. Au surplus,
il subsiste un devoir de secours entre les époux, ce qui justifie par là même la fixation d’une
pension alimentaire217. Toutefois, dans certaines hypothèses, le devoir de secours n’était pas
prononcé à l’égard d’un époux mais du clan : « le clan doit protection à l’époux “divorcé”
lequel “sujet prodigue” n’a nulle autre alternative que de revenir se placer sous sa protection
et dans sa dépendance »218.
Ainsi, les époux se séparent sans que le « lien conjugal » ne soit définitivement rompu.
La dissolution du mariage prononcée avec l’accord des deux clans ne porte pas atteinte à
l’union clanique, mais elle n’annihile pas non plus la liberté individuelle, d’autant que l’engagement coutumier du don de vie a été tenu219. En définitive, l’union interclanique ne
peut être défaite. Elle subsiste jusqu’au décès du dernier enfant né de cette union, alors
que l’union entre deux personnes peut être dissoute. La décision relève d’abord de la compétence des clans220. La spécificité de la coutume kanak peut, à cet égard, être quelque peu
nuancée au regard du droit commun. En effet, la dissolution du mariage ne rompt pas tous
les liens que le mariage a pu former lorsqu’il y a un enfant commun221.
IV. LA QUALITÉ DE LA MOTIVATION DES DÉCISIONS
IV. A. Constat
On note une évolution de la motivation des décisions. Une première évolution a lieu à partir
de 2007 ; avant cette date, la motivation est sommaire, les arrêts sont particulièrement courts
et relatent exclusivement des faits de l’espèce. À partir de 2007, la motivation fait référence à
la loi du pays 2006-15 du 15 janvier 2007 sur les actes coutumiers et à titre liminaire, les juges
rappellent les principes coutumiers applicables de manière claire et précise. À partir de 2010,
l’évolution est encore plus flagrante : les juges rappellent successivement dans leur motivation
– et ce de manière méthodique – les principes coutumiers applicables à l’espèce en cause, puis
les dispositions de la loi du pays 2006-15 du 15 janvier 2007.
Décisions antérieures à 2007 :
• �Aucune motivation en droit : CA Nouméa 6 décembre 1999 n° RG : 343/98 ; TPI Nouméa,
section Koné, 19/25/1993 n° RG : 135/93 ; TPI Nouméa, section détachée de Koné, 25
décembre 1995 n° RG : 166/95 ; CA Nouméa 18 septembre 1995, n° RG : 113/95.
• � ne motivation succincte mais rappelant le principe coutumier : CA Nouméa 25 sepU
tembre 1995, n° RG : 44/92 ; TPI Nouméa, section détachée de Koné 10 août 1995, n° RG :
73/95 ; TPI Nouméa, section détachée de Koné, 18 août 1993, n° RG : 37/90.
216 - Ibid.
217 - CA Nouméa, arrêt n° 567 du 22 novembre 1993, W.c/ W.
218 - R. Lafargue, op. cit, p. 133.
219 - TPI Nouméa, section Koné, 10 mai 2010, n° RG : 09/56.
220 - � PI Nouméa, section Koné, 10 mai 2010, n° RG : 09/56 ; TPI Nouméa, section Koné, 3 mai 1997, n° RG : n° 93/07 ;
T
CA Nouméa, 24 avril 2013, n° RG : n° 2012/503.
221 - � oir not. G. Casu, infra, en ce qui concerne la pension alimentaire.
V
89
�Décisions rendues à partir de 2007 :
90
• �Le contenu des motivations s’est développé : CA Nouméa, 12 avril 2007, n° RG : 76/07 ;TPI
Nouméa, section détachée de Koné, 19 juillet 2007, n° RG : 265/07 ; TPI section détachée
de Koné, 13 décembre 2007, n° RG : 470/07 ; TPI Nouméa, section détachée de Koné,
20 août 2007, n° RG : 303/07 ; CA de Nouméa 3 mai 2007, n° RG : 93/07.
• � e contenu de la motivation est d’une particulière précision : TPI section détachée de
L
Koné, 19 juillet 2007, n° RG : 265/07 ; TPI section détachée de Koné, 12 avril 2007, n° RG :
76/07.
Décisions rendues à partir de 2010 :
À partir de 2010 l’exposé des motifs est riche en éléments coutumiers et juridiques. Les juges
prennent soin de rappeler les principes coutumiers applicables à l’espèce en cause, les dispositions légales (principalement la loi du pays sur les actes coutumiers et la loi organique 99-209
du 19 mars 1999), voire des jurisprudences antérieures222.
IV. B. Analyse
La raison de l’évolution de la qualité des décisions et, plus précisément des motifs, peut poser
question. L’on peut se demander si cela ne vient pas de la présence d’un nouveau juge.
L’on peut aussi se demander si ce changement ne peut provenir par ailleurs du souci de rendre
une meilleure justice, à tout le moins plus efficiente et plus sécuritaire pour les justiciables.
En effet, l’on peut remarquer, dans certaines décisions, une volonté du juge de clarifier la
situation et l’interprétation de la coutume et ce afin que les justiciables et leurs conseils soient
plus au fait du droit qui leur est applicable223. Cette idée peut trouver ses fondements dans le
« rappel à l’ordre » opéré par la Cour de cassation dans son avis du 16 décembre 2005. Cet avis
insiste sur l’importance de la coutume en Nouvelle-Calédonie et la nécessité de la présence
d’assesseurs coutumiers au sein des juridictions de droit commun. Les assesseurs coutumiers,
plus au fait des us et coutumes applicables aux différentes matières concernées, permettent
une meilleure coordination et diffusion des principes coutumiers.
X
X X
222 - �TPI de Nouméa, 26 avril 2012, n° RG : 12/339 ; TPI Nouméa, 28 novembre 2011, n° RG : 11/1347 ; TPI de Nouméa,
7 novembre 2011 n° RG : 11/1213 ; TPI Nouméa, 10 août 2012, n° RG : 12/736.
223 - � A Nouméa, 30 octobre 2014, n° RG : 13/225.
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
SECTION 4. L’AUTORITÉ PARENTALE
Victor Poux
Doctorant à l’Université Jean Moulin – Lyon - III
Présentation
Cette présentation de l’intégration de la coutume kanak dans le corpus législatif en Nouvelle-Calédonie, spécialement en ce qui concerne l’autorité parentale, provient d’une
recherche effectuée à partir d’un corpus de décisions compilées et référencées sur : http://
coutumier.univ-nc.nc/.
La présente étude résulte d’une analyse débutée en septembre 2015 et poursuivie jusqu’en
mars 2016. Le nombre de décisions est, in fine, évalué à 73, la période étudiée allant de 1992
à 2015. À partir de ces matériaux, trois parties distinctes composeront cette note. Après un
rappel des objectifs qui composent cette étude, il conviendra de déterminer le contenu des
différentes règles coutumières utilisées dans les décisions, afin de comprendre les principes
coutumiers qui régissent l’autorité parentale, avant d’illustrer notre propos avec des conséquences liées à l’application des règles coutumières. Enfin, ce sont les modes d’élaboration des
décisions qui seront étudiées, et notamment sous l’aspect « sources du Droit ».
Objectifs de la recherche
Conformément aux objectifs généraux du projet de recherche, la présente étude se doit de
dresser un panorama des règles coutumières relatives à l’autorité parentale à travers l’analyse
des décisions provenant des juridictions coutumières de Nouvelle-Calédonie. Ne se positionnant pas dans un travail qui chercherait à inscrire les règles coutumières dans une volonté de
systémisation, l’objectif réside avant tout dans la recherche des règles principales et des conséquences engendrées. Qui plus est, les dissonances pouvant exister entre le droit coutumier et
le droit civil commun se doivent d’être relevées.
I. PRINCIPES
Que cela soit dans le cadre des règles coutumières kanak ou de droit civil commun, la question de l’autorité parentale aspire à une finalité commune, celle de l’intérêt de l’enfant. Pour
accomplir cette finalité, l’autorité se compose de droits et de devoirs. À titre de prolégomènes, il est loisible de rappeler que le système coutumier se fonde sur une consubstantialité des rapports humains et claniques. Le clan est un élément qui participe pleinement à la
vie sociale et juridique de l’individu ; à ce titre, le cas de l’autorité parentale s’inscrit dans
une logique où les rapports claniques sont primordiaux. Les règles, construites à travers des
prismes différents, divergent dans leurs substances mais également dans les définitions des
termes notionnels. Le Code civil dispose, en son article 371-1, que l’autorité parentale est
dévolue aux parents de l’enfant. Dans le système coutumier, la prise en charge des enfants
est indubitablement liée à la vie des clans. L’autorité parentale est ainsi rattachée à la fois
aux parents et aux différents clans. Afin de décrire les caractéristiques essentielles du droit
coutumier kanak sur la question de l’autorité parentale, il convient d’étudier la signification
de la notion de « parents » pour pouvoir ensuite dresser une typologie des règles relatives à
l’exercice de l’autorité parentale.
91
�I. A. Une possibilité de multiples « parents »
92
En droit civil commun, les parents sont désignés comme étant « les père et mère » de l’enfant,
cette définition s’inscrivant dans la vision traditionnelle de la famille nucléaire, composée des
deux parents et de l’enfant. L’autorité parentale est donc inscrite dans un rapport dyadique,
elle s’exerce ainsi communément entre les deux parents224 ou, dans des cas particuliers, de
façon unilatérale225.
Les règles issues de la coutume kanak ne conditionnent pas l’autorité parentale aux deux
seuls père et mère, les parents sont entendus dans un sens élargi puisqu’élaboré en reflet de la
conception clanique de la famille. C’est donc une multiplicité de parents qui peut être reconnue et donc titulaires de droits et devoirs. Dans une décision rendue par la Cour d’appel de
Nouméa, l’une des parties invoque le fait que : « la coutume reconnaît donc sans difficulté plusieurs parents, les biologiques comme les élevants qu’ils soient les grands-parents ou d’autres
membres de la famille ou encore des adoptants, ce point conférant aux enfants la certitude
d’un ancrage familial dans la mesure du respect des gestes coutumiers »226.
Les règles coutumières sont donc claires, l’autorité parentale peut être dévolue aux parents
biologiques de l’enfant sans pour autant exclure les membres du clan auquel ce dernier est
rattaché. Cette appartenance clanique est primordiale afin de déterminer qui aura l’exercice
de l’autorité parentale.
I. B. Le rattachement clanique, élément central de l’exercice de l’autorité parentale
I. B. 1. L’autorité parentale sans geste coutumier paternel : rattachement de l’enfant au clan
maternel
Si les clans et leurs membres participent activement à l’exercice de l’autorité parentale, il
apparaît que l’appartenance à un clan est exclusive ; ainsi, seul un clan peut exercer l’autorité
parentale. Au départ, et contrairement au droit civil commun, la reconnaissance biologique
de l’enfant n’emporte pas l’autorité parentale : « le fait d’être géniteur n’emporte pas en soi de
statut juridique, ni de droit ni d’obligation à l’égard de l’enfant, la paternité même fondée sur
une réalité biologique étant exclusivement un fait social institué par la norme coutumière ;
qu’ainsi le rattachement de l’enfant à un clan et à une terre est déterminant »227. Le geste coutumier est donc l’élément permettant le transfert d’un clan à l’autre, et plus spécialement le
transfert du clan maternel au clan paternel. À défaut, l’enfant sera rattaché au clan maternel :
« tant que l’enfant n’a pas été donné aux paternels il est à la charge exclusive des maternels »228.
Quel que soit le cas, le clan maternel est le premier de l’enfant, il y restera à défaut de réalisation de geste coutumier de la part du père. Il est intéressant de voir qu’ici, le rattachement
224 - � rticle 372 du Code civil : « Les père et mère exercent en commun l’autorité parentale [...] ».
A
225 - � rticle 373 du Code civil : « Est privé de l’exercice de l’autorité parentale le père ou la mère qui est hors d’état de
A
manifester sa volonté, en raison de son incapacité, de son absence ou de toute autre cause ».
Article 373-1 du Code civil : « Si l’un des père et mère décède ou se trouve privé de l’exercice de l’autorité parentale, l’autre exerce seul cette autorité ».
226 - � A Nouméa, 26 mars 2015, RG n° 14/145.
C
227 - CA Nouméa, 9 septembre 2013, n° 2012/59 ; CA Nouméa, 26 mars 2015, n° 14/45.
228 - CA Nouméa, 9 septembre 2013, n° 2012/59.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
biologique au père n’est pas pris en compte alors qu’en droit civil, dans les couples mariés, le
mari est présumé être le père229. En droit coutumier, le lien du sang est pris en compte au seul
bénéfice de l’oncle utérin : article 62 de la Charte des valeurs : « la naissance d’un enfant est un
acte de foi et un gage d’avenir pour le clan et sa destinée. La naissance implique la reconnaissance du lien de sang avec l’oncle maternel ».
I. B. 2. L’autorité parentale avec geste coutumier paternel : rattachement au clan paternel
Le geste coutumier revêt une importance fondamentale au sein de la société clanique kanak. Il
est avant tout une reconnaissance symbolique ayant une forte portée sociale et juridique permettant, pour le père biologique, de faire reconnaître son statut envers l’enfant. Il est intéressant de voir que, comme en droit civil, la portée du mariage est aujourd’hui amoindrie. Il n’est
ainsi pas nécessaire à la réalisation du geste coutumier : « même en cas de vie commune hors
mariage, l’enfant se voit conférer une place dans le clan du père, à la condition que celui-ci
vienne présenter un geste coutumier afin de réserver l’enfant et la mère. Est considéré légitimement comme père celui qui a accompli vis-à-vis de la mère de ses frères et de leur clan le geste
pour prendre l’enfant »230.
Le geste est donc, dans le cadre de l’autorité parentale, à l’initiative du père biologique. Pour
être reconnu, le geste coutumier est soumis à l’acceptation de la mère et des oncles utérins
auxquels l’enfant est initialement rattaché : « un enfant de statut coutumier ne peut être
reconnu par le père naturel qu’avec l’accord de la mère et des oncles naturels »231. L’acceptation
du geste se manifeste pratiquement par un changement du nom patronymique de l’enfant, qui
se verra confier celui du clan du père : « l’appartenance au clan paternel est alors manifestée
publiquement par le nom ; […] lorsque les clans ont donné leur parole, la réalité de la filiation
n’est plus réversible, l’enfant appartient au clan dont il porte le nom »232.
Dès lors, une fois le geste coutumier réalisé par le père et accepté par la mère et les oncles utérins, l’exercice de l’autorité parentale est dévolu au clan paternel. Ce principe est essentiel à
la compréhension des règles coutumières puisqu’il consacre les effets de la reconnaissance du
geste coutumier. Elle sera d’ailleurs précisée en jurisprudence : « lorsque les gestes ont été faits
pour intégrer l’enfant au clan paternel, il en résulte l’engagement pour le clan paternel de protéger, éduquer et élever l’enfant ; […] il lui incombe, et à lui seul, de pourvoir à ses besoins matériels »233. Mais la jurisprudence n’est pas la seule à avoir apporté une telle précision comme le
démontre l’étude de la charte des valeurs et, plus précisément, de son article 63 selon lequel,
« l’enfant porte le nom du père et de son clan. C’est de la responsabilité du clan paternel de le
maintenir en bonne santé physique et mentale, de l’habiller, de le nourrir, de l’éduquer et de
lui donner une place dans la société ».
Ce nouveau rattachement est considéré par la coutume comme étant définitif, le geste coutumier ayant des conséquences irrévocables : « l’échange propre à la coutume implique qu’il n’est
229 - Article 312 du Code civil : « L’enfant conçu ou né pendant le mariage a pour père le mari ».
230 - CA Nouméa, 26 mars 2015, RG n° 14/45.
231 - � A Nouméa, 22 décembre 2014, n° 14/310 ; CA Nouméa, 16 février 2015, n° 14/285 ; CA Nouméa, 16 mars 2015,
C
n° 14/286.
232 - CA Nouméa, 26 mars 2015, n° 14/45.
233 - CA Nouméa, 11 octobre 2012, n° 11/531 ; CA Nouméa, 26 mars 2015, n° 14/45.
93
�94
pas permis de revenir sur la parole qui a été donnée, surtout quand cette parole scelle l’avenir
d’un enfant ; […] dès lors l’enfant est lié aux maternels et aux paternels par rapport au geste coutumier qui a été fait »234. Il convient cependant de préciser que le geste coutumier, s’il permet
à l’enfant de porter le nom du clan de son père et à ce dernier d’exercer l’autorité parentale,
il ne va pas couper définitivement les liens entre l’enfant et le clan maternel, puisqu’il existe
une possibilité de « naviguer » entre les clans afin de « recueillir les paroles des deux clans »235.
Il existe donc une différence de premier ordre entre l’autorité parentale, telle que le Code civil la
conçoit, et les règles coutumières : celle du rôle actif joué par les membres du clan auquel l’enfant
est rattaché. En comparaison du droit civil, l’autorité parentale est exercée par un cercle de personnes plus élargi. Toutefois, au-delà de cette divergence il existe un point commun entre les deux
droits : l’exercice conjoint de l’autorité parentale entre les père et mère et leurs clans respectifs.
I. C. L’exercice de l’autorité parentale : conjoint et clanique
À l’instar du droit civil commun, exception faite du particularisme clanique, l’autorité parentale est exercée conjointement entre les père et mère : « les parents vivant en concubinage au
moment de la naissance des enfants et ceux-ci ayant été reconnus par les deux parents, l’autorité parentale est exercée conjointement par eux, avec le soutien des membres des clans »236.
De même, lorsque la coutume vient préciser les devoirs de chacun des parents, et ce en fonction de l’appartenance aux clans ou de la séparation de fait des parents, l’exercice de l’autorité
parentale n’est jamais exercé de façon exclusive par l’un d’eux.
Dans la coutume, le principe de solidarité qui lie les parents se manifeste dans le devoir d’aide
et assistance mutuelles et réciproques, et, lorsque les parents ne sont pas mariés, les enfants
appartenant au clan du père, celui-ci a l’obligation de les nourrir et les prendre en charge ; il en
résulte l’obligation pour le père qui a reconnu les enfants, lorsque les parents, non mariés, vivent
séparés, de contribuer aux charges de l’éducation de ses enfants, cette contribution s’appréciant en
considération des obligations coutumières, incluant les solidarités familiales, et en considération
des ressources respectives des parties.237
L’exercice conjoint de l’autorité parentale entre les père et mère est donc une caractéristique,
au même titre que la solidarité clanique, des règles coutumières kanak.
II. CONSÉQUENCES
Suite à la description des caractéristiques principales des règles coutumières en matière d’autorité parentale, deux conséquences semblent pouvoir être dégagées. La première d’entre elles
réside dans le fait que le père biologique de l’enfant, a contrario du droit civil commun, peut
être exclu de l’autorité parentale si le geste coutumier n’a pas été demandé ou accepté. Les
234 - TPI Nouméa, 21 février 2011, n° 09/1428 ; CA Nouméa, 26 mars 2015, n° 14/45.
235 - CA Nouméa, 26 mars 2015, n° 14/45.
236 - � A Nouméa, 22 décembre 2014, n°14/310 ; CA Nouméa, 16 février 2015, n° 14/285 ; CA Nouméa, 16 mars 2015,
C
n°14/286.
237 - � A Nouméa, 16 février 2015, n° 14/285 ; CA Nouméa, 16 mars 2015, n° 14/66. Adde CA Nouméa, 12 juin 2013,
C
n° 13-33 pour un couple marié.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
demandes de reconnaissances tardives de geste coutumier font d’ailleurs l’objet d’un fréquent
contentieux coutumier. Quoi qu’il en soit, la jurisprudence coutumière reconnaît désormais
une possibilité de pouvoir lutter contre cette exclusion. Ainsi, si cette dernière ne prend pas la
forme d’une reconnaissance de l’autorité parentale au père, entraînant un nouveau rattachement clanique, celui-ci a la possibilité, devant les tribunaux coutumiers, de se faire reconnaître
une obligation morale de contribuer à l’entretien de l’enfant. En effet, comme la Cour d’appel
de Nouméa l’a exprimé, « les principes qui fondent l’obligation d’entretenir l’enfant sur le
critère de son appartenance clanique, n’interdisent pas au juge d’entériner l’exécution d’une
obligation naturelle quand, formellement, le père qui n’a pas de droit sur l’enfant, se reconnaît
néanmoins l’obligation morale de contribuer à son entretien »238.
Dans un second temps, les décisions étudiées ont permis de rendre compte de la prégnance
des clans dans la dévolution de l’autorité parentale ; au-delà, les membres des clans possèdent
une réelle influence sur l’éducation et l’entretien de l’enfant. Cette aspiration communautaire
empêche d’envisager le retrait de l’autorité parentale aux vues des conséquences qui affecteraient directement le clan, puisque, comme le souligne la Cour d’appel, « le fait de retirer l’autorité parentale à la mère, reviendrait à supprimer aux maternels toute autorité sur l’enfant et
tout droit de regard quant à son éducation, ce qui ne serait pas conforme au principe dégagé
précédemment, et serait préjudiciable à l’enfant, cette réalité juridique ne correspondant en
aucune façon à la réalité coutumière entourant cet enfant, aucun geste coutumier, ni échange
entre les clans n’ayant été diligenté précédemment afin d’établir une telle situation »239.
III. SOURCES
À titre de remarques générales, il nous faut préciser que les arrêts rendus par la Cour d’appel
de Nouméa connaissent une grande diversité quant aux fondements juridiques dont les juridictions font usage. Une évolution peut être constatée à partir de 2010. Il ressort de notre
étude que cette différentiation des arrêts pourrait être liée à l’arrivée de nouveaux magistrats
en Nouvelle-Calédonie.
Tout d’abord, les arrêts ante 2010 n’explicitent pas le fondement juridique servant au rendu
de la décision, ce qui aboutit à une motivation très factuelle et lapidaire. Il apparaît, de façon
minoritaire, qu’il est fait application du droit civil commun par référence aux textes du code
civil. La plus grande partie de ces décisions ne rappelle pas directement la règle de droit (qu’elle
soit coutumière ou issue du droit civil commun).
Illustrations :
Aucune motivation en droit : CA Nouméa, 18/09/95, n°118/95 ; CA Nouméa, 11/12/95
n°118/95 ; CA Nouméa, 20/12/99 n°158/99 ; CA Nouméa, 16/11/98 n°505/97.
Application du droit civil commun : CA Nouméa, 19/04/99, n°353/98 (ici les juges utilisent les articles
377 et 377-1 du Code civil afin de débouter une demande en délégation de l’autorité parentale).
Ensuite, les arrêts post 2010, quant à eux, établissent une véritable explicitation du fondement
coutumier utilisé. En effet, il est ici possible de constater la prégnance des règles coutumières
238 - � A Nouméa, 6 février 2013, n° 2012/248 ; CA Nouméa, 26 mars 2015, n° 14/45.
C
239 - � A Nouméa, 4 juillet 2011, n° 10/2009.
C
95
�96
servant au fondement des solutions. Le rappel systématique qui en est fait apporte ainsi une
meilleure lisibilité de leur contenu tout en étant source de sécurité juridique. Ce phénomène
se conjugue à une rédaction des règles coutumières dont la charte des valeurs semble être un
exemple de consécration. Il est ainsi permis de remarquer que les décisions postérieures à
2010 placent la coutume au cœur des décisions rendues, parmi les motifs de la décision, à la
différence des décisions antérieures, tout en apportant une meilleure accessibilité au contenu
des règles. Ainsi, au sein des motifs, le raisonnement s’établit parfois en deux parties : une
première relative aux principes coutumiers applicables et une seconde relative à l’application
des principes coutumiers au cas d’espèce. Il est cependant intéressant de percevoir que les
parties, même si elles peuvent évoquer le respect de la règle coutumière, n’en produisent pas
le contenu explicite.
Illustrations :
Le contenu de la coutume est développé :
Sur le fait que la parenté soit considérée comme une réalité sociale et non biologique : CA
Nouméa, 21/07/11, n°11/00214 ; CA Nouméa, 09/09/13, n°2012/59 ; CA Nouméa 26/03/15,
n°14/00045.
La décision CA Nouméa, 26/03/2015, n°14/00045 est particulièrement riche puisqu’elle rappelle plusieurs règles coutumières (voir supra).
De la même façon, les juges utilisent avec abondance la Charte des valeurs au sein des motifs.
Au même titre que le rappel de la règle coutumière, cela est facteur de lisibilité et de sécurité
juridique. Il n’a pas cependant été constaté, à la lecture des arrêts les plus récents, que les parties utilisent également les articles de la Charte des valeurs.
Illustrations :
Les juges citent la charte des valeurs :
Citation de l’article 66 : TPI Nouméa, 09/01/15, n°14/00948 ; TPI Nouméa, 11/03/15, n°14/01455.
Citation des articles 62, 63, 64, 65 : TPI Nouméa, 16/03/15, n°14/00155 ; TPI Nouméa, 16/03/15,
n°14/00286 ; TPI Nouméa, 16/03/15, n°14/00301 ; TPI Nouméa, 20/01/15, n°14/01554.
Une particularité peut enfin être soulignée dans le fait que la Cour d’appel de Nouméa, cite
fréquemment sa propre jurisprudence au sein des motifs.
Illustrations :
Les juges citent leur propre jurisprudence :
Deux jurisprudences sont citées dans les motifs (CA Nouméa, 9/09/13, n° 2012/59 ; TPI Nouméa,
21/02/11, n° 09/1428) au sein d’une même décision (CA Nouméa, 26/03/2015 n° 14/00045).
Dans la décision en date du 16/12/15, les juges citent comme « jurisprudence constante » les
arrêts suivants : CA Nouméa, 12/12/13, n° 2013/9 ; CA Nouméa, 20/03/14, n° 2012/519 (contenu
de la règle : transfert du clan maternel au clan paternel conditionné par la réalisation de gestes
coutumiers).
Est également cité l’arrêt CA Nouméa, 30/10/14, n° 2013/348 (contenu de la règle : le père a
l’obligation de nourrir l’enfant et de pourvoir à ses besoins si celui-ci porte son nom).
X
X X
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
SECTION 5. LES PENSIONS ALIMENTAIRES
Gatien Casu
Maître de conférences en droit privé à l’Université Jean Moulin Lyon - III
Présentation
Cette présentation de l’intégration de la coutume kanak dans le corpus législatif en
N
ouvelle-Calédonie, spécialement en matière de pension alimentaire, est réalisée dans le
cadre de la recherche effectuée à partir du corpus de décisions compilées et référencées sur :
http://coutumier.univ-nc.nc/.
Matériaux
Cette note présente le compte rendu d’une première recherche effectuée en octobre 2015 à
partir d’un corpus de décisions accessible depuis la plateforme consacrée au projet. Cette première recherche a été actualisée le 2 juin 2016. Les décisions étudiées, au nombre de 109, ont
été sélectionnées à partir d’une recherche par mots-clés : « pension alimentaire / subsides ».
Résultats
Les pensions alimentaires peuvent être demandées dans des contentieux divers, diversité qui
s’est retrouvée dans le panel des décisions rendues en formation coutumière et qui peut être
présentée. Les résultats de l’étude des décisions pourront ensuite être exposés en distinguant
les conclusions pouvant être faites sur le fond de celles relevant des sources du droit.
I. SUR LES TYPES DE CONTENTIEUX
Il ressort du dépouillement des arrêts qu’une pension alimentaire peut être versée dans des
hypothèses diverses. On note toutefois deux cas récurrents constituant, à eux seuls, plus de la
moitié des arrêts étudiés.
Dans le premier cas, un (ou des) enfant(s) naissent à l’occasion d’une relation de concubinage.
Lorsque les parents se séparent, l’un d’eux (souvent la femme, chez qui l’enfant réside) sollicite
une pension alimentaire. Plus de 30 décisions illustrent cette première hypothèse.
Dans le second cas, l’un des époux (il s’agit souvent de l’épouse) quitte le domicile conjugal
(avec les enfants) et demande le paiement d’une « contribution aux charges du mariage ». Une
vingtaine de décisions témoignent de cette hypothèse.
Les décisions restantes présentent des situations qui sont moins récurrentes, sans pour autant
être véritablement résiduelles : laissons de côté les 7 décisions relatives à la composition irrégulière de la juridiction pour nous intéresser à celles statuant sur le fond du droit. On peut classer ces décisions d’un point de vue chronologique : certaines décisions concernent la fixation
d’une pension durant l’instance en dissolution du mariage (9 décisions) alors que les autres
règlent souvent ses conséquences. Il peut alors s’agir de la fixation/révision de la pension ali
mentaire pour la période « post dissolution du mariage » (10 décisions), ou du rononcé d’une
p
97
�98
prestation compensatoire (2 décisions – bien que cette institution n’existe pas en droit coutumier240). On remarquera 2 décisions sur le devoir de secours après le prononcé de la dissolution
du mariage… L’apport des décisions restantes est, pour ce qui nous concerne, résiduel (interprétation et exécution d’un arrêt antérieur ; jugement avant dire droit ; problème procédural
sur la caducité de l’ordonnance de non conciliation ; incompétence…).
II. SUR LE FOND
Les règles qui régissent l’attribution d’une pension alimentaire sont d’origine coutumière,
coutume dont il est difficile d’établir le contenu sinon par les éléments reproduits dans les
arrêts. La coutume kanak, telle qu’elle est reproduite en jurisprudence, s’avère très intelligible.
Il en ressort que la naissance d’un enfant est un événement social. L’enfant appartient au clan
maternel, sauf s’il a été demandé par le clan paternel et effectivement donné à celui-ci. La
transmission de l’enfant obéit à un rite particulier : le « geste coutumier ». Il est très important
de vérifier à quel clan appartient officiellement l’enfant car une série d’obligations découle de
cette appartenance, notamment celle d’entretenir financièrement l’enfant. Souvent, le geste
coutumier est effectué dans le cadre d’un mariage, mais il peut l’être également à l’occasion
d’une reconnaissance de l’enfant par le père. Symboliquement, l’enfant change alors de nom,
il appartient au clan du père qui est débiteur d’obligations. L’étude de la jurisprudence oblige
par conséquent à distinguer deux situations : lorsque l’enfant est né pendant le mariage ou a
été reconnu et appartient ainsi au clan du père (B) et lorsque l’enfant est né hors mariage et
n’a pas été reconnu, l’enfant appartenant alors au clan de la mère (A).
II. A. Lorsque l’enfant né hors mariage n’a pas fait l’objet du geste coutumier
En l’absence du geste coutumier, le père n’a ni droit, ni obligation vis-à-vis de l’enfant, ce dont
il résulte des conséquences très différentes de celles applicables en droit commun. Ainsi, le
père ne peut être condamné au versement d’une quelconque somme d’argent, aucun lien de
droit n’étant reconnu entre lui et l’enfant. Certains arrêts sont explicites à ce sujet241 :
dès lors qu’aucun geste coutumier n’a été fait par le père auprès des oncles utérins des enfants,
et que ceux-ci vivent et sont nourris par le clan maternel, le père n’a aucune existence sociale et
familiale et ne peut donc de ce fait être tenu, dans la coutume, à prendre en charge ces enfants
d’une quelconque façon.
L’un des arrêts étudiés illustre parfaitement cette hypothèse. Dans cette affaire, le dernier des
trois enfants du couple n’avait pas fait l’objet du geste coutumier. Le père ne fut condamné à
verser une pension que pour les deux premiers enfants du couple242.
240 - Cass. Civ. 1ère, 1er décembre 2010, n° 08-20.843, Bull. civ., I, n° 251.
241 - � A Nouméa, 17 juin 2010, n° 08/681 ; CA Nouméa, 9 septembre 2013, n°12/59 ; CA Nouméa, 21 février 2011,
C
n°11/149.
242 - � A Nouméa, 27 septembre 2007, n° 06/494.
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Notons toutefois que, si la coutume semble bien établie, il est possible de déceler une solution
contraire dans l’un des arrêts243. En l’espèce, l’enfant né hors mariage n’avait pas été reconnu
par le père. Il avait pourtant été condamné en première instance à verser une pension de
20 000 FCFP par mois. En appel, le jugement est réformé, mais les motifs interrogent. On
pouvait s’attendre à ce que le juge rappelle l’absence d’obligation alimentaire, faute pour le
geste coutumier d’avoir été effectué. Pourtant, il n’est fait obstacle au prononcé de la pension
qu’en raison de la situation financière du débiteur. Ainsi, à la lecture de l’arrêt, il semble que
le principe de la pension alimentaire est établi et qu’il n’y est fait échec qu’en raison d’une
circonstance de fait : la perte d’emploi de l’époux244.
II. B. Lorsque les parents sont mariés ou lorsque l’enfant a fait l’objet du geste coutumier
Lorsque les parents sont mariés ou lorsque l’enfant a fait l’objet du geste coutumier, ce dernier
appartient au clan du père. Il s’ensuit que ce clan doit subvenir aux besoins de l’enfant (1)
mais, corrélativement, cela devrait signifier que la mère est déchargée de toute obligation et
qu’aucune action dirigée contre elle ne devrait prospérer (2).
1. Lorsque les parents sont mariés ou lorsque l’enfant a fait l’objet du geste coutumier, le
principe d’une contribution du père à l’entretien de l’épouse ou des enfants ne fait guère
débat. La discussion porte essentiellement sur les faits et particulièrement sur les ressources
du débiteur, ressources dont la détermination est nécessaire à la fixation du montant de la
pension. À titre d’exemple, plusieurs arrêts245 discutent du montant de la pension qui doit être
attribuée à la mère lorsque les parents sont mariés. Il en est de même lorsque l’enfant est né
hors mariage mais qu’il a été reconnu par le père246. Le clan paternel doit alors contribuer à son
entretien et son éducation.
2. Corrélativement, le geste coutumier devrait avoir pour conséquence d’exclure toute
demande de pension à l’encontre de la mère. En effet, l’enfant appartenant officiellement au
clan paternel, ce dernier devrait assumer seul son entretien. On note ici une évolution que l’on
peut présenter en trois étapes successives.
Certaines décisions ont d’abord prononcé la condamnation de la mère au versement d’une
telle pension au motif que l’enfant résidait chez le père247. Cette tendance au rapprochement
de la coutume kanak (telle qu’elle est appréciée par la jurisprudence) et du droit commun
est perceptible dans un arrêt de la Cour d’appel de Nouméa du 26 juillet 2010248. Certes, la
solution est habituelle (le père doit verser une pension alimentaire à la mère), mais la motivation est en revanche très intéressante : « en cas de séparation des parents, la contribution
243 - � A Nouméa, 17 juin 2010 n° 08/681.
C
244 - � [D]it n’y avoir lieu, en l’état de la situation financière de parties, à fixer une contribution de M. Y à l’entretien
«
et l’éducation de l’enfant ».
245 - � A Nouméa 17/06/1996, n° 223/95 ; CA Nouméa, 06/12/1999, n° 343/98 ; CA Nouméa 11 décembre 2003,
C
n° 411/2002 ; CA Nouméa 25 mars 2013, n° 12/60.
246 - � PI Nouméa, 22/03/2007 n°50/07 ; TPI Nouméa 3/5/2010, n° 10/388 ; TPI Nouméa, 4/10/2010, n°10/968 ; CA
T
Nouméa, 9/9/2013, n°12/333.
247 - � A Nouméa 2 août 2010 n° 10/738 et TPI Nouméa 16 août 2010, n°10/789 ; CA Nouméa, 29 septembre 2011,
C
n° 10/523 ; TPI Nouméa, 4 juillet 2011, n° 11/731. Notons toutefois que, dans les arrêts étudiés, la mère ne
s
’opposait pas au paiement de la pension. Il n’est pas certain qu’en cas d’opposition, la décision eut été similaire.
248 - � A Nouméa 26 juillet 2010, n° 10/19.
C
99
�100
à ’entretien et à l’éducation de l’enfant prend la forme d’une pension alimentaire versée par
l
l’un des parents à l’autre parent chez lequel l’enfant à sa résidence habituelle ». En d’autres
termes, les qualités de créancier et de débiteur de l’obligation semblent dépendantes du lieu
de résidence habituelle de l’enfant et non, ainsi que le prévoit en principe la coutume kanak,
selon que l’enfant appartient au clan du père ou de la mère. Serait-ce une marque de l’emprise
(sans doute involontaire) du droit civil commun ? C’est une possibilité, mais il faut immédiatement tempérer la conclusion car des décisions récentes, très motivées quant au contenu de
la coutume Kanak, semblent marquer un retour à l’orthodoxie.
Un arrêt de la Cour d’appel de Nouméa du 21 juillet 2011249 est particulièrement évocateur.
Son attendu mérite d’être reproduit dans son intégralité. Selon cet arrêt :
attendu, s’agissant de la demande de contribution à l’entretien des enfants qu’il est constant que
M. Y a reconnu les enfants ; que c’est à bon droit que le premier juge a rappelé que selon les principes coutumiers, les enfants reconnus par leur père, le sont nécessairement avec l’accord de leur
mère ; que cette reconnaissance a pour effet de les rattacher au clan paternel auquel ils appartiennent ; que cette appartenance implique, pour le père, comme pour le clan paternel, l’obligation
de prendre en charge et nourrir les enfants ; qu’il n’y a donc pas lieu de mettre à la charge de la
mère de contribution à leur entretien.
Ce retour aux principes coutumiers fut confirmé l’année suivante par un arrêt de la Cour
d
’appel de Nouméa en date du 11 octobre 2012250. Cette dernière décision est très intéressante,
non seulement par sa solution, mais davantage encore pour sa motivation très détaillée :
attendu, qu’en l’espèce, l’enfant, né le 31 octobre 2006, a été reconnu par le père et porte son nom ;
qu’en reconnaissant l’enfant, avec l’accord de la mère, le père signifie que l’enfant appartient au
clan paternel ; que cette reconnaissance à l’état civil ne fait que rendre publique une décision
coutumière prise par les clans, antérieurement à cette reconnaissance ; Qu’il en résulte l’obligation
pour le clan paternel de protéger, d’éduquer et d’élever l’enfant ; que nulle obligation alimentaire
n’incombe au clan maternel (utérin), qui, en revanche, exerce un droit de regard sur la façon dont
le clan paternel se comporte et tient son engagement de protéger cette vie que les utérins lui ont
donnée ; Qu’ainsi le père ne peut, en principe, solliciter de contribution alimentaire à charge de la
mère de l’enfant, d’autant que rien ne lui interdirait de se retourner, d’abord, vers les membres de
son propre clan au titre de la solidarité qui lie l’ensemble des membres composant le clan paternel
vis-à-vis de l’enfant, et ce tant que l’appartenance de l’enfant au clan paternel ne sera pas remise
en cause.
L’application de la règle coutumière pourrait toutefois aboutir à des solutions rudes, sinon
injustes. Le juge tente alors d’atténuer la rigueur coutumière, sans toutefois écarter expressément son application. Le juge n’affronte pas la coutume, mais il voit très bien que dans
certaines hypothèses bien particulières, son application abrupte serait excessive. Ainsi, dans
une décision récente251, la Cour d’appel de Nouméa a subtilement contourné la règle coutumière par l’invocation, d’une part, de la Charte des valeurs et, d’autre part, de la « turpitude du
mari ». En effet, le père invoquait l’absence de geste coutumier pour échapper au versement
249 - � A Nouméa, 21 juillet 2011, n° 11/214.
C
250 - � A Nouméa, 11 octobre 2012 n° 11/531.
C
251 - � A Nouméa, 1er octobre 2015, n° 14/00240.
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
d’une pension alimentaire, sauf que l’absence de geste coutumier n’était due qu’à la relation
de concubinage qu’il avait volontairement liée avec une autre femme. L’application de la coutume issue des arrêts antérieurs (lesquels étaient d’ailleurs invoqués par le requérant) aurait
permis au père d’échapper au versement de la pension. L’invocation des principes de la Charte
des valeurs permet au contraire de le condamner.
III. SOURCES DU DROIT
La lecture de ces décisions suscite des remarques importantes, tant quant à la motivation des
décisions (A) qu’au sujet de l’évolution de la règle coutumière (B).
III. A. Sur la motivation des arrêts
On note une modification dans la motivation des arrêts. Les arrêts antérieurs à 2010 font
l’objet d’une motivation sommaire portant quasi exclusivement sur les faits. La motivation
en droit se limite souvent à l’invocation voire l’application des règles du droit civil commun.
À compter de 2010, les arrêts comportent souvent un rappel détaillé de la coutume, de la jurisprudence de la Cour de Nouméa voire de la Charte des valeurs.
La motivation des arrêts antérieurs à 2010 est, au mieux expéditive252, au pire, inexistante253.
Les décisions les mieux motivées sont encore celles qui font application du droit civil commun254. On signalera simplement un jugement qui, par exception, cite la règle coutumière
mais tout en invoquant également le droit commun. Dans ce cas précis, la coutume semble
directement retranscrite telle qu’elle a été transmise par les assesseurs coutumiers. Il n’y a
aucun filtre. La décision en question est un jugement du TPI de Nouméa en date du 30 août
1999255, qui indique : « Attendu qu’aux termes seuls du code civil, l’article 214 fait obligation
à l’époux le plus fortuné d’assister financièrement le plus démuni, et cela en raison même des
liens de mariage ; mais attendu que le Tribunal, dans son actuelle composition remarque que,
d’un point de vue coutumier, pour contraindre l’époux à soutenir financièrement l’épouse, il
faudrait qu’ils résident ensemble […] attendu que l’épouse se devait de réfléchir avant de dire
oui au grand chef sur le mariage, même si l’époux est alcoolique et qu’il lui appartient d’assumer ses choix ». À l’inverse, dans les décisions postérieures à 2010, si la coutume est citée par
le juge, elle est reformulée.
À compter de 2010, il s’opère une mutation flagrante. La motivation est davantage détaillée :
le contenu de la coutume est développé256, les juges citent presque systématiquement leur
252 - � ar exemple : CA Nouméa 19 juin 1995 n° 46/95 qui renvoie à une « jurisprudence constante » sans autre précision.
P
253 - � A Nouméa 18 septembre 1995, n° 113/95 ; CA Nouméa 17 juin 1996, n° 223/95 ; CA Nouméa 26 mai 1997
C
n° 47/97 ; CA Nouméa 1er décembre 2008, n° 08/204 ou CA Nouméa 22 janvier 2009, n° 07/120.
254 - � A Nouméa, 15 septembre 2003 (le juge se fonde sur l’article 371-2 du Code civil plutôt que sur la coutume
C
pour considérer que l’enfant est encore à charge malgré sa majorité) ; CA Nouméa, 15 janvier1998 en matière de
prescription de l’action en paiement des arrérages.
255 - � PI de Nouméa en date du 30 août 1999, n° 99002099.
T
256 - � ’agissant de la pension due durant le mariage : TPI Nouméa, 25 juillet 2011, n° 11/818 ; TPI 10 août 2012,
S
n° 12/740. S’agissant de la pension due lors d’une rupture de concubinage : TPI Nouméa, 4 octobre 2010,
n° 10/968 ; CA Nouméa 11 octobre 2012, n° 11/00531 ; TPI Nouméa (Koné), 15 janvier 2014, n° 26/14.
101
�propre jurisprudence257, distinguent clairement l’énoncé de la coutume de son application au
cas d’espèce258 et mentionnent même, parfois, la Charte des valeurs259.
102
Analyse : le changement de motivation interroge, notamment quant aux raisons qui le justifient : est-il lié à l’empreinte de quelques magistrats en poste en Nouvelle Calédonie ? Est-il
justifié par la seule volonté de concourir à la reddition d’une justice meilleure ? Nous remarquons, en effet, que la motivation est souvent détaillée lorsque la coutume s’oppose aux règles
du droit civil commun. Cette opposition est parfois violente, ainsi qu’en témoigne l’arrêt déjà
cité de la Cour d’appel de Nouméa du 11 octobre 2012260. Le juge refuse alors de s’émanciper
de la coutume dans la mesure où le demandeur « ne propose rien d’autre que la substitution
au droit coutumier des règles du Code civil, la seule perspective offerte étant la transposition
pure et simple des principes du Code civil sans fournir la moindre justification à ce qui serait
une violation caractérisée de la règle coutumière ». La motivation détaillée serait-elle, par
réaction, une manière de préserver la spécificité de la coutume ?
III. B. Sur l’évolution de la coutume
S’agissant d’une évolution de la coutume, deux arrêts méritent d’être cités. Le premier est déjà
bien connu. Il s’agit de l’arrêt du 11 octobre 2012261. Un enfant, né hors mariage, est reconnu
par son père et réside chez lui. Une résidence alternée est ensuite organisée. Toutefois, la
mère ne respecte pas ses engagements. Le père demande alors la garde exclusive ainsi qu’une
pension alimentaire. Le premier juge refuse la pension alimentaire, conformément à la règle
coutumière. Le père, sachant que la coutume lui est défavorable, demande une évolution de
celle-ci. Certes, l’enfant appartient au clan paternel, qui doit l’entretenir, mais la mère gagne
davantage d’argent que le père. Ne serait-il pas juste qu’elle paye également ? La Cour d’appel
s’avère finalement intransigeante : « en suggérant une évolution de la coutume (M. X) ne
propose rien d’autre que la substitution au droit coutumier des règles du Code civil, la seule
perspective offerte étant la transposition pure et simple des principes du Code civil sans fournir la moindre justification à ce qui serait une violation caractérisée de la règle coutumière ».
Cet arrêt peut être analysé de deux manières. À première vue, il tend à préserver la règle coutumière contre les tentatives d’assimilation au droit civil commun. Toutefois, on peut également
constater que les juges ne ferment pas la porte à l’évolution. Une interprétation a contrario
peut laisser à penser que des raisons impérieuses auraient permis de faire évoluer la coutume…
S’agissant du second arrêt, les parties avaient sollicité une évolution de la coutume en raison
de sa contrariété par rapport à la Convention européenne des droits de l’homme. En effet,
la mère conteste l’impossibilité pour elle de demander des subsides sur le fondement de la
coutume (l’enfant n’ayant pas été reconnu par son père, il appartient au clan de la mère).
L’arrêt est très intéressant. Le juge utilise tout l’arsenal juridique à sa disposition pour arriver
257 - � ar exemple : CA Nouméa 11 octobre 2012, n° 11/531 ; CA Nouméa, 9 septembre 2013, n° 12/59 ; TPI Nouméa,
P
9 janvier 2015, n° 15/1 ; TPI 9 janvier 2015, n° 15/2 : CA Nouméa, 26 mars 2015, n° 14/145 ; CA Nouméa, 26 mars
2015, n° 14/45.
258 - � A Nouméa, 26 mars 2015, n° 14/45.
C
259 - � PI Nouméa, 9 janvier 2015, n° 15/1 (qui se fonde sur l’article 62 de la Charte) ; CA Nouméa, 1er octobre 2015,
T
n° 14/00240 ; TPI Nouméa, 1er décembre 2014, n° 14/95.
260 - � A Nouméa, 11 octobre 2012 n° 11/531.
C
261 - � bid.
I
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
à la conclusion que, non seulement la règle coutumière ne viole pas l’article 8 de la CEDH,
mais elle permet au contraire d’assurer sa bonne application. En effet, le respect de l’article
8 « postule », selon les juges, l’application des règles coutumières. La lecture de l’arrêt laisse
transparaître l’embarras du juge face à une question effectivement très délicate : le contrôle
de conventionalité de la coutume !
103
�CHAPITRE 3
LE CONTENTIEUX CLASSIQUE DE LA TERRE
104
Terres de mémoires : Les Terres coutumières, une question d’identité
et d’obligations fiduciaires
Régis Lafarge
Magistrat, docteur en droit – HDR
Considérant qu’il est de principe que lorsqu’une puissance maritime se rend souveraine d’une terre
non encore occupée par une nation civilisée et possédée seulement par des tribus sauvages, cette
prise de possession annule tous les contrats antérieurs […] Qu’en conséquence, les chefs et les indigènes de la Nouvelle-Calédonie et de ses dépendances n’ont jamais eu ni ne peuvent avoir le droit
de disposer en tout ou partie du sol occupé par eux en commun, ou comme propriété particulière,
soit par vente, échange, don volontaire ou mode de transmission quelconque, en faveur d’individus
qui ne font pas partie de leur tribu, qui ne sont pas aborigènes dudit territoire.
Du Bouzet, 1855
Le Pasteur Leenhardt faisait en 1952 ce constat qui suffirait en soi à épuiser notre sujet :
Le sol appartient à ceux qui se sont confondus avec lui, les ancêtres et êtres mythiques. Ils en sont les
propriétaires éminents. L’homme leur descendant n’en est que le possesseur, le titulaire. Il peut céder
la jouissance partielle ou l’usufruit entier du sol à d’autres, il ne peut l’aliéner […] il s’informa (le
chef Boula) « à qui offres-tu les prémices de ta récolte ? – À un tel ». En remontant de l’un à l’autre,
il est arrivé chez quelques hommes qui répondaient : « les prémices de mon champ ? Je ne les offre
à personne, sinon aux dieux, à l’autel ». C’est donc chacun de ces hommes qui était, dans sa région,
le possesseur, le titulaire du sol. Il avait cédé la jouissance de diverses parcelles à quelques familles
usufruitières, mais il restait le Maître, non le propriétaire : la propriété éminente est aux dieux, elle
est d’ordre religieux.262
Les « Terres » coutumières (avec un « T » majuscule) ne sont pas des terres comme les autres.
C’est toute la spécificité juridique kanak (le statut personnel) qui trouve sa source dans la
« Terre ». Car ce sont les clans qui sont investis de la garde du foncier et, à ce titre, de la
mémoire en tant que représentants d’une lignée d’hommes « appartenant » à cette « Terre ». La
Terre est donc le principe de toute organisation sociale en Océanie où les sociétés humaines
(de type segmentaire) se construisirent sans structure étatique.
La Terre, avec en arrière-plan le culte des ancêtres, revêt une dimension mythique. Car la Terre
c’est l’ancêtre, mais souvent aussi le Totem. La Terre c’est l’Homme et toute une généalogie :
des générations d’hommes qui se sont nourris de cette Terre et qui, en retour, en ont nourri la
262 - � . Leenhardt, « La propriété et la personne dans les sociétés archaïques », Journal de la Psychologie, juillet-
M
septembre 1952, p. 278-292, spéc. p. 279-280. Éric Rau évoque aussi cette « échelle des prémices offertes par son
peuple. Ceux qui ne devaient hommages à personne furent déclarés premiers occupants », É. Rau, Institutions et
Coutumes canaques, [1944], L’Harmattan, 2005, p. 170.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
mémoire. La Terre est donc une identité et une appartenance réciproque : « le sol appartient à
ceux qui se sont confondus avec lui » écrivait le pasteur Leenhardt. C’est le même constat que
fait Mme Marilyn Strathern (Université de Cambridge) lorsqu’elle affirme : "… It is possible to
envisage at one and the same time people as the owners of land and the land as owners of people" 263.
On le constate à la lecture de certaines décisions : les hommes appartiennent à leur terre, autant que
celle-ci leur appartient. Ils en sont issus au même titre qu’ils sont issus d’une lignée d’hommes, ce qui amène
à confondre la Terre avec les ancêtres. C’est la raison pour laquelle les Kanak se revendiquent comme
« Peuple autochtone » (étymologiquement khthôn = « terre ») issus du sol même où ils vivent, par
opposition à ceux venus par immigration. D’où l’expression « identité chtonienne » utilisée pour
parler de l’existence sociale (au-delà de la seule identité) conférée par la Terre aux hommes.
Le marqueur identitaire qu’est la Terre, et le fait qu’autour d’elle s’organisent tous les rapports
sociaux, explique l’importance que revêt pour certains de nos contemporains, Kanak souvent
jeunes et insérés dans le tissu économique « occidental », la possibilité de recouvrer le statut
coutumier de leurs ancêtres. Ces demandes « d’accession au statut coutumier kanak » sont
justifiées par la volonté de conserver des prérogatives en lien avec la terre264. Car finalement
qu’est-ce qu’un autochtone sans terre dans un monde soumis à la pression migratoire ? Si
« Kanak » signifie autochtone alors il appelle le statut coutumier kanak. Cela explique que le
statut personnel ouvre sur des droits spécifiques pour une partie de la population qui se définit comme une communauté à part, sur la base d’un principe d’antériorité et d’une spécificité
culturelle – en un mot, une identité chtonienne.
Mais cette spécificité (les silences sont significatifs) est désignée non point par référence à
l’ethnie, mais par un terme polysémique, la « Coutume », qui l’ancre dans la Terre (identité
chtonienne).
Cet ancrage de l’identité sociale et juridique dans la Terre explique que le statut coutumier
kanak, s’il existe dans les textes, existerait aussi bien en dehors d’eux. Car il s’agit profondément d’une normativité vivante. Norberto Bobbio265 (comme Georges Gurvitch en France)
évoquait la Coutume comme un « fait normatif », c’est-à-dire une réalité qui fait norme même
si elle n’est pas reconnue par le Droit (le « pluralisme normatif » est nécessairement plus
vaste que le « pluralisme juridique »). La justesse de son propos se vérifie toujours aujourd’hui.
L’identité par le Droit (notre belle mécanique des statuts personnels) est de peu de poids face
à l’identité chtonienne. Celle-ci est au principe de tout.
En Nouvelle-Calédonie on explique la revendication indépendantiste par la frustration d’une
revendication foncière non satisfaite : pour réaliser la réforme foncière a été créé en 1986
l’Agence pour le Développement Rural et l’Aménagement Foncier (ADRAF)266, mais trop tard
263 - � . Strathern, "Land: intangible and tangible property?" in Timothy Chesters (ed.), Land Rights, Oxford UniverM
sity Press, 2009, p. 13 et s. (il s’agit de la publication d’un cycle de conférences sur le thème des droits fonciers
données dans le cadre de l’Université d’Oxford au printemps 2005).
264 - � ouméa 29 septembre 2011, RG 11/46, Ministère public c. S… : « L’accession au statut civil coutumier kanak »,
N
note P. Gourdon, D. 2011. 2904-2907 ; Nouméa 19 avril 2012 RG n°2011/384, Ministère public c. P… ; Cass. Civ. 1ère,
26 juin 2013 Procureur Général c. P…, Bull. Civ. 2013, I, n°139 ; JDI 2014 comm. 8, note S. Sana-Chaillé de Néré.
265 - N. Bobbio, La consuetudine como fatto normativo [1942], réédition Giappichelli Editore, Torino, 2010.
266 - � ’ADRAF rachète les terres des descendants de colons pour les redistribuer aux clans qui invoquent un lien à
L
cette terre. Cf. son site : http://www.adraf.nc/
105
�pour éteindre l’incendie. Mais était-ce la véritable raison ? Car revendiquer la Terre en Océanie
c’est revendiquer une identité (« chtonienne ») individuelle et collective. La Terre revêt la force d’un
concept « politique », et ne saurait être réduite à une question de propriété foncière ou de droits réels.
106
Ainsi, la « matrice foncière » est au principe de tout. Car la Terre présente une triple dimension : un « bien » certes, mais aussi le substrat d’un patrimoine « immatériel » (la propriété
intellectuelle autochtone), et au-delà une dimension « spirituelle » (une sacralité, un culte des
ancêtres). Ceci explique la vitalité et l’authenticité d’une revendication identitaire « autochtone » (fondée sur le lien spirituel et même « organique » d’un homme à sa « terre ») que l’on
retrouve dans toute l’Océanie (y compris en Polynésie ou à Wallis-et-Futuna).
La Terre en Océanie est le sanctuaire des clans, tant au propre qu’au figuré. La terre est une
mémoire car elle est une identité et une sacralité, ainsi que le rappelle la Charte du peuple kanak :
Le NOM donné en langue Kanak, lie la personne à son clan et à la terre. Il traduit l’histoire de son
clan dans le cycle intergénérationnel, dans l’espace et le temps / LE LIEN A LA TERRE traduit la
relation charnelle et spirituelle d’un clan avec l’espace naturel où se situe son tertre d’origine où
apparut l’ancêtre et avec les espaces des tertres successifs qui jalonnent son histoire. Plus largement,
le lien à la terre traduit la relation affective liant la famille/ le clan et la terre qui l’a vu naître et
grandir.267
Si le concept de « propriété » ne rend pas compte de la normativité autochtone268, les conceptions défendues par les tenants de « l’autochtonie » attachés à des territoires, et fortement
inspirés par des théories et logiques de droit public (avec en arrière-plan l’idée de défendre
une souveraineté autochtone au sein de l’État) ne sont guère plus adaptées. En effet, la normativité autochtone en matière de Terres n’a guère à voir avec l’idée de souveraineté territoriale,
et donc de Territoires qui seraient des sortes de zones coutumières intégrales. Rien ne justifie
donc de substituer à l’expression « terres coutumières » celle de « territoires coutumiers »
affirmant un pouvoir politique autochtone et une souveraineté concurrente de l’État sur de
larges zones territoriales (comme autrefois existaient des réserves autochtones pour y cantonner les populations voire même des « réserves intégrales » aux îles Loyauté). Cette conception
verrait volontiers les clans reconnus comme des entités de droit public investis de pouvoirs de
puissance publique à la tête d’un patrimoine régi par des règles proches de celles de la domanialité publique. Ce serait une nouvelle tentative de forçage de la coutume pour la faire entrer
dans les catégories prédéterminées par notre droit public – si ce n’est une nouvelle forme de
colonisation juridique. Le concept de « territoires coutumiers », pour séduisant qu’il soit en
apparence, brouille les pistes : il ne rend pas compte de la subtilité que recouvre le « Droit de
la Terre » en contournant la vraie difficulté qui est de retrouver avec les mots et techniques
de notre Droit la vérité, l’essence même, des concepts autochtones au lieu de poursuivre un
dessein politique déterminé au risque de faire encore subir au système juridique autochtone
des orientations qui l’éloignent de sa vérité (comme l’avait fait en son temps le gouverneur
Guillain tout pénétré qu’il était des idées fouriéristes de son temps – voir nos développements
sur ce point en conclusion).
267 - � xtrait de la Charte du peuple kanak (26 avril 2014), Chapitre 1 « Valeurs fondamentales de la civilisation
E
kanak », articles 2 et 4. Voir aussi les articles 24, 25 et 26 de la même Charte.
268 - � . Lafargue, « La “Terre-Personne” en Océanie. Le Droit de la Terre analysé comme un droit moral et un devoir
R
fiduciaire sur un patrimoine transgénérationnel », in S. Vanuxem et C. Guibet Lafaye (dir.), Penser la propriété, un
essai de politique écologique, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2015, p. 23-36.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Les théories telles que la fiducie ou ce que les Anglo-Saxons appellent stewardship269 sont beaucoup plus proches de la normativité autochtone. Nous y reviendrons.
Si l’on s’en tient à l’état actuel du droit positif, on ne peut que relever les silences du Droit ou
la cécité (feinte ou inconsciente) des législateurs. En effet, selon l’article 6 de la loi organique
n° 99-209 du 19 mars 1999, il existe trois types de propriété : « En Nouvelle-Calédonie, le droit de
propriété garanti par la Constitution s’exerce en matière foncière sous la forme de la propriété
privée, de la propriété publique et des terres coutumières dont le statut est défini à l’article 18 ».
La propriété privée est régie par le Code civil. La propriété publique comprend le domaine de
l’État, de la Nouvelle-Calédonie, des provinces et des communes (article 43 de la loi). Au sein
de cette propriété publique, le lagon comme le rivage relèvent du domaine public maritime
des provinces lesquelles « prennent, après avis du conseil coutumier concerné, les dispositions
particulières nécessaires pour tenir compte des usages coutumiers » (article 46 de la loi du 19
mars 1999). Enfin, il existe les « terres coutumières » (et non des « territoires »).
L’histoire de la reconnaissance de ces Terres coutumières est instructive.
Dès 1855 (déclaration du gouverneur Du Bouzet) les terres des autochtones sont reconnues
comme leur appartenant. Il leur est seulement interdit de les céder à des non-autochtones. Le
« titre indigène » / « titre ancestral » existe donc dès cette époque. Par la suite on discutera de
savoir si les autochtones ont un véritable droit de propriété ou s’ils sont simplement des usufruitiers ou des locataires de terres qui appartiendraient à l’État270. La discussion – nous y reviendrons – ne présente aucun intérêt si l’on admet l’évidence : celle d’une tenure coutumière qui
doit tout à des concepts proches de notre fiducie et si peu à notre idée classique de propriété271.
L’arrêté n° 147 du 24 décembre 1867 affirme que les « tribus » (en réalité les grandes chefferies) ont la personnalité juridique. Ce texte affirme, à nouveau, que les terres coutumières ne
peuvent être vendues ou cédées.
Les premiers terrains reconnus comme relevant du statut coutumier sont les réserves (dites
« réserves autochtones ») mises en place au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle dans
un objectif de cantonnement des tribus de la Grande Terre (cf. les arrêtés du 22/01/1868, du
06/03/1876, et du 16/03/1959, relatifs à la constitution et l’administration des réserves). Les îles
Loyauté ont été déclarées réserves « intégrales » à la fin du XIXe siècle, de même que l’île des
Pins au début du XXe siècle.
La réforme foncière va débuter en 1978. Une étape essentielle sera franchie avec la création
en 1986, de l’Agence de Développement Rural et d’Aménagement Foncier (Adraf) chargée de
racheter, avec des fonds publics, des terres privées pour les attribuer à des Groupements de
Droit Particulier Local (GDPL) qui les auront revendiquées au titre du « lien à la terre ». Cette
269 - � . A. Carpenter, S. K. Katyal & A. R. Riley, "In defense of property", The Yale Law Journal 2009, 118:1022; K. A.
K
Carpenter, S. K. Katyal & A. R. Riley, "Clarifying Cultural Property: a response", International Journal of Cultural
Property, 2010, 17, p. 581-598.
270 - � . Salmon, « Remarques sur le régime des terres indigènes en Nouvelle-Calédonie », Revue de législation et jurisE
prudence coloniales (Rec. Dareste), 1935, p. 1-12.
271 - � . A. Carpenter, S. K. Katyal & A. R. Riley, "In defense of property", op. cit ; mêmes auteurs, "Clarifying Cultural
K
Property: a response", op. cit.
107
�réforme permettra un important retour des terres aux Kanak par l’attribution de terres : tout
d’abord à des GIE, ensuite à des GDPL (soit mono-claniques soit multi-claniques).
108
Ainsi, après avoir considéré les terres coutumières comme relevant d’un droit de « propriété »,
et de là considéré que le propriétaire était l’État, le Droit positif les restitue aux descendants
des anciens « gardiens » de la Terre mais à la condition de créer des GIE puis des GDPL et non
tout simplement à des Clans Kanak. Cela signifie que la Terre n’est rendue que sous condition : pour autant qu’existe un projet économique de mise en valeur et pas seulement une légitimité historique. En cohérence avec ce qui précède le Clan n’a jamais été reconnu en tant que
personne morale par les lois ou décrets. On a même cherché à substituer le GDPL aux clans.
C’est à la jurisprudence que l’on doit cette reconnaissance du clan Kanak en 2011, par deux
arrêts du même jour : Nouméa 22 août 2011 RG n° 10/531, Clan T. c. P. et GDPL clanique de B.,
et Nouméa 22 août 2011 RG n° 10/532, Clan T. c. Saeml « Grand Projet VKP »272.
Aujourd’hui les terres coutumières et leur régime juridique sont définis par l’article 18 de la
loi organique du 19 mars 1999 :
Sont régis par la coutume les terres coutumières et les biens qui y sont situés appartenant aux personnes ayant le statut civil coutumier. Les terres coutumières sont constituées des réserves, des
terres attribuées aux groupements de droit particulier local et des terres qui ont été ou sont attribuées
par les collectivités territoriales ou les établissements publics fonciers, pour répondre aux demandes
exprimées au titre du lien à la terre. Elles incluent les immeubles domaniaux cédés aux propriétaires
coutumiers. Les terres coutumières sont inaliénables, incessibles, incommutables et insaisissables.
Cela signifie donc que sont soumis au droit coutumier : les terres des anciennes réserves
autochtones et leurs agrandissements, mais encore les terres des clans (ce qui confirme bien le
principe d’une reconnaissance du titre indigène) et les terres attribuées aux Groupements de
Droit Particulier Local (GDPL), au titre de la revendication du « lien à la terre » notion qui se
rattache à l’évidence au concept de « titre indigène ». Ce concept inédit de « lien à la terre »,
concept à l’évidence autochtone, qui confirme le fait que la loi organique comme l’accord de
Nouméa ne sont pas constitutifs des droits autochtones mais seulement déclaratifs d’un titre
indigène/ancestral préexistant.
Ces terres (cf. Loi org. article 18) ne peuvent être vendues ou cédées. Elles sont soumises à
la règle dite « des 4 i » (Inaliénables, Insaisissables, Incommutables et Incessibles). Elles ne
peuvent donc changer de propriétaire, que ce soit de façon volontaire (vente, échange, donation…) ou forcée (saisie, prescription…). Par contre il est possible de les louer. Ceci ne permet
pas d’en conclure qu’elles constitueraient une sorte d’espace public coutumier, car ces terres
claniques n’ont rien de public : elles sont des biens familiaux indissociables des ancêtres et
des histoires généalogiques. Les tenants de l’idée de « Territoires coutumiers » dénaturent
à dessein la normativité autochtone. Mais ils ne sont pas les seuls. Bien d’autres l’ont fait
avant eux pendant la période coloniale. Et l’accord de Nouméa lui-même n’est pas exempt de
critiques, lorsqu’il affirme que les terres coutumières appartiennent à leurs « propriétaires »
272 - � es arrêts affirment deux principes : les clans kanak, en ce qu’ils sont dotés d’une possibilité d’expression collecC
tive pour la défense des intérêts dont ils ont la charge, possèdent la personnalité juridique qui leur permet d’ester
en justice. Dès lors est rejeté le moyen d’irrecevabilité opposé à l’action en justice du clan, pris du défaut d’intérêt à agir du clan en ce qu’il serait dépourvu de personnalité juridique. En outre, le clan est seul titulaire des
droits fonciers autochtones, ou prérogative en lien avec la terre, lesquels ne relèvent pas des grandes-chefferies.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
traditionnels qui peuvent les revendiquer en invoquant le « lien (de leur clan) à la terre ». Il
s’agirait donc d’une forme de propriété alors même que le concept de propriété appliqué aux
Terres coutumières est des plus discutables. Mais l’accord de Nouméa corrige cette référence
incongrue à notre « propriété » en la fondant sur le « lien à la terre » lequel n’a rien à voir avec
le concept civiliste de propriété.
En effet, ce concept de « lien à la terre » est inconciliable avec notre concept de « droits réels ».
Il n’appréhende pas le rapport de l’homme à la terre en termes de droits directs sur une chose,
et renvoie à l’idée de droits personnels découlant de la Terre et même de droits de la personnalité. Ceci est cohérent avec le fait que le foncier recouvre deux aspects : l’élément corporel (de
la matière) mais surtout un patrimoine immatériel, car le droit coutumier identifie l’homme à
la terre, au point d’affirmer que l’homme appartient à sa terre. Nous y reviendrons en 2e partie.
Si l’on s’en tient à l’état actuel de la jurisprudence, la question des terres en Nouvelle-Calédonie,
se dédouble en deux questions essentielles : d’abord, les droits fonciers traditionnels ont-ils
survécu jusqu’à nos jours et peuvent-ils être revendiqués ? ; ensuite, quelle est la nature juridique de ces droits fonciers (ces « terres coutumières ») et de ce « lien à la terre » que les textes
juridiques ne définissent pas ?
I – � es revendications foncières : le titre ancestral un concept juridique autonome par
L
rapport aux formes de propriété reconnues par la loi organique
II – Nature juridique des droits fonciers coutumiers
109
�I. LES REVENDICATIONS FONCIÈRES : LE TITRE ANCESTRAL UN CONCEPT JURIDIQUE AUTONOME PAR RAPPORT AUX FORMES DE PROPRIÉTÉ RECONNUES
PAR LA LOI ORGANIQUE
110
En d’autres termes, peut-il exister un droit ancestral, distinct des formes de propriété reconnues par la loi organique ? La question de la survie des droits fonciers coutumiers et de leur
reconnaissance dans notre système juridique apparaît naturellement comme étant la toute
première interrogation mais elle sera éclairée grandement par la seconde partie de cette présentation relative à la nature juridique des droits fonciers coutumiers.
La question fondamentale est donc la même que celle posée dans toutes les autres anciennes
colonies de peuplement (Australie, Canada, notamment) : existe-t-il un « droit ancestral » ou
« propriété coutumière originelle » distinct de la propriété « coutumière » définie par les
articles 6 et 18 de la loi organique du 19 mars 1999 ? Subsidiairement, se pourrait-il que la loi
organique dans les dispositions précitées ait restreint, sinon dévoyé, la reconnaissance de la
propriété coutumière clairement exprimée par l’accord de Nouméa, laquelle souligne en des
termes dont la force du sens n’échappe à personne :
Or, ce territoire n’était pas vide. La Grande Terre et les îles étaient habitées par des hommes et
des femmes qui ont été dénommés Kanak. Ils avaient développé une civilisation propre, avec ses
traditions, ses langues, la coutume qui organisait le champ social et politique […] L’identité kanak
était fondée sur un lien particulier à la terre. Chaque individu, chaque clan se définissait par un
rapport spécifique avec une vallée, une colline, la mer, une embouchure de rivière, et gardait la
mémoire de l’accueil d’autres familles. Les noms que la tradition donnait à chaque élément du
paysage, les tabous marquant certains d’entre eux, les chemins coutumiers structuraient l’espace
et les échanges. (Accord de Nouméa, Préambule, § 1)
Cette déclaration n’est pas une formule de style : elle décrit avec exactitude la normativité
kanak. Mais quelles conséquences en tirer si ce n’est que cette société précoloniale avait un
système social, et donc juridique, cohérent qui ne s’est pas éteint à l’arrivée des colons et la
prise de possession. Le démontre l’existence de nos jours du statut personnel. Et c’est à cette
évidence (longtemps déniée en Australie) que s’est rangée la High Court of Australia en 1992
en proclamant la survie des droits fonciers autochtones (Native title), et l’autonomie de ce
concept par rapport aux formes de propriété du droit anglo-saxon273.
La question de la survie du titre indigène fondé sur le seul droit coutumier est primordiale et particulièrement délicate. J’ai moi-même varié sur le sujet que j’ai évoqué dans mon
ouvrage274. Je penchais alors en faveur de la thèse non d’une survie du titre indigène mais
d’une recréation « ex nihilo » d’une propriété coutumière que je ne soutiens plus désormais,
tant cette thèse est négatrice du principe même de droits coutumiers et fait la part belle à
l’idée que la colonisation était fondée dès le départ sur la doctrine terra nullius – ce qui n’a
pas été le cas en l’espèce.
273 - � . Lafargue, « La révolution Mabo ou les fondements constitutionnels du nouveau statut des Aborigènes
R
d’Australie », RDP 1994, n° 5, p. 1329-1356 ; « La Fédération Australienne à l’épreuve du Titre Indigène : le Native
Title Act 1993 », Droit et Cultures, n°32, 2/1996, p. 85-106 ; « La Révolution Mabo et l’Australie face à la tentation
d’un nouvel apartheid », Journal of Legal Pluralism and Unofficial Law, novembre 1999, n° 43, p. 89-134.
274 - � Lafargue, La coutume face à son destin. Réflexions sur la coutume judiciaire en Nouvelle-Calédonie et la résilience des
R
ordres juridiques infra-étatiques, LGDJ Lextenso éditions, 2010, Paris, p. 211-247.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
La jurisprudence a offert l’occasion de s’interroger sur ce point précis à l’occasion d’un arrêt de
la cour d’appel de Nouméa du 22 mars 2012, RG n°10/493, W.-M.-N. - Clan G. contre C.
Un pourvoi a été formé contre cet arrêt, lequel contestait la survie du titre indigène sur une
terre qui avait fait l’objet de la création d’un droit de propriété de droit commun. La Cour de
Cassation a rejeté le pourvoi du Clan G. au motif, d’une part, que rien n’établissait qu’il s’agisse
d’une terre coutumière au sens de l’article 18 de la loi organique du 19 mars 1999, et au motif,
d’autre part, que rien n’établissait l’existence d’une possession continue (ce qui constitue une
référence évidente à la jurisprudence anglo-saxonne sur le « titre indigène »).
I. A. Les conditions pour revendiquer les terres : la problématique posée par l’arrêt de la
Cour de Cassation du 21 mai 2014275
Civ. 3e, 21 mai 2014 n°12-25.432 (Rejet)
Sur le premier moyen : Attendu, selon l’arrêt attaqué (Nouméa, 22 mars 2012), que Mme C.,
légataire universelle de son oncle, M. A., a reçu dans la succession de celui-ci une propriété
de 86 ha 30a, formée d’une partie d’un ensemble plus vaste dont 118 ha avait été restitué au
clan G. en 1983 ; qu’au décès de M. A., le clan G… a occupé les terres restées jusque-là entre
les mains de celui-ci ; que Mme C… a assigné en expulsion M. W.-M.-N.-G., chef de la tribu de
Neya à laquelle appartient le clan G., et demandé que sa propriété sur la parcelle litigieuse soit
constatée ;
Attendu que M. W.-M.-N.-G. fait grief à l’arrêt de l’avoir débouté de sa revendication, d’avoir
constaté que Mme C. était propriétaire des terres concernées et d’avoir ordonné l’expulsion
de toute personne installée sur ces terres sans l’autorisation de celle-ci, alors, selon le moyen :
1°/ que le succès d’une action en revendication immobilière ne suppose pas que le revendiquant
soit possesseur du bien ; que la cour d’appel qui, pour débouter M. W.-M.-N. de sa revendication
de la terre coutumière située à Houaïlou, […], s’est fondée sur la circonstance inopérante que le
clan G. ne rapportait la preuve d’une possession continue, antérieure aux titres contestés, invoqués par Mme C., qui se serait poursuivie de façon publique, paisible et non équivoque jusqu’au
jour où elle a statué, a violé les articles 544, 711 et 712 du code civil et 18 de la loi organique du
19 mars 1999 ;
2°/ que le juge ne peut se prononcer par voie de simple affirmation ; que la cour d’appel qui, pour
écarter la revendication de M. W.-M.-N., s’est contentée d’affirmer, sans procéder à aucun examen,
que « les différents éléments juridiques avancés » n’apportaient pas la preuve que le terrain litigieux
serait coutumier et appartiendrait au clan G., a violé l’article 455 du code de procédure civile ;
3°/ que les terres coutumières sont inaliénables, incessibles, incommutables et insaisissables ; que
la cour d’appel qui, pour débouter M. W.-M.-N. de sa revendication, s’est fondée sur la circonstance inopérante qu’il avait par le passé, par égard pour M. A., renoncé à contester la totalité de
sa propriété, a violé l’article 18 de la loi organique du 19 mars 1999 ;
4°/ que, en tout état de cause, la renonciation à un droit ne se déduit pas de la seule inaction de
son titulaire et ne peut résulter que d’actes manifestant sans équivoque la volonté de renoncer ;
que la cour d’appel qui, pour dire que M. W.-M.-N. avait perdu toute possibilité de revendiquer la
terre litigieuse, s’est contentée de constater qu’il avait par le passé, par égard pour M. A., renoncé
275 - � es lignes qui suivent sont des extraits de Régis Lafargue, Le chemin, le geste et la parole. De la norme autochtone au
L
droit coutumier kanak, éd. Dalloz, coll. L'esprit du droit, Paris, 2017.
111
�à contester la totalité de sa propriété, ce qui ne permettait pourtant pas de caractériser une renonciation dépourvue d’équivoque, a privé sa décision de base légale au regard des articles 544, 711 et 712
du code civil ;
112
Mais attendu qu’ayant relevé que le clan G… ne rapportait la preuve ni du caractère coutumier,
au sens de l’article 18 de la loi organique du 19 mars 1999, de la propriété revendiquée, ni d’une
possession continue, publique, paisible et non équivoque, susceptible de fonder la prescription,
la cour d’appel, abstraction faite d’un motif surabondant, en a exactement déduit que Mme C…
était propriétaire du terrain concerné ; D’où il suit que le moyen n’est pas fondé ; […] Rejette le
pourvoi ;
L’arrêt rejette donc le pourvoi formé par le clan G. contre l’arrêt de la cour d’appel (de Nouméa
du 22 mars 2012, RG n°10/493, W.-M.-N. - Clan G. contre C.) : « ayant relevé que le clan G. ne
rapportait la preuve ni du caractère coutumier, au sens de l’article 18 de la loi organique du
19 mars 1999, de la propriété revendiquée, ni d’une possession continue, publique, paisible
et non équivoque, susceptible de fonder la prescription, la cour d’appel […], en a exactement
déduit que Mme C. était propriétaire du terrain concerné ».
Le rapporteur à la Cour de cassation a opéré un parallèle entre cette affaire et celles qui voient
dans les pays anglo-saxons revendiquer le « titre indigène/ancestral ».
En effet, cet arrêt fait écho aux arrêts Mabo (1992) et Wik People (1997)276 pour l’Australie, et
aux arrêts Calder (1973)277 et Nation Tsilhqot’in (24 juin 2014)278 pour le Canada.
L’arrêt Calder souligne que les textes canadiens sont déclaratifs du droit foncier autochtone
antérieur et non pas constitutifs. Le « titre ancestral » préexistait à la prise de possession et
son fondement n’est pas à rechercher dans le droit étatique qui n’est que déclaratif, mais dans
le droit autochtone lui-même : « l’existence des droits des peuples autochtones ne dépend pas
nécessairement de leur reconnaissance par la proclamation Royale de 1763, mais du fait que,
276 - � . Lafargue, « La révolution Mabo ou les fondements constitutionnels … op. cit. ; « La Fédération Australienne
R
à l’épreuve du Titre Indigène, op. cit. ; « La Révolution Mabo et l’Australie face à la tentation d’un nouvel
apartheid », op. cit.
277 - � alder vs British Columbia, [1973] S.C.R. 313.
C
278 - � our Suprême du Canada, 26 juin 2014, Nation Tsilhqot’in (Roger William agissant en son propre nom, et en qualité
C
de représentant de la Nation Tsilhqot’in) contre Colombie-Britannique, 2014 CSC 44. Le litige est né de l’autorisation
donnée par la collectivité publique à un exploitant forestier d’exercer son activité sur une zone revendiquée par la nation Tsilhqot’in. L’arrêt énonce que : « Le juge de première instance a eu raison de conclure que les Tsilhqot’in avaient
établi l’existence du titre ancestral sur le territoire revendiqué en cause. […] Le titre ancestral découle de l’occupation, c’està-dire d’une utilisation régulière et exclusive des terres. Pour fonder l’existence du titre ancestral, l’“occupation” doit être suffisante,
continue (si l’occupation actuelle est invoquée) et exclusive. Pour déterminer ce qui constitue une occupation suffisante,
l’exigence qui se trouve au cœur du présent pourvoi, il faut examiner la culture et les pratiques des Autochtones et les comparer, tout en tenant compte de leurs particularités culturelles, à ce qui était requis en common law pour établir l’existence d’un
titre fondé sur l’occupation […] De par sa nature, le titre ancestral confère au groupe qui le détient le droit exclusif de déterminer
l’utilisation qu’il est fait des terres et de bénéficier des avantages que procure cette utilisation, pourvu que les utilisations respectent
la nature collective de ce droit et préservent la jouissance des terres pour les générations futures. […] Lorsque l’existence du titre
ancestral a été établie, la Couronne doit non seulement se conformer à ses obligations procédurales, mais elle doit aussi
justifier toute incursion sur les terres visées par le titre ancestral en s’assurant que la mesure gouvernementale proposée est fondamentalement conforme aux exigences de l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Elle doit à cette
fin démontrer l’existence d’un objectif public réel et impérieux, et que la mesure gouvernementale est compatible avec l’obligation
fiduciaire qu’a la Couronne envers le groupe autochtone… » (Arrêt, extrait p. 7 et 8 soulignés par l'auteur).
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
lorsque les colons européens sont arrivés, les autochtones vivaient en société organisée sur
des terres comme leurs ancêtres depuis des temps immémoriaux » affirme la Cour suprême
canadienne dans l’arrêt Calder.
L’arrêt Nation Tsilhqot’in souligne la spécificité du titre ancestral : « le titre ancestral confère au
groupe qui le détient le droit exclusif de déterminer l’utilisation qu’il est fait des terres et de
bénéficier des avantages que procure cette utilisation, pourvu que les utilisations respectent
la nature collective de ce droit et préservent la jouissance des terres pour les générations
futures ». Cette définition met clairement l’accent sur le fait que le rapport entre les hommes
et la terre (comme en Nouvelle-Calédonie) est un rapport fiduciaire : le titulaire du droit
actuel n’est pas propriétaire et agit pour le compte de bénéficiaires279.
Le conseiller rapporteur de la Cour de Cassation à la différence de la jurisprudence australienne et canadienne qu’il cite semble partir du postulat que la prise de possession en 1853
de la Nouvelle-Calédonie par la France a eu pour effet d’éteindre la « propriété coutumière
originelle ». En effet, selon les termes de son rapport (dont l’importance doit être relativisée
en ce qu’il n’exprime qu’un point de vue personnel de nature doctrinale, et non celui de la
juridiction dans son ensemble) la loi organique du 19 mars 1999 en ses articles 6 et 18 revêt une
portée constitutive de droits et non pas une simple portée déclaratoire de droits préexistants.
Ce postulat mérite discussion.
Dans l’espèce ici présentée, le rapporteur résume en ces termes l’argumentation des parties :
Le présent pourvoi s’inscrit dans le contexte juridique et politique particulier du territoire de
Nouvelle Calédonie. L’article 6 de la loi organique du 19 mars 1999 a en effet prévu que le droit
de propriété s’y exercerait non seulement sous les formes publique et privée, comme en métropole,
mais encore sous la forme coutumière.
La première définition de la propriété coutumière a été donnée dans un arrêté du Gouverneur
du 22 janvier 1868 qui prévoyait que sur le territoire de chaque tribu serait délimité un terrain
(« réserve ») d’un seul tenant ou en parcelles, dont la surface serait proportionnelle au nombre
d’habitants de la tribu, et que ces terres coutumières seraient inaliénables, insaisissables, incessibles et incommutables. Ces quatre caractéristiques de la propriété coutumière ont été reprises
par l’article 18 de la loi organique du 19 mars 1999 (déclarée conforme à la constitution par
le Conseil constitutionnel en sa décision du 99-410 du 15 mars 1999 - en particulier les points
6 à 13). Ce texte a par ailleurs organisé la possibilité pour les tribus et clans de revendiquer la
propriété coutumière, et c’est dans ces conditions que le clan G… a demandé et obtenu en 1983 la
restitution de 118 des 204 ha de la propriété A., puis a formé en 2005 une nouvelle revendication
sur les 86 ha restant auprès de l’Adraf, tout en prenant l’initiative d’occuper immédiatement les
terres revendiquées, à laquelle Mme C. s’est opposée par son action en justice.
Dans le cadre ainsi rappelé, le mémoire ampliatif, en ses deux premières branches du premier
moyen, rappelle que l’action en revendication de droit commun (à laquelle il assimile l’action en
revendication coutumière) est insusceptible de prescription extinctive (Civ. 3e, 2 juin 1993 Bull.
279 - � . Lafargue, « L’Océanie : de l’identité par la Terre à l’identité par le Droit », in L’unité de la République et la diverR
sité culturelle, O. Desaulnay et M. Maisonneuve (dir.), éd. PUAM, 2016.
113
�114
civ. n°197, Civ. 3e, 9 juillet 2003 Bull. civ. n°156), et en déduit que celui qui exerce l’action pétitoire n’a donc pas à rapporter la preuve d’une possession, cette action tendant à faire reconnaître
le fond du droit, non le fait de la possession. Il ajoute que ce n’est que si le demandeur fonde sa
revendication sur une acquisition par prescription qu’il y a lieu alors de s’interroger sur l’existence
d’une possession susceptible d’entraîner l’occupation, tout en précisant d’ailleurs que cette possession serait sans effet sur des terres coutumières.
Concrètement, M. W.-M.-N. soutient que Mme C. n’a pu à aucun titre acquérir une terre coutumière. Il conteste le motif de la cour selon lequel le clan G. ne rapporte pas la preuve d’une possession utile pour prescrire, qu’il juge inopérant, estimant qu’il ne se fondait nullement sur la prescription, mais sur le statut coutumier de la terre. Il observe que la cour d’appel a certes examiné
son argument tiré du statut coutumier de la terre, mais l’a écarté en invoquant l’absence d’une
prescription susceptible de fonder le titre coutumier revendiqué. La première branche s’attaque
donc directement à l’utilisation que la cour a faite de la possession pour écarter la demande, tandis
que la seconde branche estime que les motifs de la cour procédaient par voie de simple affirmation.
En ses deux dernières branches, le premier moyen estime que le caractère inaliénable incessible,
incommutable et insaisissable des terres coutumières, selon la formulation reprise par l’article 18
de la loi organique du 19 mars 1999, exclut que le propriétaire coutumier puisse renoncer à sa
propriété… comme d’ailleurs le propriétaire en droit commun qui doit pour cela poser des actes manifestant sans équivoque sa volonté de renoncer (Civ. 3e, 7 avril 1992, Bull. civ. n°115). Concrètement
le demandeur au pourvoi estime que la « renonciation » par laquelle il a laissé à M. A., en 1983,
86 ha sur les 214 ha de la propriété initiale était sans incidence dès lors qu’il ne pouvait perdre les
droits qu’il détenait avec son clan sur une terre coutumière (1ère branche) et qu’en tout état de cause
la cour d’appel n’a pas caractérisé suffisamment la renonciation, alors même qu’il invoquait le fait
qu’il avait été entendu que le surplus de la propriété de M. A. reviendrait au clan après le décès de ce
dernier. L’ensemble de l’argumentation du moyen repose donc sur l’idée qu’il existait une propriété
coutumière originelle, antérieure à l’apparition de la propriété de type européen, et que cette propriété coutumière, insaisissable, incessible, incommutable et imprescriptible est reconnue par la loi
organique du 19 mars 1999 qui la protège.
Sur les quatre branches, le mémoire en défense réplique qu’il ne peut exister de propriété coutumière originelle, et que la seule propriété coutumière ayant valeur juridique est celle que définit
l’article 18 de la loi du 19 mars 1999 (réserves, terres attribuées, terres domaniales rétrocédées),
à l’exclusion de toute propriété coutumière originelle préexistant à la colonisation. Il estime que la
réparation des spoliations coloniales ne peut passer que par l’une de ces trois formes de propriété
coutumière, et en particulier par les attributions faites par l’Adraf en considération du critère du
« lien à la terre », et que le demandeur au pourvoi ne fondait pas sa demande sur ces trois formes
de propriété coutumière, mais sur une propriété originelle. Il soutient en conséquence que notre
cour devrait substituer aux motifs critiqués (qui ont semblé admettre l’existence d’un tel droit
originel) un motif de pur droit, tiré de l’impossibilité de retenir que le lien ancestral à la terre
pouvait fonder une propriété coutumière au sens de la loi organique du 19 mars 1999. Il rappelle
que, de toute façon, le droit ancestral à la terre, à le supposer pertinent, a été interrompu par les
divers actes notariés créateurs de droit. Il conclut au rejet de la première branche, mal fondée, et
des trois branches suivantes qui s’attaquent à des motifs surabondants.
Le second moyen conteste le fait que la cour d’appel ait estimé qu’en conséquence du rejet de la
revendication du clan G., il y avait lieu de faire droit à la demande d’expulsion, alors même que
le titre de Mme C. était contesté, et que la cour ait jugé qu’il n’était pas « besoin d’examiner la
validité contestée des différents actes notariés ». Il en sera proposé la non-admission. La cour
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
d
’appel n’avait pas à examiner la validité des titres notariés, qui n’étaient en réalité pas contestés
(la mention de l’arrêt sur ce point ne doit pas se comprendre au sens juridique), sauf au regard de
la propriété coutumière originelle « prétendue », dont l’arrêt a estimé qu’elle n’était pas confortée
par une possession continue pour être juridiquement protégée. Dans ces conditions, en l’état de
titres notariés que rien ne venait combattre, la cour d’appel ne pouvait que prononcer l’expulsion
au vu de ceux-ci.
Au-delà des arguments strictement juridiques que développe chacune des parties, votre rapporteur
manquerait à sa tâche s’il ne rappelait pas que la question qui nous est posée, au travers de ce
pourvoi, revêt une signification plus large dans le contexte néo-calédonien : celle du droit à la terre,
auquel les populations mélanésiennes sont particulièrement sensibles, à la fois pour des questions
historiques et politiques, liées à l’antériorité indiscutable de leur présence sur le territoire, pour
des raisons culturelles, étudiées par les divers ethnologues qui ont consacré leurs travaux à ces
régions, et pour des raisons économiques contemporaines, liées au besoin des tribus de gérer leur
croissance démographique et de résister à une certaine spéculation foncière qui menacerait le
cadre de vie traditionnel.
On rappellera que les premiers arrivants européens dans ces régions de Mélanésie et d’Australie ont
eu le sentiment que les populations autochtones étaient très clairsemées, nomades, et essentiellement
chasseuses cueilleuses, ce qui excluait tout concept de propriété de la terre. Que ce premier constat
se soit révélé erroné, au moins en Mélanésie, n’a pas empêché de développer l’idée selon laquelle les
terres ainsi découvertes étaient des res nullius et que la propriété européenne pouvait s’y installer
sans y rencontrer de droit antérieur… sous la seule contrainte de laisser aux peuples premiers un
moyen de subsister (dont découle en particulier la constitution des « réserves » à partir de 1868).
La disparition du système colonial a évidemment remis en cause cette conception. En
N
ouvelle-Calédonie les « événements » des années 80 ont débouché sur les accords de Nouméa, lesquels ont notamment, en matière foncière, recréé pratiquement ex nihilo une nouvelle propriété
coutumière faite (article 18 de la loi organique du 19 mars 1999) des réserves de 1868, des terres
attribuées par l’Adraf à la suite d’une revendication, et des terres domaniales redistribuées.
Cette situation n’a évidemment nullement pris en compte la propriété coutumière originelle,
telle qu’elle existait au moment de la prise de possession par la France du territoire en 1853. Tel
est le fond de la question qui nous est soumise aujourd’hui.
On signalera qu’en Australie, où la théorie de la res nullius280 avait été particulièrement affirmée,
l’arrêt de la Haute Cour Mabo de 1992 a admis que la situation existant à l’arrivée des Européens
créait un native title, invocable par les descendants des autochtones à condition pour eux de
prouver un « lien à la terre » continu et de ne s’exercer que sur les domaines de la couronne ou
les terres n’ayant pas été concédées en pleine propriété européenne. La discussion y reste ouverte
sur les terres qui ont été confiées à des propriétaires européens sous le régime local d’une sorte de
bail à long terme (leasehold) pour lequel un arrêt de 1996 de la Haute Cour semble avoir admis
que le leasehold et le native title créaient des droits concurrents (extrait du rapport de M. le
conseiller Échappé).
280 - � ire « Terra nullius ».
L
115
�I. B. Un arrêt qui laisse entière la question de la survie des droits traditionnels
116
En dépit de sa qualité, ce rapport (lequel n’éclaire pas de façon certaine sur les véritables
motifs de l’arrêt seulement sur l’état de la réflexion du rapporteur) omet certains éléments qui
modifient quelque peu les termes du problème : à commencer par le double volet corporel et
incorporel de la propriété coutumière qui explique le principe d’inaliénabilité des terres.
Il omet, en outre, de considérer que la première reconnaissance de la propriété coutumière ne
date pas des textes de 1867-68 comme cela est généralement admis mais de la Déclaration de
l’Amiral Du Bouzet, premier gouverneur de la Nouvelle-Calédonie, en date de 1855 (deux ans
après la prise de possession) qui fait seulement interdiction aux indigènes de céder des droits
sur leurs terres à des non-autochtones.
Cette déclaration ne prononce pas l’extinction des droits fonciers originels, elle les reconnaît
au contraire. Ceci est mis en lumière dans les années 1930 : d’abord par le magistrat Étienne
Salmon281, ensuite par son collègue Éric Rau. Ce dernier note que « par un étrange revirement
(par rapport à la déclaration de 1855) l’arrêté du 22 janvier 1868 substitua à l’ancienne conception de la ‘propriété’ foncière individuelle et familiale – que les Canaques connaissaient de
temps immémoriaux – un régime de propriété collective entièrement nouveau »282.
On ne soulignera jamais assez que ces textes de 1867-68 qui dépouillent les clans kanak d’une
partie importante de leur foncier, réaffirment en même temps le principe posé en 1855 de
l’inaliénabilité des terres coutumières (cf. notamment l’article 2 de l’arrêté du 22 janvier 1868 :
« les terrains ainsi délimités seront la propriété incommutable des tribus. Ils ne seront susceptibles d’aucune propriété privée : en conséquence nul n’en disposera à un titre quelconque en
faveur de qui que ce soit. Ils ne pourront être grevés du fait de l’homme d’aucune servitude
ou service foncier […] ils seront insaisissables pour dette […] ».283 La contradiction n’est qu’apparente entre le fait de spolier les Kanak tout en affirmant l’inaliénabilité de leurs terres.
En réalité, le caractère dérogatoire du foncier kanak et des droits coutumiers que les clans
exercent en lien avec celui-ci se trouve réaffirmé. Et cette inaliénabilité signifie seulement
que les titulaires de ce foncier n’ont pas l’abusus et non pas que ce foncier serait une sorte de
domaine public/coutumier.
Ainsi Étienne Salmon comme Éric Rau soulignent (par l’effet des arrêtés des 24 décembre
1867 et 22 janvier 1868) le renversement du principe (posé en 1855) qui était favorable aux
autochtones en ce qu’il reconnaissait une « propriété coutumière originelle » de type familial (une propriété privée clanique) pour lui substituer une propriété collective au niveau de
chaque tribu. Même si cela ressemble à une dénaturation des principes coutumiers il n’en
demeure pas moins que subsiste le principe-même d’une propriété coutumière (fondée sur
des normes coutumières), certes altérée par rapport à sa conception originelle par l’effet de ce
processus de « collectivisation » décrété par l’arbitraire d’un gouverneur.
281 - � . Salmon, « Remarques sur le régime des terres indigènes en Nouvelle-Calédonie », Revue de législation et jurisÉ
prudence coloniales (Rec. Dareste) 1935, p. 1-12.
282 - � . Rau, Institutions et coutumes canaques [1944], L’Harmattan 2005, p. 172.
É
283 - � exte complet reproduit en annexe de « La coutume face à son destin », op. cit., p. 397 et suiv.
T
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
La déclaration Du Bouzet de 1855 affirmait :
[…] cette prise de possession annule tous les contrats antérieurs faits par des particuliers avec
les naturels de ce pays ; (qu’)en conséquence, les chefs et les indigènes de la Nouvelle-Calédonie
et de ses dépendances n’ont jamais eu ni ne peuvent avoir le droit de disposer en tout ou partie
du sol occupé par eux en commun, ou comme propriété particulière, soit par vente, échange, don
v
olontaire ou mode de transmission quelconque, en faveur d’individus qui ne font pas partie de
leur tribu, qui ne sont pas aborigènes dudit territoire […].
Déclare nuls et non valides tous les contrats qui peuvent avoir été faits avec les chefs et les indigènes, tous les achats ou prétendus achats, échanges, dons et transmissions, à quelque titre que ce
soit, et les défend à l’avenir. […] Le Gouvernement se réserve exclusivement le droit d’acheter les
terres occupées par les indigènes, et la propriété, comme domaines domaniaux, de toutes les terres
non occupées, ainsi que les forêts, bois de construction, mines de toute espèce qu’elles renferment.
Lui seul pourra en faire la concession aux colons…284.
Lorsque les deux magistrats Étienne Salmon et Éric Rau critiquent en termes feutrés ce revirement de doctrine, c’est certainement en ayant en mémoire l’arrêt de la Cour d’appel en date
du 26 avril 1922285 qui va largement au-delà des conceptions portées par l’arrêté du 22 janvier
1868. Cet arrêt affirme que l’État est propriétaire des terres coutumières et que les Kanak ne
sont que de simples occupants, bénéficiaires d’un prêt à usage. La raison de cette interprétation jurisprudentielle tient dans l’impossibilité, à l’époque, de reconnaître des droits au clan
puisqu’il est dépourvu de personnalité juridique : la solution consistait donc à affirmer des
droits individuels (en tant qu’usager) à côté des droits de la puissance publique propriétaire
du foncier pour permettre à un plaideur victime d’obtenir réparation du dommage causé à
ses cultures par la divagation du bétail de la Sté New caledonian meat company. (Pour un
décryptage de cette jurisprudence, et une critique doctrinale du refus de conférer la personnalité juridique aux collectivités indigènes : cf. Pierre Dareste, « Les collectivités indigènes
devant les tribunaux français », Revue de législation et jurisprudence coloniales, Recueil Dareste,
1925, p. 1-8).
Après ce détour vers quelque chose qui s’assimile à la doctrine Terra Nullius (car le déni des
droits originels a duré de 1868 jusque dans les années 1950 où un élu de l’assemblée territoriale, Maurice Lenormand, évoquait la possibilité de reconnaître aux Kanak de simples
servitudes sur les terres claniques), on assiste à la restauration de la doctrine initiale (celle
284 - � Déclaration du chef de Division, Gouverneur des Établissements Français de l’Océanie du 20 janvier 1855
«
relative à la propriété et à l’aliénation des terres en Nouvelle-Calédonie et Dépendances », Bulletin Officiel de la
Nouvelle-Calédonie 1855-1858, p. 27.
285 - � ouméa, 26 avril 1922, New Caledonian Meat Company Ltd contre B., Revue de législation et jurisprudence coloN
niales (Rec. Dareste) 1922, p. 234-237. Cet arrêt affirme que les indigènes n’ont pas de droit de propriété sur leurs
terres. Ils ne peuvent se prévaloir de la qualité de propriétaires mais seulement d’un prêt à usage des terres qu’ils
exploitent. Dès lors, c’est en cette qualité que l’indigène B. est fondé à agir à l’encontre d’une société d’élevage,
en réparation du dommage que lui a causé la divagation du bétail. Et ce, en dépit du fait qu’il revenait à la tribu de Nékliaï (dont était originaire M. B.) d’élever, à frais communs avec ladite société d’élevage, des barrières
autour des terrains de la tribu, pour protéger les cultures vivrières des incursions du bétail. La société d’élevage
invoquant les manquements de la tribu, la cour d’appel a rejeté ce moyen en considérant que le manquement de
la tribu ne pouvait être opposé à M. B. pour lui dénier son droit à réparation, et que rien n’empêchait la société
d’élevage de se retourner ensuite contre la tribu (personne morale) en responsabilité dans l’inexécution des
travaux stipulés contractuellement.
117
�118
de la déclaration Du Bouzet de 1855) par l’accord de Nouméa (point 1.4 relatif à la terre)
et l’article 6 de la loi organique. Cet article affirme que « En Nouvelle-Calédonie, le droit
de propriété garanti par la Constitution s’exerce en matière foncière sous la forme de la
propriété privée, de la propriété publique et des terres coutumières dont le statut est défini
à l’article 18 » (loi org. 19 mars 1999, article 6). Ceci est conforté par les termes mêmes de
l’article 18 de cette loi :
Sont régis par la coutume les terres coutumières [...], appartenant aux personnes ayant le statut civil coutumier. Les terres coutumières sont constituées des réserves, des terres attribuées
aux groupements de droit particulier local et des terres qui ont été ou sont attribuées par des
collectivités territoriales ou les établissements publics fonciers, pour répondre aux demandes
exprimées au titre du lien à la terre [...] les terres coutumières sont inaliénables, incessibles,
incommutables, et insaisissables.
Peut-on en déduire que les textes récents « recréent pratiquement ex nihilo une nouvelle propriété coutumière », comme l’affirme le conseiller rapporteur de la Cour de Cassation ?
Cela revient à poser pour principe que la prise de possession (1853) et/ou les textes réglementaires qui ont suivi auraient provoqué l’extinction des droits coutumiers – or, ceci est inexact.
Suivre le raisonnement du conseiller à la Cour de Cassation reviendrait à poser, encore, en postulat que les terres de réserve ne sont pas le prolongement des droits fonciers originels – ce qui serait
encore inexact. Car elles prolongent bien, tout en le restreignant, le domaine foncier originel.
C’est ce que confirme l’arrêté du 22 janvier 1868 qui précise que les réserves sont constituées pour
chaque « tribu » (les districts actuels) sur le « territoire dont elle a la jouissance traditionnelle »286.
Il ne s’agit là que d’un « cantonnement » destiné à libérer des terres pour la colonisation, et non
d’une extinction totale des droits fonciers préexistants. Les terres coutumières actuelles (pour la
partie coïncidant avec les anciennes réserves) correspondent à l’évidence au domaine originel.
Quant aux terres restituées au titre du « lien à la terre », il s’agit de la restitution aux descendants des clans, autrefois implantés là, des terres dont ils ont toujours tiré leur identité. Là
encore, il paraît difficile de considérer que cette partie-là du foncier coutumier actuel est une
création ex nihilo d’une terre coutumière : la filiation entre ce foncier restitué et le foncier
précolonial est directe. On pourrait soutenir que ce « lien » (le volet incorporel) entre ces
terres et les clans titulaires de la période précoloniale et leurs descendants actuels n’a pas été
interrompu par la dépossession du volet corporel (la matière). En d’autres termes, la propriété
intellectuelle sur certains éléments de ce foncier ou l’autorité morale dont est investi le clan à
l’égard de cette terre n’ont jamais cessé malgré la dépossession du substrat matériel. Toutefois,
l’article 6 de la loi organique en accordant la même protection constitutionnelle à la « propriété privée » (celle du code civil) et à la « propriété coutumière » paraît interdire de remettre
en cause la première en faveur de la seconde.
286 - � récision sémantique : ce texte a été adopté à une époque où l’on appelait « tribu » les actuels « districts » (cirP
conscriptions des grandes chefferies) et où l’on appelait « villages » ce que l’on nomme aujourd’hui « tribu ».
L’arrêté n° 13 du 22 janvier 1868 relatif à la constitution de la propriété territoriale indigène précise : « Il sera
délimité pour chaque tribu (lire « district » / « grande-chefferie ») de la Nouvelle-Calédonie et de ses dépendances, sur le territoire dont elle a la jouissance traditionnelle […] un terrain, d’un seul tenant ou en parcelles
proportionné à la qualité du sol et au nombre des membres composant la tribu. On procédera, en même temps
et autant que possible, à la répartition de ce terrain par villages » (lire « tribu »).
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
La continuité évidente entre le foncier originel et le foncier coutumier actuel est confirmée
par l’exemple des îles Loyautés : érigées dès la fin du XIXe siècle en « réserves intégrales », elles
n’ont, de ce fait, jamais cessé d’être régies par la coutume.
Il semble difficile de considérer qu’une doctrine administrative qui a cherché à dénaturer
les droits fonciers originels ait eu pour vertu de les éteindre. Mais surtout, comment concilier ’affirmation maintes fois réitérée – en 1855 (déclaration Du Bouzet), en 1868 (arrêté du
l
22 janvier), et encore en 1959 (délibération n° 67 du 10 mars 1959) puis en 1999 (loi organique) –
que les terres coutumières sont inaliénables avec cette idée d’une recréation ex nihilo d’une propriété coutumière ?
Enfin, le point 1.4 de l’accord de Nouméa n’étaye en rien l’idée d’un foncier coutumier recréé ex
nihilo. Il ne l’affirme pas. Le préambule affirme au contraire que le « lien » ne s’est jamais éteint.
Or, le « lien » c’est le droit moral sur la terre, l’identité (les droits de la personnalité de ceux qui le
revendiquent). Ces prérogatives ou droits intellectuels, eux, n’ont jamais disparu287.
Cette affaire soulève plus de questionnements qu’elle ne résout de problèmes. Car si l’on
prend comme point de départ du raisonnement la déclaration de 1855 (portée déclaratoire
des droits autochtones), il y a de forts arguments en faveur du caractère déclaratoire des
dispositions de l’accord de Nouméa et des articles 6 et 18 de la loi organique du 19 mars 1999
– malgré les errements de la doctrine administrative et même de la jurisprudence sur le titre
indigène/ancestral au cours de la première moitié du XXe siècle.
Il n’en demeure pas moins que l’article 6 de la loi organique confère une égale protection
aux titres « coutumiers » et aux titres de propriété de droit commun, sans privilégier l’un par
rapport à l’autre. Cela aurait pu suffire à rejeter le recours du clan G. Le moyen tiré de l’inaliénabilité des terres coutumières s’efface devant la protection constitutionnelle qui protège
tous les types de propriété, et qui assoit les droits acquis. Ce n’est pas autre chose qu’affirme,
notamment, la jurisprudence australienne (arrêts Mabo et Wik) : ne peut être utilement revendiqué le titre indigène lorsque, concurremment à celui-ci, a été constitué un titre foncier de
droit commun inconciliable avec la survie du titre indigène (freeholdtitle). En revanche, rien
n’interdit de revendiquer le titre indigène sur des zones données à bail (leaseholdtitle) à des
sociétés d’élevage, puisque le contrat de bail même de longue durée ne peut être considéré
comme ayant éteint le titre indigène. En effet, l’objet du contrat de bail (élevage de bétail)
laisse entièrement libre la terre pour d’autres usages et notamment pour un usage traditionnel
pour les groupes aborigènes : à des fins de passage et d’installation temporaire, de cueillette,
ou de cérémonies rituelles.
C’est la raison pour laquelle, l’interrogation sur la valeur déclaratoire ou constitutive des articles
6 et 18 de la loi organique est en l’occurrence un problème second par rapport à la question de
savoir si l’article 18 de la loi organique donne une liste exhaustive des « terres coutumières »
ou seulement indicative. Si cette liste n’était qu’indicative, elle laisserait ouvertes de possibles
revendications sur des terres qui ne sont ni des terres de réserve ni des terres attribuées au
titre du lien à la terre. Qu’en serait-il par exemple d’une revendication portant sur des zones
287 - � . Lafargue, « La “Terre-Personne” en Océanie. Le Droit de la Terre analysé comme un droit moral et un devoir
R
fiduciaire sur un patrimoine transgénérationnel », in S. Vanuxem et C. Guibet Lafaye (dir.), Penser la propriété, un
essai de politique écologique, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2015, p. 23-36.
119
�marines, zones considérées par les clans de la mer comme de la terre ferme simplement recouverte par les eaux288 ?
120
Et ceci pose une question essentielle : n’existe-t-il pas un décalage entre les grands principes
posés par la norme constitutionnelle (l’accord de Nouméa) et une mise en œuvre restrictive
par la loi organique, imputable au fait que le législateur organique n’a pas donné son analyse
juridique de ce que recouvre la tenure kanake ?
Si l’article 18 ne donne pas de liste exhaustive de ce qui constitue les terres coutumières et
si l’on pouvait alors considérer comme coutumier tout le « foncier » dès lors qu’un clan peut
prouver être en lien avec cette terre, en ce cas, il faudrait en déduire (comme le font les juridictions anglo-saxonnes) que des revendications peuvent être exercées a priori sur tout le « foncier », mais que les attributions de terres par la puissance publique, en pleine propriété à des
colons, vaut extinction du « titre indigène ». Cette solution serait cohérente avec les termes
de l’article 6 de la loi organique qui offre la même garantie à « la propriété privée », à la « propriété publique », et aux « terres coutumières ». Certes ces dernières sont inaliénables, mais
cette inaliénabilité peut-elle justifier de revenir sur la constitution de droits concurrents qui
portent extinction de cette propriété coutumière ? Là est la question fondamentale.
L’article 6 paraît une réponse claire à cet égard. L’État a surtout préféré résoudre le problème de
façon pragmatique en créant un organisme, l’Adraf, qui rachète les terres privées pour les restituer
aux clans ou aux GDPL ou aux particuliers qui peuvent invoquer le « lien à la terre » (un rapport
historique et identitaire à une terre qui souligne l’importance que revêt le volet immatériel du foncier). Cette procédure a permis jusqu’à présent de prévenir des actions en justice comme l’affaire G.
c. C. qui, à notre connaissance, constitue un exemple unique à l’échelle de la Nouvelle-Calédonie.
Il n’en demeure pas moins, que si ces terres sont restituées c’est en raison d’un « lien » (moral,
intellectuel, identitaire) ininterrompu à une terre. Et cela démontre que malgré les vicissitudes de l’histoire subsiste aujourd’hui un rapport d’identification réciproque des hommes à
cette terre – un « lien » qui fonde leur droit à restitution. Et ceci est d’autant plus troublant
que, pour revenir à la genèse de l’affaire G., l’Adraf a restitué en 1983 la plus grande partie de
la propriété A. au clan G. (118 hectares) au nom de ce « lien à la terre » qui ne peut suffire,
ensuite, à fonder la revendication du même clan, formée sur la base du droit coutumier, pour
la parcelle restante (de 86 hectares).
288 - Un très intéressant arrêt relatif à la Polynésie éclaire cette question : Cour d’appel de Papeete du 10 avril 2008, RG
�
n° 475/TER/05, Polynésie Française c. consorts T…. La Cour d’appel, saisie d’un litige opposant des propriétaires privés à la collectivité publique, a confirmé l’existence d’une propriété coutumière sur une lagune (lagune de Mara’a)
que la Polynésie Française prétendait inclure dans le domaine public. La Cour d’appel a considéré que l’article 538
du Code civil « ne saurait régir le présent litige alors que le code civil n’a été rendu applicable à Tahiti qu’en 1866
et qu’antérieurement, en 1853, selon la procédure instaurée par la loi tahitienne du 24 mars 1852, la terre TEROTO
avait été enregistrée au nom de son propriétaire H… à HURUHURU, auteur des consorts T… ; qu’en effet, tant en vertu du
principe de non-rétroactivité de la loi nouvelle que du principe des droits acquis, affirmé de manière spécifique à Tahiti dès 1842,
époque de la mise en place du protectorat, la propriété d’un bien immobilier demeurait régie par la loi tahitienne, antérieure au code
civil, qui admettait qu’un lagon ou une lagune puisse faire l’objet d’une appropriation privée, sauf à vérifier si la terre TEROTO
inscrite au nom de H… a HURUHURU comportait ou non un lagon ou une lagune […] le premier juge a déduit à bon droit des
mesures portées et des indications géographiques mentionnées dans la revendication de 1853, notamment quant aux terres et à la
mer qui confrontait la terre TEROTO, que cette dernière […] englobait la lagune désormais litigieuse […], que c’est donc de manière
irrégulière […] que la lagune privée dépendant de la terre TEROTO a été incorporée récemment au domaine public maritime »
(cf. R. Lafargue, « L’Océanie : de l’identité par la Terre à l’identité par le Droit », op. cit.). Souligné par l'auteur.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Ce lien à la terre, ce rapport d’identification réciproque des hommes à leur terre, n’est-ce pas
la norme coutumière qui l’exprime et qui le fonde ? Et si tel est le cas, la dépossession du substrat matériel suffit-il à éteindre le titre ancestral et notamment le volet incorporel des droits
fonciers ? On est tenté de répondre par la négative, car la Terre avec un « T » majuscule ne se
résume pas à de la matière, à une chose. Elle est bien plus que cela.
Mais comment répondre par la négative à cette interrogation sans remettre en cause la protection constitutionnelle de la propriété privée ? On débouche rapidement sur une aporie, parce
que la propriété coutumière, laquelle ne relève pas des droits réels, n’est pas de même nature que
la propriété privée. L’article 6 de la loi organique met sur le même plan des concepts très différents en traitant les terres coutumières comme s’il s’agissait d’une chose, relevant de droits réels,
ce qu’elles ne sont pas289. Ceci n’en réduit pas l’importance que revêt, aujourd’hui, l’article 6 de
la loi organique qui sécurise les droits acquis au titre de la propriété privée, même s’ils ont été
acquis sur la base d’une politique spoliatrice menée par la puissance publique.
L’épreuve de vérité interviendra peut être lors de l’examen d’une affaire qui a déjà touché la
barre de la cour d’appel sur des questions de procédure et qui se poursuit au fond. Cette affaire
voit s’opposer deux groupes familiaux kanaks dans la région de Boulouparis-La Foa. Le premier de ces groupes, qui s’est vu attribuer en 1990 cette ancienne propriété de colon européen
par l’Adraf, au titre du lien à la terre, demande l’expulsion du second groupe qui occupe toujours ce terrain des décennies après l’attribution et qui soutient n’avoir jamais cessé d’occuper
ce terrain depuis la période précoloniale en invoquant la continuité de son droit ancestral (CA
Nouméa, 26 mars 2015, GDPL C. c. Consorts K.).
La définition de la conception autochtone du foncier et des obligations des clans gardiens à
son égard permet d’éclairer cette problématique, de même que les règles de dévolution successorale. C’est l’objet de la seconde partie.
II. ANALYSE JURIDIQUE DES DROITS FONCIERS COUTUMIERS
La problématique exposée précédemment, à savoir la nature des droits fonciers coutumiers
que la loi organique ne définit pas, est éclairée par l’examen concret de la conception autochtone du foncier et des obligations des clans gardiens à son égard (A.). Cette conception du
foncier explique les règles de dévolution successorale, et démontre tout l’intérêt du recours à
la fiducie comme théorie explicative (B.).
II. A. Conception autochtone du foncier et obligations des clans gardiens : une « propriété »
qui ne repose pas sur le concept civiliste de droit réel mais sur le concept océanien d’« appartenance réciproque »
Le lien à la terre influence l’appartenance de l’individu à un clan et donc sa filiation, il détermine encore le comportement social qui fonde l’action en revendication de statut coutumier (Nouméa, 29 septembre 2011, RG n° 11/46, Ministère public c. S. ; Civ. 1ère, 26 juin 2013,
P
rocureur Général c. P., pourvoi n°12-30.154, Bull. civ. 2013, I, n° 139).
289 - � ur la démonstration que les terres coutumières ne relèvent pas de droits réels, voir R. Lafargue, « La “Terre-
S
Personne” en Océanie », op. cit.
121
�Le « maître de la terre » demeure investi d’une aura spirituelle, que soulignent certaines
affaires (Nouméa 22 mai 2014 RG n° 2012/101, W. c. I. ; voir aussi TPI, section détachée de
Koné, 22 décembre 2014, RG n°14/120, jugement n°14/312, M. es qualité de chef du clan M.
M. H. c. E.).
122
Le « lien à la terre » souligne le fondement culturel et spirituel du rapport de l’homme à la terre
dont il est issu et à laquelle il s’identifie. Le « principe coutumier de l’union des hommes et de
la terre »290 signifie une appartenance/identification réciproque entre la Terre et les hommes.
Cela explique que le lien à la terre structure l’organisation sociale et définisse les rapports des
hommes entre eux (« affaire de Peng » : TPI Nouméa, section détachée de Lifou, 25 juillet 2012,
RG n° 10/80, M. S. et Mme L. c. Grande Chefferie de Gaïca, ci-dessous). La Terre n’est donc
pas une chose que l’on s’approprie mais d’abord une obligation, une fonction sociale, pour ses
détenteurs actuels : elle est un lieu de fiducie (1).
L’atteinte portée à ce lien peut générer un préjudice immatériel moral et spirituel (Nouméa
22 mai 2014 RG n° 2012/101, W. c. I.), car le lien à la terre ne relève pas d’une logique
d’appropriation d’une chose par un sujet (un droit de propriété) mais d’une logique identitaire :
d’une « appartenance réciproque »291 (2).
II. A. 1. La Terre, une fonction sociale pour ses détenteurs actuels : un lieu de fiducie
La Terre est la matrice des rapports sociaux et de l’identité des hommes comme le montre
l’affaire dite de « Peng » présentée ci-dessous.
Ce jugement du 25 juillet 2012 exprime très clairement la normativité kanak. Cette décision
montre que la terre est une mémoire plus qu’une chose ; qu’elle est une identité, celle des générations qui se sont succédé, et que le « Maître de la terre » tient plus du gardien de mémoire que
d’un propriétaire. La terre apparaît ici comme un lieu de fiducie qui structure tout l’espace social.
La fiducie est « un acte juridique par lequel une personne nommée fiduciant, transfère la
propriété d’un bien corporel ou incorporel à une autre personne, nommé fiduciaire, soit à
titre de garantie d’une créance (fiducie à fins de sûreté) sous l’obligation de rétrocéder le bien
au constituant de la sûreté lorsque celle-ci n’a plus lieu de jouer […], soit en vue de réaliser une
libéralité (fiducie à fins de libéralité) sous l’obligation de transférer le bien à un tiers bénéficiaire
après l’avoir géré dans l’intérêt de celui-ci ou d’une autre personne pendant un certain temps,
soit afin de gérer le bien dans l’intérêt du fiduciant sous l’obligation de le rétrocéder à ce dernier, à une certaine date (fiducie à fins de gestion) »292.
Nous nous référons ici au deuxième de ces trois cas de fiducie. Dans le contexte des Terres coutumières, le « fiduciant » est l’Ancêtre et la lignée des Maîtres de la terre qui se sont succédé et
qui investissent le Maître de la terre actuel (le « fiduciaire ») de la charge de gérer au profit des
bénéficiaires (membres du clan), et de transférer le moment venu, le bien à la génération suivante.
290 - � . Cornut, « La valorisation des terres coutumières. Le principe de l’union des hommes et de la terre », in
E
C. Castets-Renard et G. Nicolas (dir.), Patrimoine naturel et culturel de la Nouvelle-Calédonie : aspects juridiques,
L’Harmattan 2015, p. 125-154.
291 - � ur l’importance du concept d’appartenance, voir : J.-P. Jacob et P.-Y. Le Meur (dir.), Politique de la terre et de
S
l
’appartenance, Droits fonciers et citoyenneté dans les sociétés du Sud, Karthala, 2010, 432 p.
292 - � . Cornu et association Henri Capitant, Vocabulaire juridique, 10e édition, PUF, coll. Quadrige, p. 458.
G
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
C’est ce mécanisme qu’illustre à la perfection l’affaire de Peng : le jugement énumère tous les
clans maîtres de la Terre successifs investis du rôle de gardien de la mémoire et de ce capital
social. Le fiduciaire a toute l’apparence d’un propriétaire mais il ne peut vendre ou céder
à titre gratuit la terre. Cette institution juridique n’est pas sans rappeler la déclaration Du
Bouzet de 1855 : ce ne sont pas tant les terres qui sont inaliénables par nature, que la restriction au droit de les aliéner qui pèse sur leurs titulaires qui fait la spécificité des terres
coutumières. Et ceci est cohérent avec le fait que la puissance publique a pu se les approprier
malgré un principe d’inaliénabilité proclamé, lequel ne vise qu’à restreindre les prérogatives
des « gardiens » de la terre.
TPI Nouméa, section détachée de Lifou, 25 juillet 2012, RG n°10/80293
Sommaire : 1°/ Le droit sur la terre ne s’analyse pas comme un droit réel mais comme un « devoir » :
il est fondé sur un rapport fiduciaire. « En aucun cas la terre coutumière est un droit direct sur la
terre. Elle est un droit par les hommes et pour les hommes sur la terre. Elle exprime des héritages
humains et non une possession foncière directe ». Il pèse sur le Maître de la terre qui en est le
conservateur, le garant, « l’obligation de maintenir cette union entre les clans dont il a hérité et de
conserver à la terre sa mémoire clanique ».
2°/ La fonction de la grande chefferie est de nature « politique » – assurer la cohésion sociale – en ce
que le grand chef est le garant de l’unité clanique en assurant l’harmonie entre les clans. La grande
chefferie n’est pas investie de droits en tant que titulaire d’une propriété collective294 comme avait
voulu l’imposer l’arrêté du 22 janvier 1868 (en son article 1er)295 : « En exprimant que le grand chef
est maître des hommes et maître de la terre, les Lifou éclairent un autre pan du principe du clan
maître de la terre connu du monde mélanésien ; ils insistent sur la dimension personnelle du lien
à la terre ». « Il n’y a pas de lien direct c’est-à-dire de droit réel mais bien des liens personnels et
interpersonnels entre les clans et les chefferies pour la conservation et la jouissance de la terre. Ces
liens personnels forment l’unité clanique autour de la terre première. C’est la terre qui nourrit les
hommes qui à leur tour la nourrissent. Ces liens naissent toujours de l’accueil des hommes par le clan
maître de la terre ».
Faits et moyens des parties – Un projet hôtelier devait être réalisé sur la plage de Peng (île
de Lifou) incluant le terrain occupé par Mme Enga L… et son mari métropolitain de statut
de droit commun (M. S…). Ce projet hôtelier avait divisé les clans et conduit les partisans
du projet à vouloir l’expulsion des occupants (le couple L…-S…) de la zone destinée au futur
hôtel. Le petit chef de la tribu de Hapetra appartenant au même clan (L…) que Mme Enga
L… avait demandé au grand-chef, M. Zéoula, de prononcer l’expulsion du couple de la terre
de Peng qu’ils occupaient depuis 1982. Cette expulsion sera prononcée par le grand-chef le
293 - �� lignes qui suivent sont des extraits de Régis Lafargue, Le chemin, le geste et la parole. De la norme autochtone au
Les
droit coutumier kanak, éd. Dalloz, coll. L'esprit du droit, Paris, 2017.
294 - � eci est confirmé par l’un des tout premiers ethnographes de la société kanak, le Père Lambert : « La propriété
C
est tellement sacrée que le chef, malgré tout son prestige, ne saurait entamer celle de ses sujets, ou se l’approprier
sans se rendre usurpateur : encore moins pourrait-il en engager la location » (Lambert, Mœurs et Superstitions des
néo-calédoniens, [1900], réédition 1999, Société d’études historiques de Nouvelle-Calédonie, p. 84).
295 - � rrêté n° 13 du 22 janvier 1868 : « Il sera délimité pour chaque tribu (lire “district” / “grande chefferie”) de la
A
Nouvelle-Calédonie et de ses dépendances, sur le territoire dont elle a la jouissance traditionnelle […] un terrain, d’un seul
tenant ou en parcelles proportionné à la qualité du sol et au nombre des membres composant la tribu. On procédera, en
même temps et autant que possible, à la répartition de ce terrain par villages ».
123
�8 novembre 2010. Au terme de cette décision le couple L.-S. devait quitter non seulement la
tribu de Hapetra mais plus largement le district du Gaïca au motif que M. S. du fait de son
statut personnel n’avait pas à demeurer sur une terre coutumière, et qu’il ne se soumettait pas
aux règles qui régissent la vie dans la société coutumière.
124
Le couple L.-S. a saisi le tribunal pour contester cette décision de bannissement qui revenait
à priver l’épouse (de statut coutumier kanak) de ses droits sur la terre. Ils contestaient avoir
manqué aux devoirs coutumiers et soutenaient que cette décision ne « respectait pas la parole
des anciens, de ceux qui ont fondé la terre de Peng ». La grande chefferie soutenait la légitimité
de la décision d’expulsion au motif que le Grand-Chef serait « le maître de la terre et le maître
des hommes » ; qu’à ce titre il serait investi de la défense de l’intérêt général et qu’il avait pu
prononcer cette expulsion pour permettre la réalisation de ce projet de développement économique. Toutefois, dès la saisine de la juridiction, la grande chefferie avait renoncé à l’expulsion
du couple L.-S. ; le petit chef de la tribu de Hapetra, M. Isako L., y ayant lui-même renoncé.
La grande chefferie prétendait toutefois qu’Isako L., le petit-chef de la tribu, était le gardien
du foncier de Peng et déniait les droits de sa grande sœur Mme Enga L. du fait du mariage de
celle-ci avec un métropolitain.
L’affaire posait donc la question de la légitimité de la grande chefferie à disposer du foncier
d’un clan (le clan L.), voire de s’immiscer dans les affaires privées d’un clan. Elle posait aussi
la question de savoir qui, d’Enga L. ou d’Isako L., détenait les droits sur la terre de Peng (et si
Enga avait été déchue de ses droits du fait de son mariage).
C’est la raison pour laquelle le tribunal va rappeler à la grande chefferie quel est son rôle
et ses obligations : en excluant qu’elle puisse être « propriétaire » ou « gardienne » des
terres claniques autres que celles qui appartiennent au clan du grand chef. Et le tribunal va
ensuite, en remontant la généalogie, démontrer que le clan L. est « gardien » de cette terre.
Certes Isako L. est le chef du clan L., mais cela ne l’autorise pas à expulser la grande sœur
en méconnaissance du droit que lui ont accordé les anciens à demeurer sur cette terre (en
l’occurrence représentés par leur descendante, Mme Waifetra Z. veuve X.). La parole des
anciens prime et s’impose aussi au chef du clan L. qui a renoncé, de lui-même, à demander
l’expulsion de sa sœur Enga. Car cette expulsion aurait constitué une transgression de la
Coutume, laquelle conçoit la terre comme un facteur d’union et de communion entre les
hommes et non comme un facteur de désunion et d’exclusion de quelques-uns fut-ce au
profit du plus grand nombre.
Ceci souligne bien à quel point la conception autochtone de la terre est éloignée de la nôtre
qui réduit la terre à n’être qu’un bien et un facteur de développement économique.
Jugement
Motifs – […] 2°/ Les liens à la terre occupée par les époux S… :
La coutume unit les hommes entre eux et à la terre et elle unit la terre aux hommes et
entre eux. Le lien à la terre est le fondement de la vie kanak. La terre est fécondée par
l’igname qui est le fruit du travail des hommes. Les hommes portent l’igname qui est le
fruit de la terre. L’ensemble fonde la coutume kanake réunissant les hommes et femmes
autour de leur terre et familles. Elle est leur ancrage au milieu de cet immense océan
qu’est l’océan Pacifique. […]
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
b) les premiers liens sur la terre de PENG :
La terre de PENG a uni profondément les clans Z., M., W. et L. Les Z. et W. ont accepté
le vieux Makalu Qatr précédemment chef de clan d’H. Cet accueil s’est transmis au petit
chef L. La terre de PENG s’insère donc dans la tribu de HAPETRA sous cette spécificité de
mémoire. Les W. n’ont eu que des filles. Gahemé W. a eu un garçon né de père inconnu qui
porta le nom de Waiso-W.. Il est le père d’Albert W. Cae W., adopté, connaît cet héritage.
La fécondité de la terre a cessé pour l’un des clans maîtres de la terre. Les terres occupées
par les S. proviennent du clan Z. Ce clan n’a laissé que Waifetra Z. veuve X. Là aussi la
fécondité de la terre a cessé. Les L. ont pris la place des M. lorsque ceux-ci sont partis à
HAPETRA. Ils ont hérité de leur légitimité de petit chef et ont pris en charge les destinées
de PENG. PENG est une terre de blessures et de maladies. La peste l’a longtemps meurtrie obligeant les habitants au départ. Les clans maîtres de la terre se sont éteints. Mais la
mémoire des esprits reste attachée à la terre.
Waifetra Z. veuve X. est née à PENG mais au moment de la lèpre elle est partie à NANG.
Sa grand-mère est restée à la léproserie de Cila (Nang). À 17 ans Waifetra Z. veuve X. est
revenue sur HAPETRA à la demande des L.. Elle a vécu à la grande chefferie du Gaïca à
Dreulu pendant un an. Elle est revenue restant la fille de Iena Z. en charge de conserver
sa mémoire et celle du clan Z.
Si Isako L. affirme qu’elle [Enga] a perdu tout droit sur la terre de PENG du fait de son
mariage et qu’ainsi s’opère un retour de la terre à son profit en tant que chef de clan, il
sait au fond de lui-même que Waifetra est en charge du témoignage des anciens. Elle a la
légitimité de lui rappeler qu’il ne détient cette terre que par hommage aux anciens.
Les Z. ne sont pas revenus de Nang vers PENG à la suite de la peste.
Le Père d’Enga L. a gardé W. Waiso quand il était bébé jusqu’à 8 mois. Il a veillé sur lui
dans le sillage de l’accueil que le clan W. et le clan Z. avaient réservé aux L. Le clan L. est
donc légitime à garder cette terre et la faire prospérer. Car de la terre naît la richesse des
hommes. IjakoL. n’est le légitime maître de la terre que parce qu’il est porté par les autres
clans qui sont en dessous de lui. Quand on dit Angecipa, cela veut dire qu’il y a plusieurs
aînés. Or il y a plusieurs aînés sur la terre de Gaïca dont Ijako doit tenir compte. S’il est
au-dessus des autres clans de H. et de PENG, il reste dépositaire de leur parole et doit les
entendre.
Autour de PENG se sont noués des rapports humains. Autour de cette terre se sont unis
les hommes. Le petit chef IjakoL… s’inscrit dans la descendance de ces premiers occupants
dont il porte le témoignage. Les terres de PENG renferment la mémoire des clans Z., M.,
W. offertes au L. qui en porte la vitalité et en assure la garde et conservation.
c) l’installation d’Enga L. :
Enga L. a été installée sur la parcelle de terre de PENG par Waminya L. et Ijako L. Ijako
L. est le petit frère d’Enga L. dans la coutume. Il est le fils de Saihinyie L. Enga est la fille
de Waminyia L.
Guy S. a été accueilli par les liens du mariage au sein de la famille d’Enga L. Il ne détient sa
place sur la terre qu’à travers son mariage avec Enga qu’il a protégée en quittant Tournus
pour venir vivre à Lifou. Il l’a ramenée à sa terre. Il n’a aucun droit sur la terre. Seule Enga
a des droits.
125
�Si Enga L. a été placée à PENG c’est donc par hommage et respect à l’accueil que les Z.
et W. avaient réservé à Makalu QATR en qualité de chef de clan de H. et l’accueil qu’ont
reçu les L., qui ont pris le relais de veiller sur cette terre meurtrie.
126
Cette richesse humaine doit s’accompagner du principe coutumier que le grand chef
Paul Ukinessö SIHAZE affirmait : «nous n’avons pas les mines mais nous avons les
hommes». C’est bien le clan L. qui a les hommes pour perpétuer le lien à la terre qu’il a
reçu du clan Z. et du clan W. alors que ceux-ci étaient chassés de la terre par la peste.
C’est de lui que monte vers le grand chef du Gaïca ce besoin d’unité entre les hommes.
C’est lui qui a appelé au retour de Waifetra Z… après qu’elle soit partie à Nang suivre ses
parents victimes de la peste. Ce lien reste sous le témoignage de cet accueil des premiers
clans de la terre de PENG. Lorsque Waifetra Z. veuve X. écrit accueillir Enga L., elle
n’exprime pas un pouvoir foncier mais rappelle qu’Enga L. n’est accueillie sur la terre
de PENG que dans le sillage de la mémoire des clans Z. et W. comme ils l’avaient fait
avec le petit chef Makalu QATR puis les L. Elle exprime une blessure devant la brutalité de la prétention d’expulsion qui désunit les liens de mémoire. La terre coutumière
est un lieu de mémoire des anciens. Elle maintient en vie leur témoignage qui par la
mort corporelle unit les esprits à la terre. La terre de PENG est porteuse des esprits
des clans Z. et W.
En aucun cas la terre coutumière est un droit direct sur la terre. Elle est un droit par les
hommes et pour les hommes sur la terre. Elle exprime des héritages humains et non une
possession foncière directe. IjakoL. détient donc un pouvoir sur la terre de PENG du fait
de cette ascendance coutumière dont il est le conservateur, le garant. Il est ainsi le maître de
la terre au sens coutumier. Sur lui pèse l’obligation de maintenir cette union entre les clans
dont il a hérité et de conserver à la terre de PENG sa mémoire clanique.
Or en l’espèce il existe suffisamment d’éléments pour montrer que la contestation qui sévit
chez les descendants des W… et des Z…, prouvée par les pétitions versées aux débats et la blessure dont souffre sa grande sœur Enga constituent autant de facteurs de division qui peuvent
briser l’unité coutumière parce que la décision ne respecte pas la mémoire des vieux et des
esprits et rompt l’harmonie de la dévolution foncière jusqu’au petit chef actuel.
À l’audience du 16 juin 2012, Ijako a solennellement affirmé qu’il ne demandait pas l’expulsion de sa grande sœur Enga mais uniquement celle de Guy S. Or la motivation de la
décision du grand chef montre qu’elle a été prise sur la demande d’Ijako L.
Le porte-parole du grand chef, Thahnaena, a eu des paroles apaisantes à l’audience du
16 juin 2012 :
Au tout début c’était le projet de développement de PENG. Il y avait des passations de parole
avec Guy et Enga. Ensuite il y a eu des dérapages. Or il y a un chemin coutumier à suivre.
Mais il y a eu une suite et c’est le grand chef qui a tranché. On ne voulait pas cette issue.
Mais il y a eu de mauvaises tournures et on pense à l’avenir. Il faut bien remettre les choses au
point. Nous on est là pour tout le monde. Il y a pas mal de choses qui ont été établies qu’il ne
faut pas déranger. L’expulsion ne peut donc avoir lieu alors qu’il n’est plus demandé à Enga
L… de quitter la terre qu’elle occupe. Du fait de ces nouvelles conditions la décision du grand
chef peut être rétractée sans en remettre en cause la légitimité qu’il avait à la prendre au
moment où les passions ont énervé les hommes et troublé l’harmonie des clans.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
3°/ Sur le principe exceptionnel du grand chef maître des hommes et maître de la terre
sur Drehu :
Il est affirmé qu’il y aurait une exception sur Lifou au principe de la propriété du clan
maître de la terre au profit des grandes chefferies qui seraient propriétaires des terres et
en confieraient l’usufruit aux clans. Ce principe déroge grandement au principe kanak
de la propriété de la terre au clan qui la détient depuis toujours, clan dit «maître de la
terre». Ce principe [l’exception évoquée supra] est théorique et artificiel en son expression
européenne. La reconnaissance même de la propriété clanique au clan L. prouve bien que
la grande chefferie reconnaît le clan maître de la terre. Même si la grande chefferie est
montée de WE pour venir s’installer à DRUEULU et HAPETRA afin de vivifier cette côte
de DREHU, elle n’a reçu le lien à la terre qu’à travers les clans premiers. En fait ce principe
dérogatoire naît d’une confusion qui provient de la volonté d’appliquer la notion de propriété d’origine métropolitaine à la propriété tribale qui revêt des particularités profondes
et exclusives pour tisser des liens complexes et particuliers entre les hommes.
En exprimant que le grand chef est maître des hommes et maître de la terre, les Lifou
éclairent un autre pan du principe du clan maître de la terre connu du monde mélanésien ;
ils insistent sur la dimension personnelle du lien à la terre totalement inconnue de la
notion de propriété, telle que le droit métropolitain l’entend pour être un lien direct sur
la terre. Il n’y a pas de lien direct c’est-à-dire de droit réel mais bien des liens personnels
et interpersonnels entre les clans et les chefferies pour la conservation et la jouissance
de la terre. Ces liens personnels forment l’unité clanique autour de la terre première.
C’est la terre qui nourrit les hommes qui à leur tour la nourrissent. Ces liens naissent
toujours de l’accueil des hommes par le clan maître de la terre.
Ce que les Lifou mettent en lumière c’est cette nécessaire interdépendance entre le pouvoir du grand chef sur les hommes et la terre que les clans occupent dont le grand chef est
garant de l’harmonie. Le grand chef n’exerce pas un pouvoir vertical mais sert les clans. Il
reçoit son pouvoir des clans qui lui font l’hommage de lui confier leur devenir d’hommes
de la terre. C’est ce mouvement des clans vers la grande chefferie qui unit les hommes
à travers leur grand chef. Or en affirmant que le grand chef est « maître des hommes et
maître de la terre », il faut se garder de comprendre cette règle dans un raisonnement européen mais bien y voir ce mouvement des clans vers leur grand chef qui à son tour doit les
servir pour maintenir leur unité. Il n’y a pas de dépossession des clans maîtres de la terre.
Il n’y a pas d’usufruit ou de droit réel. Il y a un ensemble uni autour de la terre. Il y va
du symbole du poteau central qui soutient les autres poteaux dans la grande case. Sans
les autres poteaux, sans les soubassements le poteau central n’existe pas. Sans le poteau
central, les autres poteaux n’existent pas. Les Atresi296 ne fondent plus rien. Sans le grand
chef le clan maître de la terre n’est rien. Sans le clan maître de la terre le grand chef n’est
rien non plus. C’est un lien de réciprocité.
L’acte d’expulsion contient la signature des Atresi, clans fondateurs, et soutiens de la
grande chefferie. Cela démontre bien que le grand chef exprime une unité clanique qui
296 - � es Atresi forment l’entourage du grand chef. Eux savent et peuvent agir, corriger le grand chef. Cette décision
L
confirme (cf. parag. suivant) que les Atresi sont issus des familles originelles maîtres de la Terre - ce qui explique
leur pouvoir vis-à-vis du grand chef.
127
�128
vient des clans. Le grand chef est plus qu’un immigré, un accueilli. Il est celui que le clan
maître de la terre, devant la profusion des bienfaits des fruits de la terre et la multiplication de sa descendance, a chargé de maintenir l’unité coutumière des hommes et de la
terre. La fécondité de la terre et des hommes est porteuse de tensions et divisions qui ne
doivent pas épuiser la terre. C’est toute cette charge qui fait la noblesse du grand chef.
Il y a donc une profonde communion des hommes entre eux, communion que le grand
chef exprime. Cette communion les unit à la terre. De cette communion est retiré le
principe que la coutume unit les hommes entre eux et à la terre et elle unit la terre aux
hommes et entre eux. Cette règle est générale aux Kanaks de grande terre et de DREHU.
Elle est civilisatrice de la société mélanésienne.
En l’espèce il a été suffisamment démontré, à travers l’histoire des clans L., W., Z. et M., que
l’unité a régné parmi eux sur le site de PENG. Dans sa motivation le grand chef ZEOULA
n’a fait qu’accéder à la demande d’IjakoL. Il a voulu restituer l’unité et l’harmonie. Or
IjakoL. ne demandant pas l’expulsion de sa grande sœur Enga, la décision telle qu’elle est
formulée devient impossible. Le grand chef est « XeniKatro » c’est-à-dire celui qui mange
ce qu’on lui apporte. Il n’est pas celui à qui on apporte des problèmes.
Les trois juges ont longtemps réfléchi sur le sens de cette « propriété » coutumière, de ces
liens à la terre. Ils sont convaincus que la recherche de l’unité des clans doit les guider à la
suite du grand chef. Or le projet de PENG a profondément blessé la coutume et le principe
d’unité. C’est ce qu’a perçu le grand chef, inquiet, voulant que cesse la division par le départ
des époux S. Il y a donc bien une volonté noble du grand chef ZEOULA de restaurer l’unité
coutumière sur PENG. Mais à l’audience du 16 juin 2012 le petit chef Ijako a déclaré qu’il
n’avait jamais demandé l’expulsion de sa grande sœur Enga L. Interpellé par le Président sur
le fait que le grand chef avait ordonné l’expulsion d’Enga, le petit chef a réitéré sa volonté de
ne pas voir sa grande sœur expulsée et limiter l’expulsion à Guy S. Mais à lire sa décision et à
écouter les paroles échangées durant cette longue audience, à voir les regards entre le frère et
sa grande sœur, le tribunal juge que la coutume resterait blessée et désunie si cette expulsion
était mise à exécution. Ijako L. le sait. Il n’est pas venu notifier la décision à sa grande sœur. Il
n’a pas pris le chemin car la décision le blesse tout autant. Elle a beaucoup à lui dire en raison
de la parole des anciens qu’elle veut lui rappeler. Il ne veut pas qu’elle soit expulsée.
Le projet de PENG est porteur d’avenir. Il peut fédérer l’unité coutumière à condition
que les chemins coutumiers continuent de coexister et que la mémoire des anciens soit
conservée, que l’unité coutumière prospère. Le grand chef Pierre ZEOULA a été légitime
dans sa décision d’expulsion car il n’a fait qu’accéder à la demande du clan L. Personne des
époux S., au petit chef Ijako L. jusqu’au grand chef Pierre ZEOULA n’a commis de faute
alors que tous sont apparus désunis dans la coutume autour de la réalisation de ce projet
touristique.
À l’audience et devant les juges, ils sont apparus divisés, tous vindicatifs à l’exception du
porte-parole de la grande chefferie, tonton utérin d’Ijako L. dont le tribunal tient à souligner la grande tenue. Ce ne fut que menaces, revendication d’une justice qui ne trouverait
pas à s’exprimer dans les lieux de la section détachée. Ainsi s’est exprimée une profonde
division dans la coutume qui a interpellé les juges.
Ils risquent de le rester car ils sont frères et sœurs dans la coutume. La coutume ne désunit pas. Elle ne peut pas être désunie. Comme le souligne Ijako L. il n’est pas possible
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
d
’expulser Enga sa grande sœur. Une telle décision d’expulsion, d’une gravité exceptionnelle ne peut pas être porteuse d’un message de désunion de la coutume. Il n’apparaît
pas possible d’ordonner seule l’expulsion de Guy S. alors qu’il est marié à Enga qui l’accueille sur la terre de ses pères. Enga ne pouvant pas être expulsée, il n’apparaît pas possible d’expulser son époux qui ne détient aucun droit sur la terre sans rompre l’accueil
d’Enga. Expulser Guy S. ce serait aussi expulser indirectement Enga. À travers l’expulsion de Guy, la coutume ne peut pas chercher la désunion du couple S. sans blesser Enga
et porter atteinte à son droit de rester sur la terre de PENG. C’est pour ces raisons et
après avoir longuement réfléchi que les juges entendent prendre une décision de respect
de la coutume dont ils ont reçu la lourde charge d’opérer la préservation. Le tribunal
constatera que la décision d’expulsion est impossible à mettre en œuvre. […] En conséquence le tribunal rétractera la décision du grand chef. […]
Par ces motifs, le Tribunal, […] Vu le principe coutumier de l’union des hommes et de la
terre ; Vu la nécessaire unité des clans du G. ; Vu la mémoire de Z. et W. ; Vu la décision
d’expulsion des époux SAVOT prise par le grand chef ZEOULA le 8 novembre 2010 ;
Constate que les hommes sont coutumièrement désunis autour de la terre de PENG ;
Constate que le petit chef Ijako L. est Maître de la Terre de PENG, dépositaire et garant
de l’héritage mémoriel et foncier des clans Z. et W. ; Constate que le petit chef IjakoL. ne
demande pas l’expulsion de sa grande sœur Enga L. ; Constate que Guy S. n’a aucun droit
sur la terre de sa femme Enga L. ;
Déclare l’expulsion de Guy S. et Enga L. impossible à mettre en œuvre ; Rétracte la décision d’expulsion des époux S. par le grand chef ZEOULA prise le 8 novembre 2010 ;
Invite donc les parties à reprendre les chemins coutumiers pour s’unir dans la coutume
et honorer la mémoire des anciens et permettre la réalisation du projet touristique de
PENG […]
Président : Éric Duraffour, Juge à la section détachée de Lifou. - MM. Edmond Hnacema et Halo
Nyipie, assesseurs coutumiers de l’Aire Ne Drehu.
II. A. 2. Le lien à la terre relève d’une appartenance réciproque entre des sujets et un objet/
sujet
Lorsque j’évoque des « sujets » c’est en référence aux clans, et lorsque j’évoque un « objet/
sujet » je fais référence à la « Terre » laquelle se confond avec « l’Ancêtre » et avec toute la
lignée des clans qui l’ont occupée précédemment. C’est la raison pour laquelle j’ai évoqué
l’idée d’une « terre-personne » dans une publication récente297.
L’arrêt ci-dessous présenté s’inspire à la fois de la doctrine de « l’affaire de Peng » et d’un précédent arrêt (Nouméa 11 octobre 2012, n° 11/425 P. c. K.). Il met en lumière ce qui distingue
fondamentalement les titulaires de droits d’usage, du Maître de la Terre. Cette affaire voit
s’opposer un clan à deux individus issus d’un autre clan. Ces derniers se prétendent « Maîtres
de la terre » tout en ayant oublié la signification profonde de la fête des ignames qui constitue l’occasion de rappeler les droits que chacun tient par rapport aux autres sur une terre à
297 - R. Lafargue, « La “Terre-Personne” en Océanie », op. cit.
129
�l’occasion de l’offrande des prémices. Il importe de rappeler que ceux des clans qui n’offrent
les prémices à personne sauf à l’autel des ancêtres (aux dieux), sont les « Maîtres » d’une terre
qu’ils ne tiennent de personne si ce n’est de l’Ancêtre298. C’est ce cadastre vivant, auquel donne
lieu le rappel des généalogies lors de ces festivités annuelles, qu’explique l’arrêt ici présenté.
130
Enfin, cet arrêt souligne que du particularisme de ce « lien à la terre » (qui renvoie à une « appartenance réciproque » et à une identité), peut naître un « préjudice immatériel moral et spirituel »
(qu’évoque un autre arrêt : Nouméa, 20 mars 2014, RG n°2013/68, Consorts I. c. O.).
Nouméa 22 mai 2014 RG n°2012/101, W. c.299
Sommaire : 1°/ Le clan W. démontre qu’il exerce un droit d’occupation, d’usage et de valorisation
sur la parcelle litigieuse, ancien et continu, reconnu par les titulaires des fonds limitrophes. Ce
clan exerçant les prérogatives qui découlent de sa fonction de « gardien » de cette parcelle, peut
donc se prévaloir du « lien [qui le lie] à la terre ».
2°/ La reconnaissance du « lien à la terre », défini comme un concept normatif spécifique à la
société coutumière affectant l’identité et le statut des hommes en lien avec une terre, par rapport à
laquelle ils se définissent, n’induit nullement que ce clan serait, de surcroît, le clan terrien originel
(« Maître de la Terre »).
3°/ Le « lien à la terre » fonde la réparation d’un préjudice (coutumier) immatériel moral et spirituel éprouvé par le clan, indépendamment de la qualité du clan lésé, qu’il soit un clan « accueilli »
ou un « clan terrien originel ».
Faits et moyens – Les deux frères I. revendiquaient un terrain occupé par les membres du clan W.
implanté tout à l’entour, et avaient saccagé les cultures et récoltes appartenant à un membre de ce
clan. Le tribunal de Lifou avait été saisi par le chef du clan W. d’une demande de réparation d’un
préjudice matériel dont le membre du clan spécifiquement concerné avait déjà été indemnisé (le
chef de clan avait donc été débouté de cette demande) et d’une demande de réparation d’un préjudice moral – ce qui supposait de trancher la question des titulaires du droit foncier. Sur ce point le
jugement du tribunal de Lifou (du 22 juin 2011) avait renvoyé les parties à emprunter les chemins
coutumiers et à saisir le grand-chef du district de Loessi (M. B.). La décision entérinait la proposition des assesseurs coutumiers mandatés par le tribunal pour rencontrer les autorités coutumières.
Et le chef du clan demandeur avait été débouté de l’ensemble de ses demandes indemnitaires. Sur
l’appel interjeté par le chef du clan W., la Cour d’appel infirmant le jugement sur la question de la
réparation du préjudice moral invoqué par le clan a ordonné un transport sur les lieux en considérant que le principe comme la réalité du préjudice moral dépendait de la preuve du « lien à la terre »
invoqué par le clan. La décision intervient après ce transport sur les lieux qui a permis à la Cour
de rencontrer, notamment, le grand chef le 28 février 2014, et de constater l’absence de démarches
coutumières de l’une comme de l’autre partie.
Arrêt
Motifs – M. Rémy W., chef du clan « W. » (« Triji »), est propriétaire d’une maison et d’un
terrain attenant à la tribu de Luengöni, district de Löessi à Lifou, et se dit en ualité de
q
298 - C’est à cela que fait référence le propos du Pasteur Leenhardt cité au début de l’introduction.
299 - � es lignes qui suivent sont des extraits de Régis Lafargue, Le chemin, le geste et la parole. De la norme autochtone au
L
droit coutumier kanak, éd. Dalloz, coll. L'esprit du droit, Paris, 2017.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
chef du clan W. (« Triji ») propriétaire d’une autre parcelle proche de celle où est implantée son habitation, que revendiquent MM. Ferdinand et Dick I. du clan « L. H. » (tim =
eau, expression pouvant signifier en Drehu « porteurs d’eau » et désignant de façon certaine des serviteurs de la grande chefferie, ce qui selon M. W. tendrait à confirmer l’origine étrangère de ce clan). La parcelle en litige située à Luengöni (District du Löessi) est
d’une superficie de 6 793 m2. Elle jouxte la route municipale n° 17, et les fonds voisins
occupés par : Saké T., Jacques H., Georges H., Saké W. Le terrain litigieux – que cultivent
aujourd’hui les membres du clan W., ainsi que la cour a pu le constater lors du transport
sur les lieux le 28 février 2014 – a fait l’objet d’intrusions de la part des frères I. (du clan «
L. H. ») en janvier 2006. […]
La Cour dans son précédent arrêt a considéré nécessaire – compte tenu du temps écoulé
(2 ans) propice à un éventuel règlement coutumier réalisé sur le fondement de l’article 1er
de l’ordonnance du 15 octobre 1982 – d’interroger le grand chef, M. B., sur ce point. Celui-ci
a d’abord confirmé qu’aucune des parties en litige n’avait fait la moindre démarche. Il a
ensuite, et surtout, indiqué qu’il ne lui incombait pas d’interférer dans un litige foncier
qui relevait pour son règlement des clans terriens et non de l’autorité du grand chef ;
qu’ainsi il n’avait pu émettre quelque décision que ce soit influant sur l’issue du litige.
Il en résulte donc clairement que les frères I. – qui n’ont pas conclu en appel et n’ont pas
comparu lors du transport sur les lieux, et dont toute l’argumentation repose sur une
lettre (qui selon eux émanerait de la Grande chefferie) – fondent leurs prétentions sur un
document dénué de valeur probante, puisqu’il est attribué à une autorité dépourvue de
compétence pour décider en la matière. […]
En revanche, il résulte d’un acte coutumier en date du 12 mars 2009 que ceux qui exercent
des droits sur les fonds voisins de la parcelle litigieuse – à savoir Sake W., John T., Bassan
W., Hnako W., Zoe W., Waudro H., Ludovic W., Ben W., Laia H., Draine H., Hnacipane
H., Georges H. – ont reconnu les droits de M. Rémy W., chef de clan, sur cette parcelle. Il
importe de souligner que, parmi eux, M. Ludovic Y. est issu d’un lignage proche de celui
des frères I., et relève comme eux du clan L. H. Les bénéficiaires de droits fonciers sur les
parcelles attenantes reconnaissent les droits d’occupation et d’usage du clan W., lesquels
se trouvent ainsi établis de façon suffisante.
Par ailleurs, il convient de rappeler qu’une fois l’an, lors de la fête de l’igname, chaque clan
vient présenter au grand-chef les prémices de la récolte, lors d’un cérémonial dont la forte
portée symbolique n’est pas sans rappeler ce passage de la Bible :
Tu prendras des prémices de tous les fruits que tu retireras du sol dans le pays que l’Éternel, ton Dieu, te donne [...] tu diras devant l’Éternel, ton Dieu : Mon père était un Araméen
nomade, il descendit en Égypte avec peu de gens, et il y fixa son séjour; là, il devint une nation
grande, puissante et nombreuse [...] [l’Éternel] nous a conduits dans ce lieu, et il nous a donné
ce pays, pays où coulent le lait et le miel. Maintenant voici, j’apporte les prémices des fruits
du sol que tu m’as donné, ô Éternel ! (Deutéronome 26 : 2-5-9-10 extraits)
Là s’arrête le parallèle avec la fête kanak de l’igname, laquelle est une communion entre les
hommes, faite de dons et contre-dons, et une célébration de leur généalogie autour d’une
valeur centrale – du fait social – qui est la « Terre ». Mais à l’image de cette autre société de
l’oralité, décrite dans le livre sacré, dans le monde kanak d’hier et d’aujourd’hui, la fête de
l’igname est l’occasion pour chaque chef de clan de rappeler d’où vient son clan et qui il
131
�132
est, en rappelant devant la foule assemblée sa généalogie et son histoire. Ce discours rituel
renouvelé d’année en année permet de conserver la mémoire des obligations, droits et prérogatives, de chacun sur la terre, et de les réaffirmer aux yeux de tous. Et cette cérémonie
de présentation des prémices au grand chef – point d’orgue de la vie coutumière – permet
aussi de montrer que le clan est toujours là présent sur sa terre, dans la continuité du lien
qui unit les générations passées, présente, et futures, assumant sa fonction de « gardien »
de l’espace sur lequel il est « assis » Et ce, aux yeux de toute la communauté rassemblée, et
ce que le clan soit un « clan terrien » (« maître de la terre ») ou un « clan accueilli ».
Cette cérémonie, dans une société de l’oralité, permet en officialisant les choses, en
disant les origines, en rappelant les devoirs de chacun, et en creux, les prérogatives qui en
découlent, de prévenir les conflits notamment fonciers, car chacun sait dans cette société
la place qu’occupe son propre clan par rapport aux autres clans, et tous les clans par rapport à la chefferie – chaque clan entourant la chefferie qui figure le poteau central de
la case. En effet, il importe de redire l’importance de la normativité et de la spiritualité
kanak qui fonde le droit coutumier, comme l’a fait une précédente décision du tribunal de
Lifou à laquelle il convient de se référer :
Le lien à la terre est le fondement de la vie kanak. La terre est fécondée par l’igname qui est le fruit
du travail des hommes. Les hommes portent l’igname qui est le fruit de la terre. L’ensemble fonde
la coutume kanake réunissant les hommes et les femmes autour de leurs terres et leurs familles.
Elle est leur ancrage [...] En aucun cas la terre coutumière est un droit direct sur la terre. Elle est
un droit par les hommes et pour les hommes sur la terre. Elle exprime des héritages humains et
non une possession foncière directe [...] il n’y a pas de lien direct c’est-à-dire de droit réel, mais
bien des liens personnels et interpersonnels entre les clans et les chefferies pour la conservation et
la jouissance de la terre. Ces liens personnels forment l’unité clanique autour de la terre [...] ces
liens naissent toujours de l’accueil des hommes par le clan maître de la terre [...] ce que les Lifou
mettent en lumière c’est cette nécessaire interdépendance entre le pouvoir du grand chef sur les
hommes, et la terre que les clans occupent, et dont le grand chef est garant de l’harmonie [...].
Le grand chef n’exerce pas un pouvoir vertical mais sert les clans [...] sans le grand chef, le clan
maître de la terre n’est rien. Sans le clan maître de la terre le grand chef n’est rien non plus [...] Il
y a donc une profonde communion des hommes entre eux, communion que le grand chef exprime.
Cette communion les unit à la terre. De cette communion résulte le principe que la coutume unit
les hommes entre eux et à la terre et qu’elle unit la terre aux hommes et entre eux. Cette règle est
générale aux Kanak de la Grande terre et de Drehu (Tribunal de Lifou, 25 juillet 2012, n°10/80
S. et L. contre Grande chefferie du G., extraits p. 4, 5, 7, 8 et 9).
Ce rappel de la normativité autochtone, qui est la source première et essentielle de la coutume
judiciaire (le Droit dit par les juridictions avec assesseurs coutumiers), souligne, d’abord, que
le « lien à la terre » n’est pas un droit réel mais emprunte plutôt aux droits personnels, puisqu’il
constitue « un concept normatif spécifique à la société coutumière affectant l’identité et le statut des
hommes en lien avec une terre par rapport à laquelle ils se définissent » (Nouméa 11 octobre 2012,
n°11/425 P. c. K.). Il souligne, ensuite, que l’expression « lien à la terre », inscrite dans l’accord de
Nouméa, recouvre une variété de situations : les « obligations/droits » primordiaux dont sont
investis les « clans terriens originels » (dits « Maîtres de la terre »), mais aussi les prérogatives
consenties par ceux-ci aux « clans accueillis » (droits d’usage, d’occupation, etc.). Cette normativité autochtone souligne, enfin, le fait que la contestation portée devant notre juridiction
au-delà de son objet « foncier » touche aux fondements spirituels, à la cohésion sociale, et aux
principes de civilisation de la société kanak, et que de la violation de ces règles peut découler
un préjudice immatériel moral et spirituel.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Enfin, et surtout, il convient de rappeler qu’au regard de la normativité autochtone telle
que vécue de nos jours, « l’occupation de l’espace dans la société Kanak renvoie à l’existence
de tertres claniques reconnus et à la maîtrise de cet espace naturel, notamment par l’habitat et par les cultures. Cela est traduit dans la toponymie, dans les discours généalogiques
et dans les récits de guerres. La cohabitation des clans dans un espace donné renvoie aux
alliances et aux règles préservant la vie, la solidarité et la cohésion. L’accueil des clans sur un
territoire donné renvoie aux règles d’hospitalité, aux affinités claniques et à l’organisation
sociale basée sur la complémentarité. [...] L’organisation sociale est fondée sur le respect de
l’esprit des ancêtres dans un territoire donné, sur la maîtrise de l’environnement naturel, la
complémentarité et la solidarité des clans » (« Charte du Peuple Kanak. Socle commun des
valeurs et principes fondamentaux de la civilisation kanak », Chapitre II-2, extraits).
Le rappel de cette normativité autochtone permet d’interpréter le fait que ni le chef du clan
L. H. ni le chef du lignage I. n’ait entamé les démarches coutumières, auxquelles les parties
avaient été invitées par les premiers juges, comme le signe que ces autorités claniques n’accompagnent ni ne cautionnent l’action de leurs « sujets », les frères I. Dans le même sens,
le fait qu’un membre du lignage Y. (en l’occurrence M. Ludovic Y. relevant comme les I. du
même clan L. H.) ait signé l’acte coutumier du 12 mars 2009 confirme que, hormis les frères
du clan I., aucun membre ni de leur propre lignage ni (au-delà du lignage) du clan L. H.,
ne soutient leur revendication ni leurs agissements contraires aux valeurs coutumières de
respect – ces agissements pouvant s’expliquer par le fait qu’ayant été élevés et vivant loin
de leur terroir à Nouméa (comme l’a confirmé l’absence des frères I. lors du transport sur
les lieux à Lifou) ils auraient oublié « qui ils étaient », d'où « ils venaient », et finalement
omis de se conformer à la place qui est la leur dans le monde coutumier. Cette place, la
fête des ignames évoquée plus haut aurait pu la leur apprendre s’ils y avaient participé, ce
qui confirme leur éloignement par rapport au monde coutumier dont, à l’évidence, ils ont
bafoué les règles.
Toutefois, le fait que le clan W. dispose d’un droit d’occupation et d’usage de la parcelle
en cause, attesté par un usage ancien et continu (confirmé par le rapport des assesseurs
coutumiers en date du 15 mars 2011, et reconnu par les titulaires des fonds limitrophes) et
qu’il puisse se prévaloir en conséquence du « lien à la terre », n’induit nullement que ce clan
serait, de surcroît, « Le Maître de la Terre » – c’est-à-dire le clan terrien originel. En effet,
cette qualité de nature tout à fait exceptionnelle dans le monde kanak rattache une famille
à un lieu et s’accompagne d’une dimension symbolique et spirituelle très forte. La Cour
n’est pas en mesure de reconnaître cette qualité au clan W., et ce d’autant que M. Rémy W. a
indiqué, lors du transport sur les lieux, que son clan était tout à la fois « de la terre » et « de
la mer » – cette référence au « clan de la mer » pouvant être l’indice, dans la société kanak,
d’un clan « accueilli ». Il n’en demeure pas moins, que le « lien à la terre » dont peut se prévaloir le clan W., justifie que M. Rémy W., agissant au nom du clan tout entier (personne
morale) puisse solliciter l’indemnisation du préjudice (coutumier) immatériel moral et spirituel éprouvé par son clan – et ce indépendamment de la qualité du clan lésé, qu’il soit un
clan « accueilli » ou un « clan terrien originel » (« Maître de la terre »).
M. Rémy W. établit que son clan subit un « préjudice moral coutumier », dont le montant
doit être fixé à Un million de FCFP compte tenu de la durée de la procédure depuis 2006,
de la violence morale exercée sur le clan tout entier, du caractère public de l’outrage porté
aux valeurs coutumières, c’est-à-dire de l’atteinte portée à « l’organisation sociale fondée
sur le respect de l’esprit des ancêtres [...] la complémentarité et la solidarité des clans »
(Charte du Peuple kanak précitée).
133
�134
Toutefois, dans le monde coutumier la restauration du lien social et le retour à l’équilibre
rompu (« la complémentarité et la solidarité des clans ») importe plus que la nomination
d’une faute et la désignation d’un fautif et d’un lésé. De plus, les valeurs coutumières ne
laissant souvent à la réparation par équivalent financier qu’un rôle second, compte tenu
de la sacralité qui entoure la terre et de la forte charge transgressive de leur comportement, il convient d’enjoindre à MM. Ferdinand I. et Dick I. de procéder à une réparation
coutumière destinée à rappeler l’ordre symbolique et à rétablir l’équilibre rompu par leurs
agissements, en faisant les démarches pour une coutume de réconciliation. Ce n’est qu’à
défaut d’y parvenir (et surtout à défaut d’acceptation de cette démarche par le clan lésé)
que MM. Ferdinand I. et Dick I. devront lui payer la somme de un million F CFP réclamée à titre de dommages-intérêts. Il y a lieu en conséquence d’infirmer partiellement le
jugement déféré. […]
Par ces motifs […]
Vu l’accord de Nouméa et le principe coutumier du « lien à la terre » ; […]
Dit que M. Ferdinand I. et M. Dick I. n’ont aucun droit sur la parcelle de terre litigieuse ;
Dit que le clan W. (« Triji ») démontre qu’il exerce un droit d’occupation, d’usage et
de valorisation sur la parcelle litigieuse, ancien et continu, reconnu par les titulaires
des fonds imitrophes, qu’il exerce les prérogatives qui découlent de sa fonction de «
l
gardien » de cette parcelle, et peut donc se prévaloir du « lien [qui le lie] à la terre » ;
Dit que la reconnaissance du « lien à la terre », défini comme un concept normatif
spécifique à la société coutumière affectant l’identité et le statut des hommes en lien
avec une terre, par rapport à laquelle ils se définissent, n’induit nullement que ce clan
serait, de surcroît, le clan terrien originel (« Maître de la Terre ») ;
Dit que le « lien à la terre » fonde la réparation d’un préjudice (coutumier) immatériel
moral et spirituel éprouvé par le clan, indépendamment de la qualité du clan lésé, qu’il
soit un clan « accueilli » ou un « clan terrien originel » ;
En conséquence, enjoint à MM. I. Ferdinand et Dick de faire une coutume publique
de réconciliation destinée à renouer les liens coutumiers et à rétablir l’équilibre
rompu par leurs agissements dans les six (6) mois de la signification du présent arrêt ;
À défaut d’y procéder, et d’obtenir de la part du clan W. la réconciliation demandée
par eux, condamne solidairement MM. Ferdinand I. et Dick I. à payer à M. Rémy W.,
es qualité de chef de clan, la somme de un MILLION de Francs CFP à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice immatériel moral et spirituel, éprouvé par
le clan W. […]
Président : M. Pierre Gaussen, président de chambre. Assesseurs : M. Yves Rolland, président
de chambre. M. Régis Lafargue, conseiller rapporteur. MM. Edmond Hnacema et Francis
Waxuie, assesseurs coutumiers de l’aire Drehu.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
II. B. Dévolution successorale et terres coutumières : illustration de la théorie de la fiducie300
Le mécanisme de la fiducie trouve sa parfaite illustration dans l’affaire de Peng : le jugement
énumère tous les clans maîtres de la Terre successifs investis du rôle de gardien de la mémoire
et de ce capital social. Le fiduciaire a toute l’apparence d’un propriétaire mais il ne peut vendre
ou céder à titre gratuit la terre. Cette institution juridique n’est pas sans rappeler la déclaration Du Bouzet de 1855 : ce ne sont pas tant les terres qui sont inaliénables par nature, que la
restriction au droit de les aliéner qui pèse sur leurs titulaires qui fait la spécificité des terres
coutumières et de la fiducie.
En droit coutumier le principe fondamental est que si un individu peut « hériter » des biens
« personnels » du défunt, il n’en va pas de même des terres coutumières qui ne sont jamais le
bien personnel d’un sujet. Dans la société kanak, on est « investi gardien » des terres coutumières dans l’intérêt d’un clan ou d’une famille. C’est ce que rappelle Nouméa, 7 août 2014, RG
n°12/382, P. c. Consorts P. en précisant que la terre conférée au chef de famille l’est à « l’usage
personnel (du bénéficiaire) et de celui de ses enfants dans le cadre des exigences dictées par la
tradition orale coutumière ».
Cette distinction entre biens « personnels » et Terres coutumières confirme le fait que les
terres coutumières ne relèvent pas de ce que le Code civil qualifie « droits réels », mais de rapports personnels et fiduciaires.
En d’autres termes, et toujours en empruntant aux catégories juridiques du droit civil, les
terres coutumières sont un « bien », mais certainement pas une « chose » dont on disposerait
au gré de ses convenances. Inversement, les autres « biens du défunt » peuvent être partagés
entre ses proches. Ceci rejoint l’analyse d’Éric Rau qui avait opéré une distinction entre les
« biens collectifs » qui reviennent au clan et les « biens personnels » du défunt dont celui-ci
peut disposer à sa guise.
Cette opposition entre biens qui seraient « collectifs » ou au contraire « personnels » ne nous
semble pas très adaptée, car elle ne met pas en lumière l’essentiel : la nature du rapport de
l’homme aux biens.
En effet, dans le cas des terres coutumières, il s’agit d’une « obligation fiduciaire » et de l’exercice d’un droit moral sur un élément certes corporel (de la matière) mais plus encore sur des
éléments incorporels (la mémoire du clan, le nom du clan et son honneur, une identité liée à la
terre, des ancêtres et leur culte, et les savoirs traditionnels associés à cette terre et à ce clan). En
d’autres termes, le « gardien des terres » est investi d’obligations et des prérogatives indispensables à l’accomplissement de sa mission. Dire qu’il est à la tête d’un « patrimoine collectif »,
sans être inexact, ne rend pas compte de la nature de son rapport au bien considéré. Cela ne dit
pas non plus ce qui en résulte dans les rapports entre les gardiens et les tiers.
En ce cas précis, il paraît difficile de parler de « propriété » au sens où on l’entend en Occident – mieux vaut parler d’appartenance réciproque entre l’homme et la terre, entre la génération actuelle et les générations passées et futures, entre les éléments humains et non-
humains. La Terre identifie mais ne sépare pas : elle est le « lien ». Pour toutes ces raisons,
300 - � es lignes qui suivent sont des extraits de Régis Lafargue, Le chemin, le geste et la parole. De la norme autochtone au
L
droit coutumier kanak, éd. Dallaz, coll. L'esprit du droit, Paris, 2017.
135
�136
il faut envisager de changer de paradigme et parler non de « droit de propriété » mais de
« Droit des appartenances ». Il ne faut pas parler d’un Droit qui sépare et définit une limite
entre le propriétaire et le reste de la société, mais d’un système normatif qui situe le « propriétaire » dans un rôle social et en fait le gardien d’un bien (« capital social ») qui fédère une
communauté (entre maîtres de la terre et une éventuelle lignée d’accueillis et de sous-accueillis ; d’accueillis dotés de droits permanents et d’accueillis dotés de droits simplement
temporaires, notamment).
Enfin, les biens autres que les terres coutumières sont à proprement parler des « choses » que
l’on peut s’approprier : ce qui n’exclut pas que certains de ces « biens » puissent relever d’un
collectif aussi bien que d’un individu.
II. B. 1. La jurisprudence en matière de dévolution successorale :
Tout ce qui précède est confirmé et illustré par les pratiques en matière de dévolution successorale qui distinguent le sort des terres coutumières (qui restent au clan) de celui des biens
« personnels » du défunt ou du couple. Cf. Nouméa, 30 octobre 2014, R.G. n°13/180, Jean-Paul
G. c. consorts G. et TPI section détachée de Koné, 18 février 2003, RG n°152/2000 (jugement
n°15 bis/2003) L. veuve V. c. Consorts V.
En ce domaine les exemples jurisprudentiels sont rares, car au décès du défunt le clan se réunit
en présence de l’officier public coutumier et la répartition des biens du défunt se fait amiablement entre ses proches, conformément à la délibération n° 11 du 20 juin 1962.
Il peut arriver que la procédure ne soit pas respectée et que l’héritier ne soit pas convié, ce
qui remet en cause la validité du partage. Mais, globalement, le partage dépend d’un critère
subjectif : la qualité des relations personnelles qu’entretenait l’héritier avec le défunt – ce qui
explique que la fille unique ait pu être écartée dans un premier temps de la succession pour ne
s’être pas suffisamment occupée de son père (TPI Nouméa 8 mars 2004, RG n°02/63, Suzanne
B. c. consorts B.). Le critère est donc le mérite et l’équité, lorsqu’il s’agit des biens « personnels » du défunt.
En revanche, lorsqu’il s’agit de terres coutumières, la question relève d’un critère objectif :
c’est-à-dire de la capacité objective à occuper une fonction et d’être « investi » comme gardien
de la terre, non en tant que « héritier » mais en tant que « continuateur » d’une fonction.
Ceci n’a rien à voir avec la dimension affective, puisqu’il s’agit d’un rôle social (TPI Nouméa
9 novembre 2012, RG n°12/915, Suzanne B. c. consorts B. - cf. ci-dessous 1ère espèce).
De cette différence de régime – selon qu’il s’agit de « bien personnels » ou de terres coutumières –
résultent les critères qui permettent de déterminer les droits des héritiers/continuateurs.
Cette distinction fondamentale explique la solution retenue en ce qui concerne la veuve qui
contestait la liquidation de la succession de son mari : les terres du clan restent dans le clan du
mari. La veuve n’a de droits que sur les éléments extra-fonciers (sommes d’argent déposées sur
le compte bancaire, meubles meublants, voiture.) et là encore elle vient en concurrence avec
les autres proches du mari défunt (section détachée de Koné, 18 février 2003, RG n° 152/2000
L. veuve V. c. consorts V., précité).
Ceci étant, et mis à part la contrainte que représente (aussi bien pour un homme que pour une
femme), l’indisponibilité des terres coutumières qui ne s’aliènent pas et ne se partagent pas
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
(sauf l’usage qui peut être réparti), les droits à hériter ne créent pas de rupture d’égalité entre
hommes et femmes, comme le montre une affaire (2e espèce ci-dessous) qui concerne une
enfant première née du clan qui a hérité de son oncle après lui avoir été donnée en adoption,
précisément pour qu’elle poursuive le rôle de cet oncle.
1re espèce
Fiducie. – Gardien des terres claniques ; Dévolution successorale ; Droits de la fille unique du
défunt sur les éléments fonciers du patrimoine ; Reconnaissance du statut de gardien de la
terre à la fille ; Principe d’égalité homme-femme dans la fonction de « gardien » de la terre –
Rôle de transmission.
TPI Nouméa 9 novembre 2012, RG n°12/915, Suzanne B. c. consorts B.
Sommaire : 1°/ Dans la coutume lorsque des parents décèdent et laissent pour descendance uniquement une ou plusieurs filles, celles-ci ont vocation à hériter, soit à être les gardiennes de la terre
qu’elles devront ensuite transmettre.
2°/ Autrefois dans la coutume les anciens dans ce cas de figure confiaient un garçon à la fille pour
mieux l’asseoir sur les terres et pour que celui-ci surveille les terres, y compris quand elle était
partie se marier dans un autre clan, ce fonctionnement n’était pas contradictoire avec le fait que
la fille était responsable de ces terres.
Faits et moyens des parties. – La fille biologique du défunt a saisi le tribunal pour contester la
présence de cousins installés sur les terres coutumières de son père. Elle demande au tribunal
de la déclarer « seule héritière de Jean B… sur les terres coutumières ayant appartenu à ce
dernier ».
Jugement
Au soutien de sa demande Suzanne B. avance que [son père] est décédé le 3 septembre
1999, la laissant pour seule successible, que la succession a fait l’objet d’un procès-verbal
de palabre établi le 16 mai 2000 qui établit Rolly B. frère du défunt [et chef de clan] en qualité d’héritier des biens suivants : un compte épargne pour une somme de […], les arrérages
de pension retraite CAFAT pour […] et un passif de trésorerie du CHT pour […], que les
terres situées à la tribu de Bouirou n’ont pas été intégrées à la succession, terres occupées
par les cousins de la demanderesse, qu’elle connaît les plus grandes difficultés pour faire
reconnaître sa qualité d’héritière et ne peut disposer des terres ayant appartenu à son père,
qu’elle a sollicité le représentant coutumier afin que ce problème soit réglé. […] le chef de
clan répond que les femmes ne doivent pas [n’ont pas vocation à] rester dans le clan ou sur
les terres, et donc que Suzanne ne peut hériter.
Son épouse manifeste son mécontentement, et avance que si Suzanne n’est pas mariée
elle peut rester sur les terres du clan. Sur interpellation des assesseurs face à la situation
particulière de Suzanne, célibataire et fille unique, le chef de clan conçoit que les filles
peuvent dans ce cas hériter. [...]
Motifs – […] il ressort des débats que […] le 16 mai 2000 un procès-verbal de palabre a été
établi qui désigne Rolly B., frère du défunt, en qualité d’héritier pour les comptes, que
cependant les terres appartenant au défunt et situées dans la réserve à Bouirou n’ont
pas été intégrées à ce document et sont actuellement occupées pour partie par les cousins de Suzanne B. (qui) demande au tribunal de dire qu’elle est la seule héritière des
137
�138
terres coutumières appartenant à son père Jean B. situées en réserve. […]. Il convient en
conséquence de rappeler que dans la coutume lorsque des parents décèdent et laissent
pour descendance uniquement une ou des filles, celles-ci ont vocation à hériter, soit à
être les gardiennes de la terre qu’elles devront ensuite transmettre, surtout si elles sont
célibataires. Ainsi Suzanne B. […] a donc vocation à gérer les terres, elle est positionnée
en premier degré et les cousins viennent après. D’ailleurs autrefois dans la coutume les
anciens dans ce cas de figure confiaient un garçon à la fille pour mieux l’asseoir sur les
terres et pour que celui-ci surveille les terres, y compris quand elle était partie se marier
dans un autre clan, ce fonctionnement n’était pas contradictoire avec le fait que la fille
était responsable de ces terres. En outre, il convient de relever que son père, Jean est issu
du premier lit, ses deux frères étant issus d’un second mariage, et que Suzanne B. est la fille
unique issue de ce premier mariage. Or le plus légitime dans la coutume c’est celui qui est
issu du premier lit. Cet élément confère donc à Suzanne B. une légitimé supplémentaire
pour occuper ces terres. Ainsi le tribunal ne peut suivre Rolly B. quand il avance que dans
la coutume les filles ne peuvent hériter, ce qui vient en contradiction avec ce qui vient
d’être avancé, en outre s’agissant du fait que Jean aurait dit avant son décès qu’il souhaitait
« donner » ses terres à ses neveux, celui-ci ne rapporte pas la preuve de ce qu’il avance, alors
même que le principe est que c’est la fille qui hérite. – Par ces motifs. - Dit que Suzanne
B. est légitime héritière de Jean B. sur les terres coutumières ayant appartenu à ce dernier.
MM. Pierre Frézet, vice-président, Président. – Bruno Oineu et Jules Nekiriai, assesseurs coutumiers de l’aire AjieAro.
2e espèce
Fiducie – Dévolution successorale ; Tierce opposition ; Droits de la fille adoptive du défunt sur
la succession ; Poursuite du rôle du défunt à l’égard des terres ; Égalité homme/femme.
TPI Nouméa 12 juillet 2013, RG n°12/360, jugement 13/678, N. c. Mme N. épouse D.
Faits et moyens des parties – Cette affaire constitue la suite du jugement : TPI Nouméa, 3 mai 2010,
RG n°08/256, jugement n°10/477, Mme N. ép. D. La requérante majeure, avait réussi à prouver sa
filiation adoptive pour asseoir ses droits, en tant qu’héritière, contestés par d’autres membres de
la famille. Le tribunal avait considéré, au regard de sa possession d’état, qu’elle avait été adoptée à
sa naissance en 1944 par son oncle maternel, comme cela se produit souvent : elle était la fille de
la sœur aînée de l’adoptant, et la première née du clan, et sa mère, qui n’était pas encore mariée,
devrait par la suite partir se marier dans un clan où il n’y aurait aucune place pour sa fille naturelle.
Le tribunal ayant, dans son jugement du 3 mai 2010, fait droit à la demande de l’héritière, un
autre membre du clan (Olen N.), se prétendant lui aussi fils adoptif du défunt, avait fait tierce
opposition, et demandé au tribunal de rétracter ce jugement afin d’anéantir les prétentions
sur le foncier de la fille adoptive. Il contestait sa qualité de fille adoptive.
Celle-ci avait répondu que le prétendu fils adoptif n’avait pas d’intérêt à agir faute de prouver
qu’il serait, comme il le prétend, le fils adoptif de défunt et qu’il ne prouvait pas en quoi ellemême serait mal fondée à se prétendre fille adoptive du défunt.
Le prétendu fils adoptif produisait une attestation qui lui était favorable émanant d’une personne portant le même nom patronymique que lui et se présentant comme le président du
« conseil des anciens /conseil des clans » de la tribu de Coula. La fille adoptive produisait une
attestation contraire émanant du président du conseil coutumier de l’aire Ajië-Aro soulignant
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
que l’attestation adverse n’émanait pas du véritable président du « conseil des anciens / conseil
des clans » de la tribu de Coula.
Il produisait aussi un procès-verbal de palabre en date du 25 mai 2002 où il apparaissait sous la
qualité de « fils adoptif » du défunt.
L’enjeu de cette affaire est bien le droit pour la fille adoptive de poursuivre l’exploitation des
terres. Comme on le voit ici, ce n’est pas sa qualité de fille adoptive qui est en cause et elle se
trouve à égalité avec un éventuel héritier mâle à devoir seulement prouver le lien de filiation.
Jugement
Motifs – Sur l’irrecevabilité de la demande, aux termes de l’article 583 du code de procédure
civile de Nouvelle-Calédonie pour être recevable le tiers opposant doit justifier, outre de sa
non-intervention ou représentation à la procédure ayant abouti au jugement attaqué, d’un
véritable intérêt à voir le jugement rétracté. Par jugement en date du 3 mai 2010, le présent
tribunal a constaté l’adoption de Suzanne N. […] dit que Suzanne N. est l’enfant adoptive de
feu André N. […]
En l’espèce si le tribunal constate qu’aux termes du procès-verbal de palabre établi le
25 mai 2002, qui initie semble-t-il une mesure de tutelle à l’égard d’André N., Olen N. est
présenté comme « fils adoptif de N. André », force est de constater que cette seule pièce
ne peut valoir preuve de la qualité d’enfant adoptif, la production d’un acte d’état civil
mentionnant cette qualité permettant seule d’établir que l’intéressé serait le fils adoptif
d’André N…, document qui n’est pas versé au débat.
Ainsi le tribunal constate que si Olen N. avance être le fils adoptif d’André il ne rapporte
pas la preuve de cette qualité. En conséquence le tribunal ne peut que faire droit à la
demande présentée par Suzanne N. et déclarer irrecevable la demande présentée par Olen
N. […]
Par ces motifs – Déclare irrecevable la tierce opposition formulée par Olen N. ; Constate
l’adoption de Suzanne N., intervenue à sa naissance le 16 décembre 1944 à la tribu de
Coula par André N. ; Dit que Suzanne N. est l’enfant adoptive de feu André N.
MM. Pierre Frézet, Vice-Président, Président. - Bruno Oineu et Jules Nikiriai, assesseurs coutumiers de l’aire AjiéAro.
II. B. 2. La confirmation de la validité de la fiducie comme théorie explicative
La décision du TPI de Nouméa du 9 novembre 2012 (1ère espèce) peut sembler ambigüe sur la
question de la « transmission » (si on lisait la décision comme signifiant que les femmes n’ont
qu’un rôle transitoire à la différence des hommes). Mais elle se comprend très clairement à la
lumière de la théorie de la fiducie. Si elle affirme clairement que lorsqu’il n’y a que des filles
pour hériter, celle-ci sont instituées gardiennes des terres, il faut bien sûr y voir une situation
transitoire, puisque le rôle du gardien (que ce soit une femme ou un homme) est d’assumer une
fonction sociale qu’il est appelé à transmettre à quelqu’un d’autre. Les terres resteront dans le
clan. Si la fille héritière (non pas des terres mais de la fonction de gardien) part se marier dans
un autre clan, sa fonction de gardienne passera de fait à quelqu’un d’autre. C’est le mécanisme
de la fiducie. En effet, elle ne pourra transmettre ni les terres ni la fonction à son futur mari,
mais elle pourrait les transmettre à un enfant qui resterait dans son clan d’origine. C’est la
139
�raison pour laquelle, selon la règle traditionnelle on donnait un garçon (issu du même clan) à
la fille héritière pour asseoir les droits de celle-ci appelée à transmettre à cet héritier les terres
dont elle avait la garde.
140
À défaut d’enfant, lorsque la fille quittera le clan pour aller se marier ailleurs, les terres resteront dans le clan d’origine : la garde passera à quelqu’un d’autre dans le clan de son père. C’est
d’ailleurs ce que soulignait l’épouse du défendeur à l’audience (dont le propos est rappelé
dans l’énoncé du déroulement des débats) : « Son épouse manifeste son mécontentement, et
avance que si Suzanne n’est pas mariée elle peut rester sur les terres du clan. Sur interpellation des
assesseurs face à la situation particulière de Suzanne, célibataire et fille unique, le chef de clan conçoit
que les filles peuvent dans ce cas hériter ». Cela éclaire le motif essentiel du jugement qui affirme
que « celles-ci (les filles) ont vocation à hériter, soit à être les gardiennes de la terre qu’elles
devront ensuite transmettre, surtout si elles sont célibataires » [entendre : quand elle partiront se marier dans un autre clan].
Le principe du droit à « perpétuer une fonction sociale » (plutôt qu’à « hériter »), puisque la
terre ne relève pas des droits réels, est réaffirmé par la 2e espèce.
Tout cela est cohérent avec le fait que les terres coutumières ne relèvent pas des droits réels.
Comme le montrent tous les arrêts et jugements ici présentés, le chef de clan est investi d’une
fonction de gardien (rapport fiduciaire). Ce n’est donc pas en termes de propriété qu’il faut
raisonner mais en termes de droit à demeurer sur une terre pour perpétuer la fonction de
gardien exercée par le défunt. La perpétuation de cette fonction revient normalement, à la
génération suivante, à celui qui perpétue le nom (et la fonction sociale) du défunt.
Le fait que cette fonction revienne à la fille unique, tant qu’elle demeure dans le clan, apparaît
logique. Ce n’est pas le fait qu’elle soit femme qui est l’élément déterminant. Si un garçon avait
hérité de la fonction, la problématique serait la même – puisqu’on se situe dans un rapport
fiduciaire. L’héritier mâle qui quitte le clan pour aller vivre ailleurs, comme la fille qui part se
marier dans un autre clan, n’est plus à même de remplir sa fonction de gardien, et toutes les
conséquences doivent en être tirées. Le même principe s’applique donc quel que soit le sexe
du titulaire de la fonction, puisque la question n’est pas celle d’hériter d’un bien mais de se
trouver investi d’une fonction de gardien et d’être à même de l’assumer.
La question est donc celle de la capacité effective à assumer la fonction de « gardien » du foncier : le sexe du titulaire importe peu.
Tout cela souligne le brouillage des pistes que crée l’usage des termes « héritage » ou de « dévolution successorale ». Parler « d’investiture » dans une fonction (qui est un honneur), d’obligations au lieu de droits, de fiducie au lieu de propriété permettrait de percevoir la réalité
autochtone au lieu de la dissimuler.
CONCLUSION : … QUAND L’ERREUR DEVINT LOI
Notre propos et le contenu de cette contribution rejoint totalement ce que la doctrine anglosaxonne constate de son côté s’agissant de ce qu’elle désigne comme la « propriété culturelle » :
Fortunately, the absolute ownership model of property is neither the only nor the leading
approach to property theory today. Rather, we would argue that cultural property protection
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
reflects, in part, the now pervasive view that property is a bundle of relative, rather than absolute,
entitlements, including limited rights to use, alienate, and exclude. In its disaggregation of these
rights among individuals and groups, property law functions is a system of "[s]ocial [r]elations",
structuring relationships among persons with respect to things.301
L’absence d’interrogation sur la vraie nature des Terres est une constante : elle permet d’imposer
les vues de l’administration voire les lubies de quelques administrateurs sans jamais rendre justice c’est-à-dire reconnaitre leurs droits aux Maîtres de la Terre. Éric Rau cite le cas du gouverneur Guillain302, mais combien de Guillain la Nouvelle-Calédonie aura-t-elle connu ?
Éric Rau rappelle qu’après la déclaration de 1855, qu’il qualifie d’acte « particulièrement respectueux des coutumes indigènes » en « maintenant les Canaques en leur possession », est intervenu
l’arrêté du 21 janvier 1868 du gouverneur Guillain qui rompt avec la philosophie de la déclaration de 1855 : « la situation devait bientôt changer. Par un étrange revirement, en effet, l’arrêté du
21 janvier 1868 substitua à l’ancienne conception de la “propriété” foncière individuelle et familiale – que les Canaques connaissaient de temps immémoriaux – un régime de propriété collective
entièrement nouveau. Selon cet arrêté, les fonds de terre […] deviennent la “propriété” incommutable de la tribu. Ils ne sont susceptibles d’aucune appropriation privée ». Une note de bas de page,
qui accompagne ce passage, éclaire les raisons d’un tel changement de paradigme : « Jamais texte
n’a aussi franchement rompu en visière avec la tradition historique que l’arrêté de 1868 ! Jamais
disposition n’a aussi délibérément contrevenu au principe du respect des coutumes indigènes que
nous professons en France. Une semblable volte-face ne pouvait s’expliquer que par des raisons
historiques. M. Cané nous a donné la clef de l’énigme : le gouverneur Guillain, auteur de l’arrêté,
était un fouriériste convaincu – c’est le même qui institua le phalanstère de Yaté. Illuminé par la foi
collectiviste, M. Le gouverneur Guillain crut voir dans la “propriété” indigène gérée par l’Ancien,
une “propriété” ollective semblable à celle du mir russe. De là à réglementer le régime foncier
c
conformément à son utopie, il n’y avait qu’un pas. Il le franchit d’autant plus aisément que les
Administrateurs, chefs de circonscriptions, secrètement ravis de se voir ainsi délivrés en fait des
innombrables contestations foncières qui s’élevaient entre indigènes, au lieu de le mettre en garde
contre son erreur, s’en rendirent complices. Chacun ferma les yeux. L’erreur devint loi » 303.
L’erreur peut devenir loi, comme peuvent aussi devenir loi la paresse intellectuelle ou
l
’abstention volontaires et les silences. Car jusqu’ici, la « terre », qu’évoquent l’accord de
N
ouméa et la loi organique, est le concept de terre tel qu’on le conçoit en Occident : c’està-dire un bien et non un capital social ou intellectuel. De même, le « lien à la terre », faute de
définition de ce que recouvre cette expression dans la culture kanak, n’apparaît que comme
l’expression folklorisée d’un droit de propriété. Or la Terre pour le Kanak renvoie moins à des
droits qu’à un ensemble de devoirs.
L’imprécision sémantique reflète tout cela : le concept de « propriété » demeure omniprésent empêchant trop souvent encore de percevoir que la « Terre » puisse renvoyer non à une
« propriété » mais à une « appartenance ». La clarification viendra le jour où un Kanak pour
signifier ses prérogatives dira (tout en étant compris de tous) : « j’appartiens à cette terre ».
301 - � . A. Carpenter, S. K. Katyal & A. R. Riley, "In defense of property", Yale Law Journal, 2009, 118: 1022 et s., spec.
K
1066-1067.
302 - Éric Rau, Institutions et coutumes canaques [1944], réédition L’Harmattan, 2005, p. 172.
303 - C’est nous qui soulignons.
141
�142
Notre propos serait incomplet si nous n’évoquions, même sommairement, la question des
droits fonciers incorporels qui sont largement aussi importants que la question du substrat
matériel (la terre proprement dite). La jurisprudence n’en parle pas : et pour cause puisque ces
droits ne sont pas reconnus. Mais un projet de loi du pays relatif à la protection des savoirs traditionnels304 – tous liés à la Terre et à l’environnement – évoque cette composante essentielle
que recouvre l’expression « terres coutumières »305.
Ce projet de loi sur la propriété intellectuelle autochtone c’est-à-dire sur le volet immatériel du
foncier souligne la nécessité de reconnaître la spécificité de concepts tels que celui de « Terre »,
ou celui de « lien à la terre », dont parle l’accord de Nouméa sans pour autant le définir.
Le concept de « lien à la terre » suppose d’analyser le foncier sous son double aspect. Il désigne
non seulement un patrimoine matériel, mais encore et surtout un patrimoine immatériel. Ce
patrimoine immatériel est à rapprocher, dans notre droit, des droits de la personnalité – mais
d’une personnalité collective.
Et surtout ces droits immatériels peuvent survivre à la perte des droits sur la matière, comme
le montrent les accords passés entre les sociétés minières et certains clans pourtant dépossédés
de la terre sur laquelle s’exerce l’activité minière. Cette pratique non encadrée, car totalement
ignorée par notre Droit, démontre que ce qui fait sens et ce qui fait norme, au plan des rapports entre l’exploitant minier et l’autochtone, ce n’est pas l’existence d’un droit de propriété
(droit réel) mais la permanence des droits immatériels attachés à la terre qui ont survécu pardelà les vicissitudes de l’histoire. En somme, ces accords redonnent sens à ce que les Kanak
appellent le « lien à la terre », lequel recouvre autant l’appréhension d’un bien qu’un rapport
de nature personnelle entre l’homme et un capital immatériel. Ce capital immatériel ne peut
être aliéné car il est l’élément fondateur de l’identité des groupes humains qui peuvent vivre
éloignés de cette terre. Le « lien à la terre » n’a donc rien à voir avec un droit de propriété : il ne
s’aliène pas, et son titulaire ne peut en être dépossédé, même par le non-usage de cette terre,
même par violence, car les droits personnels ne peuvent disparaître tant que leurs titulaires
collectifs sont là quelque part, éternellement vivants de générations en générations.
C’est pour cela que la Cour d’appel de Nouméa a défini ce lien à la terre comme « un concept
normatif spécifique à la société coutumière affectant l’identité et le statut des hommes en lien
avec une terre, par rapport à laquelle ils se définissent »306.
304 - � élibération n° 14-2014/SC du 13 novembre 2014 adoptant le projet de loi du pays relative à la sauvegarde des
D
savoirs traditionnels liés aux expressions de la culture kanak et associés à la biodiversité ainsi qu’au régime
d
’accès et de partage des avantages, JONC du 3 février 2015, p. 1042.
305 - � ur cette question voir : T. Burelli, « La loi du pays sur la protection des savoirs traditionnels de Nouvelle-
S
Calédonie », in J.-Y. Faberon et T. Menesson (dir.), Peuple premier et cohésion sociale en Nouvelle-Calédonie : identités
et rééquilibrages, Presses universitaires d’Aix-Marseille, coll. Droit d’outre-mer, 2012. T. Burelli et R. Lafargue,
« Le patrimoine ethno-environnemental : nouveau paradigme pour la définition des droits intellectuels autochtones » in G. Nicolas (dir.), 2017, Droit de la santé en Nouvelle-Calédonie. De la médecine traditionnelle à la bioéthique,
Presses universitaires de Nouvelle-Calédonie.
306 - � A Nouméa 11 octobre 2012 RG n° 2011/425, P… et a c/ K… et a. Cet arrêt précise que lorsque des terres ont été
C
attribuées pour répondre à « une demande exprimée au titre du lien à la terre », ces terres sont des « terres coutumières », au sens de l’article 18 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999, et ne peuvent être gérées que dans
le cadre d’une structure coutumière (GDPL) et non de droit commun (GIE) afin de respecter le régime juridique
dérogatoire qui protège ces terres.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
L’autochtone s’adressant à la terre pourrait dire « je t’appartiens donc je suis », car parler de
la Terre c’est parler des Hommes (« autochtones ») issus de cette terre, et s’identifiant à elle.
La Terre confère la légitimité historique, en rappelant qui était là avant, et qui est venu après.
La Terre porte la revendication ; le Droit conforte et stabilise les acquis en servant à rendre
la norme autochtone opposable aux Autres (aux non-autochtones). C’est ce qu’illustre la proclamation par le Sénat coutumier, le 26 avril 2014, d’une « Charte du peuple kanak ». Cela se
traduit encore dans l’élaboration (au travers de la jurisprudence) d’une « loi kanak », à partir
de la source coutumière. Tout cela n’est que la manifestation d’un phénomène plus profond :
la « Terre » support d’un droit vivant. Une Terre qui est, tout à la fois, un « bien », une identité
chtonienne, une harmonie sociale et un lieu de fiducie.
Deux options, susceptibles de se combiner, permettent de traduire avec les mots de notre
Droit, cet énigmatique « lien-à-la-terre » : soit admettre qu’en Océanie la personne se définit
par une triple identification : à l’ancêtre, au clan, et à la Terre (lien mythique et lien social),
et qu’à ce titre elle se trouve investie d’un ensemble de droits de la personnalité, une « Terremémoire-des-ancêtres », dont découle un droit moral.
La seconde option, encore plus marquée par l’idée de « lien » entre des sujets humains et non
humains placés sur un pied d’égalité, est illustrée par le précédent néo-zélandais du Te Awa Tupua
(Whanganui river). Elle consiste à conférer la personnalité morale à certains éléments de la nature
et lui donner des protecteurs tenus, à l’égard de cette « Terre-bénéficiaire », d’obligations fiduciaires
– pesant successivement sur toutes les générations d’hommes qui « appartiennent » à cette Terre.
Alors on pourrait abandonner ce concept équivoque de « propriété » venu d’au-delà des océans,
pour s’intéresser enfin au « droit vivant » : parler d’appartenance réciproque et d’obligations
fiduciaires (fondées sur la confiance) au bénéfice de cette « tellus mater » de l’autochtone. C’est
alors que prendrait tout son sens le propos en forme d’avertissement de Jean-Marie Tjibaou :
« Nos terres ne sont pas à vendre, elles sont l’unité de notre peuple. Elles sont l’univers que
nous partageons avec nos dieux »307.
Enfin la boucle serait bouclée et le principe lumineux de l’acte fondateur qu’est la déclaration Du
Bouzet (intervenue deux ans après la prise de possession) enfin pleinement restauré. Car cette
déclaration qu’affirme-t-elle ? Que le titre indigène/ancestral ne peut être aliéné par ses titulaires.
Cela signifie donc bien que cette Terre avait des Maîtres. L’inverse eut été surprenant compte tenu
de la doctrine juridique de l’époque : l’un des pères du Code civil – Pothier – n’écrivait-il pas en
1772 (81 ans avant la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie) que « Lorsqu’une terre habitée,
quelques sauvages que nous apparaissent les hommes qui l’habitent, ces hommes en sont les véritables propriétaires, nous ne pouvons sans injustice, nous y établir malgré eux »308 ?
Avec la déclaration de 1855 on se situe aux antipodes de la doctrine Terra nullius : elle reconnaît l’existence d’une société autochtone organisée et structurée ; de droits fonciers coutumiers préexistants à la prise de possession et qui ne doivent rien à l’État. Elle reconnaît donc
des droits qui trouvent leur source dans le système juridique indigène, et qui n’ont besoin
pour être reconnus que d’être prouvés – d’où le caractère nécessairement déclaratoire des
textes contemporains en matière foncière.
307 - � ean-Marie Tjibaou, « Être Mélanésien aujourd’hui », Revue Esprit, septembre 1981, n° 57.
J
308 - � .-J. Pothier, Traité du domaine de la propriété, 1772, vol. 1, « De l’occupation des terres inhabitées », p. 83.
R
143
�CHAPITRE 4
UN CONTENTIEUX COUTUMIER ÉMERGENT : LES INTÉRÊTS CIVILS
144
Étienne Cornut
Maître de conférences HDR en droit privé
Université de la Nouvelle-Calédonie – Larje
Si la compétence de la coutume pour régir les questions d’état et de capacité des personnes, les
questions familiales, n’a jamais vraiment suscité le débat309, celle en revanche de la compétence
et capacité de la coutume à régir la responsabilité civile, surtout lorsqu’elle est consécutive à
la commission d’une infraction pénale, a alimenté et nourrit sans doute encore aujourd’hui
une vive discussion, parfois opposition, au sein du monde judiciaire de la Nouvelle-Calédonie.
Intérêts civils et droit pénal – Le droit pénal est en effet exclu du domaine du statut civil coutumier310. Cette exclusion est fondée sur le fait que la loi pénale, protégeant l’ordre public et les
intérêts de la société en son entier, et non seulement les intérêts particuliers, même ceux des
victimes, relève de la compétence de la société, donc de l’État311. Le principe de l’unité du droit
pénal n’a été rompu ni par l’accord de Nouméa, ni par la loi organique. Dès lors, la loi pénale
s’applique sur l’ensemble du territoire français, métropolitain et ultramarin, à l’ensemble des
personnes qui s’y trouvent et qui y commettent une infraction prévue par la loi pénale française. C’est ce que rappelle la Cour de cassation lorsqu’elle juge que les juridictions répressives
françaises « sont compétentes pour appliquer la loi pénale française aux infractions commises
sur le territoire de la République dont fait partie la Nouvelle-Calédonie »312. La loi pénale française comme les juridictions chargées de l’appliquer ne peuvent subir la concurrence d’une autre
norme et juridiction. C’est pourquoi le prévenu « ne saurait prétendre qu’en raison de son «statut civil particulier de droit coutumier en Nouvelle-Calédonie», il ne relève pas des juridictions
répressives françaises ». De même, la Cour de cassation a jugé « qu’aucun texte ne reconnaît aux
autorités coutumières une quelconque compétence pour prononcer et appliquer des sanctions à
caractère de punitions, même aux personnes relevant du statut civil coutumier »313.
Dans une décision plus récente, concernant les autorités coutumières de Wallis-et-Futuna, il
a été rappelé que :
Le père de l’auteur de l’homicide involontaire, « fils du Lavelua défunt, est intervenu lors de l’audience et a exprimé par le truchement de l’interprète en langue wallisienne, son souhait, si son
fils malade devait être incarcéré, d’exécuter sa peine à sa place ; qu’il a surtout, au cours d’une
longue péroraison souligné que feu son père, le Roi d’UVEA, avait accepté la transformation en
1961 du Protectorat français sur Wallis en territoire d’outre-mer à la condition expresse que la
309 - � oir les autres rapports. Et pour un document antérieur à l’accord de Nouméa donnant un aperçu de la jurispruV
dence coutumière, voir J.-L. Delahaye, « Le juge et les statuts civils particuliers en Nouvelle-Calédonie », 1995,
Cour d’appel de Nouméa, inédit.
310 - � . Cornut, « La juridicité de la coutume kanak », Droit & Cultures, 2010/2, p. 151 et s.
É
311 - Article 21, II, 5° de la loi de 1999.
�
312 - Cass. crim., 30 octobre 1995, pourvoi n° 95-84322.
�
313 - Cass. crim., 10 octobre 2000, pourvoi n° 00-81.959.
�
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
R
épublique respecte les us et coutumes de Wallis et qu’à ce titre, une cérémonie de coutume de
pardon étant intervenue, cette procédure aurait dû avoir pour effet de provoquer l’extinction de
l’action publique ; qu’il invoquait enfin l’ascendance royale de sa famille et du prévenu ;
Mais attendu que si le statut de 1961 traduit l’engagement de la République de respecter les règles
coutumières, ce n’est qu’au travers du statut civil personnel ; que la loi pénale est la même pour
tous quelle que soit la nature du statut personnel comme le confirme le libellé de l’article 75 de la
Constitution de 1958 ;
Qu’en outre, aucune disposition n’existe instaurant un régime d’immunité en faveur des dignitaires de la coutume ou de familles royales du royaume d’UVEA (Wallis) ou des Royaumes d’ALO
et d’ALOFI (Futuna) ;
Qu’ainsi, la qualité de petit-fils du Lavelua défunt (d’ascendance royale) ne dispense pas le prévenu du respect des Lois de la République en matière pénale, contrairement à la position soutenue
par le père de celui-ci. »314
Dans un avis, la Cour de cassation a réaffirmé implicitement l’exclusion du droit pénal du
champ matériel du statut civil coutumier, en reconnaissant, pour ne pas l’avoir condamnée, la
compétence de la juridiction et de la loi pénales étatiques alors que toutes les parties étaient
de statut civil coutumier kanak. Mais la question s’est alors posée de la compétence de cette
juridiction pénale pour statuer sur l’action, opposant la victime et le prévenu et, par extension,
de la norme applicable pour les intérêts civils. Deux conceptions s’opposaient. L’une tenant à
l’unité du procès pénal selon laquelle la juridiction compétente pour l’action publique statue,
le cas échéant, sur l’action civile315, et qu’aucun texte ne dérogeait à cette règle lorsque toutes
les parties sont de statut civil coutumier. Cependant, ne pouvant se voir adjoindre des assesseurs coutumiers, leur intervention au procès n’étant prévue que devant les juridictions civiles
calédoniennes, la juridiction pénale ne pouvait qu’appliquer le droit civil commun. Or, depuis
l’avis de 2005, la coutume a plénitude pour régir les matières de droit civil lorsque toutes les
parties sont de statut civil coutumier. La responsabilité civile fait assurément partie du droit
civil et de ce fait relève de la coutume. Dès lors, la Cour de cassation n’a pu faire autrement
que d’adopter une autre position et distinguer le jugement de l’action publique de celui de
l’action civile. Elle est alors d’avis que « la juridiction pénale, [qui ne peut se voir adjoindre
des assesseurs coutumiers], est incompétente pour statuer sur les intérêts civils lorsque toutes
les parties sont de statut civil coutumier kanak »316. Après avoir statué sur l’action publique,
la juridiction pénale doit donc se dessaisir et renvoyer les parties devant la juridiction civile
compétente, complétée par les assesseurs coutumiers317.
Cette position a par la suite été rappelée par la Cour de cassation dans un arrêt318, puis par le
Conseil constitutionnel dans le cadre de la révision, en 2013, de la loi organique du 19 mars 1999319.
Coutume et intérêts civils – L’affirmation, au plus haut niveau de juridiction, de la compétence
de la coutume pour statuer sur les intérêts civils n’a pas tari la controverse. Le débat perdu sur le
314 - � PI Mata-Utu, ch. corr., 25 août 2014, RG n° 2012/80.
T
315 - � rticles 3 et 464 du Code de procédure pénale.
A
316 - �Avis du 15 janvier 2007, BICC n° 658 du 1er avril 2007 ; RJPENC 2007/1, n° 9, p. 68, note L. Sermet ; Droit & Cultures,
54, 2007/2, p. 203, note P. Frezet.
317 - � ouméa, 12 juin 2007, RG n° 07/132. Cet arrêt statue, en tenant compte de l’avis de la Cour de cassation, sur
N
l’affaire qui l’a sollicité.
318 - � ass. crim., 30 juin 2009, Bull. crim. n° 139 ; JCP G 2009, n° 44, 384, 2nde esp., obs. É. Cornut.
C
319 - Cons. Const., 2013-678 DC du 14 novembre 2013, citée infra.
�
145
�t
errain de la juridicité s’est décalé sur celui de la capacité de la coutume, du droit coutumier,
à offrir aux victimes une protection au moins égale à celle qu’elles auraient en vertu du droit
commun.
146
Car en effet il est fondamental, quel que soit son statut personnel, que la victime obtienne
réparation de ses préjudices. Sur ce point, il est fréquemment soutenu que la coutume kanak
est déficiente en ce qu’elle ne prend pas en compte le préjudice personnel (la société coutumière étant d’essence collective plus qu’individuelle), qu’elle ne protège pas suffisamment les
personnes réputées faibles (femmes et enfants en particulier), qu’elle ne permet pas une réparation en argent. Cette inquiétude a notamment été exprimée par le parquet général près la Cour
d’appel de Nouméa lors de la rentrée solennelle de 2012, dont il est utile de donner ici extrait :
L’interprétation retenue de l’article 7 de la loi organique du 19 mars 1999, et appliqué comme
provenant de la cour suprême, a pour effet d’aboutir à la prise en compte de la coutume dans un
domaine qui n’a qu’un lointain rapport avec le statut coutumier, puisqu’il s’agit d’indemniser
des personnes physiques pour des préjudices personnels consécutifs à des fautes pénales. Surtout,
l’application des avis et arrêts rendus par la Cour de Cassation, dans la réalité, se heurte aux spécificités de la société kanak […] bons nombre de comportements pouvant nous apparaître comme
une faute n’ont pas cette qualification dans la société traditionnelle kanak, et ne peuvent donc servir de fondement à une action en réparation. C’est particulièrement vrai s’agissant des violences
faites aux femmes et aux enfants, qu’il s’agisse des abus sexuels ou d’autres formes de violences
intrafamiliales. Les hommes en tant que mari ou père s’estiment souvent en droit d’exercer ces
violences, expression légitime de leur mécontentement. […] L’usage de la contrainte dans les relations sexuelles, l’absence de consentement de la victime, ne sont donc pas répréhensibles si l’homme
est autorisé à avoir des relations sexuelles avec elle […]. Les juridictions spécialisées, lorsqu’elles
sont saisies, considèrent que le geste symbolique que constitue la coutume de pardon, par lequel
l’auteur de l’acte reconnaît sa responsabilité est un « préalable symbolique indispensable » […] Il
m’apparaît que les représentants de la société kanak [...] doivent pouvoir, eux-mêmes, apporter
remède à des situations qui la concernent sans que les juges n’imposent par leur décision ou ne
disent à leur place ce que doit être l’évolution et l’avenir même de leur société en appréhendant
notamment le statut des victimes.320
Depuis l’avis de 2007, le droit coutumier de la responsabilité dite « civile » s’est développé et
les juridictions coutumières donnent à connaître de nombreuses décisions qui offrent l’image
d’un droit coutumier de la responsabilité civile en construction, sans doute encore incomplet,
mais qui permet d’appréhender une variété de fautes et de réparer une multitude de préjudices
donnant aux victimes de statut civil coutumier une reconnaissance du statut de victime et une
indemnisation de leur préjudice relativement proche des standards du droit commun.
On le verra, de nombreuses décisions reconnaissent et réparent, en application de la coutume,
un vaste éventail de préjudices subis par les victimes de statut civil coutumier. Pour cette
étude, plus de soixante décisions rendues par la Cour de cassation, le Tribunal de première
instance de Nouméa, la Cour d’appel de Nouméa ou encore les juridictions pénales (Tribunal pour enfants, cour d’assises), ont été analysées. Elles montrent que la coutume est en soi
320 - � me Brunet-Fuster, procureure générale, Extrait du discours de rentrée solennelle de la Cour d’appel de Nouméa
M
du 16 mars 2012. Ce texte a suscité une réponse de la Ligue des Droits de l’Homme de Nouvelle-Calédonie, datée
du 15 juin 2012, voir http://www.ldhnc.nc/Debats-autour-du-droit-coutumier (consulté le 14 juillet 2016).
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
apte à réparer quasi intégralement – c’est-à-dire au moins autant que le droit civil – non
seulement les préjudices personnels des victimes directes et indirectes, mais également les
dommages spécifiques au monde coutumier, qui n’auraient pas pu être réparés en application du droit civil français ou calédonien. Il apparaît des décisions que les juridictions avec
assesseurs coutumiers, que le droit coutumier, en application de la coutume, sont en mesure
d’offrir une réparation réelle et efficace aux victimes de statut civil coutumier, en ce sens
que le droit civil français ou calédonien n’est pas inéluctablement, contrairement à ce qu’on
a pu lire, le sésame sans lequel les victimes ne seraient pas reconnues et indemnisées. Le cas
échéant, le fait que la coutume ne permette pas la réparation de tous les préjudices que le
droit civil serait lui en mesure d’indemniser n’est pas en soi un obstacle à son application et
encore moins un motif de remise en cause du principe posé par l’article 7 de la loi organique
et de la position prise par la Cour de cassation depuis ses avis de 2005 et 2007. On rappellera
par exemple qu’une loi étrangère compétente pour statuer sur les intérêts civils n’est pas
contraire à l’ordre public en matière internationale pour la seule raison qu’elle ne permet pas
la réparation intégrale du préjudice de la victime, et notamment celle d’un préjudice moral321.
Il n’y aucune raison que le sort de la coutume kanak soit moindre que celui de loi étrangère,
alors que la première a justement un statut juridique supérieur à la seconde dans l’ordonnancement juridique français.
Principe – Un arrêt, par un visa, résume les principes qui sous-tendent toute la responsabilité
civile coutumière :
Vu le principe coutumier selon lequel « Wamwêêng ma wadoxaharevan ra înamerâêêr ra alôââny »
(La coutume n’excuse pas la violence) ;
Dit que le droit à réparation pour la victime de statut coutumier kanak est autonome et distinct
de la « coutume de pardon », institution proprement autochtone dont la finalité est de rétablir le
lien social et l’harmonie perturbée par l’acte dommageable, laquelle ne fait pas obstacle au droit à
réparation intégrale du préjudice subi par la victime de statut coutumier kanak ;
Dit que le droit à réparation intégrale du préjudice subi par la victime de statut coutumier kanak,
impose l’appréciation de son préjudice au regard des critères et valeurs de la société coutumière, et
dans le respect de l’autorité de la chose jugée au plan pénal.322
Ces principes apparaissent en substance dans toutes les décisions et ce quelle que soit l’aire
coutumière des parties. Il s’agit d’une règle coutumière qui est partagée, permettant de définir
le régime juridique (I), les conditions (II) puis les conséquences (III) de la responsabilité civile
coutumière.
I. LE RÉGIME JURIDIQUE DE LA RESPONSABILITÉ CIVILE COUTUMIÈRE
Seront vus les aspects relatifs au juge compétent et à la procédure suivie (A) puis la norme
applicable (B).
321 - � ass. crim., 16 juin 1993, Bull. crim. n° 214.
C
322 - � A Nouméa, 26 mars 2015, RG n° 14/24. En langue Nyêlâyu ; CA Nouméa, 23 avril 2015, RG n° 15/39 (sans visa
C
du principe).
147
�I. A. Le juge compétent et la procédure
I. A. 1. Compétence et composition de la juridiction
148
Le statut personnel des parties conditionne à la fois la compétence du juge et celle de la norme
à appliquer. Dès lors que les parties sont de statut civil coutumier et que la matière objet du
litige relève du droit civil, alors est compétente la juridiction civile en formation coutumière,
c’est-à-dire qui est complétée par des assesseurs coutumiers323, en nombre pair, représentant la
coutume de chacune des parties324. Cette composition est, pour le juge, obligatoire, et la Cour
de cassation a été amenée à le rappeler au début des années 1990325.
Renonciation des parties – En vertu de l’article L. 562-24 du COJ, les parties peuvent néanmoins, par un commun accord, renoncer à la présence des assesseurs coutumiers et réclamer
l’application, à leur différend, des règles de droit commun relatives à la composition de la juridiction. Cette possibilité s’explique essentiellement comme une garantie offerte aux parties
de voir leur différend jugé par une juridiction alors même que les assesseurs coutumiers, pour
une raison ou une autre, ne siègeraient pas. Car en effet cette renonciation ne peut avoir pour
conséquence ni une renonciation à voir la coutume s’appliquer au différend, encore moins
une renonciation au statut coutumier. Même sans la présence des assesseurs, la coutume
demeure applicable dès lors que les conditions de l’article 7 de la loi organique sont réunies326.
Cette renonciation, pour être valable, suppose remplies plusieurs conditions :
– � n commun accord de l’ensemble des parties. En ce sens, le refus de l’une d’elles impose la
u
présence des assesseurs coutumiers dans les conditions de la loi et le juge ne peut seul, sans
que les parties n’aient été invitées le cas échéant à se prononcer expressément, décider une
composition de droit commun. Le juge ne peut non plus apprécier le refus d’une partie ou
leur accord commun : la position des parties ou leur absence de position commune s’impose
à lui de droit ;
– � a demande, analysée comme une exception de procédure, devait être formulée « avant toute
l
défense au fond ou fin de non-recevoir »327 jusqu’en 2006. Depuis un simple accord des parties consigné dans la décision suffit328 ;
– � a demande ne peut être soulevée que devant la juridiction de première instance. L’article L.
l
562-24 du COJ ne vise en effet que la renonciation devant la juridiction de premier degré,
et aucune possibilité équivalente n’est prévue dans les textes au niveau de la cour d’appel.
Dans un arrêt rendu en matière d’intérêts civils, la Cour d’appel de Nouméa juge ainsi « que
cette présence en première instance, comme en appel est de droit, sauf la possibilité prévue à
l’article L. 562-24 du même code, réservée à la seule composition de première instance, pour
les parties de réclamer d’un commun accord l’application, à leur différend, des règles de droit
323 - � rt. L. 562-19 et L. 562-20 du COJ.
A
324 - � rt. L. 562-22 al. 1er du COJ.
A
325 - �Cass. civ. 2e, 6 février 1991, Bull. civ. II, n° 44 ; D. 1992, jur., p. 93, note G. Orfila ; Cass. civ. 1re, 13 octobre 1992, Bull.
civ. I, n° 248. Sur le fonctionnement des juridictions coutumières, voir D. Rodriguez, infra Partie 2 – Chapitre 3
– Section 1 – § 1.
326 - R. Lafargue, La coutume face à son destin - Réflexions sur la coutume judiciaire en Nouvelle-Calédonie et la résilience des
�
ordres juridiques infra-étatiques, éd. LGDJ, 2010, p. 79.
327 - Cass. civ. 2e, 6 février 1991, préc. ; Cass. civ. 1ère, 13 octobre 1992, préc.
�
328 - � f. infra D. Rodriguez, Partie 2 – Chapitre 3 – Section 1 – § 1, spéc. I.2 à I.4.
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
commun relatives à la composition de la juridiction ; Qu’en l’espèce, la juridiction civile
compétente pour l’ensemble des contestations et litiges de nature civile entre citoyens de
statut coutumier kanak n’ayant pas été composée dans les conditions précitées, et les parties
n’ayant pas été amenées à renoncer expressément à la présence des assesseurs coutumiers,
la décision rendue doit être déclarée nulle »329. Dès lors, la renonciation opérée en première
instance ne vaut que devant cette juridiction et l’appel formé à l’encontre de la décision
rendue sera jugé par la juridiction d’appel en formation coutumière.
Dualisme juridictionnel – Lorsque la demande de dommages et intérêts est consécutive à
la commission et la condamnation de l’auteur à une infraction pénale, l’incompétence de la
juridiction pénale de droit commun pour statuer sur les intérêts civils conduit la victime à
saisir la juridiction civile en formation coutumière pour qu’il soit statué sur cette demande.
Ce dualisme pose plusieurs difficultés.
Il est d’abord source d’insécurité juridique dans la mesure où – les normes de référence étant
différentes – une faute pénale peut ne pas constituer une faute au sens coutumier. Ce risque
est cependant à relativiser. D’une part, en raison du principe selon lequel le pénal tient le civil
en l’état, qui s’applique également dans la sphère coutumière. D’autre part, dans la mesure où
il peut être constaté que la jurisprudence coutumière permet l’indemnisation d’un très grand
nombre de préjudices et ce de façon très proche à celle qu’offre le droit commun de la responsabilité civile330.
Il conduit ensuite à un traitement différencié selon le statut des parties, notamment des victimes, celles de droit commun pouvant obtenir réparation directement par la juridiction pénale
au cours de la même procédure en raison du principe de l’unité du procès civil et pénal en ce
domaine331. Sur ce point la Cour de cassation a pu considérer, à juste titre, qu’il n’y avait pas ici de
contrariété avec une liberté fondamentale332. Dans cette affaire, les parties ont soulevé dans leur
pourvoi le moyen selon lequel « toute victime a droit à ce que son action civile puisse être exercée en même temps que l’action publique et devant la même juridiction, sans distinction aucune,
fondée notamment sur l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale ».
Intéressant, cet argument ne pouvait prospérer. Si les Kanak sont soumis à leur coutume pour
leurs droits civils et qu’ils échappent à la compétence de la juridiction civile dans sa formation de
droit commun, c’est en raison non de leur origine ethnique, mais de leur statut civil coutumier.
De plus, si l’article 14 de la Conv. EDH de 1950 s’applique en Nouvelle-Calédonie, c’est sous la
réserve éventuelle des nécessités locales (art. 56). La Cour de cassation juge alors qu’en l’état
de la déclaration de la France, cette incompétence des juridictions pénales étatiques n’est pas
contraire au principe de non-discrimination prévu par l’article 14.
Il peut enfin, et par conséquent, être vu comme source d’un « quasi-préjudice » spécifique aux
victimes de statut civil coutumier, que les juridictions coutumières prennent en considération
dans le calcul de l’indemnité éventuellement allouée333.
329 - � A Nouméa, ch. cout., 9 juin 2011, RG n° 10/24.
C
330 - � f. infra.
C
331 - � rt. 3 et 4 du CPP.
A
332 - � ass. crim., 30 juin 2009, Bull. crim. n° 139 ; JCP G 2009, n° 44, 384, 2nde esp., et nos obs.
C
333 - � f. infra.
C
149
�150
Face à la difficulté procédurale engendrée par ce dualisme, les juridictions calédoniennes ont
développé la pratique du « pont procédural », afin que la juridiction coutumière soit automatiquement saisie par la juridiction statuant au pénal. Le juge pénal saisi d’une demande d’indemnisation ne statue donc pas, mais transmet le dossier au juge civil et donne aux parties une
date d’audience pour qu’elles se présentent à bref délai devant la juridiction coutumière. Ce
procédé simple permet à la victime, sans frais de procédure supplémentaire, de ne faire qu’une
seule demande de réparation adressée à la juridiction pénale, laquelle transfère le dossier à la
juridiction civile, en évitant à la victime d’avoir à faire de nouvelles démarches334. Plusieurs
pistes de réformes ont été proposées, tantôt pour inscrire cette pratique dans la loi, tantôt
pour adjoindre des assesseurs coutumiers aux juridictions pénales335. C’est une voie médiane
qu’a choisie le législateur en réformant l’article 19 de la loi organique du 19 mars 1999 par celle
n° 2013-1027 du 15 novembre 2013. L’article 19 de la loi organique dispose dorénavant que :
La juridiction civile de droit commun est seule compétente pour connaître des litiges et requêtes
relatifs au statut civil coutumier ou aux terres coutumières. Elle est alors complétée par des assesseurs coutumiers dans les conditions prévues par la loi.
Par dérogation au premier alinéa et sauf demande contraire de l’une des parties, après s’être
prononcée sur l’action publique concernant des faits de nature pénale commis par une personne
de statut civil coutumier à l’encontre d’une personne de même statut civil coutumier, la juridiction
pénale de droit commun, saisie d’une demande de dommages et intérêts, statue sur les intérêts
civils dans les conditions prévues par la loi.
En cas de demande contraire de l’une des parties, prévue au deuxième alinéa, la juridiction pénale
de droit commun ordonne le renvoi devant la juridiction civile de droit commun, siégeant dans
les conditions prévues au premier alinéa, aux fins de statuer sur les intérêts civils. La décision de
renvoi constitue une mesure d’administration judiciaire qui n’est pas susceptible de recours.
Cette réforme de nature procédurale, qui ne s’applique pas aux affaires pour lesquelles une
décision sur le fond a été rendue antérieurement à son entrée en vigueur336, pose néanmoins
la question de son incidence éventuelle sur la norme applicable aux intérêts civils, sur laquelle
le Conseil constitutionnel s’est expressément et fermement prononcé à l’occasion du contrôle
de constitutionnalité de cette réforme.
I. A. 2. Procédure
L’alinéa 1er de l’article 19 de la loi organique n’est pas modifié et la juridiction civile en la
formation coutumière conserve une compétence exclusive en matière de litiges et requêtes
relatifs au statut civil coutumier ou aux terres coutumières. Dès lors qu’une demande de dommages et intérêts est effectuée sans lien avec une action publique, la juridiction coutumière
est compétente selon la procédure classique.
L’alinéa 2 nouveau en revanche prévoit une exception à cette compétence selon laquelle le juge
pénal statue sur les intérêts civils consécutifs à l’examen d’une action publique, dès lors qu’aucune
334 - � . Lafargue, « Le pont procédural en matière d’intérêts civils : le juge crée une règle de procédure dans ’intérêt
R
l
des victimes de statut coutumier kanak », note sous TPI Nouméa 14 mai 2012, RG n°12/05, RJPENC, n° 19,
2012/1, p. 123-126.
335 - � ur lesquelles v. É. Cornut, « La réparation du préjudice civil en vertu de la coutume kanak », RJPENC, n° 22,
S
2013/2, p. 138 s.
336 - � ass. Crim., 3 septembre 2014, n° 13-85031.
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�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
des parties ne s’y oppose. Le choix fait par le législateur d’une extension de compétence automatique
en faveur de la juridiction pénale peut s’expliquer par l’objectif de simplifier la procédure en rétablissant pour ces litiges entre personnes de statut civil coutumier l’unité des actions publique et civile
prévue à l’article 3 du Code de procédure pénale. Dans ce cadre le pont procédural n’a plus lieu d’être.
Les parties peuvent néanmoins faire échec à cette unité et demander que la juridiction coutumière retrouve sa compétence, et l’alinéa 3 de l’article 19 permet à l’une des parties au moins
de demander le renvoi devant la juridiction civile en la formation coutumière.
Le texte suppose quelques précisions relatives à sa mise en œuvre.
Volonté exprimée des parties – Une première précision est de considérer que la demande
de renvoi doit être expressément formulée par le demandeur ou le défendeur ; elle ne peut
être tacite. Notamment, le fait pour les parties de fonder leurs prétentions sur la coutume ne
peut s’interpréter comme une demande de renvoi devant la juridiction coutumière, justement
parce que – comme on le verra plus loin – le juge pénal, lorsqu’il est amené à se prononcer sur
les intérêts civils, doit appliquer la coutume.
Il n’en reste pas moins que lorsque l’une des parties est absente et qu’elle ne peut formuler
expressément son choix, la Cour d’appel de Nouméa considère que : « l’article 19 alinéa 1er
recouvre son plein effet lorsqu’une au moins des parties est absente et ne peut exprimer son
accord à la procédure d’exception introduite par l’article 19 alinéa 2 »337. Cette position, au
regard de l’objectif de simplification et d’unité des contentieux que poursuit la réforme de
l’article 19, peut se discuter. Elle se justifie néanmoins au motif que la compétence de la juridiction coutumière demeure le principe.
De plus, l’opposition de l’autre partie ne peut faire échec au renvoi devant la juridiction coutumière, l’article 19 alinéa 3 est sur ce point sans ambiguïté : le renvoi devant la juridiction
coutumière ne suppose pas un commun accord des parties, à l’inverse de ce qui est exigé par
l’article L. 562-24 du COJ en ce qui concerne la renonciation à la présence des assesseurs coutumiers. Il sera d’ailleurs précisé que les deux textes ne s’excluent pas l’un l’autre en ce qu’ils
n’interviennent pas au même moment de la procédure : une partie peut exiger le renvoi vers la
juridiction civile en formation coutumière, et les parties de conserve renoncer ensuite, devant
elle, à la présence des assesseurs coutumiers.
Pluralité de parties – Une deuxième question est de savoir, en cas de pluralité de parties, si la
demande formulée par l’une vaut pour toutes les autres ? L’article 19 alinéa 3 indique que le
renvoi est ordonné dès lors que l’une des parties au moins le demande. Logiquement, et parce
que la réforme poursuit un objectif de simplification, le renvoi doit concerner l’entier litige,
et donc toutes les parties, dès lors que l’une au moins le demande.
Le renvoi global s’impose sans aucun doute lorsque la demande est faite par le ou tous les prévenus, ou par la ou toutes les parties civiles.
Le renvoi global s’impose encore lorsque le litige est indivisible. Ainsi dans un arrêt rendu
par la Cour d’assises des mineurs de Nouméa, les victimes de statut civil coutumier ayant
337 - � A Nouméa, 20 mars 2014, RG n° 13/68 ; CA Nouméa, ch. app. corr., 22 juillet 2014, RG n° 14/130.
C
151
�152
toutes demandé le renvoi des intérêts civils devant la juridiction coutumière, il a été jugé
qu’en conséquence, « la demande présentée devant la Cour d’assises par le Fonds de garantie
des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions, en sa qualité de subrogé dans les
droits des victimes, l’est devant une juridiction incompétente, la demande devant être examinée par la juridiction civile statuant en formation coutumière »338. L’indivisibilité découle ici
du fondement subrogatoire de la demande du fonds de garantie.
Si en revanche la demande de renvoi est faite par l’une des parties civiles, ou par l’un des prévenus, la question se pose de savoir si le renvoi est ordonné pour l’entier litige, ou s’il peut être
limité aux seuls intérêts civils de la partie civile ayant formulé la demande de renvoi, le juge
pénal statuant alors sur les intérêts civils des autres parties civiles. Il nous semble que dès lors
que le litige est divisible et que la demande de renvoi ne repose pas sur un accord commun,
alors le juge pénal peut en conserver la compétence. Un prévenu peut en effet, sans contradiction, être actionné pour les intérêts civils devant deux juridictions différentes par des victimes
différentes, même si elles le sont à raison des mêmes faits. On notera simplement que cette
séparation du contentieux est essentiellement théorique et procédurale, puisque dans ce cas le
droit applicable aux intérêts civils restera, quelle que soit la juridiction compétente, le même.
Enfin, cette réforme ne modifie pas la solution adoptée par la Cour d’appel de Nouméa339
selon laquelle la présence d’une partie civile de droit commun dans le litige ne remet pas en
cause la compétence de la juridiction coutumière. En ce sens, si les parties civiles de statut
coutumier demandent le renvoi, les parties civiles de statut commun (par exemple une association de défense des victimes) restent justiciables de la juridiction pénale, qui pourra statuer
selon le droit commun (LO 1999, art. 9 alinéa 1er). Si l’arrêt précité rendu par la cour d’assises
des mineurs a jugé qu’un fonds de garantie (personne morale de droit commun) pouvait être
justiciable d’une juridiction coutumière, c’est uniquement en raison de l’indivisibilité entre sa
demande et le litige coutumier, le fonds de garantie étant en l’espèce subrogé dans les droits
des parties civiles de statut civil coutumier. Cette conséquence procédurale ne peut cependant
s’étendre aux parties civiles de droit commun qui invoquent un droit propre et divisible du
reste du litige340.
Office du juge – Une troisième précision est celle de l’office du juge. Le texte est ici sans ambiguïté.
D’une part, le juge pénal ne peut pas d’office ordonner le renvoi vers la juridiction coutumière
en l’absence de demande d’une partie. À tout le moins le juge peut sans doute inviter les parties à se prononcer sur cette option mais il ne pourrait lui être reproché de ne pas l’avoir fait.
On a vu en revanche que l’absence de l’une des parties doit le conduire à renvoyer l’affaire vers
la juridiction coutumière.
D’autre part, le renvoi est de droit dès lors qu’il est demandé, en ce sens qu’autant la juridiction
pénale devant laquelle le renvoi est demandé que la juridiction civile coutumière de renvoi
ne peuvent apprécier en opportunité ou en compétence sa légalité, ni la juridiction de renvoi
décliner sa compétence. L’article 19 alinéa 3 est sans ambiguïté sur ce point : « la juridiction pénale de droit commun ordonne le renvoi devant la juridiction civile de droit commun,
338 - � our d’assises des mineurs de la Nouvelle-Calédonie, 13 juin 2014, RG n° 14/14.
C
339 - � A Nouméa, ch. app. corr., 18 juin 2013, RG n° 13/38, RJPENC 2013/2, n° 22, p. 138 et nos obs.
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340 - � f. infra I.B.1.
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�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
s
iégeant dans les conditions prévues au premier alinéa, aux fins de statuer sur les intérêts
civils » ; ni l’une ni l’autre n’ont un quelconque pouvoir d’appréciation.
Il en découle notamment qu’il appartient à la juridiction pénale de déterminer la juridiction
civile coutumière territorialement compétente (c’est-à-dire pour le TPI entre le siège de Nouméa et les deux sections détachées, étant entendu que les critères de compétence territoriale
pour l’action publique peuvent être différents de ceux de l’action civile, pour statuer sur les
intérêts civils)341, et que cette désignation s’impose autant au juge de renvoi qu’aux parties,
qui ne pourront donc pas soulever une exception d’incompétence. L’article 19 alinéa 3 précise
également, que « la décision de renvoi constitue une mesure d’administration judiciaire qui
n’est pas susceptible de recours »342. L’appel, le contredit, le pourvoi en cassation ou le recours
pour excès de pouvoir ne peuvent donc servir à contester cette décision.
Norme applicable et preuve de son contenu – Dans sa décision n° 2013-678 DC du 14 novembre
2013 (consid. n° 37) rendue à l’issue du contrôle de constitutionnalité de la loi organique modificative, le Conseil constitutionnel émet cette réserve tout à fait prévisible, à propos de l’interprétation du nouvel article 19 de la loi organique, selon laquelle :
l’instauration de la faculté pour la juridiction pénale de droit commun de statuer sur les intérêts
civils dans des instances concernant exclusivement des personnes de statut civil coutumier kanak,
lorsqu’aucune de ces personnes ne s’y oppose, n’a pas pour objet et ne saurait avoir pour effet de
permettre à la juridiction pénale de droit commun de ne pas faire application de la coutume lorsqu’elle statue sur les intérêts civils ; qu’en toute hypothèse, la juridiction pénale peut décider de
recourir à une expertise pour l’évaluation du préjudice selon le droit coutumier et que l’alinéa 2
du paragraphe I de l’article 150 de la loi organique du 19 mars 1999 permet à toute juridiction de
consulter le conseil coutumier sur l’interprétation des règles coutumières ; que, sous cette réserve,
l’article 25 est conforme à la Constitution.
Cette exigence est reprise par les juridictions calédoniennes343 : « la réparation du préjudice
obéit aux seuls principes de la coutume ; que les demandes doivent donc être fondées sur les
normes coutumières », et ce quelle que soit la juridiction compétente : civile, pénale désormais, voire métropolitaine344. Le principe est connu et a été maintes fois rappelé par les juridictions calédoniennes et par la Cour de cassation.
En pratique, la juridiction pénale statuant sur les intérêts civils et devant appliquer la coutume sans les assesseurs coutumiers, procédera de la même façon que le juge civil qui doit
toujours appliquer la coutume alors même que les parties renoncent devant lui à la présence
des assesseurs coutumiers (COJ, art. L. 562-24). Elle pourra également, comme le lui indique le
Conseil constitutionnel, recourir à une expertise pour l’évaluation du préjudice selon le droit
coutumier ou consulter le conseil coutumier.
341 - � oir par ex. CA Nouméa, ch. app. corr., 22 juillet 2014, préc.
V
342 - � dde art. 537 du CPCNC.
A
343 - � ot. CA Nouméa, 20 mars 2014, préc. ; Cour d’assises des mineurs de la Nouvelle-Calédonie, 13 juin 2014, préc. ;
N
CA Nouméa, 22 juillet 2014, ch. app. corr., préc.
344 - � ur cette dernière hypothèse, voir É. Cornut, « Les conflits de normes internes en Nouvelle-Calédonie. – PersS
pectives et enjeux du pluralisme juridique calédonien ouverts par le transfert de la compétence normative du
droit civil », JDI 2014, doctr. 3, p. 51 et s.
153
�La différence néanmoins, fondamentale, est que les assesseurs coutumiers, lorsqu’ils composent la juridiction en la formation coutumière, ont voix délibérative et qu’ils sont le plus
souvent en majorité, notamment en première instance et parfois en appel.
154
I. B. La norme applicable
L’article 7 de la loi organique dispose que « Les personnes dont le statut personnel, au sens
de l’article 75 de la Constitution, est le statut civil coutumier kanak décrit par la présente
loi sont régies en matière de droit civil par leurs coutumes. » S’il est désormais acquis que
la notion de « droit civil » dans ce texte recouvre « l’ensemble du droit civil »345, et en particulier « les intérêts civils », même ceux consécutifs à la condamnation à une infraction
pénale346, la norme applicable dans un litige dépend du statut personnel des parties au procès, auteur et victime.
Principalement, il peut arriver que les parties ne soient pas de même statut et, en vertu des
articles 7 et 9, alinéa 1 combinés de la loi organique347, la coutume s’applique seulement
lorsque toutes les parties sont de statut civil coutumier. Le principe est ici, en vertu de l’article
7 de la loi organique, désormais bien établi et n’appelle plus de commentaire particulier. Si
l’une d’elle est de statut civil de droit commun, alors le droit civil commun d’applique. Pour
la résolution de ce conflit interne de normes, la Cour d’appel de Nouméa a justement – en
matière d’intérêts civils mais la solution posée dépasse ce seul cadre – une lecture savamment
distributive des normes en présence qui permet d’appliquer la coutume même lorsque le litige,
vu dans sa globalité, compte une partie de statut commun (1). Ensuite, dans la mesure où une
partie peut changer de statut, la question se pose des conséquences d’un tel changement sur
la norme applicable lorsqu’il intervient entre le fait générateur du dommage et le jugement
(2). Se pose enfin la question de la norme applicable aux éléments accessoires (ie autre que les
conditions propres à la responsabilité que sont la faute, le préjudice et le lien de causalité) à la
mise en œuvre de la responsabilité coutumière (3).
I. B. 1. Lorsque l’une des parties est de statut civil de droit commun
L’article 9 alinéa 1er de la loi organique dispose que « Dans les rapports juridiques entre parties dont l’une est de statut civil de droit commun et l’autre de statut civil coutumier, le droit
commun s’applique ». La primauté est ici donnée au droit commun dès lors que la situation
juridique en cause constate un rapport mixte. Si le principe, qui suit une logique assimilationniste, peut trouver une justification historique et est soutenu par d’autres textes, une application davantage distributive des normes apparaît aujourd’hui, notamment du fait du transfert
de la compétence du droit civil à la Nouvelle-Calédonie, devoir être envisagée348.
345 - � vis du 16 décembre 2005, BICC n° 637 du 1er avril 2006 ; RTD civ. 2006, p. 516, obs. P. Deumier ; RJPENC, n° 7,
A
2006/1, p. 40, note P. Frezet, p. 42, note L. Sermet ; LPA n° 207, du 17/10/2006, p. 11, note C. Pomart.
346 - �Avis du 15 janvier 2007, BICC n° 658 du 1er avril 2007 ; RJPENC 2007/1, n° 9, p. 68, note L. Sermet ; Droit & Cultures,
54, 2007/2, p. 203, note P. Frezet.
347 - � rt. 9, al. 1er : « Dans les rapports juridiques entre parties dont l’une est de statut civil de droit commun et l’autre
A
de statut civil coutumier, le droit commun s’applique. »
348 - � ur ce point, voir É. Cornut, op. cit., n° 19 et s. ; S. Sana-Chaillé de Néré et V. Parisot, La méthode conflictuelle,
S
une méthode de résolution du conflit de normes adaptée à l’intégration de la coutume dans le corpus juridique calédonien,
infra Partie 2 – Chapitre 3 – Section 3.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Dans une affaire mettant en cause la responsabilité délictuelle d’une personne de statut civil
coutumier à l’égard d’une victime de ce même statut et à laquelle s’était portée partie civile
une association de victimes, relevant du droit commun, la question s’est posée de la norme
applicable. Devait-on appliquer le droit civil commun à l’ensemble du litige, ou pouvait-on
distinguer les relations auteur-victime directe et auteur-victime indirecte ?
C’est dans une voie distributive que la Cour d’assises s’est, à juste titre, engagée en déclarant
recevable les constitutions de partie civile de la victime et de l’association, mais en n’accordant
de réparation qu’à cette dernière, se déclarant incompétente pour connaître de la demande
de réparation de la victime et l’invitant à saisir la juridiction civile coutumière349. Suite à la
cassation de cet arrêt et renvoi350, la Cour d’appel de Nouméa, par un arrêt du 18 juin 2013, a
confirmé cette position. Elle juge que :
lorsque l’auteur des faits et la victime sont tous deux de statut coutumier kanak au moment de la
commission des faits à l’origine du dommage dont il est demandé réparation, et quand bien même
une association d’aide aux victimes se serait constituée partie civile, avec l’accord de la victime
[…], la seule formation juridictionnelle compétente pour connaître du litige, au regard tant des
dispositions de l’article 7 que de l’article 9, alinéa 1er, de la loi organique du 19 mars 1999, est […]
la juridiction civile avec assesseurs coutumiers.351
Assez logiquement, la Cour d’appel maintient la position prise par la Cour d’assises d’appel
et se déclare compétente en sa formation coutumière pour statuer sur les intérêts civils,
alors même qu’une association – donc une personne de statut civil de droit commun –
s’était portée partie civile. Il y a là une application distributive des normes qui est tout à
fait conforme aussi bien à la lettre qu’à l’esprit des articles 7, 9 et 19 de la loi organique du
19 mars 1999 : entre les personnes de statut civil coutumier, le juge coutumier et la coutume
sont compétents (art. 7 et 19) ; entre les personnes de statut civil différent, dont l’une est de
statut commun, le juge coutumier est incompétent et le droit civil commun s’applique (art.
9 al. 1er, art. 19). Nulle part dans la loi organique il est prescrit que la présence d’une personne de statut civil de droit commun dans un litige emporte, pour l’ensemble du litige et à
l’égard de toutes les parties, application du droit commun. L’article 9 alinéa 1er notamment
envisage expressément un rapport entre deux parties : « l’une » de statut commun, « l’autre »
de statut civil coutumier. En cas de pluralité de demandeurs et/ou de défendeurs, dès lors
que les rapports entre les différentes parties sont indépendants et dissociables, fussent-ils
fondés sur un titre commun, ils peuvent être soumis à des normes différentes. Il doit donc
être fait application de la norme – coutumière ou civile – compétente en vertu des articles
7 et 9 de la loi organique.
Cet arrêt a été frappé d’un second pourvoi, que la Cour de cassation rejette par un arrêt du 3 septembre 2014 jugeant, en reprenant les motifs de la Cour d’appel, que « les juges d’appel ont fait
l’exacte application de la loi dès lors, d’une part, que l’accusé et la partie civile restant en la cause
sont tous deux de statut civil coutumier kanak » et que « pour renvoyer [les parties] à l’audience
civile du tribunal de Koné statuant en formation coutumière, l’arrêt énonce, notamment, qu’en
349 - � our d’assises de Nouméa, 16 décembre 2010.
C
350 - � ass. crim., 9 janvier 2013, n° 11-80746, au seul motif du non-respect du contradictoire dans cette déclaration
C
d’incompétence.
351 - � A Nouméa, 18 juin 2013, RG n° 13/38.
C
155
�l’absence de disposition législative spécifique, la faculté de saisir cette juridiction trouve son
fondement dans les articles 7, 9, alinéa 1er, et 19 de la loi organique du 19 mars 1999 »352.
156
Outre qu’une cassation sur le fond de cet arrêt ne pouvait être soutenue puisque justement la loi est respectée, elle aurait été le cas échéant inopportune dans le cadre de l’évolution du pluralisme juridique calédonien depuis le 1er juillet 2013 et le transfert de l’État à
la ouvelle-Calédonie de la compétence normative du droit civil. Cet arrêt du 18 juin 2013
N
rendu par la Cour d’appel est en effet, dans le cadre des conflits de normes internes nés du
transfert, une illustration de ce qui serait la démarche à suivre afin de déterminer la norme
applicable aux rapports mixtes nouveaux : statut civil commun vs statut civil calédonien ; statut civil commun vs statut civil coutumier et, désormais, statut civil coutumier vs statut civil
calédonien. Cette démarche est celle d’une application distributive des normes, respectueuse
de la nature du rapport de droit en cause, de l’identité des parties, de leur statut civil personnel
reconnu par l’article 75 de la Constitution et par l’accord de Nouméa. C’est la méthode principale du droit international privé français, dont peut s’inspirer la technique de résolution des
conflits de normes internes353.
Dans une affaire où la victime était de statut civil coutumier, ainsi que l’un des deux coauteurs, l’autre coauteur étant de statut de droit commun et qu’une association s’était également
portée partie civile, le tribunal pour enfant s’est estimé compétent pour statuer sur les intérêts
civils pour l’ensemble du litige, au motif que « toutes les parties ne sont pas de statut civil
coutumier Kanak et que les demandes des parties civiles envers les coauteurs procèdent d’un
même litige »354. Cette décision a cependant et justement été infirmée par la Cour d’appel dans
la mesure où les faits reprochés aux deux coauteurs, bien que de même nature, n’ont pas été
commis en réunion, ce qui permet de les considérer comme distincts tout comme le préjudice
en découlant pour la victime. Dès lors, l’action civile exercée par la victime contre l’auteur de
statut civil coutumier relève de la juridiction civile coutumière et du droit coutumier355.
Dans un arrêt plus récent cependant, la Cour de cassation semble revenir ou hésiter sur la
position à tenir356. Statuant sur pourvoi contre un arrêt rendu par la Cour d’appel de Nouméa
qui a estimé que la juridiction pénale de droit commun est compétente pour statuer sur les
intérêts civils dès lors qu’un organisme social de droit commun (Cafat) et un assureur étaient
parties civiles au procès357, la Cour de cassation rejette le moyen au motif que :
pour retenir la compétence de la juridiction pénale de droit commun, les juges énoncent que l’ensemble des parties privées au procès ne sont pas de statut civil coutumier kanak, dès lors que la
CAFAT et la compagnie d’assurances Axa, assureur du véhicule de M. X., sont incontestablement
des parties au procès au sens de la loi organique ;
Attendu qu’en l’état de ces énonciations, la cour d’appel a justifié sa décision ;
Qu’en effet, il résulte des articles 7 et 19 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 relative
352 - � ass. Crim., 3 septembre 2014, n° 13-85031.
C
353 - � oir É. Cornut, Les conflits de normes internes en Nouvelle-Calédonie. – Perspectives et enjeux du pluralisme juridique
V
calédonien ouverts par le transfert de la compétence normative du droit civil, op. cit. ; S. Sana-Chaillé de Néré et
V. Parisot, préc.
354 - � PE Nouméa, 15 mai 2013, RG n° 13/117.
T
355 - � A Nouméa, ch. mineurs, 25 mars 2014, RG n° 13/143.
C
356 - � ass. Crim., 16 juin 2015, n° 14-84522, publié au bulletin.
C
357 - � A Nouméa, ch. app. corr., 22 avril 2014, RG n° 14/13.
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
au statut de la Nouvelle-Calédonie, modifiée par la loi n° 2013-1027 du 15 novembre 2013, que la
juridiction civile de droit commun, complétée avec des assesseurs coutumiers, n’est compétente pour
statuer sur les intérêts civils que lorsque toutes les parties sont de statut civil coutumier kanak ;
Si la différence de solution entre les deux arrêts d’appel en cause peut s’expliquer aussi, incidemment, par une composition différente de la juridiction ayant rendu les décisions, la question se pose de savoir si l’arrêt de la Cour de cassation rendu en juin 2015 est un revirement
de sa position prise quelques mois plus tôt par l’arrêt de septembre 2014. À ce stade cela ne
semble pas évident, dans la mesure où, même si les attendus sont globalement structurés de
la même façon, il existe une différence entre les deux affaires qui peut justifier les positions.
Dans l’arrêt de septembre 2014, la partie de statut civil commun (une association de défense
de victimes) agissait pour faire reconnaitre son propre préjudice et portait une demande de
dommages et intérêts en son nom propre. Ici les deux contentieux sont en soi indépendants
et divisibles même s’ils reposaient sur une cause commune (la faute). Dans l’arrêt de 2015 en
revanche les parties de statut civil commun (organisme social Cafat et assureur de l’auteur des
faits) n’intervenaient pas en qualité de partie invoquant un préjudice distinct. La Cafat intervenait en qualité de créancier de l’auteur en raison du paiement réalisé par elle, à la victime,
d’une dette à laquelle elle n’était pas définitivement tenue. L’assureur intervenait en cette
qualité d’assureur de l’auteur des faits pour voir définie et liquidée la dette dont il serait tenu
en cette qualité. En ce sens leur créance respective, dans leur existence comme dans leur montant, sont dans la dépendance directe de celle dont est titulaire la victime directe à raison de
la faute commise. Ces trois créances sont donc interdépendantes et indivisibles et elles doivent,
dès lors, être soumises à une règle commune. Cette règle commune, en l’état de l’article 9 alinéa
1er de la loi organique, ne peut être que le droit civil commun.
I. B. 2. En cas de changement de statut civil d’une partie
En vertu des articles 11 à 15 de la loi organique, le changement de statut personnel est ouvert,
soit dans le sens d’une renonciation au statut civil coutumier pour passer au statut de droit
commun (conformément à l’article 75 de la Constitution), soit en renonçant au statut de droit
commun pour prendre le statut civil coutumier, ce qui est propre au statut civil coutumier
kanak358. La renonciation au statut civil coutumier est en soi relativement simple et si elle
suppose l’accord du juge, celui-ci semble acquis dès lors que l’intéressé la demande359.
Dans un arrêt rendu le 13 novembre 2012 (RG n° 12/82), la Cour d’appel de Nouméa se prononce sur la question de savoir quelle règle – coutume ou droit civil – est appliquée lorsque les
parties ont changé de statut entre le fait générateur du dommage et la demande de réparation
de ce dommage. La cour, dans ce cas de figure, retient la compétence de la norme applicable en
vertu du statut personnel de la partie au jour de la naissance du droit à réparation :
en matière de responsabilité extra-contractuelle, la règle applicable au litige, laquelle est déterminée dans une certaine mesure par le statut personnel des parties, à savoir la règle qui régit la
créance de réparation dont se prévaut la victime du dommage, ne varie pas au gré des changements
358 - � ur l’ensemble de la question, voir not. É. Cornut, « La juridicité de la coutume kanak », Droit & Cultures, 2010/2,
S
p. 151 et s.
359 - Sur la jurisprudence, voir P. Deumier, P. Dalmazir, supra Partie 1 – Chapitre 1.
�
157
�de statut personnel, mais est déterminée par le statut personnel des parties, à la date à laquelle a
pris naissance le droit à réparation de la victime ; […]
Qu’au surplus, cette solution est cohérente avec le fait que la déclaration d’abandon du statut de droit
coutumier au profit du statut de droit commun ne rétroagit pas, et ne produit effet que pour l’avenir.
158
Dans un arrêt rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation, la solution est validée360. Après avoir rappelé la motivation de la Cour d’appel selon laquelle « le changement de
statut personnel de la victime postérieurement aux faits mais antérieurement au jugement du
tribunal correctionnel est sans incidence à cet égard puisque la règle qui régit la créance de
réparation est déterminée par le statut personnel des parties, à la date à laquelle a pris naissance le droit à réparation de la victime », la Cour de cassation juge que :
par ces seuls motifs, la cour d’appel a fait une juste application de l’article 19 de la loi organique
du 19 mars 1999 alors en vigueur dès lors que la créance de réparation était née à une date antérieure au changement de statut personnel de la victime, soit au jour des faits objet des poursuites.
Cette solution est conforme aux principes régissant le droit à réparation en matière de responsabilité délictuelle : la créance en réparation nait au jour de la naissance du droit à réparation
(c’est-à-dire au jour du fait générateur du dommage, de sa survenance ou de son aggravation),
et c’est donc à ce moment que l’interprète se place pour apprécier la réalité, la nature et l’étendue du droit. Outre l’abondante jurisprudence citée en motivation par la Cour d’appel, on
mentionnera en sus qu’en droit international privé, la loi applicable à la responsabilité délictuelle est, en principe, celle du lieu où le dommage est survenu361.
Au-delà, la question est posée de la généralité de cette solution : faut-il comprendre qu’en cas de
changement de statut civil, la personne se voit indéfiniment appliquer la norme qui découlait
de son statut au jour de la naissance du droit ? Rien n’est moins sûr. Ainsi en droit international
privé le « conflit mobile », c’est-à-dire la situation dans laquelle l’élément de rattachement retenu
par la règle de conflit est modifié (par exemple l’individu change de nationalité, de domicile et
que c’est ce critère qui permet la désignation de la loi applicable), ne se résout pas toujours de
la même façon. Entre le respect des droits acquis (qui commande de retenir la loi désignée par
l’ancien rattachement) et la prise en compte des situations nouvelles (qui commande d’appliquer
la loi du nouveau rattachement pour les effets à venir), c’est par une interprétation de la règle
de conflit que la jurisprudence opte pour le maintien de la loi ancienne ou l’application de la
loi nouvelle. La réponse dépend de l’importance qui s’attache au facteur temporel de la règle de
conflit de lois. En ce qui concerne la coutume, les seuls éléments de rattachement sont l’appartenance au statut civil et le lieu de situation des biens. Pour les biens, la loi organique règle la
situation : la coutume s’applique aux biens situés sur une terre coutumière et appartenant aux
personnes de statut civil coutumier (art. 18). Si le bien – meuble – est déplacé hors d’une terre
coutumière, il n’est plus régi par la coutume (la solution est identique en droit international
privé). Est ici seul pris en compte le statut actuel du bien.
Pour les matières qui dépendent uniquement de l’appartenance au statut civil coutumier, à
l’instar des intérêts civils, c’est à une interprétation du sens des droits en cause qu’il convient
de se livrer pour décider s’il faut respecter les droits acquis ou laisser s’appliquer la norme du
360 - � ass. Crim., 26 novembre 2014, pourvoi n° 12-87960.
C
361 - � ègl. CE n° 864-2007, art. 4.1 ; Cass. civ., 25 mars 1948, Lautour : GADIP, n° 19.
R
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
nouveau statut. En l’espèce, le droit à réparation naissant d’un fait générateur instantané, il
doit être tenu compte des statuts personnels en présence à ce moment. Il en sera de même
par exemple en matière de succession où la logique veut que soit pris en compte le statut
personnel du défunt au jour du décès. À l’inverse lorsque le droit en cause prend en considération le temps (comme pour le mariage, un contrat), si la permanence peut conduire à
faire respecter les droits acquis, il conviendra cependant de tenir compte d’un changement
effectif de statut personnel pour l’avenir, dans la mesure où le titre à s’appliquer de la norme
issue de l’ancien statut perd de sa force à mesure que le temps avance et que le nouveau
statut prend toute son effectivité. Il ne s’agit pas là des seuls critères à prendre en compte,
et d’autres en fonction des droits en cause, méritent une attention. Ainsi en matière de filiation, l’intérêt de l’enfant.
La loi organique (art. 11, al. 2, 12 al. 2 et 13, al. 3), en donnant au juge un pouvoir de contrôler
au nom de l’ordre public ou de l’intérêt des parties l’accession au statut civil coutumier, fonde
une telle résolution fine du conflit mobile statutaire. Mais la solution prévue par ces textes
est radicale, en ce que c’est le changement qui est refusé. Il serait alors possible d’accepter
le changement, tout en en limitant les effets à l’égard de certaines personnes et de certains
droits. C’est ce que permet la loi organique, de façon lourde, par la déclaration d’inopposabilité (art. 11, al. 3, 12 al. 3). La résolution sur le plan du conflit mobile statutaire permettrait une
approche plus fine et donc plus respectueuse des règles en présence.
Au-delà, on rappellera que le changement de statut civil, en ce qu’il permet un changement
de norme applicable et de juridiction compétente, ne doit pas se transformer en un moyen de
fraude à la coutume – ou à la loi – ni en un instrument de forum shopping. Si tel était le cas,
les instruments de la théorie générale du droit, en particulier le principe général fraus omnia
corrumpit ou la réserve de l’abus de droit, pourraient trouver à s’appliquer362.
I. B. 3. Normes applicables aux questions accessoires
La mise en œuvre de la responsabilité coutumière, si elle suppose que soient démontrés, en
application de la coutume selon les principes qui viennent d’être rappelés, une faute, un préjudice et un lien de causalité, nécessite également la résolution de questions annexes qui elles
aussi dépendent d’une norme. Il en est ainsi, parmi les questions qui ont pu être identifiées
dans les décisions analysées, de la capacité, du calcul de l’indemnité, de la solidarité entre
les coauteurs, du solvens de l’indemnité lorsque ce n’est pas le débiteur final. Plusieurs arrêts
abordent cette question de la norme applicable aux aspects de mise en œuvre de la responsabilité coutumière, au-delà des conditions principales. D’autres décisions au contraire l’éludent,
ainsi en ce qui concerne la solidarité.
Capacité – La capacité n’a pas exactement le même sens en droit civil commun que dans la
coutume. La capacité est définie selon le droit civil par rapport un âge de dix-huit ans ou par
une altération médicalement démontrée des facultés mentales363, alors que la « Coutume ne
s’attache pas à l’âge comme critère de passage à un autre stade de la vie sociale, mais plutôt à
362 - � ur la question, voir É. Cornut, Théorie critique de la fraude à la loi. Étude de droit international privé de la famille,
S
Éditions Defrénois, coll. Doctorat & Notariat, 2006, t. 12.
363 - � rticles 388, 414 et 425 du Code civil.
A
159
�160
un événement coutumier »364, un rituel de passage qui, selon la coutume concernée, peut être
notamment une retraite, un mariage, le rasage. Dans une décision, la seule trouvée qui aborde
la question, il est jugé que « la majorité de droit commun dans la coutume entraîne la responsabilité »365. C’est dire qu’ici la capacité d’une personne de statut civil coutumier s’apprécie en
vertu du droit civil dès lors qu’il s’agit de s’interroger sur sa responsabilité éventuelle.
Cette solution n’est cependant pas conforme à l’article 7 de la loi organique. Cette question
est d’ailleurs préalable à l’engagement puisqu’elle conditionne, notamment, la responsabilité
éventuelle des parents voire du clan dont le mineur est issu366. En ce sens, elle lui est directement liée et donc devrait naturellement relever de la même norme que la question principale,
et ne pas relever par principe du droit civil. C’est ce que juge plus exactement la Cour d’appel
de Nouméa dans un arrêt plus récent en matière d’obligation alimentaire, qu’il est utile de
signaler ici367.
Dans cette affaire, le père sollicite, outre le rejet des demandes d’augmentation et de façon
reconventionnelle, le remboursement des pensions payées à la mère pour ses trois aînés, au
motif qu’ils sont devenus, selon lui, majeurs à leur dix-huitième anniversaire. Le père fondait
sa demande de remboursement sur le droit civil de la répétition de l’indu. Dans son arrêt, la
cour rappelle que le droit civil est inapplicable à l’espèce. Toutes les parties étant de statut civil
coutumier et cette demande relevant de la matière de droit civil, seule la coutume était applicable. La cour rejette ensuite la demande en remboursement sur le fondement coutumier, en
jugeant que « le clan paternel auquel les enfants ont été donnés et singulièrement leur père
restent tenus d’obligations à leur égard ; que ce principe suffit à justifier le rejet de la demande
de remboursement des sommes versées par le père qui se justifiaient par une obligation générale de solidarité familiale ».
Au-delà, l’arrêt juge « au surplus », que « dans la coutume kanak les enfants demeurent en situation de “minorité” au-delà de l’âge de la majorité légale jusqu’à ce qu’ils se marient ». Ce faisant
la juridiction rappelle que la coutume s’applique en matière de droit civil non seulement pour
résoudre la question de fond posée par le litige (ici la demande en remboursement de sommes
versées) mais également pour qualifier juridiquement la situation en cause. C’est le cas ici : les
enfants sont mineurs ou majeurs non pas en raison de leur âge (critère du droit civil) mais en
raison d’un événement coutumier. Dès lors que les intéressés sont de statut civil coutumier, la
capacité s’apprécie au regard de la coutume parce que cette question, bien que préalable au problème principal posé au juge, relève de la matière du droit civil. Dans un autre registre, lorsque
la loi organique soumet la demande de changement de statut civil (art. 11 à 13 LO 1999) à une
condition de « capacité », celle-ci devrait dépendre du statut personnel du demandeur au jour de
364 - � elon G. Nicolau, « Le droit très privé des peuples autochtones en Nouvelle-Calédonie », Droit & Cultures, 37,
S
1999/1, p. 53 et s., spéc. p. 66.
365 - � PI Nouméa, 7 novembre 2011, RG n° 08/1857.
T
366 - � supposer qu’il existe en droit coutumier un équivalent à la responsabilité civile du fait d’autrui, ce que les
À
décisions n’ont pas véritablement permis de constater au-delà de quelques cas (voir not. infra, TPI Nouméa,
7 ovembre 2011, RG n° 08/1857 au titre de la solidarité, sur un fondement successoral). Néanmoins tout porte
n
à croire que cette responsabilité existe dans la coutume, dont la matrice peut se trouver au point 63 de la Charte
du Peuple Kanak selon lequel : « L’enfant porte le nom du père et de son clan. C’est de la responsabilité du clan
paternel de le maintenir en bonne santé physique et mentale, de l’habiller, de le nourrir, de l’éduquer et de lui
donner une place dans la société. »
367 - �CA Nouméa, 15 mai 2014, RG n° 13/93.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
la demande d’accession ou de renonciation statutaire. Le demandeur de statut civil coutumier
qui renonce à ce statut pour adopter le statut civil de droit commun doit être capable au sens de
la coutume. Inversement, le demandeur de statut civil commun qui entend renoncer à ce statut
pour adopter le statut civil coutumier doit être capable au sens du droit civil368.
Calcul de l’indemnité – Les modalités de calcul de l’indemnité due par l’auteur des faits à la
victime n’apparaissent pas être différentes selon que la norme applicable est la coutume ou le
droit commun. Par un attendu type, les décisions constatent en effet que :
La coutume ne connaît donc pas de barème d’indemnisation correspondant au préjudice subi par
une victime, préétabli de manière abstraite, en cela la situation judiciaire d’une victime de statut
coutumier kanak est similaire, sans être identique, à celle d’une victime de droit commun. Dès lors,
le préjudice sera en l’espèce souverainement apprécié, comme il y est procédé en matière de droit
commun, en tenant compte des éléments de preuve portés à la connaissance du tribunal au cours
des débats.369
De façon plus précise d’autres décisions, rappelant que la cour d’appel de Nouméa, en
matière d’indemnisation du préjudice corporel, a élaboré un barème d’évaluation du préjudice corporel permettant de calculer l’indemnisation, indiquent que « ce dernier, élaboré
jurisprudentiellement, s’applique quel que soit le statut personnel de la victime »370.
En pratique, il n’y a donc pas sur ce point de différence entre les victimes selon leur statut
d’appartenance. En théorie, la question de la norme applicable pour ce barème d’évaluation
ne pose pas de difficulté particulière, tant cette question de l’évaluation financière d’un préjudice « classique », dûment constaté au regard de la norme applicable, repose sur des éléments
essentiellement objectifs. Ainsi pour les préjudices matériel, physique et même moral.
La difficulté de l’évaluation du préjudice survient cependant dans deux hypothèses. D’une
part lorsque le barème de droit commun ne connaît pas le préjudice coutumier qu’il s’agit
d’évaluer, ainsi celui « moral immatériel et spirituel aux valeurs coutumières »371. D’autre part
lorsqu’un préjudice « classique » est apprécié différemment, en termes de gravité, selon que le
droit commun ou la coutume est la norme de référence, à l’instar de l’homicide d’un « vieux »
par un « jeune », ou encore l’incendie d’une case, faits qui prennent une gravité particulière
au regard des valeurs coutumières atteintes par cet acte au-delà du préjudice direct. Dans ces
hypothèses, la juridiction ne peut qu’élaborer un barème spécifique prenant en considération
ces particularités.
368 - � . Cornut, « La juridicité de la coutume kanak », préc., spéc. nos 33 et s.
É
369 - � PI Nouméa, sect. Koné, 8 février 2016, RG n° 15-287. Dans le même sens, not. : TPI Nouméa, sect. Koné, 8 janT
vier 2016, RG n° 15-64 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 22 décembre 2014, RG n° 14/128 ; TPI Nouméa, 1er décembre
2014, RG n° 13/1963 ; TPI Nouméa, sect. Koné., 28 juillet 2014, RG n° 10/143 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 6 juin
2014, RG n° 13/76 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 16 décembre 2013, RG n° 12/55 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 5 mars
2013, RG n° 13/54 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 17 septembre 2012, RG n° 12/171 ; TPI de Nouméa, 27 juillet 2012,
RG n° 12/778 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 20 juin 2011, RG n° 11/122 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 13 décembre 2010,
RG 10/243, avd ; TPI Nouméa, sect. Koné, 12 juillet 2010, RG n° 10/105 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 4 mai 2009, RG
n° 09/78, avd. ; TPI Nouméa, sect. Koné, 6 avril 2009, RG n° 08-13 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 5 mai 2008, RG n°
08/8 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 27 novembre 2007, RG n° 07/239 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 17 septembre 2007,
RG n° 07/281.
370 - TPI Nouméa, sect. Koné., 28 juillet 2014, RG n° 10/143 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 28 juillet 2014, RG n° 11/331.
�
371 - Cf. infra.
�
161
�Intérêts des intérêts – Une décision prévoit que l’anatocisme prévu par l’article 1154 du Code
civil n’est pas applicable dès lors que la norme de référence est la coutume372. La solution est
logique au regard de l’article 7 de la loi organique. Néanmoins, le jugement ne dit pas si la coutume peut accepter une telle demande de production d’intérêts par les intérêts.
162
Solidarité – Lorsque pour un même fait la juridiction coutumière reconnaît la responsabilité
de plusieurs personnes, la réparation financière est prononcée le plus souvent de façon solidaire entre ces coauteurs à l’égard de la victime373. Mais aucune décision n’évoque la norme
applicable à cette solidarité : s’agit-il d’une solidarité coutumière ? Est-il fait une référence
implicite à la solidarité telle qu’elle est envisagée par le code civil ? Ou est-on en présence
d’une obligation in solidum ? En son état, la jurisprudence coutumière ne permet pas de trancher. Et de fait elle n’est pas évidente.
La deuxième hypothèse – solidarité du code civil – si elle se heurte à l’obstacle de l’article 7 de
la loi organique, trouve néanmoins un fondement textuel, s’agissant des intérêts civils consécutifs à une infraction pénale, auprès des articles 375-2 et 480-1 du Code de procédure pénale.
La troisième solution – obligation in solidum – semble la plus naturelle et le principe jurisprudentiel – selon lequel « chacun des coauteurs d’un même dommage, conséquence de leurs
fautes respectives, doit être condamné in solidum à la réparation de l’entier dommage, chacune
de ces fautes ayant concouru à le causer tout entier sans qu’il y ait lieu de tenir compte du
partage de responsabilités auquel les juges du fond ont procédé entre les coauteurs, et qui
n’affecte que les rapports réciproques de ces derniers, mais non le caractère et l’étendue de
leur obligation au regard de la partie lésée »374 – ne peut a priori être écarté sous prétexte que la
coutume aurait vocation à s’appliquer , tant il relève davantage du bon sens, d’un droit naturel,
que d’une norme particulière.
La première solution – solidarité coutumière – serait juridiquement conforme à l’article 7 de
la loi organique. Mais elle reste à déterminer dans son régime. Sans doute y retrouvera-t-on les
effets de l’obligation in solidum, c’est-à-dire les effets primaires de la solidarité légale : obligation
au tout pour chacun des codébiteurs et recours divisé du solvens contre les coobligés. Mais il
serait possible, par ce fondement, de construire une autre forme de solidarité, dont la matrice se
trouverait dans le principe de solidarité qui découle de la Charte du Peuple Kanak. Ce principe
de « solidarité » est en effet essentiel dans la société kanak et le terme revient à de nombreuses
reprises dans la Charte, aussi bien dans des rapports interclaniques375, claniques376 et intrafamiliaux377. La question pourrait ainsi se poser de savoir qui peut être débiteur solidaire, au-delà des
débiteurs naturels que sont les coauteurs, notamment la famille de l’auteur, voire son clan378.
372 - � PI Nouméa, sect. Koné, 1er octobre 2012, RG n° 10/243.
T
373 - � ar ex. CA Nouméa, 22 mai 2014, RG n° 12-101 ; CA Nouméa, 12 juin 2013, RG n° 12/397.
P
374 - � ass. Civ., 4 décembre 1939, DP 1941, p. 124, note Holleaux.
C
375 - � ar ex. pt 26 : « L’organisation sociale est fondée sur le respect de l’esprit des ancêtres dans un territoire donné,
P
sur la maîtrise de l’environnement naturel, la complémentarité et la solidarité des clans. »
376 - � ar ex. pt 59 : « La solidarité, le respect de la hiérarchie et de la complémentarité sont le moteur de la cohésion
P
du groupe ».
377 - � ar ex. pt. 41 : « Dans la conception Kanak, les relations entre les membres aînés, cadets et benjamins sont fonP
dées sur les valeurs de respect de la hiérarchie, de cohésion, de complémentarité et de solidarité. Ces principes
sont indissociables ».
378 - � lan qui est, on le verra, débiteur de la réparation symbolique par la coutume de pardon, cf. infra.
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Même s’il est difficile d’y voir une position de principe quant à une éventuelle solidarité familiale ou clanique – l’auteur des faits étant décédé et la « responsabilité » familiale et clanique
s’expliquant en l’espèce davantage par la dévolution successorale de la dette indemnitaire –
il a été jugé qu’il peut y avoir une sorte de responsabilité collective de la famille et de son
clan lorsque l’auteur des faits est décédé, le clan héritant « des biens situés sur les terres de
droit coutumier ». Il a ainsi été jugé de « la responsabilité collective portée par le clan suite
aux agissements de l’auteur. Ainsi ce n’est pas uniquement la maman qui est responsable pour
son fils, suite à son décès, mais plutôt la famille et le clan qui « hérite », la maman est donc
« coresponsable » avec la famille de son mari et son clan, « in solidum » en quelque sorte, car
elle porte le nom Z. par alliance. Ainsi elle est donc coresponsable des conséquences du litige
causé par son fils »379. Le clan, en ce qu’il a la personnalité juridique et qu’il est reconnu comme
une « personne » de statut civil coutumier, régi en cela par la coutume dans ses rapports avec
les autres clans ou avec les personnes physiques380 de statut coutumier, peut voir ainsi sa responsabilité engagée.
II. LES CONDITIONS DE LA RESPONSABILITÉ CIVILE COUTUMIÈRE
Les conditions de la responsabilité extracontractuelle coutumière sont, globalement, les
mêmes que celles en droit civil de la responsabilité. Les décisions relèvent en effet toutes une
faute, qui découle le plus souvent de la commission d’une infraction jugée comme telle par la
juridiction pénale, cause directe d’un préjudice subi par la victime.
Dans le dispositif de nombreuses décisions, il est posé pour principe que :
l’obligation de réparer le dommage, quelle qu’en soit la nature, résultant du fait volontaire ou non
de son auteur, est admise dans les relations coutumières.381
Si le lien de causalité ne présente aucune particularité notable, les décisions visant un « lien
direct et certain »382 avec les faits dont l’auteur a été reconnu coupable par la juridiction pénale,
les notions de faute et, surtout, de préjudice, parce qu’elles doivent être définies et comprises
par le prisme de la coutume et des valeurs coutumières, offrent une image parfois originale
par rapport au droit civil. Ce faisant, la question soulevée précédemment sur la capacité de la
coutume à offrir aux victimes de statut civil coutumier une protection et une indemnisation
efficaces, dont l’étalon se mesure sans doute au regard du droit civil commun, se trouve une
nouvelle fois posée. Plusieurs interrogations guideront l’analyse des décisions rendues par
379 - � PI Nouméa, 7 novembre 2011, RG n° 08/1857.
T
380 - � A Nouméa, 22 août 2011, RG n° 10/531 et n° 10/532. Sur cette question, voir É. Cornut, « La valorisation des
C
terres coutumières par celle du droit coutumier », in C. Castets-Renard et G. Nicolas (dir.), Patrimoine naturel et
culturel de la Nouvelle-Calédonie : aspects juridiques, éd. L’Harmattan, 2015, p. 125-154.
381 - � A Nouméa, 12 juin 2013, RG n° 12/397 (infirmant TPI Nouméa, sect. Koné, 17 septembre 2012, RG n° 12/170).
C
Adde TPI Nouméa, sect. Koné, 22 décembre 2014, RG n° 14/128 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 28 juillet 2014, RG
n° 11/331 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 16 décembre 2013, RG n° 12/55 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 5 mars 2013, RG
n° 13/54 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 13 décembre 2010, RG 10/243, avd.
382 - � ar ex. TPI Nouméa, sect. Koné, 8 février 2016, RG n° 15-287 ; TPI Nouméa, 9 janvier 2015, RG n° 14/1015 ; TPI
P
Nouméa, sect. Koné, 22 décembre 2014, RG n° 14/128 ; TPI Nouméa, 1er décembre 2014, RG n° 13/1963.
163
�164
les juridictions, afin de déterminer si la protection offerte à la victime par la coutume est
moindre, meilleure ou équivalente à celle dont bénéficient les victimes de droit commun :
– �a coutume permet-elle de retenir une grande variété de fautes, et, réciproquement, a-t-elle
l
pour effet d’excuser plus facilement certains comportements ?
– � a coutume permet-elle de retenir comme indemnisables des préjudices qui le sont en vertu
l
du droit civil commun ? Et au-delà permet-elle l’indemnisation de préjudices spécifiques ?
II. A. La faute
II. A. 1. La nature de la faute
Les fautes relevées et sanctionnées comme telles dans les décisions analysées sont classiquement tragiques : homicides, agressions sexuelles extra et intrafamiliales, coups et blessures,
incendie et dégradations de biens, en particulier de cases, expulsion de familles, violation de
propriété, insultes. Les fautes commises sont volontaires comme involontaires, d’imprudence
ou de négligence, ou encore d’abstention383.
Aucun de ces faits n’est, en soi, excusé par la coutume et plusieurs décisions le rappellent, parfois au frontispice de leur motivation, comme celle rendue par la Cour d’appel de Nouméa le
26 mars 2015 (RG n° 14/24, préc.) qui vise « le principe coutumier selon lequel “Wamwêêng ma
wadoxaharevan ra înamerâêêr ra alôââny” (La coutume n’excuse pas la violence) »
Pour qualifier les faits de faute et en définir la gravité, les décisions opèrent de façon tout à
fait classique. Outre que la qualification pénale s’impose à la juridiction en formation coutumière comme à toute juridiction, un fait non pénalement répréhensible peut être constitutif
d’une faute au sens coutumier. Sur ce point, il n’y a guère de différence quant aux critères de
qualification des faits en faute. Ainsi un homicide ou des violences volontaires sont graves
parce qu’ils portent atteinte à une valeur universellement fondamentale, la vie et l’intégrité
physique des personnes. La norme applicable à cette caractérisation n’a ici aucune incidence :
la faute est reconnue et justifie la condamnation de son auteur. Il n’en reste pas moins que la
faute et sa gravité s’apprécient au regard de la normativité coutumière. Si, on le verra, cette
appréciation coutumière peut conduire, à l’instar de ce qui existe également en droit civil, à
des partages de responsabilité entre l’auteur et la victime, la dimension coutumière de la faute
commise imprime à celle-ci une qualification particulière, le plus souvent dans le sens d’une
plus grande gravité.
Ainsi, contrairement à ce qui a été soutenu parfois au plus haut niveau384, les violences physiques ou sexuelles commises à l’intérieur de la cellule familiale sont reconnues comme
383 - � ar ex. CA Nouméa, 17 juin 2010, RG n° 09/117 où il est reproché à un petit chef de ne pas avoir invité « le clan
P
X à suivre les règles coutumières en prenant les dispositions en ce sens et en faisant lever les obstacles auxquels
s’étaient heurtés les appelants ; Qu’il avait enfin le devoir de surveiller la mise en œuvre de la sanction décidée
afin qu’elle ne se traduise par aucune atteinte aux personnes et aux biens ».
384 - � n rappellera les propos tenus par la procureure générale en 2012 : « bon nombre de comportements pouvant
O
nous apparaître comme une faute n’ont pas cette qualification dans la société traditionnelle kanak, et ne peuvent
donc servir de fondement à une action en réparation. C’est particulièrement vrai s’agissant des violences faites aux
femmes et aux enfants, qu’il s’agisse des abus sexuels ou d’autres formes de violences intrafamiliales. Les hommes
en tant que mari ou père s’estiment souvent en droit d’exercer ces violences, expression légitime de leur mécontentement. […] L’usage de la contrainte dans les relations sexuelles, l’absence de consentement de la victime, ne sont
donc pas répréhensibles si l’homme est autorisé à avoir des relations sexuelles avec elle ».
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
des fautes coutumières, suffisamment graves pour justifier non seulement une réparation
f
inancière et sociale, mais également, s’agissant par exemple d’une épouse victime, d’un retour
dans son clan d’origine afin qu’elle reçoive de lui protection et secours, en vertu notamment
du principe de solidarité clanique. Condamnant de tels faits, deux jugements tentent ainsi, par
une motivation soignée, de faire œuvre de pédagogie en rappelant les principes coutumiers
atteints par les violences conjugales :
Dans le premier il est rappelé que :
les faits de violences sexuelles et de violences conjugales, même s’ils sont difficiles à évoquer, en ce
qu’ils relèvent de la sphère privée, n’en constituent pas moins des faits prohibés dans la coutume.
En effet par le passé des chefferies dans les îles ont été amenées à ordonner la séparation physique
de couples dans lesquels les maris se comportaient de façon abusive vis-à-vis de leurs épouses,
commettant des violences et imposant des relations sexuelles non consenties.
En réponse à ce type de comportement le Grand Chef avait ordonné que la femme aille vivre dans
son clan et que le mari reste seul dans sa case, signifiant ainsi que ce comportement était blâmable
et troublait les équilibres internes.385
Dans le second il est jugé que :
le comportement de X., à savoir commettre des violences sur sa compagne et ses enfants va à l’encontre de la culture kanak, en effet dans la coutume si l’homme donne le rang social, la place et
l’éducation, à l’opposé la femme donne la vie, raison pour laquelle la femme est sacrée et doit être
respectée.
Dans la coutume, le père est obligé de subvenir aux besoins de la famille, mais avant tout il doit
protéger sa famille contre les agressions extérieures. Or le tribunal constate au cas d’espèce que X. a
dérapé, en ce que d’une part il a commis des violences à l’encontre de sa compagne et de ses propres
enfants, et d’autre part il ne s’est pas excusé auprès de sa compagne qui reste vivre à ses côtés.
Le tribunal tient à rappeler à X. qu’il doit élever ses enfants, et que parler ce n’est pas dire, et
essayer : quand on dit les choses on parle de ce qu’on est, dans ce contexte le tribunal rappelle qu’il
ne faut pas obliger les enfants à choisir où ils veulent aller, il faut être deux pour faire les enfants,
et pour les élever. Il n’y a plus à essayer il faut faire les choses pour les enfants et non essayer.
Ainsi au lieu de jouer son rôle de protection de sa famille, X. a mis les siens en danger, raison pour
laquelle il sera fait droit à la demande présentée.386
De même un homicide est une faute en ce qu’il est une atteinte à la vie d’une personne, ce quelle
que soit la norme applicable. Sur ce plan, il n'y a aucune différence entre la coutume et le droit
civil de la responsabilité en termes de faute, de gravité extrême de cette faute. Néanmoins, vu
sous le prisme de la coutume, ce fait peut prendre une dimension particulière selon les circonstances dans lesquelles il a été commis, de la qualité des auteurs et des victimes, du contexte
entourant sa survenue. Ainsi, dans une affaire intervenue sur fond de conflits fonciers coutumiers, la faute d’homicide s’est trouvée aggravée de plusieurs atteintes aux valeurs coutumières :
une atteinte incontestable a été portée au principe du respect dû à un aîné (un « vieux » dans la
société kanak), s’agissant de jeunes qui ont tué un «vieux» au sens coutumier, les auteurs des faits
385 - � PI Nouméa, 12 décembre 2011, RG n° 10/1530.
T
386 - � PI Nouméa, 19 septembre 2011, RG n° 09/1618.
T
165
�ont ajouté au crime lui-même, une dimension transgressive qui heurte profondément la sensibilité
des proches de la victime, car au-delà de l’homicide, l’acte dégrade le statut social de la victime ;
166
une atteinte a été portée au principe du respect dû à la parole donnée, s’agissant d’un crime commis
sur fond de conflit foncier ; qu’ainsi, quels que soient les droits respectifs des deux groupes familiaux en conflit, la tradition d’accueil dans la société kanak est conçue comme un acte d’alliance
et de protection mutuelle entre deux entités familiales, l’une accueillant l’autre, chacune s’engageant à vivre en bonne intelligence ; qu’au regard de ce principe, le fait brutal du crime constitue
la transgression de cette valeur fondamentale, en même temps qu’une attitude irrespectueuse à
l’égard des aïeux qui ont voulu et formé une alliance interclanique en rapport avec la Terre, dont
on sait la forte valeur affective et symbolique dans cette société. 387
II. A. 2. Le partage de la faute
À l’instar de ce qui existe en droit civil pour certains motifs, la responsabilité peut être partagée s’il est constaté que la victime a, par son comportement, participé à la réalisation ou à
l’aggravation de son dommage. La théorie de l’acceptation des risques a pu également être
invoquée388. Au-delà des hypothèses qui peuvent être équivalentes à celles du droit commun389,
la faute respective des parties et l’implication de ces fautes dans la production du dommage
s’apprécient au regard des valeurs coutumières. Le non-respect de ces valeurs par la victime,
qui a causé en tout ou partie l’acte de l’auteur, peut entrainer un partage de responsabilité,
réduisant l’indemnité octroyée à la victime. Les décisions en donnent plusieurs exemples.
Cas – Dans une affaire de conflit entre deux clans, l’un accueilli sur les terres d’un autre, le
clan accueillant ayant violemment expulsé le premier, il est jugé que :
Il ressort des pièces versées au débat, ainsi que des auditions effectuées lors de l’enquête pénale que
l’origine du conflit est imputable aux membres du clan U... qui, alors même qu’ils étaient accueillis
sur les terres des M., n’ont pas respecté la place qui leur avait été octroyée. En effet à de multiples
reprises, avant les faits sanctionnés dans ce dossier au pénal, le clan M. avait demandé puis exigé
que les limites du terrain soient respectées, sans obtenir satisfaction.
Cela constitue une faute coutumière qui conduit à mettre à la charge des victimes une part de
responsabilité dans la survenance du dommage.
Les demandeurs (victimes au pénal) seront donc déclarés responsables pour moitié.390
Dans une autre affaire, un petit-chef, suite à une décision coutumière prise par plusieurs
clans d’en expulser un autre, puis la décision du grand-chef d’autoriser le retour du clan
expulsé et d’une coutume de pardon acceptée par chacun, a néanmoins détruit l’habitation
du clan initialement exclu, celui-ci s’étant réinstallé d’autorité sans emprunter le « chemin
387 - � PI Nouméa, sect. Koné, 16 décembre 2013, RG n° 12/55 (confirmé par CA Nouméa, 23 avril 2015, RG n° 15/39).
T
388 - � A Nouméa, 12 juin 2013, RG n° 12/397, infirmant TPI Nouméa, sect. Koné, 17 septembre 2012, RG n° 12/170.
C
389 - � oir par ex. CA Nouméa, ch. civ., 16 janvier 2014, RG n° 12/410, statuant de façon classique sans invocation d’un
V
principe coutumier : « Le comportement violent et agressif de la victime envers l’auteur de l’infraction est de
nature à limiter ou exclure son droit à indemnisation et, le cas échéant, celui de ses ayants droit. » La cour a ici
statué dans sa formation de droit commun, aucune information n’est donnée sur le statut des parties.
390 - �TPI Nouméa, 12 décembre 2011, RG n° 10/246. Jugement sur les intérêts civils de CA Nouméa, 1re ch. corr., 28 avr.
2009 : JCP G 2009, n° 44, 384 et nos obs. ; RJPENC 2009/2, n° 14, p. 82 et notre article.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
coutumier »391 envers le petit-chef, lequel a également omis d’inviter le clan à suivre les règles
coutumières quant à leur réinstallation. La cour, confirmant la décision rendue en première
instance, retient un partage de responsabilité au motif que chacune des parties a manqué à ses
obligations coutumières :
les consorts X ont commis une grave faute en contestant l’autorité de M. Z, petit chef légitime ; Que
la décision du conseil du district de LÖSSI d’autoriser le clan X à revenir à la tribu et l’acceptation
par M. Z de la coutume de pardon, ne dispensait pas le clan X d’un respect scrupuleux des chemins
coutumiers au moment de sa réinstallation ; Qu’en constatant l’absence, même s’ils la jugeaient
volontaire, de M. W qui était l’une des étapes du chemin coutumier qu’ils devaient respecter, il leur
appartenait de saisir les autorités supérieures pour voir dénouer cette difficulté ; Qu’en se réinstallant d’autorité dans leurs habitations, ils savaient ne pas avoir respecté la coutume et encourir
une éventuelle sanction ; Que leur faute est donc caractérisée ;
Attendu, par ailleurs, que M. Z avant de saisir les clans de la tribu de A d’une demande de nouvelle sanction coutumière d’expulsion aurait dû inviter le clan X à suivre les règles coutumières
en prenant les dispositions en ce sens et en faisant lever les obstacles auxquels s’étaient heurtés les
appelants ; Qu’il avait enfin le devoir de surveiller la mise en œuvre de la sanction décidée afin
qu’elle ne se traduise par aucune atteinte aux personnes et aux biens ;
Qu’en conséquence, en présence de fautes réciproques, la décision déférée a opéré un partage de
responsabilité par moitié qui sera confirmé. 392
Dans une affaire de violences intrafamiliales à l’occasion d’un mariage, il a également été jugé
que « Les auditions des différents membres de la famille révèlent que les défenderesses, sœurs
de monsieur X, ont manqué de respect à leur frère dans sa maison et, pour des motifs divers,
ont remis en cause des gestes coutumiers qu’il avait accomplis. Elles n’ont pas répondu, enfin,
aux propositions de dialogue alors que la parole est un élément essentiel de la coutume Kanak.
Elles ont ainsi participé par leur comportement irrespectueux, au dommage subi »393.
De même la victime, « qui a manqué de respect à son cousin [l’auteur], verra sa demande
accueillie en partie pour tenir compte de sa responsabilité personnelle dans la survenance des
faits »394.
Il a encore été jugé que « la responsabilité de Monsieur Z. résulte de sa condamnation pénale
et n’est pas contestée. Toutefois il convient de tenir compte de la faute coutumière de la victime qui, en manquant de respect à la concubine de Monsieur Z. par les avances qu’il lui a
faites dans le but d’engager une relation intime, et alors même qu’il s’agissait de la concubine
de son neveu, a gravement troublé l’ordre public coutumier »395.
391 - � harte du peuple Kanak, point 7 : « Le chemin coutumier ou chemin de paille est le moyen et l’outil de comC
munication utilisé par les clans et les chefferies pour porter un message vers d’autres clans et chefferies. Pour
les chefferies, il est matérialisé par des personnes sur un itinéraire donné prédéfini par les alliances et par les
“Maisons limitrophes” installées pour servir de “porte d’entrée” ».
392 - �CA Nouméa, 17 juin 2010, RG n° 09/117. Dans le même sens, même litige avec d’autres demandeurs : CA Nouméa,
17 juin 2010, RG n° 09/118 ; CA Nouméa, 17 juin 2010, RG n° 09/119.
393 - �TPI Nouméa, sect. Koné, 25 juillet 2011, RG n° 11/71 avdd. Dans le même sens d’un partage, mais sans invocation
directe d’une valeur coutumière : TPI Nouméa, sect. Koné, 20 juin 2011, RG n° 11/122.
394 - � PI Nouméa, sect. Koné, 12 juillet 2010, RG n° 10/105.
T
395 - � PI Nouméa, sect. Koné, 19 octobre 2009, RG n° 08-243, avdd. Adde TPI Nouméa, sect. Koné, 12 septembre 2011,
T
RG n° 08-243.
167
�Appréciation – Néanmoins cette participation de la victime à la réalisation de son propre
dommage, si elle peut réduire son indemnité, ne peut cependant l’exclure totalement, d’une
part (a), et la réduction ne doit pas être automatique mais appréciée à l’aune de la faute, du
dommage, de la qualité de la victime et de l’auteur, d’autre part (b).
168
(a) Dans une affaire particulièrement violente et générée par un lourd et ancien conflit coutumier entre deux clans, il a été jugé par la juridiction de première instance, après une longue
motivation présentant le contexte coutumier de cette affaire, que « la victime, en s’exposant volontairement à des violences, n’a pas pris soin de veiller à sa sécurité, dans le contexte
conflictuel évoqué supra, et a, de fait, accepté de prendre un risque constitutif d’une faute
qui conduit à exclure son droit à indemnisation et, par voie de conséquence, celui des ayants
droit »396. La Cour d’appel infirme le jugement et juge que :
surabondamment, à supposer que la prise de risque imputée à tort à la victime ait été avérée, et à
supposer encore qu’un homme âgé, miné par une affection cardiaque ayant nécessité plusieurs interventions chirurgicales, ait pu avoir une attitude agressive et provocatrice à l’égard d’un groupe de
jeunes gens en pleine force de l’âge, dont la violence était décuplée par la prise d’alcool, et à supposer
enfin que l’on puisse déduire du comportement inadapté de la victime une quelconque prise de risque,
ce constat ne pouvait justifier, d’aucune façon, l’exclusion totale de son droit à réparation, ainsi que
l’ont fait les premiers juges ; que la faute de la victime ne pouvait (fût-elle moralement “inexcusable”
selon certains points de vue) que générer un partage de responsabilité, la caractérisation retenue de
la prétendue faute de la victime étant, en toute hypothèse, inopérante.397
Comme en droit commun peut-on seulement esquisser l’hypothèse que la faute de la victime
ne pourrait exclure totalement son droit à réparation qu’à la condition qu’elle ait été la cause
exclusive et déterminante de son dommage, lorsqu’elle constitue un cas de force majeure
pour l’auteur. Les décisions analysées ne donnent aucun exemple de cette hypothèse qui, sans
doute, ne s’est pas encore posée directement au juge.
(b) D’autre part le juge apprécie si la faute de la victime est suffisamment grave, comparativement à celle de l’auteur, pour justifier une réduction du droit à réparation. Ainsi un soupçon
de détournement d’argent par la victime ne peut justifier des violences physiques sur elle398.
De même des insultes proférées par la victime ne peuvent justifier ni même atténuer les violences physiques commises par les auteurs. Dans une affaire, si le juge de première instance a
opéré un partage de responsabilité entre les auteurs et la victime, l’attitude de la seconde ayant
entrainé une réaction violente des premiers399, la Cour d’appel – après avoir rappelé les valeurs
coutumières de respect mutuel, du rôle et de la place de chacun dans une famille et le clan, du
statut de la femme – rejette cet argument, au motif que :
ce sont donc toutes ces valeurs qu’ont bafouées les auteurs des violences, qui en tant que membres
du clan du mari ont failli à leurs obligations coutumières qui s’étendent au-delà de la personne de
leur belle-sœur au clan de celle-ci, lequel manifestement ne réclame rien ; Attendu que le rappel
396 - � PI Nouméa, sect. Koné, 17 septembre 2012, RG n° 12/170.
T
397 - � A Nouméa, 12 juin 2013, RG n° 12/397.
C
398 - � PI Nouméa, sect. Koné, 8 janvier 2016, RG n° 15-64 où le tribunal ne retient aucun partage de responsabilité
T
alors que son éventualité avait été combattue par la victime.
399 - � PI Nouméa, sect. Koné, 1er octobre 2012, RG n° 10/243.
T
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
de la normativité autochtone souligne le caractère particulièrement condamnable des violences et
l’absence de comportement de la victime susceptible de légitimer ces violences ; qu’ainsi rien n’établit que la victime ait participé par son fait à une part de son propre préjudice 400.
De même la faute de la victime indirecte ne peut justifier la réduction du droit à indemnisation de la victime directe. Dans une affaire d’attouchement sexuel d’un frère sur sa jeune
sœur, il a été jugé que « pour réduire le montant des dommages-intérêts [alloués à la victime
directe] le jugement attaqué relève que si les faits sont particulièrement graves dans la Coutume qui prohibe ce type de comportement, les parents de la mineure conservent une part de
responsabilité dans la survenue des faits puisque dans la Coutume, il est prohibé de demander
à un jeune garçon de pratiquer la toilette de sa petite sœur »401. Cependant en l’espèce la cour
d’appel infirme justement le jugement attaqué au motif que :
s’agissant d’indemniser non pas le préjudice des parents mais le préjudice éprouvé par la mineure, dont
l’indemnisation sera soustraite à ses parents pour être employée sous le contrôle du juge des tutelles,
ce motif est impropre à justifier la diminution de la somme allouée à la mineure, celle-ci n’étant pas
responsable des manquements éducatifs de ses parents ni à son égard ni à l’égard de son frère.
L’argument aurait seulement pu justifier une réduction des dommages et intérêts demandés
par les parents de la victime directe.
II. B. Le dommage
Comme pour la faute, l’appréciation du préjudice relève, dans sa constatation, sa nature, son
intensité, de la norme coutumière, tout comme l’identification de la victime elle-même. La
lecture des décisions montre que la faute vue sous le prisme de la coutume est potentiellement
cause non pas d’une, mais de deux catégories de préjudices et, partant, de réparations.
Un arrêt pose ainsi pour principe que :
la coutume oblige celui qui cause un préjudice à autrui à réparer l’atteinte causée tant à l’harmonie clanique que l’atteinte à la personne de chaque victime. 402
Deux atteintes sont visées : une atteinte personnelle, qui concerne la victime directe et/ou
indirecte, et qui appelle une réparation personnelle et financière ; une atteinte plus collective, à « l’harmone clanique », dans la mesure où le comportement individuel d’une personne
à l’égard d’une autre, met en cause le clan de l’auteur et atteint le clan de la victime, mettant
alors en péril les relations interclaniques existant entre les deux clans, ce qui appelle une réparation symbolique censée renouer les liens rompus.
La société kanak étant vue comme davantage collective que tournée vers les droits individuels,
il a souvent été dit, ou craint, que seule la réparation collective était possible et que la réalisation
400 - � A Nouméa, 26 mars 2015, RG n° 14/24.
C
401 - � A Nouméa, 16 octobre 2014, RG n° 13/152 visant les motifs du jugement attaqué (TPI Nouméa, 17 mai 2013,
C
RG n° 12/2115).
402 - � A Nouméa, 20 mars 2014, RG n° 13/68.
C
169
�de celle-ci valait réparation individuelle – l’excluant par conséquent403 – ou qu’elle était un
préalable indispensable à toute forme de réparation individuelle404, la soumettant alors à un
aléa et, à tout le moins, à un délai potentiellement long405.
170
Si l’on peut penser que telle a été un temps la situation, en se référant à des travaux sans aucun
doute solides et documentés mais anciens au regard du développement des juridictions coutumières406, les décisions rendues par ces dernières depuis au moins l’année 2007, c’est-à-dire
depuis que la Cour de cassation a donné avis que les intérêts civils consécutifs à une infraction
pénale relevaient de la juridiction civile en la formation coutumière, démentent complètement cette crainte et ces affirmations.
Il sera vu en effet que le « pardon coutumier », institution autochtone définie par la Charte du
peuple kanak (point 17) comme « un processus dont le but est de parvenir à la réconciliation qui
implique les parties en cause dans un conflit », n’est en rien exclusif ni le préalable nécessaire
d’une indemnisation financière, directe et personnelle, du préjudice subi par la victime407.
Deux catégories de préjudices peuvent donc être identifiées et justifier un droit à réparation :
un préjudice personnel d’une part (1), un préjudice collectif d’autre part (2). Dans les deux cas,
la compétence de la coutume suppose que ces préjudices soient définis selon la norme coutumière, leur donnant alors une connotation particulière.
II. B. 1. Le préjudice personnel
Le préjudice subi par une victime de statut civil coutumier se définit selon la norme coutumière. Dans le dispositif de l’une de ses décisions, la Cour d’appel de Nouméa rappelle que :
Le droit à réparation intégrale du préjudice subi par la victime de statut coutumier kanak, impose
l’appréciation de son préjudice au regard des critères et valeurs de la société coutumière, et dans
le respect de l’autorité de la chose jugée au plan pénal.408
Le principe est ainsi posé d’une réparation intégrale du préjudice personnel, c’est-à-dire qui prend
en considération un vaste champ de préjudices dont il convient, s’ils sont en lien avec la faute
commise, d’accorder réparation. Le principe est ici l’équivalent de celui du droit commun de la
responsabilité civile, que la Cour de cassation rappelle régulièrement en énonçant que « le propre
de la responsabilité civile est de rétablir aussi exactement possible l’équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable
403 - � oir not. les propos tenus par la procureure générale en 2012, selon laquelle « à supposer que le comportement
V
soit considéré comme fautif, la réparation n’a pas nécessairement une forme indemnitaire, et elle vise à rémunérer le préjudice subi par le groupe auquel la victime appartient, et non l’individu ».
404 - � oir not. les propos tenus par la procureure générale en 2012, selon laquelle « Les juridictions spécialisées, lorsV
qu’elles sont saisies, considèrent que le geste symbolique que constitue la coutume de pardon, par lequel l’auteur
de l’acte reconnaît sa responsabilité est un “préalable symbolique indispensable” ».
405 - � ette démarche « peut nécessiter d’attendre une génération, ou même que plusieurs soient passées, avant de
C
pouvoir envisager une réconciliation réelle », toujours selon la procureure générale en 2012.
406 - � ot. A. Bensa, Ch. Salomon, « Nouvelle-Calédonie. Les Kanaks face à l’appareil judiciaire », Rapport GIP Mission
N
de recherche Droit et Justice, 2003.
407 - � f. infra.
C
408 - � A Nouméa, 23 avril 2015, RG n° 14/307 (dispositif).
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
n’avait pas eu lieu »409. On déduit traditionnellement de cette formule « la nécessité de réparer
“tout le préjudice”, mais aussi celle de s’en tenir au seul préjudice : autrement dit, “rien que le
préjudice” »410. Les décisions rendues par les juridictions coutumières reprennent toutes, dans
leur motivation, cette exigence d’une réparation intégrale. Sur ce point, le droit coutumier de la
responsabilité n’apparait pas moindre en termes de droit à réparation que ne l’est le droit civil.
a. Variétés des préjudices réparables
Les décisions analysées montrent que la plupart des préjudices réparés en vertu du droit civil
de la responsabilité le sont également en vertu de la coutume, selon une appréciation tout à
fait comparable même si la norme de référence diffère. Des préjudices spécifiques, « en lien
avec le particularisme du statut coutumier kanak », pourront également être pris en compte
« si les parties le réclament »411.
Au titre du préjudice matériel ou financier, ont été reconnus le préjudice résultant de l’incendie de case et de destruction des affaires personnelles412, la réparation d’un véhicule volé
et dégradé413, la perte de revenu414, divers préjudices matériels suite à des blessures et ITT415, le
préjudice subi pour non-paiement d’une pension alimentaire416 ou encore les conséquences liées
au travail dissimulé : « le préjudice est constitué par l’absence de déclarations légales et la non
rémunération complète du travail effectué »417. Le préjudice de perte ou de privation de jouissance d’un terrain sur lequel les personnes expulsées vivaient depuis longtemps a été reconnu418,
mais il suppose que le clan, accueilli sur ledit terrain par un autre, ait un droit coutumier à s’y
maintenir, ce qui n’est pas le cas en l’absence d’autorisation coutumière formalisée419.
Au titre du préjudice physique ou psychologique, ont été reconnus, dès lors qu’ils sont
démontrés notamment par une expertise médicale420, les préjudices physiques résultant de
faits de violences sexuelles et de violences conjugales ou familiales421, de coups et blessures422,
409 - � oir par ex. Cass. Civ. 2e, 20 décembre 1966, D. 1967, p. 669 ; Cass. Crim. 12 avril 1994, Bull. crim. n° 146 ; Cass.
V
Crim., 10 décembre 2013, n° 13-80.954.
410 - � h. Brun, Responsabilité du fait personnel, Rép. Civ. Dalloz, 2015, n° 157.
P
411 - � PI Nouméa, 1er décembre 2014, RG n° 13/1963. Dans le même sens et reprenant le même motif : TPI Nouméa,
T
9 janvier 2015, RG n° 14/1015 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 22 décembre 2014, RG n° 14/128 ; TPI Nouméa, sect.
Koné., 28 juillet 2014, RG n° 10/143 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 17 septembre 2012, RG n° 12/220 ; TPI Nouméa,
sect. Koné, 13 décembre 2010, RG 10/243, avdd.
412 - � PI Nouméa, sect. Koné, 6 avril 2009, RG n° 08-13.
T
413 - � PI de Nouméa, 27 juillet 2012, RG n° 12/778.
T
414 - � PI Nouméa, sect. Koné, 1er octobre 2012, RG n° 10/243.
T
415 - � PI Nouméa, sect. Koné, 8 janvier 2016, RG n° 15-64.
T
416 - � PI Nouméa, JAF, 18 octobre 2010, RG n° 09/1307, où le père a été condamné pour abandon de famille.
T
417 - � PI Nouméa, sect. Koné, 10 octobre 2011, RG n° 11/55.
T
418 - �CA Nouméa, 17 juin 2010, RG n° 09/117. Dans le même sens, même litige avec d’autres demandeurs : CA Nouméa,
17 juin 2010, RG n° 09/118 ; CA Nouméa, 17 juin 2010, RG n° 09/119.
419 - �TPI Nouméa, 12 décembre 2011, RG n° 10/246. Jugement sur les intérêts civils de CA Nouméa, 1re ch. corr., 28 avr.
2009, JCP G 2009, n° 44, 384 et nos obs. ; RJPENC 2009/2, n° 14, p. 82 et notre article.
420 - � ar ex. TPI Nouméa, sect. Koné, 8 janvier 2016, RG n° 15-64 qui rejette l’indemnisation du préjudice esthétique
P
et divise de moitié l’indemnisation du pretium doloris pour défaut d’expertise médicale.
421 - �TPI Nouméa, 12 décembre 2011, RG n° 10/1530, préc. ; TPI Nouméa, 19 septembre 2011, RG n° 09/1618, préc. Les
attendus de ces deux décisions ont été reproduits supra (faute).
422 - Par ex. TPI Nouméa, sect. Koné, 8 février 2016, RG n° 15-287.
�
171
�172
d
’homicide. Ont été également indemnisés le préjudice esthétique423, d’anxiété424, de souffrances
et de douleurs (pretium doloris)425, d’agrément426, de gêne dans les actes de la vie courante427, un
« préjudice d’affection » pour une mère et sa fille mineure en raison du décès d’un fils et frère
unique428, ou encore d’angoisse de mort429, notamment liée à « la frayeur causée par le fusil
pointé sur la joue »430.
De même le préjudice moral est reconnu et, partant, indemnisé par plusieurs décisions431.
Ainsi la case ayant dans la société kanak une valeur hautement symbolique au-delà de sa fonction d’habitat traditionnel, sa destruction est source d’un préjudice moral qui résulte « de la
nature des faits et de leurs conséquences sur [la victime] en l’absence de geste coutumier qui
aurait apaisé les relations »432, du fait que la famille « a toujours vécu sur les terres dont elle a
été expulsée et y avait construit, notamment, le domicile familial »433, ou encore des « circonstances de l’expulsion après 30 ans de vie sur les lieux ; […] les circonstances de l’expulsion et les
méthodes utilisées (contraintes, menaces, incendie) sont de nature à traumatiser ceux qui les ont
subis »434. En centrant davantage l’argumentation sur la coutume, il a également été jugé que :
le préjudice moral existe compte tenu des attaches familiales de la victime à la tribu de Z. Même
si en principe la femme mariée doit s’installer dans le clan de son époux coutumier, elle peut
conserver des biens et demeurer installée sur les terres de sa famille, en accord avec son clan ; [l’auteur] ne peut se prévaloir d’aucune autorité ni légitimité coutumière pour justifier la destruction
de la case. Les assesseurs ont rappelé qu’une « case est sacrée », qu’on n’y entre pas « n’importe
comment » et qu’en tout état de cause « on ne brûle pas pour régler les problèmes » ; En conséquence le préjudice moral existe et il est aggravé par l’absence de geste coutumier435.
Plus classiquement, « la destruction de son habitation engendre [pour la victime] un traumatisme certain sur le plan moral et psychologique comme des tracas et soucis évidents justifiant
l’allocation de dommages et intérêts au titre du préjudice moral »436. Ce préjudice a également
423 - � PI Nouméa, sect. Koné., 28 juillet 2014, RG n° 10/143 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 28 juillet 2014, RG n° 11/331 ;
T
TPI Nouméa, sect. Koné, 12 septembre 2011, RG n° 08-243.
424 - � PI Nouméa, sect. Koné, 12 septembre 2011, RG n° 08-243.
T
425 - � PI Nouméa, sect. Koné, 8 janvier 2016, RG n° 15-64 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 28 juillet 2014, RG n° 11/331 ; CA
T
Nouméa, 12 juin 2013, RG n° 12/397.
426 - � PI Nouméa, sect. Koné, 1er octobre 2012, RG n° 10/243 et CA Nouméa, 26 mars 2015, RG n° 14/24 (même
T
affaire).
427 - � PI Nouméa, sect. Koné, 28 juillet 2014, RG n° 11/331.
T
428 - � PI Nouméa, 7 novembre 2011, RG n° 08/1857.
T
429 - � PI Nouméa, 1er décembre 2014, RG n° 13/1963.
T
430 - � PI Nouméa, sect. Koné, 3 janvier 2012, RG n° 11/249.
T
431 - �Not. TPI Nouméa, sect. Koné, 22 décembre 2014, RG n° 14/128 ; TPI Nouméa, 9 janvier 2015, RG n° 14/1015 ; TPI
Nouméa, 12 décembre 2011, RG n° 10/1530.
432 - � PI Nouméa, sect. Koné, 6 avril 2009, RG n° 08-13 (le juge notant en outre que « ce préjudice moral doit égaleT
ment être pris en considération des faibles revenus » de la victime).
433 - � PI Nouméa, sect. Koné, 16 décembre 2013, RG n° 12/55, confirmé par CA Nouméa, 23 avril 2015, RG n° 15/39,
T
au sujet d’un éloignement du clan de ses terres qui, temporaire, a perduré au-delà d’une médiation.
434 - �TPI Nouméa, 12 décembre 2011, RG n° 10/246. Jugement sur les intérêts civils de CA Nouméa, 1re ch. corr., 28 avr.
2009 : JCP G 2009, n° 44, 384 et nos obs. ; RJPENC, 2009/2, n° 14, p. 82 et notre article.
435 - TPI Nouméa, sect. Koné, 15 octobre 2012, RG n° 12/3.
�
436 - TPI Nouméa, sect. Koné, 5 mai 2008, RG n° 08/8.
�
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
été reconnu pour une violation de domicile, sans autre dommage matériel437, ou encore suite
au vol et aux dégâts causés à un véhicule, entraînant son immobilisation et l’utilisation des
transports en commun le temps des réparations438.
Le préjudice moral pour menaces de mort par un mari à l’encontre de son épouse a également
été reconnu439.
Selon les circonstances, le préjudice peut être aggravé par le fait que « la dénonciation des faits
a été difficile compte tenu des liens familiaux existants qui constituent un interdit coutumier
aggravant les faits. »440.
Est également pris en considération, comme poste de préjudice moral « en lien avec le particularisme du statut coutumier kanak […] les conséquences de l’acte délictueux sur l’insertion de
la victime dans son clan, c’est-à-dire sur son statut en tant que membre du clan »441. La formule
est importante en ce que la victime peut, du fait de l’atteinte qu’elle a subie et de son appréciation au regard des valeurs coutumières, perdre la place, le rang, le statut ou à tout le moins la
considération qu’elle avait dans son clan, alors même qu’elle n’est que victime442.
De nombreuses décisions prennent enfin en compte, comme poste de préjudice, « les sujétions
procédurales spécifiques nées du dédoublement de la procédure, imposée par l’impossibilité
légale pour la juridiction pénale d’examiner le contentieux des intérêts civils, en imposant
une seconde instance au demandeur à la réparation »443. En soi étrange dans la mesure où cette
sujétion procédurale découle directement de la reconnaissance du statut civil coutumier, statut dont les parties se prévalent, il n’est pas certain que ce poste de préjudice puisse perdurer
avec la réforme de l’article 19 de la loi organique qui permet dorénavant, sauf opposition de
l’une des parties, à la juridiction pénale de statuer sur les intérêts civils444.
b. La victime
Le droit coutumier de la responsabilité ouvre un droit à réparation intégrale du préjudice
autant pour la victime directe de la faute, que pour les victimes indirectes.
Victime décédée – Comme en droit civil445, le droit à réparation du dommage résultant de
la souffrance physique et morale éprouvée par la victime avant son décès, étant né dans son
patrimoine, se transmet à ses héritiers qui peuvent alors l’exercer. Les parties agissent ici non
en réparation d’un préjudice qu’elles auraient directement subi mais en leur qualité d’héritiers
437 - � PI Nouméa, sect. Koné, 3 octobre 2011, RG n° 11/97.
T
438 - � PI de Nouméa, 27 juillet 2012, RG n° 12/778.
T
439 - � PI Nouméa, 21 novembre 2011, RG n° 11/749.
T
440 - � PI Nouméa, sect. Koné, 17 septembre 2012, RG n° 12/220 (en l’espèce viol sur mineure par un cousin).
T
441 - � PI Nouméa, 1er décembre 2014, RG n° 13/1963. Dans le même sens et reprenant le même motif : TPI Nouméa,
T
9 janvier 2015, RG n° 14/1015 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 22 décembre 2014, RG n° 14/128 ; TPI Nouméa, sect.
Koné., 28 juillet 2014, RG n° 10/143 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 17 septembre 2012, RG n° 12/220 ; TPI Nouméa,
sect. Koné, 13 décembre 2010, RG 10/243, avdd.
442 - � ur l’importance de cette place de chacun, voir la Charte du peuple Kanak, points 40 et s., 59 et s.
S
443 - � bid.
I
444 - � f. supra.
C
445 - � ass. Ass. plén., 9 mai 2008, n° 05-87.379, Bull. civ., 2008, ass. plén., n° 2.
C
173
�174
du défunt, en recouvrement d’une créance née avant le décès. L’action est recevable quel que
soit le type de préjudice subi par la victime avant son décès (matériel, physique, moral, pretium
doloris)446. Dans l’affaire rapportée, l’action a été introduite par les héritiers. Comme en droit
civil, l’action engagée par la victime avant son décès peut également être poursuivie par ses
ayants droits et, si elle ne l’est pas, la juridiction ne peut réparer le préjudice causé à la partie
civile décédée en cours de procédure447.
Victime indirecte – Les victimes indirectes sont « recevables à rapporter la preuve d’un dommage dont elles ont personnellement souffert et découlant directement des conséquences des
faits »448. Les décisions en donnent des exemples449. La preuve d’un préjudice moral suppose
notamment que le demandeur démontre qu’il a entretenu des « liens d’affection particuliers,
constants et actuels au moment du décès » de la victime.
Au-delà des critères classiques qui peuvent justifier ces liens entre la victime directe et les victimes par ricochet, qui sont globalement équivalents entre le droit coutumier et le droit civil en
ce qui concerne la famille dite proche (ascendants, descendants au premier et deuxième degrés,
frère et sœur) et au-delà à toute personne ayant eu des liens d’affection étroits avec la victime, la
qualité de victime indirecte s’apprécie au regard des normes coutumières. Deux affaires illustrent
les particularités induites par la norme applicable et ses conséquences sur la reconnaissance de la
qualité de victime indirecte et, le cas échéant, de l’évaluation du montant de la réparation.
Dans la première, la question était de savoir si un oncle utérin pouvait invoquer un préjudice
en qualité de victime indirecte et, si oui, à quelle hauteur était fixé son droit à réparation. La
Charte du peuple kanak, en première position des « valeurs fondamentales de la civilisation
kanak » exprime que « La VIE est sacrée. Le SANG, source de la vie qui coule dans les veines
d’un individu, provient de l’ONCLE MATERNEL à qui il confère la responsabilité de le suivre
et de veiller sur son parcours de la naissance à la mort », ou encore que (point 62) « La naissance d’un enfant est un acte de foi et un gage d’avenir pour le clan et sa destinée. La naissance
implique la reconnaissance du lien de sang avec l’oncle maternel ». Il en découle que :
Dans la coutume kanak, l’oncle maternel est celui qui « donne le souffle à l’enfant (la vie) quand il
naît et qui le reprend quand il meurt » ; que l’enfant qui « doit sa vie tant à sa mère qu’à son oncle
utérin » est lié, de ce fait, à cet oncle utérin par un véritable rapport filial, lequel prime même sur
le rapport père/fils, et s’avère déterminant dans l’appréciation du préjudice éprouvé par l’oncle du
fait de la perte de son neveu ;
Que la seule référence au lien de parenté coutumier induit une indemnisation comparable à celle
fixée pour la perte d’un fils biologique ; qu’il convient d’allouer à [l’oncle utérin] la somme de
1.000.000 F CFP au titre de son préjudice moral du fait de la perte de son neveu.450
On le voit, non seulement le droit à réparation de l’oncle utérin semble acquis au-delà de toute
considération tenant à l’existence de liens concrets d’affection, mais encore son évaluation est
446 - � ar ex. CA Nouméa, 12 juin 2013, RG n° 12/397 en ce qui concerne le pretium doloris et le préjudice moral.
P
447 - � ass. Crim., 18 février 2014, n° 13-81.281 : Resp. civ. et assur. 2014, comm. 144.
C
448 - � PI Nouméa, sect. Koné, 17 septembre 2012, RG n° 12/171.
T
449 - � A Nouméa, 12 juin 2013, RG n° 12/397 (infirmant TPI Nouméa, sect. Koné, 17 septembre 2012, RG n° 12/170).
C
Adde dans la même affaire : TPI Nouméa, sect. Koné, 2 juin 2014, RG n° 12/170.
450 - � A Nouméa, 12 juin 2013, RG n° 12/397, préc.
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
à la hauteur de l’indemnité octroyée aux père et mère de la victime. En droit civil, s’il est admis
que le droit à réparation du préjudice moral subi par un tiers à la suite du décès de la victime
n’est pas limité aux ascendants ou descendants directs mais peut s’appliquer à toute personne
ayant eu des liens d’affection étroits avec la victime, ainsi à un oncle utérin, la réparation n’est
jamais équivalente à celle que peuvent recevoir les ascendants ou descendants directs même si
les liens entre l’oncle et la victime sont de nature quasi-filiale451.
Dans la seconde affaire, la qualité de victime indirecte est à l’inverse rejetée eu égard à une
norme coutumière. Suite au décès d’une femme, passagère d’un véhicule accidenté conduit
par son époux, les enfants et petits-enfants du couple ont agi contre leur père et grand-père
en responsabilité, non pour voir celui-ci condamné, mais dans l’« objectif […] d’obtenir une
indemnisation fondée sur le contrat d’assurance automobile, et semblaient découvrir qu’il
fallait pour cela faire condamner leur père et grand-père ». Le tribunal estime que « les valeurs
coutumières de respect dû aux anciens, aux parents et grands-parents, à la mémoire des morts,
ne permettent pas d’envisager une action en condamnation comme celle qui est soumise à
l’appréciation du tribunal. Que c’est sans doute pour cette raison que les demandeurs persistent à fonder leur action sur les articles 1382 et 1384 du Code civil ». Le tribunal se déclare
incompétent et renvoie l’affaire devant la juridiction de droit commun452.
II. B. 2. Le préjudice collectif – clanique – aux « valeurs coutumières »
Au-delà de l’appréciation d’un préjudice personnel autant pour la victime directe que pour
les victimes indirectes qui se réalise en référence au droit coutumier et, partant, aux valeurs
coutumières, il apparaît des décisions qu’un préjudice spécifique à ces valeurs peut également
être pris en compte et justifier un droit à réparation collectif, symbolique d’une part via la
coutume de pardon453, mais également financier, d’autre part.
Deux décisions posent le cadre :
La réparation par équivalent doit s’adapter pour répondre tant aux exigences de la société actuelle,
qui imposent au monde kanak une certaine monétarisation des échanges, que pour prendre en
compte les spécificités de la société autochtone au regard de la nature des préjudices, en ce qu’elle
ancre la personne dans des solidarités claniques et inter-claniques qui ne peuvent être ignorées
puisqu’elles déterminent son statut social (la place coutumière) et sa manière d’être, et en ce que le
groupe familial peut être collectivement atteint par l’atteinte grave portée à l’un d’eux, ce que par
exemple la jurisprudence de la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme qualifie de « préjudice spirituel » pour appréhender une forme aggravée de préjudice moral lorsque l’atteinte causée
à l’un des leurs affecte le lignage complet ; […]
Et attendu, au regard de ces considérations sur l’existence de « dommages immatériels » ou de « préjudices spirituels », que la nomenclature des préjudices telle qu’elle existe en droit civil s’avère (au
moins pour partie) inadaptée et incomplète en ne prenant pas en compte l’existence de préjudices ressentis personnellement dans un rapport au groupe, aux ancêtres et à la terre, qui résultent d’atteintes
451 - � ar ex. CA Aix-en-Provence, 10 avril 2007, JurisData n° 2007-337110. Adde CA Paris, 19 mai 2000, JurisData
P
n° 2000-116531 ; CA Paris, 16 juin 2014, RG n° 12/12342.
452 - � PI Nouméa, sect. Koné, 10 juin 2014, RG n° 13/329. Dans cette affaire, aucune faute pénale n’a été reconnue à
T
l’encontre du conducteur et le tribunal estime que « les circonstances […] ne permettent pas d’envisager la mise
en cause de la responsabilité de M. X... selon les principes coutumiers ».
453 - � f. infra.
C
175
�176
à des valeurs fondamentales propres à la société kanak, telle que la valeur accordée au sang ;
Qu’ainsi, et afin de rendre effectif ce droit à réparation intégrale du préjudice – étant rappelé que
cette réparation intégrale passe par l’examen des préjudices éprouvés par les parties au regard de
leur propre grille de lecture culturelle, adossée à leur statut personnel – il convient d’envisager la
réparation des préjudices éprouvés par chacun en lien avec les valeurs coutumières, c’est-à-dire les
“préjudices personnels liés à l’atteinte aux valeurs communautaires” : tels que les chefs de préjudice nés de la violation des valeurs de respect, si fortes dans une société de type hiérarchique, et si
essentielles dans une société qui valorise la solidarité inter-générationnelle (respect des ancêtres
et respect dû à la terre comme matrice de l’ensemble des rapports sociaux).454
Typologie des préjudices – Plusieurs préjudices « spirituels » peuvent être identifiés à l’analyse des décisions rendues. D’autres peuvent être envisagés notamment au regard des « valeurs
fondamentales de la civilisation kanak » déclarées par la Charte du peuple kanak.
L’arrêt précité rendu par la Cour d’appel de Nouméa estime que « relèvent de ce type de préjudice les préjudices liés à l’atteinte au nom ou au respect dû à la terre (CA Nouméa 22 mai
2014 RG no 2012/ 101, G...c. H...), ou encore à l’aîné, dans le cas d’un crime commis sur fond de
conflit foncier et de compétition pour la chefferie (CA Nouméa, 12 Juin 2013, RG no 12/ 387,
consorts D...contre A...) »455.
Ces préjudices spécifiques ont été reconnus par des décisions. Ainsi la section détachée de
Koné a jugé que :
Une atteinte incontestable a été portée au principe du respect dû à un aîné (un « vieux » dans la
société kanak), s’agissant de jeunes qui ont tué un « vieux » au sens coutumier, les auteurs des faits
ont ajouté au crime lui-même, une dimension transgressive qui heurte profondément la sensibilité des
proches de la victime, car au-delà de l’homicide, l’acte dégrade le statut social de la victime ;
Une atteinte a été portée au principe du respect dû à la parole donnée, s’agissant d’un crime commis
sur fond de conflit foncier ; qu’ainsi, quels que soient les droits respectifs des deux groupes familiaux en conflit, la tradition d’accueil dans la société kanak est conçue comme un acte d’alliance
et de protection mutuelle entre deux entités familiales, l’une accueillant l’autre, chacune s’engageant à vivre en bonne intelligence ; qu’au regard de ce principe, le fait brutal du crime constitue
la transgression de cette valeur fondamentale, en même temps qu’une attitude irrespectueuse à
l’égard des aïeux qui ont voulu et formé une alliance interclanique en rapport avec la Terre, dont
on sait la forte valeur affective et symbolique dans cette société ; que ce crime a nécessairement
constitué une source de préjudice, éprouvé par chacun des proches de la victime, dont témoigne
leur vif ressentiment ; que, toutefois, il ne s’agit pas d’un préjudice moral classique, mais d’un préjudice spécifique lié au trouble moral né d’une atteinte, au travers de la mise à mort d’un homme,
à la « parole donnée » c’est-à-dire à l’une de ces valeurs fondatrices (« valeurs de civilisation ») qui
sont au fondement de la société kanak ;
Une atteinte a été causée à l’intégrité morale du clan dont la victime était membre, chaque membre
du clan pouvant éprouver ce type de préjudice, même s’il n’était pas spécialement proche de la
victime ; qu’en effet, tout membre du clan éprouve un préjudice moral spécifique, du fait que
454 - � A Nouméa, 26 mars 2015, RG n° 14/24. Idem : CA Nouméa, 23 avril 2015, RG n° 15/39.
C
455 - � A Nouméa, 26 mars 2015, RG n° 14/24.
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
chacun, pris depuis la place coutumière qui est la sienne, est garant des droits de ce clan, et parce
que pèse sur chacun le devoir de perpétuer le clan, le nom de la terre sur laquelle vit le clan, et de
sauvegarder les espaces (terres notamment) liés à la mémoire du clan et à la perpétuation de son
existence ; 456
Dans une affaire, la Cour d’appel, infirmant le jugement de première instance, indemnise les
frères, sœurs et deux nièces proches de la victime – une femme, non mariée – pour leur préjudice moral apprécié à l’aune des valeurs coutumières et de ce que représente une femme pour
un clan :
Tous vivent à la tribu de T., ce qui implique une proximité incontestable renforcée par les activités
coutumières et même les travaux en commun, étant rappelé que la victime a été fauchée sur le
bord de la route alors qu’elle revenait du travail des champs en compagnie d’autres membres de la
tribu ; que n’étant pas mariée elle n’avait pas rompu le lien clanique ce qui souligne, au-delà de la
simple considération des liens affectifs, que les membres du clan déplorent la perte d’un des leurs,
porteur de vie et d’avenir pour le clan ;
Qu’il convient de rappeler qu’au regard des valeurs exposées dans la Charte du peuple kanak :
« 60 La femme est l’être sacré qui donne la vie. Une fille ou une femme a pour symbole végétal et
naturel, le taro d’eau, le cocotier et l’eau. Elle est source de vie et de fertilité. Elle est la source de
nouvelles alliances et le lien entre les clans et entre les générations. Elle est la valeur absolue pour
la paix et la prospérité » ; « 68 [...] L’homme a autorité sur la terre et la femme sur les enfants, leur
éducation et la vie familiale. La femme est l’être sacré qui donne la vie et doit être respectée comme
telle. Elle a un rôle d’assise et de cohésion sociale dans la famille et dans le clan » ;
Qu’elle est celle qui perpétue la vie (la victime avait 42 ans et un petit garçon de 3 ans), or, toujours selon la Charte du peuple kanak, « 62 La naissance d’un enfant est un acte de foi et un gage
d’avenir pour le clan et sa destinée. La naissance implique la reconnaissance du lien de sang avec
l’oncle maternel » ;
Que l’appréciation du préjudice moral invoqué par les membres du clan (frères et sœurs et nièces)
doit être faite à la lumière de cette normativité autochtone qui souligne au travers de la perte
d’un être cher, l’atteinte portée au clan tout entier et donc aux valeurs coutumières fondées sur des
solidarités entre membres d’un même clan 457.
Dans le cadre d’un litige foncier, où des membres d’un clan ont chassé de terres ceux d’un autre
clan, il est jugé que :
Cette normativité autochtone souligne, enfin, le fait que la contestation portée devant notre juridiction au-delà de son objet « foncier » touche aux fondements spirituels, à la cohésion sociale, et
aux principes de civilisation de la société kanak, et que de la violation de ces règles peut découler
un préjudice immatériel moral et spirituel ; […]
M. X. établit que son clan subit un «préjudice moral coutumier», dont le montant doit être fixé à Un
million de Francs CFP compte tenu de la durée de la procédure depuis 2006, de la violence morale
456 - � PI Nouméa, sect. Koné, 16 décembre 2013, RG n° 12/55 (confirmé par CA Nouméa, 23 avril 2015, RG n° 15/39).
T
457 - � A Nouméa, 23 avril 2015, RG n° 14/307.
C
177
�exercée sur le clan tout entier, du caractère public de l’outrage porté aux valeurs coutumières, c’est-àdire de l’atteinte portée à « l’organisation sociale fondée sur le respect de l’esprit des ancêtres [...] la
complémentarité et la solidarité des clans » (Charte du Peuple kanak précitée). 458
178
Au-delà des hypothèses reconnues par des décisions, chacune des valeurs coutumières de la
société kanak, notamment celles déclarées par la Charte du peuple kanak, peut en tant que
telle être violée et dès lors cause d’un préjudice moral immatériel et spirituel pour l’autorité coutumière gardienne de cette valeur. Ainsi et alors que les atteintes à l’environnement
sont, en droit non coutumier, vues comme des atteintes à la faune, à la flore, au milieu de vie,
c’est-à-dire des atteintes objectives, pour le monde coutumier kanak, l’atteinte est également
subjective. La terre est sacrée, vivante, c’est d’elle que vient l’homme, il y fonde son identité
et il a un devoir sacré à sa protection459. L’atteinte se double ici d’une atteinte à l’environnement culturel, identitaire, mythique, parce que l’homme n’est pas seulement dans la nature,
il est une part de celle-ci. L’atteinte porte aussi aux conditions d’équilibre du groupe, à ses
croyances, ses valeurs, ses symboles460. Ce qu’ignore le droit de l’environnement classique. Par
extension la réparation ne sera pas la même et la réparation en nature, par la remise en état des
lieux, et/ou en argent, sera certainement insuffisante sinon dénuée de sens.461
Victime du préjudice – Il ressort des décisions que ces atteintes aux valeurs coutumières,
en plus d’être source ou facteur aggravant d’un préjudice personnel, sont également, en tant
que telles, la cause d’un « préjudice moral coutumier immatériel et spirituel » dont la victime
apparait être, en premier lieu, le clan.
Dans un jugement rendu par la section détachée de Koné, est reconnue l’éventualité que le
clan puisse être victime, en lien avec la faute commise contre l’un de ses membres et le dommage subi par celui-ci, d’un préjudice spécifique :
Qu’il s’agit donc de réparer ici des préjudices, éprouvés personnellement et distincts du dommage
causé au clan personne morale, en lien avec la dimension communautaire, c’est-à-dire avec la sensibilité particulière qu’impose la spiritualité kanak (le culte des ancêtres, les interdits et les tabous). 462
Bien que chaque membre d’un clan, d’une famille, puisse agir de façon individuelle en qualité de
victime par ricochet, en invoquant son propre préjudice en lien avec des valeurs coutumières, afin
d’obtenir une indemnisation personnelle, la Cour d’appel de Nouméa estime néanmoins que :
Au regard des principes [coutumiers] énoncés ci-dessus, il eût été plus conforme aux logiques
coutumières de solliciter une somme globale pour l’ensemble du lignage, à répartir par part virile
entre les diverses parties civiles, au lieu d’une somme au profit de chacun des consorts Y-X ; que
cependant, la demande étant particulièrement bien fondée, il y sera fait droit. 463
458 - � A Nouméa, 22 mai 2014, RG n° 12-101 (appel de TPI Nouméa, sect. Lifou, 22 juin 2011, RG n° 10/1).
C
459 - � . Trolue, « Le Kanak, le clan et la terre », in La terre, 6e colloque Corail, 1993, p. 158-159.
F
460 - � . Lafargue, « Le préjudice civilisationnel pour atteinte à l’environnement. Droit au cadre naturel et réalités socioR
culturelles : interdépendances et interdisciplinarité », Droit et société, 74/2010.
461 - � f. infra sur la réparation de ces atteintes et le lien entre coutume de pardon et indemnisation.
C
462 - � PI Nouméa, sect. Koné, 16 décembre 2013, RG n° 12/55 (confirmé par CA Nouméa, 23 avril 2015, RG n° 15/39).
T
463 - � A Nouméa, 12 juin 2013, RG n° 12/397.
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Dans une autre affaire elle souligne dans le même sens que le préjudice personnel subi par
chacun des membres d’un clan atteint en réalité le clan en tant que tel :
Que l’appréciation du préjudice moral invoqué par les membres du clan (frères et sœurs et nièces)
doit être faite à la lumière de cette normativité autochtone qui souligne au travers de la perte
d’un être cher, l’atteinte portée au clan tout entier et donc aux valeurs coutumières fondées sur des
solidarités entre membres d’un même clan. 464
Dans une autre décision est expressément reconnu le droit à réparation d’un clan, dont son
chef a qualité pour l’exercer :
le « lien à la terre » dont peut se prévaloir le clan X, justifie que M. X, agissant au nom du
clan tout entier (personne morale) puisse solliciter l’indemnisation du préjudice (coutumier)
immatériel moral et spirituel éprouvé par son clan – et ce indépendamment de la qualité du clan
lésé, qu’il soit un clan « accueilli » ou un « clan terrien originel » (« Maîtres de la terre ») ; […]
le « lien à la terre » fonde la réparation d’un préjudice (coutumier) immatériel moral et spirituel
éprouvé par le clan, indépendamment de la qualité du clan lésé, qu’il soit un clan « accueilli » ou
un « clan terrien originel » ;
[…] condamne solidairement MM. Ferdinand Y et Dick Y à payer à M. Rémy X, es qualité de chef
de clan, la somme de Un MILLION de Francs CFP à titre de dommages-intérêts en réparation du
préjudice immatériel moral et spirituel, éprouvé par le clan X ; 465
La possibilité d’une telle action directe du clan apparaît également dans la motivation de décisions qui définissent les liens entre réparation du préjudice personnel et coutume de pardon466 : « aucune considération tenant à la perspective ou à la facilitation d’une “coutume de
pardon”, laquelle vise à rétablir le “lien social”, ne saurait être opposée au droit à indemnisation des victimes personnes physiques, ou au clan personne morale agissant pour la défense
des intérêts qu’il représente » 467.
Action en justice du clan, représenté par son chef – L’action en justice suppose que non
seulement le clan soit reconnu comme personne morale à part entière, mais également que le
clan soit reconnu en sa qualité de porteur, de garant, de titulaire des valeurs coutumières qui
sont atteintes et dont il aurait alors intérêt et qualité à en demander réparation. Ainsi il a été
vu que « le “lien à la terre” fonde la réparation d’un préjudice (coutumier) immatériel moral
et spirituel éprouvé par le clan »468, ou que c’est le lien clanique existant entre la victime et le
clan qui permet à celui-ci d’invoquer un préjudice moral coutumier pour la perte d’un de ses
membres469. Le clan est en effet au centre de la société kanak. Il est le ciment de son identité.
Ainsi en ce qui concerne les droits fonciers, il est désormais reconnu que le clan est propriétaire coutumier. La propriété coutumière des clans trouve quelques fondements textuels. Une
délibération du 28 octobre 1970, en soumettant la distribution des terres des tribus (districts)
464 - � A Nouméa, 23 avril 2015, RG n° 14/307.
C
465 - � A Nouméa, 22 mai 2014, RG n° 12-101 (appel de TPI Nouméa, sect. Lifou, 22 juin 2011, RG n° 10/1).
C
466 - Sur cette question, voir infra.
467 - � A Nouméa, 23 avril 2015, RG n° 14/307 (appel partiellement confirmatif de TPI Nouméa, sect. Koné, 6 juin
C
2014, RG n° 13/76) ; CA Nouméa, 23 avril 2015, RG n° 15/39 (appel de TPI Nouméa, sect. Koné, 16 décembre 2013,
RG n° 12/55, qui confirme).
468 - � A Nouméa, 22 mai 2014, RG n° 12-101, préc.
C
469 - � A Nouméa, 23 avril 2015, RG n° 14/307.
C
179
�180
à l’accord des clans, reconnaissait les droits fonciers coutumiers de ceux-ci470. La délibération
n° 87 du 14 mai 1980 organisant la réforme foncière prévoit l’attribution de terres coutumières
sous le régime de droit coutumier, aux clans dont les droits de propriété sont reconnus (art. 4).
Son article 5 dispose notamment que la terre du clan est la propriété commune des groupes
familiaux qui le composent, que le Conseil de clan règle l’usage et la répartition des terres
entre les membres du clan ainsi que la constatation, s’il y a lieu, des droits de propriété du clan,
selon le droit coutumier. Mais même sans fondement textuel, la propriété coutumière étant
régie par la coutume kanak, c’est elle et elle seule qui peut dire qui est propriétaire coutumier.
Par deux arrêts, la Cour d’appel de Nouméa, statuant en la formation coutumière, juge ainsi
que471 :
Le clan est l’unité familiale de référence ; que les individus n’ont d’identité qu’au travers du clan ; que
le clan est détenteur des terres et en assure la répartition entre ses membres ; que le pasteur Leenhardt
souligne que si le grand chef dispose de terres ce ne peuvent être que les terres de son propre clan
(Gens de la Grande Terre p. 151) ; que la grande chefferie pouvant être issue de clans « accueillis »
elle est souvent moins bien dotée que ne le sont les « Maîtres de la terre » (clans « terriens ») qui sont
les seuls véritables propriétaires du foncier, les clans « accueillis »n’étant que leurs obligés en ce qu’ils
tiennent des Maîtres de la terre les prérogatives qu’ils exercent en lien avec la terre ;
[…] dans ces conditions, […] le clan seul titulaire de droits fonciers, est seul à même d’en décider
l’affectation ; qu’eu égard à l’importance sociale et symbolique que revêt la terre dans cette société,
le clan détenteur des droits fonciers constitue la structure essentielle de la société kanak ; que le
clan est le pilier autour duquel se déroule la vie sociale.
Dans la mesure où le clan est propriétaire coutumier, il doit se voir reconnaître la personnalité
morale, sous peine de lui dénier cette qualité. C’est ce qu’admet la Cour d’appel de Nouméa
en déclarant le clan propriétaire coutumier juridiquement capable, dès lors, d’ester en justice,
représenté par son chef472 :
Refuser au clan la personnalité juridique serait une forme de déni complet de la société autochtone, en déniant à cette structure, seule investie de devoirs et donc de prérogatives, le droit d’agir
pour leur défense ;
Attendu que le clan détenteur des droits d’une unité familiale élargie ne se résume pas à la somme
des individualités qui le composent ; qu’il défend des intérêts collectifs dignes d’être protégés par
la loi ; qu’il est doté d’organes exécutifs, désignés par les divers membres du clan ce dont attestent
les actes coutumiers (les procès-verbaux de palabre) ;
Qu’il remplit donc bien les critères requis, au regard de la théorie dite de la réalité technique de la
personnalité morale, pour se voir reconnaître la personnalité juridique, même en l’absence de texte,
au sens de la jurisprudence de la Cour de Cassation : « la personnalité civile n’est pas une création
de la loi ; (...) elle appartient, en principe, à tout groupement pourvu d’une expression collective
pour la défense d’intérêts licites, dignes, par suite, d’être juridiquement reconnus et protégés »
(Civ. 28 janvier 1954, Comité d’établissement de Saint-Chamond, Bull. 1954, II, n° 32).
470 - � .-L. Vivier, « Le droit français face à la coutume kanak », Rev. jur. pol. 1990, p. 470.
J
471 - � A Nouméa, 22 août 2011, RG n° 10/531 et n° 10/532. Sur cette question, voir É. Cornut, « La valorisation des
C
terres coutumières par celle du droit coutumier », préc.
472 - � bid.
I
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Rôle du juge – Comme pour n’importe quel préjudice, il appartient au demandeur d’invoquer
et de démontrer une atteinte aux valeurs coutumières dont il se prétend victime. Ainsi dans
une affaire, les parties invoquent un « préjudice moral à caractère coutumier » et la Cour
d’appel « constate l’existence de préjudices spécifiques en lien avec l’atteinte aux valeurs
c
ommunautaires et le statut coutumier kanak des victimes »473. Le positionnement du juge
n’est cependant pas toujours neutre et la motivation de certaines décisions montre que si la
juridiction coutumière ne peut se substituer aux parties pour faire valoir un tel préjudice aux
valeurs coutumières, elle peut cependant leur indiquer cette possibilité, notamment via une
décision avant dire droit. Deux affaires l’illustrent.
Dans la première il est jugé que « force est de constater que les parties civiles, qui n’ont jamais
esquissé la moindre évocation des normes coutumières (sauf manifestement à la demande du tribunal sur la question de la coutume de pardon), n’ont manifestement pas entendu se placer sur ce
terrain, et n’ont présenté aucune demande de ce chef pourtant fondamental, pas plus devant le premier juge que devant la cour d’appel, en se contentant d’argumenter à partir d’une conception très
occidentalisée des rapports personnels et du préjudice qui en découle ; Qu’il convient d’en déduire
que les parties civiles, pourtant de statut coutumier kanak, n’éprouvent pas de préjudices en lien
avec les valeurs coutumières ou du moins qu’elles n’entendent pas en faire explicitement état »474.
Dans la seconde, sur fond de litige foncier ancien, la Cour d’appel, à propos du préjudice moral
évoqué par la victime pour la destruction de cultures sur ses parcelles de terres, remarque
que « M. X. qui invoque “l’humiliation” subie du fait des agissements des frères Y. sollicite donc
la réparation d’un préjudice moral, distinct du préjudice matériel subi par Mme X. lequel a
été réparé, en invoquant le fait qu’il est le “gardien” (au sens coutumier) de cette parcelle, en
vertu du lien à la terre qu’il invoque et que contestent les frères Y. ; que la preuve et l’appréciation de ce préjudice (moral) – dont il n’indique pas s’il est subi par le clan ou par lui-même à titre
personnel, s’il s’agit d’une atteinte de nature subjective et personnelle ou d’une atteinte aux valeurs
communautaires ou spécifiques à la société kanak (cf. CA Nouméa, 12 juin 2013 RG n° 12/397) –
dépend donc étroitement de la reconnaissance du “lien (de son clan) à la terre” »475. Mais au
lieu de rejeter la demande d’indemnisation, la cour sursoit à statuer sur ce chef dans l’attente
d’une mesure d’enquête, ce qui permettra au demandeur de préciser sa demande pour la suite
de la procédure, en invoquant au nom du clan un préjudice moral immatériel et spirituel aux
valeurs coutumières dont la cour reconnaitra l’existence476.
III. LES CONSÉQUENCES DE LA RESPONSABILITÉ CIVILE COUTUMIÈRE
Contrairement à ce qui a été parfois soutenu477, le caractère traditionnellement collectif de la
réparation n’exclut pas le principe d’une réparation individuelle sous la forme d’une indemnité financière. Une décision rappelle ainsi que : « l’organisation lignagère n’a pas vocation à
nier les droits des personnes, mais que ceux-ci s’expriment plus naturellement au travers du prisme
473 - � A Nouméa, 12 juin 2013, RG n° 12/397.
C
474 - � A Nouméa, 26 mars 2015, RG n° 14/24 ; CA Nouméa, 23 avril 2015, RG n° 15/39.
C
475 - �CA Nouméa, 16 septembre 2013, RG n° 12-101 (appel de TPI Nouméa, sect. Lifou, 22 juin 2011, RG n° 10/1). C’est
nous qui soulignons.
476 - � A Nouméa, 22 mai 2014, RG n° 12-101.
C
477 - � n se souvient notamment des propos de la procureure générale rapportés supra.
O
181
�de cette organisation familiale, qui tend à préserver un équilibre entre droits personnels et solidarité
familiale »478.
182
Plusieurs décisions affirment avec force le principe d’une double réparation, à la fois personnelle et financière, collective et symbolique :
La coutume de pardon intéresse le « lien social » et non le droit à réparation des victimes ;
[…] le droit à réparation pour la victime de statut coutumier kanak est autonome et distinct de la
« coutume de pardon », institution proprement autochtone dont la finalité est de rétablir le lien
social et l’harmonie perturbée par l’acte dommageable, laquelle ne fait pas obstacle au droit à
réparation intégrale du préjudice subi par la victime de statut coutumier kanak. 479
Une autre décision pose le principe que : la perspective ou l’existence d’une « coutume de pardon »
ne privait pas la victime de son droit à réparation 480.
III. A. Le principe d’une double réparation : personnelle et symbolique
Notion de coutume de pardon – La coutume de pardon, ou « pardon coutumier », est définie
par la Charte du peuple kanak (point 17) comme « un processus dont le but est de parvenir à
la RECONCILIATION qui implique les parties en cause dans un conflit. Le point de départ
en est la volonté exprimée par les parties de retisser les liens rompus par l’acte à l’origine du
litige. La Coutume de Pardon est un acte réciproque entériné par les deux groupes ou parties
au conflit ».
À propos de cette procédure de pardon coutumier qui existe également à Wallis-et-Futuna,
une décision rendue par le tribunal correctionnel de Mata’Utu affirme que :
Le pardon coutumier a pour vertu de prévenir le cycle des vengeances et de rétablir un minimum de
sociabilité ; que si son importance ne doit pas être sous-estimée, toutefois, il ne peut ni constituer
un obstacle aux poursuites ni même constituer une peine en ce qu’il ne constitue pas une démarche
personnelle mais une cérémonie collective impliquant les familles ; qu’enfin, s’il est susceptible de
constituer une forme de réparation symbolique du préjudice envisagé sous l’angle collectif de la
perturbation apportée à l’ordre social, cette démarche ne saurait être opposée aux victimes pour
leur dénier leur droit à réparation du préjudice subi. 481
Distinction des deux modes de réparation : Principe – Plusieurs arrêts rendus par la Cour
d’appel de Nouméa éclairent opportunément la différence entre la « coutume de pardon »,
mode de réparation collectif propre à la coutume, et la réparation individuelle de la victime482.
Il est en effet souvent entendu, ou cru, que l’une – la coutume de pardon – exclut l’autre – la
478 - � A Nouméa, 12 juin 2013, RG n° 12/397.
C
479 - � A Nouméa, 23 avril 2015, RG n° 15/39 ; CA Nouméa, 23 avril 2015, RG n° 14/307 (dispositif). Idem CA Nouméa,
C
12 juin 2013, RG n° 12/397.
480 - � A Nouméa, 26 mars 2015, RG n° 14/24, reprenant le jugement avant dire droit de la même affaire, rendu le 13
C
décembre 2010 par la section détachée de Koné du TPI de Nouméa.
481 - � PI Mata-Utu, ch. corr., 25 août 2014, RG n° 2012/80.
T
482 - � A Nouméa, 23 avril 2015, RG n° 15/39 ; CA Nouméa, 23 avril 2015, RG n° 14/307 ; CA Nouméa, 26 mars 2015,
C
RG n° 14/24 ; CA Nouméa, 20 mars 2014, RG n° 13/68.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
réparation individuelle. Ces arrêts viennent montrer que ces deux modes de réparation sont
différents et complémentaires, qu’ils ne s’excluent pas l’un l’autre :
D’abord, sur la nature et les spécificités de la réparation en lien avec la règle coutumière, et la
distinction entre coutume de pardon et droit à indemnisation intégrale du préjudice :
Attendu que le droit à réparation intégrale du préjudice est autonome par rapport à la « coutume
de pardon » ; que ces deux réponses, qui se situent sur des plans différents, ne s’excluent pas l’une
l’autre, chacune remplissant une fonction sociale différente ; qu’en effet, le droit à réparation
intégrale du dommage subi individuellement, est distinct du rétablissement du lien social brisé qui
constitue la finalité de la « coutume de pardon » en ce qu’elle tend à mettre un terme au conflit au
plan collectif, et à prévenir le désordre social ;
Que la coutume oblige celui qui cause un préjudice à une personne mais qui constitue aussi une
atteinte à l’ordre coutumier, de réparer l’atteinte causée tant à l’harmonie clanique que l’atteinte
causée à la personne de la victime ;
Que c’est par la « coutume de pardon » que s’ouvrent les voies de la réconciliation porteuse de paix
sociale pour l’avenir, car dans la société kanak la réparation (au sens large du terme) participe de
l’objectif de maintenir ou de rétablir les liens coutumiers rompus par un acte commis en violation
des obligations coutumières de prudence et de respect ; que cela se traduit par un geste non exclusivement symbolique dit « coutume de pardon » ; que par ce geste l’auteur de l’acte, voire même son
clan d’appartenance, reconnaît sa responsabilité ; que cette démarche est indispensable à la fois
pour le rétablissement de l’harmonie des relations sociales perturbées au niveau des clans, et pour
une complète réhabilitation sociale de la victime ;
Qu’ainsi le prix de la douleur personnelle ou encore l’indemnisation du préjudice moral ne répareront
jamais l’honneur blessé, la désocialisation, voire la déchéance morale et sociale de la victime, imputables à l’auteur des faits ; qu’en ce sens, le processus de réparation-réconciliation, dont l’aboutissement
est la « coutume de pardon », pourra seul y parvenir tout en garantissant, pour l’avenir, la paix sociale ;
Mais attendu que ce mode de réparation du lien social peut n’intervenir qu’au terme d’un très long
processus, voire jamais, puisqu’il intéresse les relations collectives ou communautaires et constitue
le garant pour l’avenir de la paix sociale, même s’il peut aussi intervenir immédiatement après les
faits pour prévenir un processus de vengeance ;
Que pour toutes ces raisons la « coutume de pardon », aussi importante soit elle, ne saurait faire
obstacle ni retarder la mise en œuvre du droit à réparation de la victime, lequel ne concerne pas
directement la sphère collective ;
Que la solution inverse reviendrait à sacrifier la personne victime face à des logiques et des intérêts collectifs qui la dépassent ;
Attendu dès lors, qu’il n’appartient pas à la juridiction civile, saisie de la demande de réparation
d’un dommage causé à des victimes, de se faire juge de l’opportunité d’une réconciliation qui opère
selon des processus – auxquels renvoie l’article 1er de l’ordonnance n° 82-877 du 15 octobre 1982 –
dont la juridiction n’a pas à connaître (en ce sens : CA Nouméa, 12 Juin 2013, R. G. no 12/ 387,
consorts J.c. L.) ;
Qu’en conséquence, aucune considération tenant à la perspective ou à la facilitation d’une « coutume de pardon », laquelle vise à rétablir le « lien social », ne saurait être opposée au droit à
183
�indemnisation des victimes personnes physiques, ou au clan personne morale agissant pour la
défense des intérêts qu’il représente. 483
184
De la même façon, de nombreux jugements rendus notamment par la section détachée de
Koné établissent cette distinction entre la coutume de pardon et la nécessaire indemnisation
financière individuelle484 :
Le principe de réparation d’un dommage, personnel ou matériel, résultant d’un fait volontaire ou
non, commis par une personne de statut coutumier kanak est admis dans les relations coutumières.
Cette réparation a pour objectif de maintenir ou de rétablir les relations sociales coutumières
rompues par un acte commis en violation des obligations coutumières de prudence et de respect,
admises et reconnues.
La réparation se concrétise en principe par un geste symbolique dit « la coutume de pardon », par
lequel l’auteur de l’acte reconnaît sa responsabilité. Cette démarche symbolique est indispensable
à la fois pour le rétablissement de l’harmonie des relations sociales perturbées, notamment au
niveau des clans, mais encore pour une complète réhabilitation sociale de la victime. Cette réparation symbolique essentielle dans une société du lien, et du respect, peut n’intervenir qu’à l’issue
d’un long processus. Dans l’immédiat, elle ne saurait donc priver la victime du droit à la réparation intégrale de son préjudice, même si cette forme de réparation demeure aux yeux de beaucoup,
comme partielle et insatisfaisante, en ce que le prix de la douleur personnelle ou le préjudice moral,
notamment, ne répareront jamais l’honneur blessé, la désocialisation, voire la déchéance sociale
de la victime imputable à l’auteur des faits. Seule la réparation symbolique, par la coutume de
pardon, peut parvenir à un tel résultat.
Les modalités d’indemnisation doivent donc s’adapter pour répondre aux nécessités de la société
actuelle, qui impose au monde kanak une certaine monétarisation des échanges. Elles supposent
une réparation financière, laquelle ne pourra jamais se substituer, ni tenir lieu de réparation
sociale, celle-ci ne pouvant être atteinte que par le rétablissement des liens coutumiers, cette réhabilitation des liens interclaniques et du statut de la victime elle-même dans la société coutumière
constituant l’objectif propre de la coutume de pardon, laquelle demeure sans équivalent dans le
droit commun. 485
Un arrêt note enfin l’évolution de la coutume en ce qui concerne la réparation du préjudice :
Qu’en l’état de la coutume autochtone avant que n’interviennent des influences exogènes, il existait dans le cadre du règlement des conflits des mesures de réparation au profit du groupe familial
victime, lesquelles se traduisaient notamment par des cessions de terres, la remise de monnaies
kanakes ou encore par des dons de vie : des membres du clan agresseur étant donnés non comme
otages ou victimes expiatoires mais comme personnes adoptées, au clan victime, pour réparer par
équivalent la vie qu’on leur avait enlevée ;
Qu’aujourd’hui, la société kanak qui valorise toujours la force des liens communautaires n’en
ignore pas pour autant l’existence des droits attachés à la personne, spécialement lorsque celle-ci
483 - � A Nouméa, 23 avril 2015, RG n° 15/39.
C
484 - � f. supra les décisions citées en ce qui concerne l’absence de barème d’indemnisation.
C
485 - � PI Nouméa, sect. Koné, 22 décembre 2014, RG n° 14/128. De nombreuses décisions reprennent la même moT
tivation, par ex. TPI Nouméa, sect. Koné, 8 février 2016, RG n° 15-287 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 8 janvier 2016,
RG n° 15-64 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 28 juillet 2014, RG n° 11/331 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 16 décembre 2013,
RG n° 12/55 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 5 mars 2013, RG n° 13/54. Adde TPI Nouméa, sect. Koné, 13 décembre
2010, RG 10/243, avd.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
se retrouve victime ; que ces droits attachés à la personne trouvent leur expression privilégiée, mais
non exclusive, dans la volonté du clan dont chaque membre est un élément actif en étant partie
prenante à la décision commune. 486
III. B. Indépendance et complémentarité des deux modes de réparation
Les parties invoquent régulièrement l’absence, le refus ou la réalisation d’une coutume de pardon afin de justifier une indemnisation individuelle différente, et la question s’est posée aussi
bien de l’indemnisation du préjudice personnel lorsque la coutume de pardon a été réalisée,
ou de l’impact sur la réparation individuelle qu’aurait le refus d’une telle démarche selon qu’il
incombe à l’auteur ou à la victime487. Si le principe est désormais clairement posé de la non-exclusivité de la coutume de pardon sur le droit à réparation de son préjudice personnel de la
victime, il ressort néanmoins de décisions une atténuation de ce principe lorsque la coutume
de pardon est refusée par l’auteur des faits, d’une part, ainsi qu’une exception au principe en
ce qui concerne l’indemnisation du préjudice moral immatériel et spirituel aux valeurs coutumières subi par le clan, d’autre part.
Lorsqu’un pardon coutumier a été réalisé – Dans cette hypothèse, le principe s’applique pleinement, de surcroît lorsque le pardon coutumier invoqué n’en est pas réellement un au sens
coutumier du terme. Ainsi,
il n’y a pas lieu de prendre en compte une quelconque tentative de rapprochement qui se situe sur
un tout autre plan que celui de la réparation du préjudice causé aux personnes ; […]
Qu’en l’espèce il ne s’agit pas de « pardon coutumier », les parties ayant simplement signé un
accord précaire dit « Charte d’engagement pour la sécurisation et le développement de la vallée
de la Ouakaya » ; que le premier juge s’est interrogé à juste titre sur le sens et la portée de cet
accord dont les parties ne parlent pas mais qui, daté du 27 mars 2010, est revêtu, notamment, de
la signature de M. Charles C. (chef du clan C. demandeur à la présente procédure) et de M. Anicet
E. pour le clan E..-X..;
Que toutefois cet accord, pas plus que ne le ferait un « pardon coutumier », n’a d’incidence sur
le droit à réparation des victimes ; qu’en effet cet accord n’intéresse pas le droit à réparation des
victimes, mais le « lien social » puisqu’il vise à enrayer le cycle des représailles.488
Une coutume de pardon n’est pas exclusive du droit à réparation personnelle de la victime par
l’auteur des faits :
une indemnisation financière apparaît justifiée en l’espèce, même si une coutume de pardon a été
réalisée par la mère de l’auteur, après le décès de celui-ci auprès des familles des victimes.
En effet même si des gestes coutumiers ont été échangés entre les parties, il n’en reste pas moins
que le geste de pardon est pour le clan, afin d’éviter des problèmes interclaniques dans l’avenir,
mais pour autant ce geste n’exclut pas la responsabilité de l’individu qui doit prendre ses responsabilités et assumer les conséquences de ses actes, et même si les clans ont accepté le pardon,
l’individu reste responsable des actes qu’il a commis.
486 - � A Nouméa, 23 avril 2015, RG n° 15/39.
C
487 - � oir not. les conclusions des parties reproduites dans TPI Nouméa, sect. Koné, 6 juin 2014, RG n° 13/76.
V
488 - � A Nouméa, 23 avril 2015, RG n° 15/39 ; CA Nouméa, 23 avril 2015, RG n° 14/307.
C
185
�Dès lors et en réponse aux arguments avancés par la défenderesse, la réalisation d’un geste de
pardon n’est pas exclusive d’une réparation financière de la part de l’auteur des faits auprès des
victimes directes ou par ricochet.489
186
Ou encore que :
[…] même si des gestes coutumiers avaient été échangés entre les parties, le tribunal considère que le
geste de pardon est pour le clan, afin d’éviter qu’il y ait des problèmes interclaniques, mais que pour
autant ce geste n’exclue pas la responsabilité de l’individu qui doit prendre ses responsabilités et
assumer les conséquences de ses actes, ainsi même si les clans ont accepté le pardon, l’individu reste
responsable. […]
la réalisation d’un geste de pardon n’est pas exclusive d’une réparation financière de la part de l’auteur des faits auprès de la victime et qu’il convient de tirer les conséquences de ce comportement. 490
De même, il est jugé que si l’auteur « considère que le geste coutumier est suffisant pour réparer le préjudice, le tribunal estime que ce geste est nécessaire, en ce qu’il formalise la marque
de respect que l’on ne doit pas violer, et qu’il doit être complété dans le cas présent d’une
indemnisation en argent qui réparera le “prix de la douleur” »491.
Dans une affaire, sans remettre en cause le principe selon lequel le fait qu’une procédure de
médiation coutumière ait été faite et qu’un accord de fin de conflit ait été signé entre les
clans concernés n’exclut pas le droit à indemnisation pour les préjudices subis, néanmoins
« la juridiction coutumière s’interroge dès lors sur le sens et la portée de la décision qu’elle
est sollicitée de rendre, en l’absence de tout débat, alors que la parole est essentielle dans la
société kanak »492. En l’espèce, l’interrogation est essentiellement liée au contexte particulier
de l’affaire : un conflit ancien et lourd, qui a été résolu par un accord intitulé « charte d’engagement », justement signé par le chef du clan demandeur principal. La crainte exprimée est
celle que l’indemnisation financière postérieure à la réparation symbolique ne fragilise voire
ne remette en cause, dans les faits, cette dernière.
Conséquence du refus, par la victime, d’une coutume de pardon – La conséquence du refus de
la victime (de sa famille/clan) de la démarche de pardon coutumier engagée par la famille de l’auteur a été posée dans une affaire jugée par la section détachée de Koné, puis devant la Cour d’appel. Dans son jugement avant dire droit rendu le 27 mai 2013, le TPI a estimé que « ce refus du
geste coutumier de pardon, dont l’importance a été rappelée précédemment, pouvait conduire à
réduire le montant de l’indemnisation ». Les parties ont ensuite été invitées à débattre de cette
règle coutumière « issue des débats en délibéré », en vue du jugement sur le fond. Par ce dernier,
le tribunal juge qu’en « ce qui concerne la portée du refus allégué de la coutume de pardon il
y a lieu de relever, après les conclusions respectives, que cette démarche initiée par la mère de
l’auteur responsable seule, n’est pas conformes aux usages en ce que cette cérémonie doit être
préparée et réalisée entre les clans, dès lors il n’y a lieu à réduire le droit à indemnisations. »493.
À première lecture, on pourrait penser que le refus de réduire l’indemnisation s’explique par la
489 - � PI Nouméa, 7 novembre 2011, RG n° 08/1857.
T
490 - � PI Nouméa, 21 novembre 2011, RG n° 10/2236.
T
491 - � PI Nouméa, sect. Koné, 17 septembre 2007, RG n° 07/281.
T
492 - � PI Nouméa, sect. Koné, 16 décembre 2013, RG n° 12/55 (confirmé par CA Nouméa, 23 avril 2015, RG n° 15/39).
T
493 - � PI Nouméa, sect. Koné, 6 juin 2014, RG n° 13/76.
T
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
non-conformité de la démarche de pardon initiée au regard de la coutume, rendant ouverte
une éventuelle réduction si le chemin coutumier avait été suivi.
Néanmoins, contrairement à ce que la formulation peut laisser croire, le tribunal ne fonde
pas cette absence de réduction de l’indemnisation au fait que la coutume de pardon n’avait
pas été initiée conformément aux usages coutumiers. L’aurait-elle été que son refus, lui-même
conforme, n’aurait pas eu d’incidence sur le droit à indemnisation. Ailleurs dans les motifs du
jugement, le tribunal expose en effet que :
la « coutume de pardon » aussi importante soit elle, ne saurait ni faire obstacle ni retarder l’exercice
par la victime, de son droit à réparation du préjudice, lequel ne concerne pas directement la sphère
collective ; que la solution inverse reviendrait à sacrifier la personne victime face à des intérêts collectifs
qui la dépassent ; Qu’en conséquence, aucune considération tenant à la perspective, ou à la facilitation,
d’une « coutume de pardon » ne saurait être opposée au droit à indemnisation de la victime, voire du
clan personne morale s’il venait à se constituer partie civile pour la défense d’intérêts collectifs. 494
Dans la même affaire la Cour d’appel juge enfin « qu’il n’y a pas lieu de prendre en compte une
quelconque tentative de coutume de pardon […] ; nul n’étant tenu d’accepter une coutume de
pardon, l’attitude de refus des consorts A. ne saurait justifier la réduction de l’indemnisation
du préjudice des victimes directes ou par ricochet ; Qu’en toute hypothèse la coutume de pardon intéresse le “lien social” et non le droit à réparation des victimes »495. La solution ici est
conforme au principe posé.
Atténuation du principe : Conséquence du refus, par l’auteur des faits, d’une coutume de pardon – Le
fait qu’aucune coutume de pardon n’ait été initiée alors que la victime « à plusieurs reprises »
en attendait une, peut renforcer la responsabilité individuelle des auteurs496, sans doute parce
qu’il faut y voir la marque d’un mépris des valeurs coutumières, alors qu’en l’espèce la case de
la victime, notamment, avait été détruite. Ainsi dans une autre affaire il est jugé que : l’absence
de coutume de pardon traduit un refus persistant de réparer ; qu’elle génère nécessairement une aggravation du dommage subi 497.
Dans la mesure cependant où, comme le rappellent les décisions rapportées, la coutume de
pardon est un processus long, qui peut prendre plusieurs années, il convient sans doute de
distinguer le refus définitif du processus – qui peut entraîner une aggravation de la responsabilité, voire être cause d’un préjudice coutumier lié par exemple à la réprobation sociale dans
laquelle la victime, son clan, demeure(nt) – du refus temporaire du processus de réconciliation,
qui peut être légitime dès lors que les clans, ses membres, ne sont pas encore prêts, eu égard à
la gravité des faits, de leur histoire commune, à l’initier. Dans ce second cas, ce refus temporaire ne devrait avoir aucune conséquence sur la responsabilité de l’auteur des faits, afin de
respecter la liberté des autorités coutumières. L’inverse serait sans doute considéré comme
une intrusion des uridictions étatiques dans un processus purement coutumier et échappant
j
dès lors à son contrôle498.
494 - � PI Nouméa, sect. Koné, 6 juin 2014, RG n° 13/76.
T
495 - � A Nouméa, 23 avril 2015, RG n° 14/307.
C
496 - � PI Nouméa, sect. Koné, 6 avril 2009, RG n° 08-13.
T
497 - � A Nouméa, ch. cout., 9 juin 2011, RG n° 10/24.
C
498 - � f. infra sur ce rôle du juge à l’égard du processus de pardon coutumier.
C
187
�Exception au principe en cas de « préjudice moral immatériel et spirituel » causé à un clan –
Dans une décision, après avoir reconnu et évalué en faveur d’un clan un « préjudice moral
immatériel et spirituel », la Cour d’appel de Nouméa juge que :
188
Toutefois, dans le monde coutumier la restauration du lien social et le retour à l’équilibre rompu
(“la complémentarité et la solidarité des clans”) importe plus que la nomination d’une faute et la
désignation d’un fautif et d’un lésé.
De plus, les valeurs coutumières ne laissant souvent à la réparation par équivalent financier
qu’un rôle second, compte tenu de la sacralité qui entoure la terre et de la forte charge transgressive de leur comportement, il convient d’enjoindre à MM. Ferdinand Y et Dick Y de procéder
à une réparation coutumière destinée à rappeler l’ordre symbolique et à rétablir l’équilibre
rompu par leurs agissements, en faisant les démarches pour une coutume de réconciliation.
Ce n’est qu’à défaut d’y parvenir (et surtout à défaut d’acceptation de cette démarche par le clan
lésé) que MM. Ferdinand Y et Dick Y devront […] payer [au chef du clan ayant subi le préjudice]
la somme de Un million F CFP réclamée à titre de dommages-intérêts.499
En première instance, le TPI de Nouméa, section détachée de Lifou, rejeta la demande d’indemnisation du préjudice moral du clan au motif que « S’il est vrai que le clan X. est le maître
de la terre et donc le gardien de la propriété coutumière, l’action violente de MM. Y. a porté
atteinte au “lien à la terre”. L’allocation d’une importante somme d’argent revêt-elle la satisfaction nécessaire et réparatrice du lien ? En l’espèce, l’essentiel de la satisfaction réparatrice
réside dans la reprise des chemins coutumiers habituels à l’effet que chaque clan en cause
puisse faire entendre sa voix et que les autorités coutumières restituent au “lien à la terre” son
plein effet en organisant sa dévolution entre les différents clans »500. Ici, la coutume de pardon
est exclusive de toute indemnisation financière.
L’exception tient ici non seulement à la nature du préjudice relevé, mais également, sans
doute, à la particularité du conflit : un conflit long (depuis 2006), mettant en cause de fortes
valeurs coutumières, un conflit qui a nécessité l’intervention de plusieurs autorités coutumières, et du constat que hormis les deux auteurs des faits, « aucun membre ni de leur propre
lignage ni (au-delà du lignage) du clan L. H., ne soutient leur revendication ni leurs agissements contraires aux valeurs coutumières de respect – ces agissements pouvant s’expliquer
par le fait qu’ayant été élevés et vivant loin de leur terroir à Nouméa (comme l’a confirmé
l’absence des frères Y. lors du transport sur les lieux à Lifou) ils auraient oublié qui “ils étaient”,
d’où “ils venaient”, et finalement omis de se conformer à la place qui est la leur dans le monde
coutumier. Cette place, la fête des ignames évoquée plus haut aurait pu la leur apprendre s’ils
y avaient participé, ce qui confirme leur éloignement par rapport au monde coutumier dont,
à l’évidence, ils ont bafoué les règles »501. La décision apparaît comme une invitation faite aux
deux auteurs de reprendre le chemin coutumier.
Il semble pouvoir s’en déduire que, au-delà des particularités de l’espèce, la réparation financière est conditionnée à l’absence ou au refus d’une coutume de pardon, dès lors qu’il s’agit de
réparer, en faveur du clan, un préjudice moral immatériel et spirituel, dont il a été vu qu’un
499 - � A Nouméa, 22 mai 2014, RG n° 12-101 (appel de TPI Nouméa, sect. Lifou, 22 juin 2011, RG n° 10/1).
C
500 - � PI Nouméa, sect. Lifou, 22 juin 2011, RG n° 10/1 (cité par l’arrêt d’appel CA Nouméa, 16 septembre 2013, RG
T
n° 12-101).
501 - � A Nouméa, 22 mai 2014, RG n° 12-101 (appel de TPI Nouméa, sect. Lifou, 22 juin 2011, RG n° 10/1).
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
clan comme en l’espèce pouvait en demander réparation. Reste sans doute, comme vu plus
avant, à distinguer le refus temporaire et légitime du refus définitif de procéder à une coutume de pardon. Sur ce point la juridiction peut avoir un rôle à jouer.
Rôle du juge – Dans le dispositif de cette décision, la Cour d’appel « Enjoint à MM. Y. Ferdinand
et Dick de faire une coutume publique de réconciliation destinée à renouer les liens coutumiers
et à rétablir l’équilibre rompu par leurs agissements dans les six (6) mois de la signification du
présent arrêt ; À défaut d’y procéder, et d’obtenir de la part du clan X. la réconciliation demandée
par eux, condamne solidairement MM. Ferdinand Y. et Dick Y. à payer à M. Rémy X., es qualité
de chef de clan, la somme de Un MILLION de Francs CFP à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice immatériel moral et spirituel, éprouvé par le clan X. »502.
Alors que dans une autre décision, la Cour d’appel a considéré :
qu’il n’appartient pas à la juridiction civile, saisie de la demande de réparation d’un dommage
causé à des victimes, de se faire juge de l’opportunité d’une réconciliation qui opère selon des
processus – auxquels renvoie l’article 1er de l’ordonnance n° 82-877 du 15 octobre 1982 – dont la
juridiction n’a pas à connaître. 503
Les deux décisions ne semblent cependant pas inconciliables. Le principe est celui que la juridiction coutumière n’influe pas sur ce processus purement coutumier qu’est la coutume de
pardon. L’initiative et le déroulement du processus relèvent du temps coutumier, et appartiennent aux autorités coutumières concernées. À tout le moins les assesseurs coutumiers
peuvent permettre qu’une médiation coutumière puisse se dérouler504, posant les prémisses
d’une réconciliation. Dans l’affaire où la juridiction ordonne la réalisation d’une coutume
publique de réconciliation, l’injonction s’adresse aux auteurs des faits, et non aux autorités coutumières seules habilitées à engager un tel processus, dans le seul but de les inciter
à reprendre le chemin coutumier sous peine de devoir payer une réparation financière. Les
clans concernés ne sont, eux, pas tenus de suivre cette injonction, même si la juridiction fait
peser sur les auteurs des faits les conséquences d’un refus du clan victime de cette demande de
réconciliation. Mais au regard de la nature du préjudice éprouvé par le clan victime – un préjudice moral immatériel et spirituel aux valeurs coutumières – cette conséquence est logique
dans la mesure où l’acceptation par ce clan de la réconciliation vaudra réparation, pour ce
préjudice et celui-ci seulement, rendant non utile une compensation financière dès lors que
les préjudices matériels et moraux ont été réparés financièrement.
502 - � A Nouméa, 22 mai 2014, RG n° 12-101.
C
503 - � A Nouméa, 23 avril 2015, RG n° 15/39. Adde CA Nouméa, 12 juin 2013, RG n° 12/387.
C
504 - � PI Nouméa, 21 novembre 2011, RG n° 11/746.
T
189
�SYNTHÈSE
190
Pascale Deumier
Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon - III
Rappels méthodologiques – À l’heure du bilan, il est utile de commencer par rappeler certaines précautions méthodologiques, souvent mises en avant par les différents contributeurs
(sp. H. Fulchiron, Introduction), et qui marquent les limites inhérentes à cette étude de
contenu du droit coutumier judiciaire.
Les décisions ont été analysées par des juristes, et non des anthropologues, ce qui implique, outre
les outils et méthodes utilisés, que l’étude n’a pas porté, faute de compétence, sur le donné coutumier kanak. L’étude ne prétend donc pas observer la coutume kanak mais le droit coutumier
kanak, entendu comme la coutume telle qu’elle est appliquée par les décisions de justice rendues
par les formations coutumières, et encore, par les seules décisions recensées sur la base, l’échantillon ainsi constitué ne pouvant prétendre n’avoir oublié aucune décision pertinente. Dès lors, « les
principes “rappelés” ou “posés” dans ces décisions, grâce au savoir des assesseurs coutumiers et aux
connaissances propres du magistrat professionnel qui préside la juridiction, sont certes très riches,
mais ne sont jamais que ce que ces assesseurs et ce magistrat pensent constituer la règle coutumière. (…) En toute hypothèse, il n’est pas question de dire si les magistrats ont tort ou ont raison,
s’ils ont ou non une juste vision de la coutume etc., mais seulement de prendre acte de ce qui est
présenté, dans les jugements, comme formant la coutume. » (H. Fulchiron, Introduction). La présente recherche ne prétend pas, et n’a jamais prétendu, travailler sur la coutume telle qu’elle existe
en tant que donné social. La « coutume » dont il est question ici est la « coutume judiciaire » et les
contributeurs n’ont pas cherché à confronter cette vision judiciaire à la vision anthropologique.
Il faut ajouter d’autres biais méthodologiques, communs à toute présentation du droit par le
prisme contentieux, qui est un prisme déformant : le contentieux est la dimension pathologique
du droit et ne reflète que partiellement les principes juridiques. L’écart entre le droit hors prétoire
et le droit dit par les juges n’a rien de spécifique à la coutume kanak505 : les études des contentieux
mettant en œuvre des dispositions législatives révèlent des distorsions non moins négligeables.
Cet écart est cependant plus frappant encore lors de la mise en œuvre judiciaire de la coutume
kanak. En effet, contrairement à l’application judiciaire du droit commun, coutume judiciaire
et coutume anthropologique ne partagent pas les mêmes représentations, terminologies, modes
de narration et perceptions du social : la distorsion est dès lors toujours suspectée de porter une
volonté de déformation d’une réalité sociologique. Il faut également souligner que le fait de disposer d’un important matériau, constitué par les décisions de la base de données, n’aboutit pas à
donner une tournure purement objective à ce bilan. La subjectivité de l’observateur y est nécessairement à l’œuvre. Il faut souligner à cet égard une singularité dans l’équipe de juristes ayant
travaillé sur les décisions : l’étude des décisions rendues en matière de terres coutumières a été
réalisée par Régis Lafargue, alors conseiller à la Cour d’appel de Nouméa, qui est donc à la fois
acteur et observateur de ces décisions. Qui plus est, comme pour toute étude contentieuse, il est
parfois difficile de trouver une parfaite cohérence dans la succession des décisions rendues sur
505 - � es recherches menées au sein du CERCRID (UMR 5137) illustrent couramment cette distorsion.
L
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
une même question : cette rationalité est dès lors parfois reconstruite par l’observateur lui-même.
Il est plus souvent encore difficile de trouver dans les décisions les réponses à toutes les questions
que se pose l’observateur : par exemple, les dizaines de décisions rendues en matière de changement de statut ne permettent aucune analyse sur les mobiles du requérant, dont il n’est pas
fait état, et notamment d’éventuelles stratégies judiciaires liées à l’application du droit commun
ou de la coutume qu’il serait pourtant intéressant de cerner. Enfin, le contentieux coutumier
implique des hésitations qui lui sont là encore spécifiques, du fait de la diversité de la coutume :
ainsi, cherchant à expliquer deux décisions atypiques en matière de mariage coutumier, et après
avoir constaté leur éloignement chronologique et le changement des magistrats professionnels
y siégeant, B. Cagnon explique « Il faudrait, pour mener une véritable comparaison, connaître
tous les districts – zones qui composent les aires coutumières et qui sont donc plus petites, plus
précises – dont les parties relèvent, ce qui s’avère impossible : les décisions sont trop imprécises
sur ce point car elles n’indiquent que l’aire coutumière. »506 (II. B.).
Une fois admises ces nombreuses limites inhérentes à l’objet de la recherche, quelle synthèse peut
être faite des différentes contributions ayant étudié ce droit coutumier judiciaire ? Le propos n’est
pas ici de récapituler son contenu, tel qu’il a été établi par les décisions et soigneusement exposé
par les contributions, matière par matière. Il s’agit de tenter de dégager les grandes tendances identifiées par les différentes contributions dans le rapport qui s’articule à cette occasion entre la coutume et les décisions judiciaires. En effet, le juge, « bouche de la loi », devient en Nouvelle-Calédonie « bouche de la coutume »507 : tenu de trancher les litiges en application de la coutume, il doit
pour ce faire préciser la norme applicable. À cet égard, ce qui ressort au premier chef des contributions ici réunies, c’est la volonté marquée des décisions judiciaires de respecter la coutume (I.).
Cette première tendance très forte pourrait renvoyer l’image d’un juge se bornant à faire état
d’une coutume autochtone préexistante qu’il lui suffit de mettre en application. Or, pas plus
que la bouche de la loi n’est celle d’un automate donnant lecture du texte législatif, la bouche
de la coutume n’est celle d’un enregistreur transcrivant une réalité sociale. La norme appliquée par le juge est nécessairement construite au moment de sa formulation, formulation
elle-même adaptée aux besoins juridiques révélés par le cas dont le juge est saisi. Cette part
construite du droit dit par le juge est rendue plus évidente encore en matière coutumière,
faute d’une norme écrite accessible pouvant exercer une contrainte sur l’interprétation du
juge. Ainsi, si la coutume fonde les décisions de justice qui en font application, les décisions
de justice ont un effet incontestable de construction de la coutume (II.).
I. LA COUTUME, RESPECTÉE PAR LES DÉCISIONS JUDICIAIRES
La lecture des différentes contributions ayant étudié la base de données permet de dresser
un bilan très positif de l’application de la coutume. En effet, les décisions se montrent soucieuses de respecter l’application de la coutume kanak dans les contentieux en relevant. Ce
souci se révèle tant dans les motivations faisant longuement état de son contenu (A.) que dans
la volonté d’en retenir une application large (B.). Sous ces deux angles, les observateurs ont
constaté une évolution dans le temps : à compter de 2010, les décisions sont très nourries sur
le contenu de la coutume, dont elles font une application plus rigoureuse.
506 - � ur la participation d’un nombre plus élevé d’assesseurs pour confronter d’éventuelles divergences entre aires
S
coutumières, voir D. Rodriguez, infra Partie 2 – Chapitre 3 – Section 1 – § 1, spéc. I.3.
507 - � . Lafargue, La coutume face à son destin, LGDJ, 2010, p. 77.
R
191
�I. A. La motivation : expliquer la coutume
192
C’est dans le soin accordé à la motivation des décisions faisant application de la coutume
que va d’abord se manifester la volonté des juridictions en formation coutumière d’en faire
la meilleure application possible. Sans cet exercice de transparence, le choix du législateur de
maintenir l’application de la coutume kanak en matière civile n’est qu’illusoire. À cet égard,
les différentes contributions ont fréquemment relevé les évolutions des décisions vers un
contenu de plus en plus enrichi, qui permet à un observateur, pourtant étranger à la coutume
kanak avant d’avoir entrepris l’analyse des décisions, de conclure que « La coutume kanak,
telle qu’elle est reproduite en jurisprudence, s’avère très intelligible. » (G. Casu, II.). À cette
tendance générale s’ajoute, de façon plus ponctuelle, un effort de pédagogie des magistrats à
l’égard des plaideurs : la motivation sert également à l’acceptabilité des décisions.
Faire état de la coutume – D’un point de vue chronologique, l’évolution de la motivation a été
soulignée à plusieurs reprises.
Les décisions les plus anciennes ne sont guère motivées. Ce faisant, elles restent fidèles à la
tradition française de concision des décisions de justice. Dans le contentieux du changement
de statut, ce style n’a pas évolué : en effet, ce contentieux ne fait pas application de la coutume mais de la loi organique déterminant les personnes de statut coutumier ; dès lors, l’effort
d’explicitation du contenu de la coutume n’a pas à être fait. Ce contentieux est donc essentiellement composé de décisions classiques dans la motivation et dont le caractère stéréotypé
ne fait aucun doute, quelques motivations types étant déclinées en série (voir P. Dalmazir et
P. Deumier, I)508. De façon plus préoccupante, dans les autres contentieux, cette tradition de
motivation est un temps restée sans la moindre adaptation à une donnée pourtant essentielle,
celle du contenu du droit dont il était fait application. En effet, si une décision faisant application du droit commun peut se contenter d’une référence lapidaire à l’article de loi qui la fonde,
permettant ainsi au lecteur de pouvoir facilement en retrouver la substance, tel n’est pas le
cas pour la coutume kanak. Or, les plus anciennes décisions de la base se singularisent par leur
tendance à ne mentionner que des éléments de fait avant d’asséner la conclusion judiciaire :
manque singulièrement la majeure du syllogisme, les décisions de cette première période ne
donnant aucune indication sur le contenu de la coutume dont elles sont censées faire application. Ainsi, G. Casu (III.) remarque que la motivation des décisions antérieures à 2010 « est, au
mieux expéditive509, au pire, inexistante510. Les décisions les mieux motivées sont encore celles
qui font application du droit civil commun511 »512.
508 - � elevant également des attendus type pour la méthode de calcul des intérêts, É. Cornut, I. B. 3.
R
509 - � ar exemple : CA Nouméa 19 juin 1995 n° 46/95 qui renvoie à une « jurisprudence constante » sans autre précision.
P
510 - � A Nouméa 18 septembre 1995, n°113/95 ; CA Nouméa 17 juin 1996, n°223/95 ; CA Nouméa 26 mai 1997
C
n° c47/97 ; CA Nouméa 1er décembre 2008, n°08/204 ou CA Nouméa 22 janvier 2009, n°c07/120.
511 - � A Nouméa, 15 septembre 2003 (le juge se fonde sur l’article 371-2 du Code civil plutôt que sur la coutume
C
pour considérer que l’enfant est encore à charge malgré sa majorité) ; CA Nouméa, 15 janvier1998 en matière de
prescription de l’action en paiement des arrérages.
512 - � oir dans le même sens sur un autre échantillon, V. Poux, III : « n’explicitent pas le fondement juridique servant
V
au rendu de la décision, ce qui aboutit à une motivation très factuelle et lapidaire […] La plus grande partie de
ces décisions ne rappellent pas directement la règle de droit (qu’elle soit coutumière ou issue du droit civil commun). » ; A. Nallet, IVA1 : « avant [2007], la motivation est sommaire, les arrêts sont particulièrement courts et
relatent exclusivement des faits de l’espèce ».
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Les décisions vont progressivement s’enrichir d’éléments de contenu de la coutume, jusqu’à
ce qu’une nouvelle étape soit franchie : à partir de 2010, « La motivation est davantage détaillée : le contenu de la coutume est développé, les juges citent presque systématiquement leur
propre jurisprudence, distinguent clairement l’énoncé de la coutume de son application au
cas d’espèce et mentionnent même, parfois, la Charte des valeurs » (G. Casu, III.)513. Certaines
décisions sont à cet égard remarquables. En matière de filiation, avec ses « arrêts de 2013 et
2014, la Cour d’appel de Nouméa statuant en chambre coutumière, a, sur les rapports du
conseiller Régis Lafargue, délivré un véritable cours de coutume, fondé sur la jurisprudence, la
doctrine et les textes » (H. Fulchiron, I. A.). À ce constat partagé par toutes les études peuvent
être ajoutées des observations faites individuellement par les contributeurs : ici, il est observé
que « le raisonnement s’établit parfois en deux parties : une première relative aux principes
coutumiers applicables et une seconde relative à l’application des principes coutumiers au cas
d’espèce » (V. Poux, III.)514 ; là, que « À partir de 2007, la motivation fait référence à la loi du
pays 2006-15 du 15 janvier 2007 sur les actes coutumiers » (A. Nallet, I. V. A. 1).
Certains contributeurs ont tenté de déceler les causes de ces évolutions. L’une des plus régulièrement avancées tient à l’arrivée de magistrats dont la personnalité marquerait une évolution des
décisions (voir V. Poux, III.515 ; sur un mode interrogatif, G. Casu, III.516). Ainsi, « l’intérêt pour
le droit coutumier et l’implication des magistrats professionnels affectés à la formation coutumière des juridictions transparaissent sur la rédaction et la motivation des décisions rendues »
(H. Fulchiron, Introduction). Cette approche réaliste des décisions de justice, qui accepte de voir
la personnalité des juges derrière le formalisme des décisions, est inhabituelle dans la culture
juridique française. Sa récurrence dans les présentes contributions peut notamment s’expliquer
par deux facteurs. D’une part, les décisions étudiées, plus explicites et longuement motivées,
révèlent mieux que ne le fait une sèche affirmation d’autorité la personnalité de celui qui tient
la plume. D’autre part, cette approche réaliste est nourrie par la présence de magistrats au sein
de l’équipe de recherche : par les échanges continus en Nouvelle-Calédonie et par une rencontre
organisée avec l’équipe lyonnaise517, les observateurs extérieurs ont pris conscience de l’importance de la dimension humaine de la décision de justice comme de la politique jurisprudentielle
suivie. D’autres explications ont ponctuellement été avancées : ce changement de motivation
« Est-il justifié par la seule volonté de concourir à la reddition d’une justice meilleure ? Nous
remarquons, en effet, que la motivation est souvent détaillée lorsque la coutume s’oppose aux
règles du droit civil commun. » (G. Casu, III.). Dans une perspective proche, un autre contributeur se demande « si ce changement ne peut provenir par ailleurs du souci de rendre une
meilleure justice, à tout le moins plus efficiente et plus sécuritaire pour les justiciables. En effet,
l’on peut remarquer, dans certaines décisions, une volonté du juge de clarifier la situation et l’interprétation de la coutume et ce afin que les justiciables et leurs conseils soient plus au fait du
513 - � ans le même sens, H. Fulchiron, Introduction ; V. Poux, III. : « les décisions postérieures à 2010 placent la
D
coutume au cœur des décisions rendues, parmi les motifs de la décision, à la différence des décisions antérieures,
tout en apportant une meilleure accessibilité au contenu des règles » ; A. Nallet, I. V. A. 1 : « les juges rappellent
successivement dans leur motivation – et ce de manière méthodique – les principes coutumiers applicables à
l’espèce en cause, puis les dispositions de la loi du pays 2006-15 du 15 janvier 2007 ».
514 - Dans le même sens, G. Casu, III. , A. Nallet, I. V. A. 1.
�
515 - � cette différenciation des arrêts pourrait être liée à l’arrivée de nouveaux magistrats en Nouvelle-Calédonie »
«
516 - � le changement de motivation interroge, notamment quant aux raisons qui le justifient : est-il lié à l’empreinte
«
de quelques magistrats en poste en Nouvelle Calédonie ? ».
517 - � encontre avec Daniel Rodriguez le 10 juillet 2015, dans les locaux de l’Équipe de droit privé, à l’Université Jean
R
Moulin – Lyon - III.
193
�droit qui leur est applicable518 » (A. Nallet, I. V. A. 2). Le développement de la motivation va ainsi
de pair avec la volonté de faire acte de pédagogie.
194
Faire acte de pédagogie – Faire état de la coutume, de façon aussi développée que ce soit, ne
suffit pas à réaliser le miracle de l’acceptabilité d’une décision qui reste malgré tout encadrée
par les procédures de la justice étatique, le vocabulaire de cette justice, les exigences probatoires mais aussi l’ensemble des normes secondaires qui encadrent les possibilités d’application
de la coutume kanak. À cet égard, coutume kanak et droit commun relèvent de perceptions
et représentations si radicalement différentes de la résolution d’un conflit que la décision de
justice, aussi motivée soit-elle sur la coutume, peut présenter une certaine brutalité.
Plusieurs contributions ont ainsi relevé le souci des juges de faire œuvre de pédagogie à l’égard
des plaideurs, cette pédagogie pouvant prendre des formes très différentes. En matière de changement de statut, les très rares décisions ne faisant pas droit aux demandes de statut coutumier mentionnent avoir indiqué au plaideur comment il aurait pu obtenir satisfaction pour sa
demande, qui va, à défaut, devoir être rejetée : ainsi, avant de rejeter la demande de changement
de statut faite pour un mineur par une demanderesse n’ayant pas pu l’adopter, un jugement lui
indique « Il est possible à la mère naturelle de former la demande de changement de statut. Il
est également possible que Madame K. obtienne l’adoption de l’enfant et son changement de
statut »519 ; avant de rejeter une autre requête, faute pour le demandeur de produire les actes
de naissance établissant une ascendance coutumière, le jugement précise qu’il lui a été indiqué
par courrier les conséquences de cette absence de production, et les avoir rappelées à l’audience
« sans avoir d’effet », avant de conclure que le tribunal « ne peut que constater la carence du
requérant et qu’il convient de rejeter la requête »520. En matière de terres coutumières, un jugement expose les relations conflictuelles des parties au litige et la conscience de la difficulté
qui en découle pour les juges : « À l’audience et devant les juges, ils sont apparus divisés, tous
vindicatifs à l’exception du porte-parole de la grande chefferie, tonton utérin d’Ijako L. dont le
tribunal tient à souligner la grande tenue. Ce ne fut que menaces, revendication d’une justice
qui ne trouverait pas à s’exprimer dans les lieux de la section détachée. Ainsi s’est exprimée une
profonde division dans la coutume qui a interpellé les juges. […] C’est pour ces raisons et après
avoir longuement réfléchi que les juges entendent prendre une décision de respect de la coutume dont ils ont reçu la lourde charge d’opérer la préservation »521. Enfin, c’est également faire
œuvre de pédagogie à l’endroit des plaideurs peu au fait des arcanes judiciaires que de chercher à
simplifier les démarches procédurales dans les litiges coutumiers. Les juridictions calédoniennes
avaient ainsi institué un « pont procédural » permettant au juge pénal de transmettre le dossier
au juge civil pour les intérêts civils et de donner rapidement aux parties une date d’audience (sur
lequel, voir É. Cornut, I. A. 1522).
La pédagogie dont font preuve les décisions de justice n’est pas réservée à l’explication du procès : elle porte également parfois sur la coutume, certaines décisions ressemblant à de véritables
« rappels à la coutume ». Il en est ainsi par exemple lorsque « Le tribunal tient à rappeler à X.
518 - � A Nouméa, 30 octobre 2014, n° RG : 13/225.
C
519 - � oné, 25 avril 2005, 58bis/05, cité par P. Dalmazir et P. Deumier, I. B.
K
520 - � oné, 5 avril 2005, 31/05, cité par P. Dalmazir et P. Deumier, I. B.
K
521 - � PI Nouméa, section détachée de Lifou, 25 juillet 2012, RG n°10/80, M. S. et Mme L. c. Grande Chefferie de Gaïca,
T
cité par R. Lafargue, II. A. 1.
522 - � ette simplification trouve une limite depuis la loi du 15 novembre 2013 en cas d’opposition d’une partie : sur
C
la mise en œuvre cette opposition : ibid., I. A. 2.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
qu’il doit élever ses enfants, et que parler ce n’est pas dire, et essayer : quand on dit les choses on
parle de ce qu’on est, dans ce contexte le tribunal rappelle qu’il ne faut pas obliger les enfants à
choisir où ils veulent aller, il faut être deux pour faire les enfants, et pour les élever. Il n’y a plus à
essayer il faut faire les choses pour les enfants et non essayer »523. Ce rappel à la coutume est plus
net encore en matière de réparation, la voie judiciaire jouant de façon parallèle à la coutume du
pardon. Par exemple, É. Cornut relève (III. B.) que, « Dans son jugement avant dire droit rendu le
27 mai 2013, le TPI a estimé que “ce refus du geste coutumier de pardon, dont l’importance a été
rappelée précédemment, pouvait conduire à réduire le montant de l’indemnisation”. Les parties
ont ensuite été invitées à débattre de cette règle coutumière “issue des débats en délibéré”, en
vue du jugement sur le fond. Par ce dernier, le tribunal juge qu’en “ce qui concerne la portée du
refus allégué de la coutume de pardon il y a lieu de relever, après les conclusions respectives, que
cette démarche initiée par la mère de l’auteur responsable seule, n’est pas conforme aux usages
en ce que cette cérémonie doit être préparée et réalisée entre les clans, dès lors il n’y a lieu à
réduire le droit à indemnisations” »524. Le respect de la coutume du pardon va également parfois intégrer le dispositif des décisions, lorsque la Cour d’appel de Nouméa « Enjoint à MM. Y.
Ferdinand et Dick de faire une coutume publique de réconciliation destinée à renouer les liens
coutumiers et à rétablir l’équilibre rompu par leurs agissements dans les six (6) mois de la signification du présent arrêt ; À défaut d’y procéder, et d’obtenir de la part du clan X. la réconciliation
demandée par eux, condamne solidairement MM. Ferdinand Yet Dick Y. à payer à M. Rémy X., es
qualité de chef de clan, la somme de Un MILLION de Francs CFP à titre de dommages-intérêts
en réparation du préjudice immatériel moral et spirituel, éprouvé par le clan X. »525
La richesse de la motivation des décisions appliquant la coutume, combinée au souci d’expliquer la démarche suivie par le tribunal, permet assez aisément de dresser le constat de la
volonté judiciaire d’appliquer largement la coutume.
I. B. L’application : donner sa place à la coutume
Parallèlement aux évolutions relevées en matière de motivation, les décisions de justice vont
marquer une volonté de plus en plus affirmée de ne pas écarter, déformer ou restreindre
l
’application de la coutume.
Une tendance abandonnée : la substitution du droit commun – Plusieurs contributions
ont relevé l’existence d’anciennes décisions ayant fait application du droit commun dans des
litiges relevant de la coutume (B. Cagnon, II.526 ; V. Poux, III.527 ; G. Casu, III.528). Il n’est pas
certain que cette substitution soit toujours sciemment pratiquée, les mêmes décisions qui
voulaient faire acte de pédagogie auprès des requérants pouvant leur faire subir des réflexes
523 - � PI Nouméa, 19 septembre 2011, RG n° 09/1618, cité par É. Cornut, II. A. 1.
T
524 - � PI Nouméa, sect. Koné, 6 juin 2014, RG n° 13/76.
T
525 - � A Nouméa, 22 mai 2014, RG n° 12-101, citée et expliquée par É. Cornut, III. B.
C
526 - � a motivation de l’arrêt CA Nouméa, ch. civile, 17 novembre 2003, RG 103-2003 « est un classique en droit commun,
L
mais s’avère étonnante lorsqu’il est question de statuer selon la coutume kanak, la coutume n’étant pas du tout invoquée
dans l’arrêt. D’autres arrêts rendus en formation coutumière sont porteurs du même raisonnement et, de manière surprenante, n’appliquent, eux non plus, pas la coutume » (citant CA Nouméa, Ch. civ. cout., 5 mars 2007, RG 06-544 ; CA
Nouméa, Ch. civ. cout., 5 mars 2007, RG 06-619).
527 - �« Application du droit civil commun : CA Nouméa, 19/04/99, n°353/98 (ici les juges utilisent les articles 377 et
377-1 du Code civil afin de débouter une demande en délégation de l’autorité parentale) ».
528 - � A Nouméa, 15 septembre 2003 (le juge se fonde sur l’article 371-2 du Code civil plutôt que sur la coutume
C
pour considérer que l’enfant est encore à charge malgré sa majorité) ; CA Nouméa, 15 janvier 1998 en matière de
prescription de l’action en paiement des arrérages.
195
�196
de droit commun. Ainsi, en matière de changement de statut, une demande formée pour un
mineur est rejetée au motif que le demandeur n’avait pu obtenir l’adoption de l’enfant, tout
en précisant que cet enfant« vivait avec eux mais que, malgré un PV de palabre, la demande
n’a jamais abouti. À ce jour, l’enfant vit toujours avec elle »529. Cette décision, conforme à la
logique du droit commun, ne l’est pas à celle de la loi organique, qui permet à « toute personne
de statut civil coutumier exerçant dans les faits l’autorité parentale » pour, selon les travaux
préparatoires, tenir compte du fait que, dans les tribus kanak « parfois, un parent qui n’exerce
pas l’autorité parentale au sens classique du droit civil l’assume pourtant dans les faits »530.
Tout aussi régulièrement, les contributions relèvent que ces pratiques sont anciennes et n’ont
plus cours. Au contraire, certaines décisions affirment clairement leur refus de procéder à
une telle substitution, à l’instar de l’arrêt du 11 octobre 2012531 dans lequel le père demandait
une évolution de la coutume, qu’il savait défavorable à sa demande de pension alimentaire,
et auquel la juridiction répond fermement qu’« en suggérant une évolution de la coutume
(M. X) ne propose rien d’autre que la substitution au droit coutumier des règles du Code civil,
la seule perspective offerte étant la transposition pure et simple des principes du Code civil
sans fournir la moindre justification à ce qui serait une violation caractérisée de la règle coutumière ». Une même évolution vers un retour à l’application de la coutume est constatée en
matière d’absence de consentement de la mère à la reconnaissance par le père. Un jugement
avait estimé « qu’outre les points de vue coutumiers, ou civils de droit commun, il existe un
côté simplement humain à l’affaire, dont il faut éviter qu’une des parties ne sorte déchirée ou
blessée », pour décider « que le côté humain doit l’emporter, étant fait remarqué que ceci ne
constitue point une entorse à la coutume » et déclarer le demandeur père de l’enfant532. Le
jugement est confirmé en appel au motif, guère plus respectueux de la coutume, que « selon
la coutume, ce refus [de la mère] est en l’espèce abusif car la paternité du père n’est nullement
contestée »533. Non seulement cette position ne sera pas reprise par la jurisprudence ultérieure
mais en plus elle sera clairement critiquée par un obiter dictum introduit dans un arrêt de la
Cour d’appel de Nouméa rendu en 2013 et relevant « Qu’il n’est pas argué par le père que
le refus de la mère serait abusif ; qu’au demeurant l’exercice par la mère d’une prérogative
exorbitante des règles du droit commun, mais parfaitement conforme aux normes comme à
l’esprit d’une organisation familiale matrilinéaire, n’est pas en soi de nature à dégénérer en
abus de droit, nulle faute avérée ni intention malicieuse n’ayant été caractérisée en l’espèce à
l’encontre de la mère »534 (sur cette séquence, voir H. Fulchiron, I. B. 1. b.).
Une cohabitation inévitable avec le droit commun – Si les juridictions n’appliquent plus désormais le droit commun à des litiges relevant de la coutume, ces deux cadres normatifs sont parfois appelés à se mêler, accentuant la spécificité de la coutume étudiée, celle qui se laisse voir
dans les décisions de justice et non celle qui est vécue au quotidien. Les juridictions en formation coutumière vont en effet devoir construire ce droit coutumier, en puisant aux principes et
c
onceptions de cet ordre social et en les moulant dans les procédures et objets litigieux du droit
commun. Si elles disent la coutume, les décisions n’en restent pas moins des décisions judiciaires,
529 - � oné, 25 avril 2005, 58bis/05, citée par P. Dalmazir et P. Deumier, I. B.
K
530 - � ss. Nat., Comm. Lois, R. Dosière, 16 déc. 1998, n° 1275, sous art. 10.
A
531 - � A Nouméa 11 octobre 2012, n° 11/531, cité par G. Casu, III.
C
532 - � PI Nouméa, JAF, 17 mai 1999, RG 97-1190.
T
533 - � A Nouméa, 23 novembre 2000, RG 352-99.
C
534 - � A Nouméa, 16 septembre 2013, RG 12-339, R. Lafargue, rapp.
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
qui ne sont pas rendues « hors sol » : elles sont encadrées par le droit positif, tenues par les procédures, gouvernées par des droits, des concepts, des méthodes, des rituels, des raisonnements
et des procédés argumentatifs qui ne peuvent entièrement coller à la vision de la société kanak.
Pour le dire autrement, la relevance d’un litige à la coutume n’emporte pas une éviction totale
des structures du droit commun. La coutume vient s’appuyer sur son cadre avant de l’adapter,
le compléter, le concrétiser ou l’amender pour y intégrer la vision de la société kanak. Cette
intégration de la source coutumière dans la voie judiciaire étatique est pourtant, dans le même
temps, la contrepartie à accepter si l’on veut « rendre la norme autochtone opposable »535. Cette
attraction des conceptions coutumières dans des cadres généraux de droit commun est parfois
discrète. Ainsi, « Le terme « contribution aux charges du mariage » est employé sans que cela ne
soulève de remarques par les parties ou les magistrats. » (B. Cagnon, II.). Ailleurs, le terme « séparation de corps » est utilisé stricto sensu dans la motivation d’un arrêt536 mais la Cour précise
qu’il s’agit là d’une commodité de langage et non d’une référence juridique particulière ou d’un
emprunt à l’institution du droit commun (A. Nallet, III.).
Ce mode de construction est plus visible en matière d’intérêts civils. « Depuis l’avis de 2007, le
droit coutumier de la responsabilité dite « civile » s’est développé et les juridictions coutumières
donnent à connaitre de nombreuses décisions qui offrent l’image d’un droit coutumier de la
responsabilité civile en construction, sans doute encore incomplet, mais qui permet d’appréhender une variété de fautes et de réparer une multitude de préjudices donnant aux victimes
de statut civil coutumier une reconnaissance du statut de victime et une indemnisation de leur
préjudice relativement proche des standards du droit commun. » (É. Cornut, Introduction). Pour
y parvenir, les décisions s’inscrivent dans un cadre général familier du droit commun, appuyé sur
la faute et les préjudices indemnisables. Cependant, au moment de l’appréciation concrète de
ces concepts, les décisions les adaptent aux conceptions coutumières. Par exemple, les modalités
d’indemnisation « doivent donc s’adapter pour répondre aux nécessités de la société actuelle, qui
impose au monde kanak une certaine monétarisation des échanges ». Cette adaptation de la coutume en la matière a été relevée par une décision de justice selon laquelle, « en l’état de la coutume autochtone avant que n’interviennent des influences exogènes, il existait dans le cadre du
règlement des conflits des mesures de réparation au profit du groupe familial victime, lesquelles
se traduisaient notamment par des cessions de terres, la remise de monnaies kanakes ou encore
par des dons de vie : des membres du clan agresseur étant donnés non comme otages ou victimes
expiatoires mais comme personnes adoptées, au clan victime, pour réparer par équivalent la
vie qu’on leur avait enlevée ; […] aujourd’hui, la société kanak qui valorise toujours la force des
liens communautaires n’en ignore pas pour autant l’existence des droits attachés à la personne,
spécialement lorsque celle-ci se retrouve victime ; que ces droits attachés à la personne trouvent
leur expression privilégiée, mais non exclusive, dans la volonté du clan dont chaque membre est
un élément actif en étant partie prenante à la décision commune »537 (sur tous ces éléments, voir
É. Cornut, III. A.). À d’autres endroits, la coutume va venir orienter l’appréciation faite par les
juridictions aussi bien des fautes (sp. les violences, v. É. Cornut, II.) que des dommages (sp. le préjudice collectif clanique, voir É. Cornut II. B. 2.). Cette hybridation des cadres du droit commun
et des conceptions de la coutume est d’autant plus inévitable que les juridictions retiennent un
champ d’application large de la coutume, l’emmenant ainsi sur des questions sur lesquelles il
n’existe pas de coutume « prête à l’emploi ».
535 - � our reprendre l’expression utilisée par R. Lafargue (concl.) mais à d’autres fins.
P
536 - � A Nouméa, 30 octobre 2014, RG n° 13/225.
C
537 - � A Nouméa, 23 avril 2015, RG n° 15/39.
C
197
�198
Un champ d’application étendu – Il n’existe guère de contentieux récent autour de l’application de la coutume ou du droit commun, hors situations atypiques comme celle d’un conflit
mobile (voir É. Cornut, I. B. 2.538). Il est pourtant possible de facilement constater la politique
jurisprudentielle qui veut non seulement appliquer la coutume dans tout le champ d’application qui lui est dévolu mais aussi au-delà.
D’une part, le champ d’application de la coutume est celui de la matière civile. L’avis de la Cour de
cassation du 16 décembre 2005 (n° 05-00026) ayant clairement posé la relevance de l’ensemble
de la matière civile à la coutume, les juridictions restent fidèles à cette approche large. La délimitation de ce champ n’est toutefois pas si évidente : si elle inclut assurément le statut personnel et la terre coutumière, et si elle exclut tout aussi assurément la matière pénale, certaines
questions soulèvent des discussions qui ont toutes été résolues au profit de la coutume. Ainsi,
l’avis de la Cour de cassation précité portait sur l’assistance éducative : bien que la notion soit
étrangère à la coutume kanak, c’est en considération de son univers, et donc par une formation coutumière, qu’un litige en la matière doit être tranché (B. Cagnon, I.). Encore, les litiges
relèvent de l’application de la coutume, même si, pris globalement, ils concernent une partie
de droit commun : « Si le principe, qui suit une logique assimilationniste, peut trouver une justification historique et est soutenu par d’autres textes, une application davantage distributive
des normes apparaît aujourd’hui, notamment du fait du transfert de la compétence du droit
civil à la Nouvelle-Calédonie, devoir être envisagée » (É. Cornut I. B. 1.). Enfin, et surtout, la
question des intérêts civils liés à une infraction pénale relève de la coutume kanak, et ce y
compris si les juridictions pénales restent compétentes pour se prononcer sur le volet civil,
position partagée par les juridictions judiciaires et constitutionnelle (voir É. ornut, I. A. 2.).
C
Hors ces hypothèses particulières, le contentieux est faible sur le champ d’application de la
coutume. Selon B. Cagnon (I.), « Si la loi de 1999 a clairement établi quel critère est à prendre
en compte pour décider de l’application de la coutume kanak, quelques doutes subsistaient
encore à propos du domaine de cette application mais ils ont été rapidement dissipés par la
jurisprudence. Peu de décisions parmi celles sélectionnées pour notre étude témoignent de ces
difficultés qui semblent donc avoir été réglées ».
D’autre part, le champ d’application de la coutume dépendant du statut personnel des requérants, plus le statut coutumier peut être facilement reconnu judiciairement, plus la coutume
pourra trouver application. Or, à cet égard, le contentieux du changement de statut est profondément marqué par une interprétation extensive de la loi organique : les conditions énoncées pour les différentes actions ouvertes par cette loi sont toutes interprétées le plus largement ; quand cette interprétation n’y suffit plus, les juridictions ont ouvert une nouvelle
voie d’accès au statut coutumier. Ces extensions procèdent de la prise en compte de la réalité
sociologique clairement affirmée dans les arrêts rendus en la matière : l’intérêt est de faire
coïncider le statut avec la réalité de la vie dans un clan. La volonté des juges de respecter la
réalité sociologique lorsqu’ils font application de la coutume s’étend ainsi par contagion à leur
interprétation de la loi organique sur les actions ouvertes pour la reconnaissance du statut
coutumier (voir P. Dalmazir et P. Deumier, I. et II.).
On relèvera à cet égard que si les constituants ont pu un temps penser que le statut coutumier
disparaîtrait progressivement au profit d’options pour le droit commun, cette perspective est
démentie par le contentieux. Le contentieux du changement de statut au bénéfice du statut
538 - � hangement de statut entre le fait générateur du dommage et la demande de réparation de ce dommage.
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
coutumier est nourri (plus de deux cents décisions sur la base)539. En définitive, la volonté des
requérants combinée à la jurisprudence extensive des juridictions aboutit à un droit coutumier qui est loin d’être menacé de disparition. H. Fulchiron relève dans ce même sens que
« bien qu’un bilan statistique précis reste à établir, le recours aux juridictions coutumières est
en progression sur la période récente » (Introduction). De façon plus troublante, cette tendance clairement univoque, comme le constat largement partagé par les contributions d’une
application rigoureuse voir élargie de la coutume, est en décalage avec la perception des représentants coutumiers qui, lors du séminaire organisé par le LARJE, se sont essentiellement
inquiétés du phénomène inverse d’abandon du statut coutumier540.
Une application rigoureuse de la coutume – Dans son large champ d’application, la coutume
est appliquée le plus souvent dans toute sa rigueur. Particulièrement, en matière de filiation,
il a été relevé que « Franchissant un pas de plus vers un strict respect de la coutume, la Cour
d’appel de Nouméa, dans son arrêt du 26 mars 2015 (RG 14-45, R. Lafargue) affirme que même
si le père a reconnu l’enfant à l’état civil, il n’a aucun droit ni aucune obligation à l’égard de
l’enfant dès lors que les gestes coutumiers n’ont pas été accomplis […]. On peut penser que
c’est aller trop loin, quand bien même on affirmerait que « l’intérêt supérieur de l’enfant est
de voir consacrée la place qu’il occupe dans le seul clan qui le reconnaisse comme membre : le
clan maternel » » (H. Fulchiron, I. B. 2.). Cette même rigueur se traduit par le refus des juges
de faire droit aux tentatives des requérants de plaider pour une évolution de la coutume, du
moins dans ses grands principes. Ainsi, selon un jugement nuancé, « Si certes le tribunal est
sensible aux arguments avancés par les parties au terme desquels la coutume doit s’adapter et
« évoluer », il n’en reste pas moins que la présente demande ne peut aboutir eu égard au fait
qu’elle porte atteinte à deux principes fondamentaux de la coutume, d’une part la conception
de la filiation paternelle dans le monde kanak et d’autre part le respect de la parole donnée
et consacrée par le geste coutumier »541 (H. Fulchiron, I. C.). Pour autant, il a été possible de
déceler des décisions, isolées, qui tentent de contourner une excessive rigueur – tout comme
les juges contournent à l’occasion une excessive rigueur de la loi. Par exemple, « L’application de la règle coutumière pourrait toutefois aboutir à des solutions rudes, sinon injustes.
Le juge tente alors d’atténuer la rigueur coutumière, sans toutefois écarter expressément son
application […] Ainsi, dans une décision récente542, la Cour d’appel de Nouméa a subtilement
contourné la règle coutumière par l’invocation, d’une part, de la Charte des valeurs et, d’autre
part, de la « turpitude du mari » » (G. Casu, II. B. 2.).
Des droits fondamentaux au service de la coutume – Les rapports entre la coutume kanak et
les droits fondamentaux ne sont pas les plus évidents. Il est en effet possible de craindre que
ces deux conceptions du rôle de l’individu, de sa place et de ses devoirs soient très difficilement
compatibles. Cette confrontation peut, de façon prudente, être évitée, comme le fit un arrêt de
la Chambre criminelle en mettant la coutume à l’abri de la Convention européenne des droits
de l’homme. L’arrêt conclut à l’absence d’atteinte à son article 14 par la dualité des juridictions
se prononçant en matière civile et pénale, selon que la victime est de droit commun ou de statut
539 - � oir P. Dalmazir et P. Deumier, Introduction, cette importance ne préjugeant en rien de l’importance du mouveV
ment inverse, qui ne se retrouve pas sur la base.
540 - � e séminaire avec les assesseurs coutumiers, organisé par le Larje à l’Université de la Nouvelle-Calédonie, le
C
4 mai 2015, peut être intégralement écouté via le site http://coutumier.univ-nc.nc.
541 - � PI Nouméa le 21 février 2011, RG 9-451.
T
542 - � A Nouméa, 1er octobre 2015, n° 14/00240.
C
199
�200
coutumier, « en l’état de la déclaration de la France effectuée en application de l’article 63 devenu
l’article 56 de la Convention européenne des droits de l’homme »543. En effet, lors de la ratification de la Convention, la France a déclaré ce texte applicable « à l’ensemble du territoire de la
République, compte tenu, en ce qui concerne les territoires d’outre-mer, des nécessités locales
auxquelles l’article 63 de la Convention (actuel article 56) fait référence ». Cette référence aux
nécessités locales pourrait expliquer la faible invocation de la Convention dans le contentieux
appliquant la coutume kanak – et, plus largement, des sources externes. Ainsi, J.-S. Bergé, dans le
cadre de la recherche, a recherché méthodiquement les décisions mettant en œuvre des sources
externes. Son bilan a fait état de 20 décisions seulement faisant référence à une source externe
ayant pu être recensées sur 559 entrées, seules 14 d’entre elles y faisant référence dans les motifs
des juges. Faible quantitativement, la mobilisation de sources externes est également légère qualitativement : selon J.-S. Bergé, l’essentiel de ces références « se veut corroboratif (convergence
des solutions coutumières et du droit européen) ».
Plusieurs contributeurs ont également relevé que l’invocation des droits fondamentaux s’en
tenait généralement à une affirmation de convergence, par ailleurs peu démontrée – étant précisé que ce contrôle de conventionalité par argument d’autorité n’est pas spécifique à la coutume
kanak, les juridictions métropolitaines étant loin d’ignorer la méthode pour le contrôle de la loi.
C’est donc finalement assez classiquement qu’il est affirmé par une décision que « ces règles coutumières ne sont contraires ni aux droits garantis par l’article 8 de la convention européenne des
droits de l’homme (respect dû à la vie privée et familiale) ni au “droit” pour l’enfant de “connaître
ses origines”, ni à l’intérêt supérieur de l’enfant apprécié au regard des normes coutumières que
désigne son statut personnel constitutionnellement garanti »544. D’autres décisions vont plus
loin : non seulement la coutume ne porte pas atteinte aux droits fondamentaux mais encore
c’est l’application de la coutume qui incarne le respect des droits fondamentaux. Le constat a été
fait en matière de filiation : « certains jugements tentent de concilier coutume kanak et droits
fondamentaux en présumant, en quelque sorte, que le respect de la coutume kanak garantit le
respect des droits fondamentaux » (H. Fulchiron, Introduction). Il a été réitéré à propos des
pensions alimentaires : « les parties avaient sollicité une évolution de la coutume en raison de sa
contrariété par rapport à la Convention européenne des droits de l’homme. […]. Le juge utilise
tout l’arsenal juridique à sa disposition pour arriver à la conclusion que, non seulement la règle
coutumière ne viole pas l’article 8 de la CEDH, mais elle permet au contraire d’assurer sa bonne
application. En effet, le respect de l’article 8 « postule », selon les juges, l’application des règles
coutumières »545 (G. Casu, III.). Enfin, lorsque la coutume n’est pas présumée incarner les droits
fondamentaux, ce sont les droits fondamentaux qui fondent l’extension de l’application de la
coutume : c’est ainsi l’article 8 de la Convention EDH qui fonde l’action en revendication de
possession d’état (P. Dalmazir et P. Deumier, II.).
En définitive, il apparaît dans la jurisprudence « que la conciliation des principes coutumiers
tels qu’ils sont exposés par les juges et tels qu’ils sont inscrits désormais dans la Charte, avec
les droits fondamentaux, se fait par voie d’affirmation, à travers des formules rituelles, fondées sur un parti pris idéologique très fort : le respect de la vie privée des personnes de statut
coutumier, tel que garanti par l’article 8 de la Conv. EDH, passe par le respect des règles coutu-
543 - � ass. crim., 30 juin 2009 : Bull. crim. n° 139 ; JCP G 2009, n° 44, 384, 2nde esp., cité par É. Cornut, I. A. 1.
C
544 - � A Nouméa, 20 mars 2014 (RG 12-519), cité par H. Fulchiron, I. B.1. b et I.B. 2. ; également, CA Nouméa, 9 sepC
tembre 2013 (RG 12-59, R. Lafargue rapp., préc.) sur lequel voir H. Fulchiron I. B. 2.
545 - � A Nouméa, 26 mars 2015 (RG 14-45).
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
mières ; le respect des droits de l’enfant, tels que garantis par la CIDE passe par le respect des
principes qui gèrent la société kanak dans laquelle vit l’enfant » (H. Fulchiron, I. C. 2.).
Il ressort de ce premier examen que les formations coutumières donnent de très nombreuses
marques de leur volonté, renforcée dans le temps, de respecter la coutume : respect par sa
formulation soigneuse, nourrie et expliquée ; respect dans son application, déployée dans tout
son champ et mise à l’abri tant de la contagion du droit commun que de l’obstacle des droits
fondamentaux. Cependant, ce respect ne place pas le juge dans une position d’oracle de la
coutume. Parce que ces décisions sont, comme il a été vu, souvent longuement motivées, il est
possible d’y observer comment les juges élaborent la coutume kanak dont ils vont ensuite faire
application : la part de construction judiciaire va ainsi se révéler dans la détermination de la
teneur de la coutume.
II. LA COUTUME, CONSTRUITE PAR LES DÉCISIONS JUDICIAIRES
Tous les contributeurs ont relevé « la formation d’une sorte de coutume jurisprudentielle »
(H. Fulchiron, Introduction). De façon plus originale, les arrêts peuvent faire eux-mêmes référence à « la coutume judiciaire (le Droit dit par les juridictions avec assesseurs coutumiers) »546.
Cette même décision est très riche en éléments de compréhension de la conception que les
juridictions se font de la construction de cette coutume judiciaire. En effet, elle y affirme clairement, après avoir longuement rappelé la conception kanak du rapport à la Terre, que c’est la
« normativité autochtone » « qui fonde le droit coutumier », qui « est la source première et essentielle de la coutume judiciaire » : les décisions ne créent donc pas la coutume mais s’abreuvent
à sa source. Pourtant, cette normativité autochtone est très souvent confortée par sa reconnaissance par des décisions de justice précédentes : selon la même décision, « il importe de redire
l’importance de la normativité et de la spiritualité kanake qui fonde le droit coutumier, comme
l’a fait une précédente décision du tribunal de Lifou à laquelle il convient de se référer ». Ainsi,
la décision se nourrit de diverses sources pour établir le contenu de la coutume (A.), avant de
devenir elle-même l’une de ses principales sources, en tant que précédent (B.).
II. A. Les sources du précédent
Les assesseurs et les autres acteurs du procès – La principale source de connaissance de la
coutume tient à la présence des assesseurs : l’existence même de formations coutumières est
justifiée par le besoin de connaître un droit qui n’est pas celui des juges professionnels547. Les
contestations entre parties de statut coutumier, sauf renonciation548, et relevant de la matière
civile sont dès lors portées devant les juridictions complétées par des assesseurs coutumiers,
en nombre pair, avec voix délibérative549. Certaines décisions, assez rares, rapportent les propos
des assesseurs : « Les assesseurs ont rappelé qu’une “case est sacrée”, qu’on n’y entre pas “n’importe comment” et qu’en tout état de cause “on ne brûle pas pour régler les problèmes” »550. Selon
546 - � ouméa 11 octobre 2012, n°11/425 P… c. K…, cité par R. Lafargue, I. A.
N
547 - �Sur le fonctionnement des juridictions coutumières, le rôle des assesseurs, leur importance pour la connaissance
de la coutume et la légitimité des décisions, voir la contribution de D. Rodriguez, infra Partie 2 – Chapitre 3 –
S
ection 1 – § 1.
548 - Sur laquelle, É. Cornut, I.
�
549 - � rt. L. 562-19 et s. C. O. J.
A
550 - � PI Nouméa, sect. Koné, 15 octobre 2012, RG n° 12/3, cité par É. Cornut, II. B. 1. a..
T
201
�202
G. Casu (III.), dans un jugement remontant à 1999, « la coutume semble directement retranscrite
telle qu’elle a été transmise par les assesseurs coutumiers » : « attendu que le Tribunal, dans son
actuelle composition remarque que, d’un point de vue coutumier, pour contraindre l’époux à
soutenir financièrement l’épouse, il faudrait qu’ils résident ensemble […] attendu que l’épouse
se devait de réfléchir avant de dire oui au grand chef sur le mariage, même si l’époux est alcoolique et qu’il lui appartient d’assumer ses choix ». Selon le même auteur, « À l’inverse, dans les
décisions postérieures à 2010, si la coutume est citée par le juge, elle est reformulée ». En effet,
parce que les assesseurs coutumiers participent à la formation qui rend la décision, leur apport
spécifique n’est souvent pas identifiable : la décision n’est pas plus la leur que celle des juges
professionnels. Ainsi, la coutume, telle qu’elle est transcrite dans les décisions, n’est souvent pas
perçue comme le décalque des propos des assesseurs mais comme le fruit de la juridiction, composée d’assesseurs et de juges professionnels. Selon H. Fulchiron (I. A.), « la conception kanak de
la parenté se “cristallise” à partir de 2011 dans des formules très travaillées que l’on peut imaginer
être le fruit des dires des assesseurs coutumiers et des connaissances personnelles des magistrats
professionnels »551. En décalant un peu l’objet de ce développement, il est possible de relever que
la coutume judiciaire naît également d’une tension relevée à plusieurs occasions avec le ministère Public. Étienne Cornut cite à plusieurs reprises une position tenue, à tort, par le ministère
Public sur l’incapacité de la coutume à permettre d’obtenir réparation (voir Introduction ; IIA1 ;
IIB) ; H. Fulchiron (IIA) relève une jurisprudence en matière d’adoption rendue « sur fond de
difficulté de compréhension entre magistrats du siège et magistrats du parquet... » ; P. Dalmazir
et P. Deumier (II) constatent que : « Les juges vont commencer à développer la possibilité de
demander un changement de statut hors des fondements examinés une fois l’action de l’article
13 al. 2 forclose, en dépit des oppositions du ministère public ». Enfin, parmi les acteurs du procès dont l’échange d’arguments va faire naître la décision, il a été remarqué par un contributeur
qu’« Il est cependant intéressant de percevoir que les parties, même si elles peuvent évoquer le
respect de la règle coutumière, n’en produisent pas le contenu explicite » (V. Poux, III.).
La Charte – La Charte du peuple kanak ayant été adoptée très récemment (avril 2014), il était à
craindre qu’elle n’ait pas encore eu le temps d’être reçue par les juridictions. Loin de là, tous les
contributeurs ont pu relever l’enrichissement des motifs de références à la Charte. En matière
d’autorité parentale, « les juges utilisent avec abondance la Charte des valeurs au sein des
motifs. Au même titre que le rappel de la règle coutumière, cela est facteur de lisibilité et de
sécurité juridique. Il n’a pas cependant été constaté, à la lecture des arrêts les plus récents, que
les parties utilisent également les articles de la Charte des valeurs. »552 (V. Poux, III.). La référence à la Charte est confirmée pour l’ensemble des thématiques étudiées. En matière de pension alimentaire, les décisions, depuis qu’elles sont plus développées, « mentionnent même,
parfois, la Charte des valeurs. »553 (G. Casu, III.). En matière de filiation, la coutume judiciaire
« trouve un nouveau fondement avec la Charte du peuple kanak (art. 62 et s.)554 » (H. Fulchiron,
551 - � galement, I. B. 1. a. : « la coutume telle que dite par les assesseurs et transcrite par le juge professionnel ».
É
552 - � itation de l’article 66 : TPI Nouméa, 09/01/15, n° 14/00948 ; TPI Nouméa, 11/03/15, n° 14/01455.Citation des
C
articles 62, 63, 64, 65 : TPI Nouméa, 16/03/15, n° 14/00155 ; TPI Nouméa, 16/03/15, n° 14/00286 ; TPI Nouméa,
16/03/15, n° 14/00301 ; TPI Nouméa, 20/01/15, n°14/01554.
553 - � PI Nouméa, 9 janvier 2015, n° 15/1 (qui se fonde sur l’article 62 de la Charte) ; CA Nouméa, 1er octobre 2015,
T
n° 14/00240 ; TPI Nouméa, 1er décembre 2014, n° 14/95.
554 - � laquelle se réfère le TPI Nouméa, JAF, avdd., 20 février 2015, RG 14-1835 (D. Rodriguez, prés. ; en l’espèce, les
À
assesseurs coutumiers étaient absents et les parties avaient renoncé à leur présence) ou le TPI Nouméa, sect.
Koné, JAF, avdd, 16 mars 2015, RG 14-66 (D. Rodriguez, prés.).
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
IA1555). En matière de terres coutumières, un arrêt a jugé que « M. X établit que son clan subit
un “préjudice moral coutumier”, dont le montant doit être fixé à Un million de Francs CFP
compte tenu de la durée de la procédure depuis 2006, de la violence morale exercée sur le
clan tout entier, du caractère public de l’outrage porté aux valeurs coutumières, c’est-à-dire
de l’atteinte portée à “l’organisation sociale fondée sur le respect de l’esprit des ancêtres [...] la
complémentarité et la solidarité des clans” (“Charte du Peuple Kanak” précitée) »556. Enfin, en
matière d’intérêts civils, la Charte a été longuement citée pour évaluer un préjudice moral en
tenant notamment compte de ce que représente la femme pour un clan : « Qu’il convient de
rappeler qu’au regard des valeurs exposées dans la Charte du peuple Kanak :“60 La femme est
l’être sacré qui donne la vie. Une fille ou une femme a pour symbole végétal et naturel, le taro
d’eau, le cocotier et l’eau. Elle est source de vie et de fertilité. Elle est la source de nouvelles
alliances et le lien entre les clans et entre les générations. Elle est la valeur absolue pour la
paix et la prospérité” ; “68 [...] L’homme a autorité sur la terre et la femme sur les enfants, leur
éducation et la vie familiale. La femme est l’être sacré qui donne la vie et doit être respectée
comme telle. Elle a un rôle d’assise et de cohésion sociale dans la famille et dans le clan” ;
Qu’elle est celle qui perpétue la vie (la victime avait 42 ans et un petit garçon de 3 ans), or,
toujours selon la Charte du peuple kanak, “62 La naissance d’un enfant est un acte de foi et
un gage d’avenir pour le clan et sa destinée. La naissance implique la reconnaissance du lien de
sang avec l’oncle maternel” ; Que l’appréciation du préjudice moral invoqué par les membres
du clan (frères et sœurs et nièces) doit être faite à la lumière de cette normativité autochtone
qui souligne au travers de la perte d’un être cher, l’atteinte portée au clan tout entier et donc
aux valeurs coutumières fondées sur des solidarités entre membres d’un même clan »557.
L’intégration de la Charte dans les décisions appliquant la coutume est donc clairement acquise.
Mais il faut se garder de surévaluer cette référence : la multiplication des citations ne traduit
pas une coutume désormais mieux appliquée par les juges ou même, tout simplement, une coutume désormais différemment appliquée par les juges. En effet, cet enrichissement ne semble se
traduire dans aucun des domaines étudiés par une modification de la jurisprudence : la Charte
est dès lors un argument qui vient conforter la coutume judiciaire, en permettant de vérifier
sa compatibilité aux valeurs proclamées. Elle ajoute à la coutume judiciaire déjà construite un
argument persuasif, d’autant plus utile qu’il sert la légitimité et l’acceptabilité de la décision.
Autres sources – Certaines décisions vont assez logiquement citer des textes institutionnels. La tendance est particulièrement nette en matière de dissolution du mariage où, « À
partir de 2007, la motivation fait référence à la loi du pays n° 2006-15 du 15 janvier 2007 sur
les actes coutumiers et à titre liminaire, les juges rappellent les principes coutumiers applicables de manière claire et précise. À partir de 2010, l’évolution est encore plus flagrante : les
juges rappellent successivement dans leur motivation – et ce de manière méthodique – les
555 - Également, IB2 : « Depuis sa promulgation, la Charte des valeurs sert également de référence pour les juges. Par
�
exemple, le TPI Nouméa JAF, 20 février 2015, avdd, RG 14-1835 D. Rodriguez prés.) cite à la fois la coutume telle que
révélée par la jurisprudence (« Dans la coutume, le principe de solidarité qui lie les parents se manifeste dans le devoir
d’aide et assistance mutuelles et réciproques, et, lorsque les parents ne sont pas mariés, les enfants appartenant au clan
du père, celui-ci a l’obligation de les nourrir et les prendre en charge ; il en résulte l’obligation pour le père qui a reconnu les enfants, lorsque les parents, non mariés, vivent séparés, de contribuer aux charges de l’éducation de ses enfants,
cette contribution s’appréciant en considération des obligations coutumières, incluant les solidarités familiales, et en
considération des ressources respectives des parties (CA Nouméa; 12 juin 2013. n°115) » et la « Charte des valeurs ».
556 - � A Nouméa, 22 mai 2014, RG n° 12-101, cité par R. Lafargue, II. A. 2.
C
557 - � A Nouméa, 23 avril 2015, RG n° 14/307, cité par É. Cornut, II. B. 2.
C
203
�204
principes coutumiers applicables à l’espèce en cause, puis les dispositions de la loi du pays
2006-15 du 15 janvier 2007 » (A. Nallet, I. V. A. 1.). Cette cohérence des principes coutumiers
et des actes les reprenant se retrouve en matière de filiation, contentieux dans lequel des
décisions font parfois référence à la délibération n° 424 du 3 avril 1967 relative à l’état civil
des citoyens de statut civil particulier (ex. pour l’adoption, H. Fulchiron, II. A.). L’une de
ces décisions va très soigneusement justifier que cette délibération a consacré les normes
autochtones : « Que ces règles se trouvent consacrées dans la formulation lapidaire de l’article 35 de la Délibération n°424 du 3 avril 1967, relative à l’état civil des citoyens de statut
civil particulier (modifiant l’arrêté n°631 du 21 juin 1934) ; […] Qu’ainsi, les règles propres à
l’état civil coutumier traduisent la prise en compte des normes autochtones qui posent le
principe de l’appartenance »558.
Les décisions les plus récentes étant rédigées sur un mode dissertation, faisant de longs développements pour décrire la coutume, il n’est pas étonnant d’y trouver des références plus
variées. Certaines décisions font ainsi expressément référence à des ouvrages, de nature juridique (« qu’ainsi, la paternité même fondée sur une réalité biologique, est exclusivement un
fait social institué par la norme coutumière (cf. Sana-Chaillé de Néré, “Miroir d’outremer. La
famille, le droit civil et la coutume kanak”, Mélanges Hauser, p. 662) »559, H. Fulchiron, I. A.) ou
non (« le pasteur Leenhardt souligne que si le grand chef dispose de terres ce ne peuvent être
que les terres de son propre clan (Gens de la Grande Terre, p. 151) »560. Une décision fait à l’occasion référence, à titre d’« exemple », à ce que « la jurisprudence de la Cour Interaméricaine des
Droits de l’Homme qualifie de « préjudice spirituel » pour appréhender une forme aggravée
de préjudice moral lorsque l’atteinte causée à l’un des leurs affecte le lignage complet ; […]561
(É. Cornut, II. B. 2.). Si ce type de référence peut étonner dans une décision de justice française,
il faut relativiser son originalité : c’est le fait de faire figurer l’argument dans la décision qui est
inhabituel, non celui, pour les juges, de rassembler largement tous les arguments susceptibles
d’éclairer la décision à prendre. De telles sources variées se retrouvent dès lors habituellement
dans les travaux préparatoires des arrêts. Ainsi, R. Lafargue (I. A.), à propos d’un arrêt de la
Cour de cassation562, étudie longuement le rapport du conseiller rapporteur, notamment en
ce qu’il « a opéré un parallèle entre cette affaire et celles qui voient dans les pays anglo-saxons
revendiquer le « titre indigène/ancestral ».
Une autre référence est plus étonnante : en effet, il ne s’agit plus seulement de déployer une
argumentation juridique multi-sources mais d’étendre les références au-delà de la seule culture
juridique. C’est ainsi qu’un arrêt de la Cour d’appel de Nouméa cite un extrait de la Bible, mis
en parallèle avec le contenu de la coutume : « Par ailleurs, il convient de rappeler qu’une fois
l’an, lors de la fête de l’igname, chaque clan vient présenter au grand-chef les prémices de la
récolte, lors d’un cérémonial dont la forte portée symbolique n’est pas sans rappeler ce passage
de la Bible : “tu prendras des prémices de tous les fruits que tu retireras du sol dans le pays que
l’Éternel, ton Dieu, te donne [...] tu diras devant l’Éternel, ton Dieu : Mon père était un Araméen nomade, il descendit en Égypte avec peu de gens, et il y fixa son séjour ; là, il devint une
nation grande, puissante et nombreuse [...] [l’Éternel] nous a conduits dans ce lieu, et il nous
558 - � A Nouméa, 9 septembre 2013, RG 12-59, cité par H. Fulchiron, I. B. 1. a.
C
559 - � A Nouméa, 20 mars 2014 (Ch. cout., RG12-519, rapp. R. Lafargue), cité par H. Fulchiron, I. A. 1.
C
560 - � A Nouméa, 22 août 2011, RG n° 10/531 et n° 10/532, cité par É. Cornut, II. B. 2.
C
561 - CA Nouméa, 26 mars 2015, RG n° 14/24. Idem : CA Nouméa, 23 avril 2015, RG n° 15/39.
�
562 - Cass. Civ. 3ème, 21 mai 2014 n° 12-25.432.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
a donné ce pays, pays où coulent le lait et le miel. Maintenant voici, j’apporte les prémices
des fruits du sol que tu m’as donné, ô Éternel !” (Deutéronome 26 : 2-5-9-10 extraits) »563. Le
style de rédaction n’est ici pas suffisant à expliquer cette construction du contenu du droit
par l’invocation, sur le mode de la dissertation, de tous les arguments à disposition, juridiques
mais aussi non juridiques : les décisions faisant application de la coutume se rapprochent à cet
égard, tout en restant très éloignées de leurs caractéristiques, du style des décisions nord-américaines. Ce parallèle est plus net encore dans l’utilisation qui est faite de la décision rendue
dans les litiges suivants, en tant que précédent.
Règles spécifiques, doctrine, Charte du peuple kanak viennent ainsi s’ajouter aux apports des
assesseurs coutumiers pour permettre à la formation de dire la coutume. Les décisions calédoniennes ne se distinguent pas tant par cette prise en compte de sources très diverses : les
juridictions métropolitaines, lorsqu’elles doivent dire le droit en recourant à l’interprétation,
s’appuient également abondamment sur la doctrine, la jurisprudence mais aussi, plus ponctuellement, le droit comparé564. Dire le droit n’est dès lors pas plus une opération oraculaire
quand celui-ci repose sur des bases textuelles législatives que lorsqu’il doit être dégagé des
pratiques et conceptions sociales. En revanche, ce qui distingue le droit coutumier judiciaire,
c’est l’insertion de toutes ces considérations au sein de la décision, quand elles demeurent plus
souvent, dans la tradition de motivation française, dans les étapes préparatoires de la décision.
Cette plus grande transparence, qui ne se trouve pas dans les décisions rendues par les mêmes
juridictions lorsqu’elles font application de la loi organique en matière de changement de
statut, est spécifique à la coutume : confrontées à un droit mal connu, non écrit, soumis dès
lors au risque d’être malmené ou d’être considéré différemment d’une décision à une autre,
les juridictions tentent de remédier à cette difficulté de connaissance en écrivant la coutume
sur un mode narratif565. Une fois cette décision rendue, et étant rappelé que la motivation est
désormais souvent très prolixe sur le contenu de la coutume, elle va constituer un précédent
utile pour se prononcer sur les situations analogues à venir.
II. B. Le précédent devenu source
Les précédents, sources de cohérence jurisprudentielle – La cohérence opère d’abord, dans
la tradition de motivation française pudique à l’égard des précédents, par la simple reproduction, de décision en décision, d’une formule éprouvée pour faire état de la coutume. Ainsi, en
matière de filiation, les « formules sont ensuite reprises de jugement en jugement et d’arrêt en
arrêt », H. Fulchiron ajoutant immédiatement « certaines décisions citant d’ailleurs explicitement des décisions antérieures » (I. A). Le constat est largement partagé : les décisions rendues
en formation coutumière se réfèrent de façon très fréquente (V. Poux, III.), voire systématique
(G. Casu, III), aux précédents des juridictions calédoniennes. Les exemples pourraient être
déclinés à loisir de motifs venant appuyer un élément de la coutume sur la mention d’une précédente décision : par exemple, « il n’appartient pas à la juridiction civile, saisie de la demande
de réparation d’un dommage causé à des victimes, de se faire juge de l’opportunité d’une
563 - CA Nouméa 22 mai 2014 RG n°2012/101, W… c.…, cité par R. Lafargue, II. A.2.
564 - � oir, sur les références abondantes dans les travaux préparatoires des arrêts à la doctrine et à la jurisprudence et,
V
plus ponctuelle, au droit comparé, P. Deumier (dir.), Le raisonnement juridique. Recherche sur les travaux préparatoires des arrêts, Dalloz, Méthodes du droit, 2013.
565 - � oir la contribution de D. Rodriguez, infra Partie 2 – Chapitre 3 – Section 1 – § 1, spéc. I.3. : « la jurisprudence
V
élaborée depuis une quinzaine d’années permet aux magistrats, même en l’absence des assesseurs, d’avoir une
référence quant aux règles coutumières qui s’appliquent, dans les cas d’espèce qui lui sont soumis ».
205
�206
réconciliation qui opère selon des processus – auxquels renvoie l’article 1er de l’ordonnance
n° 82-877 du 15 octobre 1982 – dont la juridiction n’a pas à connaître (en ce sens : CA Nouméa,
12 Juin 2013, R. G. no 12/ 387, consorts J.c. L.) »566. La mention de précédents est également
relevée par un contributeur lorsqu’elle vient clore un épisode de divergence entre juridictions
du premier et du second degré : lors de leur ralliement à la solution de la Cour d’appel, « certains jugements de première instance citent même ouvertement l’arrêt de la Cour d’appel de
Nouméa de 1990567. Ainsi, il est précisé dans le jugement du 30 août 2010 que « l’enfant légitimé par le mariage de ses parents devant l’officier de l’état civil de droit commun acquiert à
cette date le statut civil de droit commun des enfants légitimes issus de mariages mixtes (voir
en ce sens Cour d’Appel de NOUMEA du 3 septembre 1990 n° 195 et TPI NOUMEA 3 mai
2010 n° 9/145) »568 » (B. Cagnon, I.).
Il ne faut pas trop rapidement déduire de l’épisode qui vient d’être relaté que l’autorité du
précédent serait spécifique aux arrêts de la Cour d’appel. Bien au contraire, ces derniers font
régulièrement référence aux décisions du TPI, le cas échéant pour leur reconnaître valeur de
précédent. Par exemple, H. Fulchiron (IB1a) fait état d’un arrêt de la Cour d’appel de Nouméa
selon lequel « le statut de l’enfant a été défini notamment par deux jugements du tribunal de
Nouméa en date du 21 février 2011 (RG n°11/149 H. c. T. et RG n° 09/451W. c. W. – Doctr. :
Faberon (dir.), Peuple premier et cohésion sociale en Nouvelle-Calédonie : identités et rééquilibrages, PUAM, 2012, p. 79 à 90), mais encore par un arrêt de cette Cour en date du 11 octobre
2012 (RG n°2011/531, I. c. D.) »569. Étienne Cornut (II)570, cite également un arrêt d’appel reprenant les principes coutumiers énoncés par le TPI, en expliquant que « le jugement déféré a
méconnu le principe coutumier du droit à réparation en rejetant purement et simplement les
demandes indemnitaires, et en omettant de tirer les conséquences du principe qui s’y trouve
affirmé à titre liminaire, et que la Cour, statuant en une composition coutumière élargie, fait
sien et réaffirme (“la réparation d’un dommage, personnel ou matériel, résultant d’un fait
volontaire ou non, commis par une personne de statut coutumier kanak est admis dans les
relations coutumières”) »571. Ainsi, il s’agit d’une construction prétorienne locale et partagée
par les différentes juridictions calédoniennes. La pratique, puisqu’elle est affichée, est dès lors
connue des parties, qui n’hésitent pas à fonder leurs prétentions sur cette jurisprudence locale.
Ainsi un arrêt rendu en matière de changement de statut expose-t-il que « M. Karl X. qui s’est
vu notifier la requête et le mémoire ampliatif d’appel le 8 septembre 2011, a comparu et a sollicité le bénéfice de la jurisprudence résultant de l’arrêt : Nouméa, 29 septembre 2011, Ministère
public contre Saïto, RG 11-46, notamment en ce qu’elle fonde l’action en evendication de
r
566 - � A Nouméa, 23 avril 2015, RG n° 15/39, cité par É. Cornut, III. A.
C
567 - � oir not. TPI Nouméa, 30 août 2010, RG 10-264, statuant tant sur la question du statut que du nom de l’enfant ;
V
TPI Nouméa, 12 décembre 2011, RG 11-1931 ; TPI Nouméa, 20 septembre 2012, RG 12-830.
568 - � PI Nouméa, 30 août 2010, RG 10-264, déjà cité.
T
569 - � A Nouméa, 9 septembre 2013 (RG 12-59).
C
570 - � galement, R. Lafargue, (IA) cite CA Nouméa 22 mai 2014 RG n°2012/101, W. c. : « comme l’a fait une précédente
É
décision du tribunal de Lifou à laquelle il convient de se référer : “le lien à la terre est le fondement de la vie
kanak. La terre est fécondée par l’igname qui est le fruit du travail des hommes. Les hommes portent l’igname
qui est le fruit de la terre […] ».
571 - � A Nouméa, 12 juin 2013, RG n° 12/397 (infirmant TPI Nouméa, sect. Koné, 17 septembre 2012, RG n° 12/170).
C
Adde TPI Nouméa, sect. Koné, 22 décembre 2014, RG n° 14/128 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 28 juillet 2014, RG
n° 11/331 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 16 décembre 2013, RG n° 12/55 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 5 mars 2013, RG
n° 13/54 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 13 décembre 2010, RG 10/243, avd.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
statut sur l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des
libertés fondamentales (respect de la vie privée) »572.
À première vue, il n’y a rien d’inhabituel, excepté la question de la motivation, à ce qu’une
décision tienne largement compte d’un précédent. En effet, cette considération n’implique
pas nécessairement qu’il lui est reconnu une quelconque force obligatoire : à l’instar de la doctrine, l’exemple de la Cour interaméricaine ou la référence à la Charte, le précédent constitue
un argument persuasif d’autant plus important qu’il témoigne de la cohérence de la lignée
jurisprudentielle suivie par les juridictions. Ce rôle purement persuasif est souligné par le
constat que la mention d’un précédent ne vient pas se substituer au rappel substantiel de
la teneur du droit coutumier : ainsi, l’existence de précédent ne fait pas office d’une norme
constituée à laquelle il suffit de renvoyer pour fonder la décision ; elle est un élément parmi
d’autres permettant de justifier le sens qui sera une fois encore attribué à la coutume sur une
question précise. Il est toutefois possible de se demander si, à d’autres endroits, les juridictions
calédoniennes ne s’éloignent pas de cette première conception du précédent.
Les précédents et la tentation de la force obligatoire – Les décisions néo-calédoniennes
peuvent toutefois surprendre dans leur rapport au précédent, particulièrement lorsqu’elles
disent la coutume dans le dispositif et non plus dans les motifs de la décision. Cette figure est
fréquente et il est possible d’en citer trois exemples :
PAR CES MOTIFS
La Cour,
Statuant, publiquement et en formation coutumière, par arrêt contradictoire, déposé au greffe ;
Vu le jugement du tribunal correctionnel de Koné du 22 septembre 2010 ;
Et Vu le principe coutumier selon lequel «
Wamwêêng ma wadoxaharevan ra înamerâêêr ra
alôââny » (La coutume n’excuse pas la violence) ;
Dit que le droit à réparation pour la victime de statut coutumier kanak est autonome et distinct
de la « coutume de pardon », institution proprement autochtone dont la finalité est de rétablir le
lien social et l’harmonie perturbée par l’acte dommageable, laquelle ne fait pas obstacle au droit à
réparation intégrale du préjudice subi par la victime de statut coutumier kanak ;
Dit que le droit à réparation intégrale du préjudice subi par la victime de statut coutumier kanak,
impose l’appréciation de son préjudice au regard des critères et valeurs de la société coutumière, et
dans le respect de l’autorité de la chose jugée au plan pénal 573.
PAR CES MOTIFS
La Cour,
Statuant, en matière de référé, en formation coutumière, par arrêt contradictoire, déposé au greffe ;
Rejette le moyen de nullité de la décision déférée, soulevé par le ministère public, tenant à l’irrégularité de la composition de la juridiction de première instance ;
Dit que les clans kanak, en ce qu’ils sont dotés d’une possibilité d’expression collective pour la
défense des intérêts dont ils ont la charge, possèdent la personnalité juridique qui leur permet
d’ester en justice ;
572 - � A Nouméa, 19 avril 2012, 11/384.
C
573 - � A Nouméa, 26 mars 2015, RG n° 14/24. En langue Nyêlâyu ; CA Nouméa, 23 avril 2015, RG n° 15/39 (sans visa
C
du principe), cités par É. Cornut, II. B. 1.
207
�208
Rejette les deux moyens d’irrecevabilité pris du défaut d’intérêt à agir du clan A., au motif qu’il
serait dépourvu de personnalité juridique, et, au motif qu’il ne serait détenteur d’aucun droit foncier, ou prérogative en lien avec la terre ;
Constate que MM. Ferdinand et Victor A. qui agissent comme mandataires du clan A. n’ont pas
la qualité de chef de clan […]. 574
PAR CES MOTIFS
La Cour,
Statuant en chambre du conseil et en formation coutumière, par arrêt réputé contradictoire,
déposé au greffe ;
Déclare l’appel recevable en la forme ;
Vu l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales (respect de la vie privée), ensemble le principe de sécurité juridique ;
Vu l’article 15 de la loi organique no99-209 du 19 mars 1999 ;
Dit qu’au sens de ce texte toute personne a le droit d’agir pour faire déclarer qu’elle a ou qu’elle n’a
point le statut civil coutumier, et que cette action en revendication de statut n’est conditionnée que
par la preuve d’une possession d’état durable et continue correspondant au statut civil revendiqué ;
Constate que M. X. justifie de la possession d’état de citoyen de statut civil coutumier kanak […].
Les deux derniers exemples sont d’autant plus notables qu’ils procèdent à une construction prétorienne particulièrement libérée des exigences légales. Dans le premier cas, la jurisprudence
semble flirter avec le contra legem, puisque R. Lafargue (Introduction) précise « En cohérence avec
ce qui précède le Clan n’a jamais été reconnu en tant que personne morale par les lois ou décrets.
On a même cherché à substituer le GDPL aux clans. C’est à la jurisprudence que l’on doit cette
reconnaissance du clan Kanak en 2011, par deux arrêts du même jour : Nouméa 22 août 2011 RG
n° 10/531, Clan T. c. P. et GDPL clanique de B., et Nouméa 22 août 2011 RG n° 10/532, Clan T. c.
Saeml “Grand Projet VKP” ». Le deuxième dispositif reproduit est celui de l’arrêt Saïto, rendu par
la Cour d’appel le 29 septembre 2011 (RG 11/046), après une motivation nourrie, pour ouvrir une
nouvelle voie d’accès au statut coutumier par possession d’état. Avec cette lecture particulièrement constructive, les juges ne disent plus la coutume mais bien la loi organique : dès lors, « la
question de la légitimité du juge à cet égard se pose nécessairement : c’est une chose pour le juge
d’écrire la coutume, norme primaire ; c’en est une autre de fixer lui-même le cadre d’application de
la coutume, alors qu’un cadre précis existe, norme secondaire. » (P. Dalmazir et P. Deumier, concl.).
Au-delà de ces deux illustrations de l’importance des réalisations prétoriennes, les dispositifs
cités soulèvent une même question : pourquoi la jurisprudence quitte-t-elle sa localisation
naturelle, les motifs, pour intégrer la partie décisive ? En quoi la règle de droit, serait-elle
coutumière, nécessite-t-elle d’être ainsi revêtue de l’autorité de chose jugée ? Les frontières
ne sont certes pas tranchées « entre chose jugée – voyez le dispositif – et chose interprétée,
reportez-vous aux motifs »575. Il est cependant difficile de ne pas relever le déplacement de la
jurisprudence en matière coutumière et de rapprocher cette méthode de la doctrine défendue
par Régis Lafargue d’une coutume judiciaire se construisant sur un mode de common law576.
574 - � A Nouméa, 22 août 2011 RG 10/531.
C
575 - � h. Théry, « Rapport de synthèse – Autorité de chose jugée », Procédures, août 2007, étude 22, n° 29.
P
576 - � x., en dernier lieu, R. Lafargue, La coutume face à son destin, sp. 341 : « Toutes les conditions sont réunies pour
E
que l’institution judiciaire en Nouvelle-Calédonie ne se résume pas à l’image de l’État, et qu’émerge une autre
figure d’autorité : celle du Juge, figure centrale du système de common law ».
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Tant le mode de dissertation discussion, les références à des sources non juridiques, la mention
systématique des précédents et la diction de la coutume en dispositif colorent le droit coutumier judiciaire de tradition du précédent. Il est possible d’en souligner les avantages : la
normativité de la coutume kanak n’étant pas d’essence juridique, il est heureux que les juges
se nourrissent à des sources variées, dépassant la seule normativité étatique, pour essayer de
la cerner au plus près ; le chaînage des précédents garantit la cohérence et la prévisibilité des
décisions et œuvre, tout comme l’utilisation du dispositif, à faciliter la connaissance de la coutume pour les différends à venir. Cependant, il est tout autant possible de s’interroger sur les
limites du procédé. Il n’est pas certain que la mention de la coutume dans le dispositif rende
plus de services qu’elle n’expose à des risques. En effet, même si l’autorité du dispositif est
cantonnée au litige, elle accentue le principal travers de la coutume judiciaire, celui du risque
de sa rigidification. H. Fulchiron (I. C. 2.) souligne qu’« en la “cristallisant”, le juge risque de
la figer au risque de lui faire perdre la souplesse et la faculté d’adaptation aux besoins et aux
réalités qui constituent le propre, et à bien des égards, l’intérêt de la règle coutumière ». À cet
égard, la coutume judiciaire présente les mêmes atouts (connaissance, prévisibilité, sécurité) et
les mêmes travers (dénaturation, rigidification) que sa codification, objet de débats réguliers577
et dont l’œuvre prétorienne constitue une forme. Or, la voie judiciaire a les moyens de préserver les atouts d’une écriture de la coutume tout en évitant les travers d’une édiction institutionnelle : en effet, la jurisprudence permet un débat continu sur le contenu de la coutume,
chaque nouveau cas pouvant en présenter une facette nouvelle ou révéler des évolutions, qui
ressortiront d’un échange contradictoire et argumenté devant les juges professionnels et les
assesseurs coutumiers : de ce point de vue, la tendance à s’en remettre trop systématiquement
aux précédents déjà rendus, sans procéder à leur réexamen à l’aune des argumentations contradictoires, est peut-être la principale menace qui pèse sur la coutume judiciaire.
577 - � oir É. Cornut, « La non-codification de la coutume kanak », in L’intégration de la coutume dans l’élaboration de la
V
norme environnementale, N. Meyer et C. David (dir.), Bruylant, 2012, p. 137.
209
��LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
seconde partie
les enjeux de l’intégration de la coutume
211
�212
La première partie de ce rapport de recherche l’a montré : le corpus de droit coutumier, construit
à partir des décisions rendues par la juridiction en formation coutumière, semble parvenir à une
sorte de maturité sur son cœur de compétence : terres coutumières et relations familiales. Néanmoins, sans doute beaucoup reste encore à réaliser pour que le « droit civil coutumier kanak »
apparaisse complet en comparaison du droit civil commun. Mais sur ce point, la coutume judiciaire a montré sa capacité à investir, en peu de temps, un domaine de compétence qui, du point
de vue de la coutume, ne lui était pas consubstantiel. Malgré la défiance que d’aucuns pouvaient
avoir, un véritable droit coutumier de la responsabilité s’est en effet construit, sur une matrice
de droit commun mais une matrice repensée à l’aune des principes coutumiers, rendant envisageables d’autres développements, notamment vers les relations contractuelles. Mais si ce développement de la réponse coutumière à l’intérieur de son champ de compétence actuel – le droit
civil – est nécessaire, il peut sembler également insuffisant. Insuffisant car la coutume, prise en
tant que fait social, dépasse en réalité largement les seules relations de droit civil et, potentiellement, elle est sans aucun doute apte à étendre son influence sur d’autres champs des relations
sociales.
Dans ce cadre, il convient alors d’envisager les domaines vers lesquels, en dehors du droit civil,
la coutume pourrait voir sa juridicité reconnue et, partant, son intégration dans le corpus normatif de la Nouvelle-Calédonie mise en œuvre. À ce titre, les rapports juridiques relevant du
droit pénal et du droit du travail offrent un terrain d’étude privilégié (Chapitre 1).
Ce faisant, cette évolution envisagée du droit coutumier ne peut se faire sans que soit, d’une
part, vérifiée l’adéquation de cette lecture de la coutume avec la coutume elle-même, dans sa
dimension anthropologique et, d’autre part, que cette démarche permette à la coutume d’apparaitre comme un moteur de développement économique de la société calédonienne, et non
comme un frein (Chapitre 2).
Une fois ces bases posées, il conviendra enfin de définir quels peuvent être les vecteurs de
l’intégration de la coutume dans le corpus normatif de la Nouvelle-Calédonie, qu’ils soient
juridictionnels, institutionnels ou relevant de la méthode du conflit de normes (Chapitre 3).
Les contributions proposées dans cette partie reposent toutes sur le même axiome : si la coutume kanak a une place dans l’échiquier normatif calédonien, cette place doit non seulement
être garantie, mais elle mérite d’être développée. Les propositions souvent fortes qui y sont
formulées apparaitront sans aucun doute, pour nombre d’entre elles, originales et poussant
parfois très loin cette hypothèse d’intégration de la coutume dans le corpus normatif contemporain de la Nouvelle-Calédonie.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Mais toutes ces propositions s’accordent à la fois avec l’organisation institutionnelle et coutumière actuelle et avec l’accord de Nouméa qui va, lorsqu’on prend la peine de le lire, au-delà de
ce que la loi organique du 19 mars 1999 met en œuvre actuellement en termes de promotion
de l’identité kanak. Cet en deçà actuel de la loi organique est, peut-être, le résultat d’un saut
dans l’inconnu que le législateur n’a pas voulu faire au-delà de ce qu’il a estimé comme étant
raisonnable. Le transfert de compétence que l’accord de Nouméa a confirmé à l’endroit de
la coutume, limité par la loi organique aux seuls droit civil et régime des terres coutumières,
porte la marque – peut-être involontaire – de la progressivité des transferts de la compétence
normative qui irrigue l’évolution institutionnelle de la Nouvelle-Calédonie.
Désormais et c’est ce dont témoigne la première partie de ce rapport, la coutume a su prendre
la place qui lui a été donnée : via le droit coutumier issu des décisions rendues par les juridictions en formation coutumière, via la Charte du peuple kanak avec les institutions et autorités
coutumières, via l’acte coutumier rédigé par les officiers publics coutumiers, notamment. De
sorte que la coutume peut désormais, il nous semble, revendiquer une place plus grande.
La décision au final revient évidemment (et préalablement) aux coutumiers – qui seuls peuvent
revendiquer cette place donnée à la coutume, ou même y renoncer – ainsi qu’aux législateurs
métropolitain et calédonien – qui seuls ont la compétence de la compétence normative – et les
propositions formulées ici ne doivent pas être comprises autrement que comme des méthodes
et des outils qui leur sont livrés à cette fin éventuelle.
213
�CHAPITRE 1
LE RÔLE POSSIBLE DE LA COUTUME EN DEHORS DU DROIT CIVIL
214
Au-delà du droit civil, la question d’une prise en considération de la coutume se pose essentiellement en matière de droit pénal et de droit du travail. Le droit pénal d’une part, car si cette
matière est naturellement réticente à être pénétrée par d’autres normes, pour autant les liens
avec le droit calédonien et la coutume existent via la question liée des intérêts civils, celle du
droit pénal accessoire aux matières transférées ou encore à la médiation pénale coutumière
prévue par l’accord de Nouméa. La question se pose de savoir comment, dès lors, mieux articuler coutume et droit pénal dont les relations ne sont finalement pas complètement étanches
(Section 1). Le droit du travail d’autre part, du fait non seulement qu’il est depuis longtemps de
compétence calédonienne et que cette compétence est pleinement exercée, mais aussi parce
que plus que toute autre matière (hors du droit civil et du droit pénal sans doute), le droit du
travail est un ensemble normatif qui doit prendre en compte les spécificités de la société, des
salariés et des employeurs auxquels il s’applique, justifiant notamment que cette matière laisse
une place importante aux normes négociées et, donc, également à la coutume (Section 2).
X
X X
SECTION 1. EN DROIT PÉNAL
La coutume peut jouer un rôle en droit pénal à tous les stades du raisonnement : de l’appréciation des conditions de l’infraction à celle des causes de non-responsabilité, de la reconnaissance du statut d’auteur et de victime à la mise en œuvre de la peine. Admettre ces relations
entre coutume et droit pénal, c’est constater d’une part que le droit pénal, malgré son unité
et son caractère d’ordre public, peut néanmoins et sans dénaturation prendre en compte la
coutume dans sa mise en œuvre et c’est, d’autre part, reconnaitre la dimension pénale de la
coutume qui, même si elle n’a pas ici de normativité propre (elle n’édicte pas d’infractions ni
de peines qui s’imposeraient au juge), participe cependant à l’objectif de protéger la société et
le lien social. Deux contributions permettront de s’en convaincre.
§ 1 - La prise en compte de la coutume kanak en droit pénal
Valérie Malabat
Professeur à l’Université de Bordeaux
A priori l’intégration de la coutume kanak dans le corpus normatif pénal est difficile à envisager tant elle semble heurter de principes. L’unité du droit pénal et de la Justice pénale sont
ainsi souvent invoquées pour faire obstacle à la reconnaissance d’un pouvoir normatif autre
que celui reconnu au législateur ou au pouvoir réglementaire en la matière578.
578 - �Voir par exemple V. Parisot, « Justice pénale républicaine et droit coutumier kanak, in Le statut des peuples autochtones. À la croisée des savoirs », Cahiers d’anthropologie du droit, 2011-2012, éd. Karthala 2012, p. 183-208, spéc. p. 185.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Cette unité du droit pénal est en réalité liée à la souveraineté de l’État et à la territorialité de
la loi pénale. La loi pénale française s’applique ainsi à toutes les infractions commises sur le
territoire de la République579 dont fait partie la Nouvelle-Calédonie580.
La Cour de cassation en déduit donc classiquement que la coutume (quelle qu’elle soit581)
ne saurait créer d’incrimination pénale pas plus que de sanction. Concrètement, en ce qui
concerne la coutume kanak, cela revient à ne pas reconnaître la légitimité des sanctions qu’elle
prévoit lorsque ces sanctions ont le caractère d’une punition.
Plus encore, le droit pénal contemporain qui ne donne donc pas de valeur normative à la coutume pour porter positivement une norme de droit pénal582, ne semble pas non plus prendre
seulement en compte l’existence de la coutume dans l’appréciation du comportement des
Kanak qu’ils soient auteurs ou victimes d’une infraction. Ainsi le respect de la coutume n’est
pas admis par principe comme fait justificatif de la commission d’une infraction pénale ou
comme caractérisant une erreur de droit ou une contrainte exonératoire583.
Une telle posture autarcique du droit pénal paraît non seulement contestable au regard de la
reconnaissance normative accordée à la coutume kanak par notre système juridique584 mais
aussi difficile à tenir de manière absolue. Il semble en effet qu’à partir du moment où est
opérée une reconnaissance de la coutume, le droit pénal ne peut alors prétendre ignorer
complètement ce corpus. Si le droit pénal est une discipline autonome585 avec une logique et
des principes propres, il n’en reste pas moins qu’il partage des objets communs avec les autres
branches du droit et qu’il lui est donc difficile d’être totalement hermétique au contenu ou
aux évolutions de ces autres corpus. Comment penser en effet que la coutume peut valablement définir les règles civiles de la propriété sans que l’on en tire aucune conséquence
en droit pénal sur les infractions (leur définition, leur application…) qui sanctionnent les
atteintes à la propriété ?
Il est ainsi probable que le droit pénal contemporain offre déjà des possibilités de « perméabilité » à la coutume kanak, ce qui mérite d’être analysé. La recherche entreprise entend donc
faire un bilan – critique – de la prise en compte actuelle de la coutume par le droit pénal pour
vérifier si le droit pénal refuse toujours toute place à la coutume kanak et, dans le cas contraire,
pour mesurer cette éventuelle perméabilité (I.). Elle entend également explorer les pistes d’une
reconnaissance plus marquée de la coutume conformément aux principes xprimés dans la
e
579 - Art. 113-2 Code pénal.
580 - � oir par ex. Cass. crim., 30 octobre 1995, n° 95-84322, inédit, ayant affirmé clairement que « X ne pouvait préV
tendre qu’en raison de son statut civil particulier de droit coutumier en Nouvelle-Calédonie, il ne relève pas des
juridictions répressives françaises ; qu’en effet celles-ci sont compétentes pour appliquer la loi pénale française
aux infractions commises sur le territoire de la République dont fait partie la Nouvelle-Calédonie ».
581 - � our la coutume internationale, voir Cass. crim. 17 juin 2003, n° 02-80179, Bull. n° 122 ayant clairement posé
P
que « la coutume internationale ne saurait pallier l’absence de texte incriminant, sous la qualification de crimes
contre l’humanité, les faits dénoncés par la partie civile ».
582 - � ur la qualification contestable de norme de droit pénal en ce qui concerne les dispositions coutumières, voir
S
infra et R. Lafargue, La coutume face à son destin, LGDJ, 2010, p. 192 et s.
583 - Pour le rejet d’une erreur de droit, voir Cass. crim., 10 octobre 2000, n° 00-81959.
584 - � oir notamment art. 7 loi organique 19 mars 1999 « les personnes dont le statut personnel au sens de l’article 75
V
de la Constitution, est le statut coutumier kanak décrit par la présente loi sont régies en matière de droits civils
par leurs coutumes ».
585 - � oir par ex. Quelques aspects de l’autonomie du droit pénal, dir. G. Stefani, Dalloz, 1956.
V
215
�Charte du peuple kanak586 et dans le but d’une meilleure intégration de la coutume dans le
corpus normatif de la Nouvelle-Calédonie (II.).
216
I. BILAN DE LA PRISE EN COMPTE DE LA COUTUME KANAK EN DROIT PÉNAL
Sur les décisions recensées, peu en réalité concernent de pures questions de droit pénal (A.), la
plupart statuant sur la réparation (civile) des dommages causés par une infraction pénale (B.).
I. A. Les questions de pur droit pénal
Les décisions recensées qui statuent sur de pures questions de droit pénal ne laissent généralement pas de place à la coutume et se fondent exclusivement sur le droit pénal commun.
C’est ainsi que les pratiques coutumières ne peuvent empêcher le déclenchement de l’action
publique ni le déroulement du procès pénal. On peut citer en ce sens la décision rendue le 25 août
2014 par le tribunal de première instance de Mata’Utu (jugement n° 2014/88) ayant décidé que
l’intervention d’une coutume de pardon ne faisait pas obstacle à l’exercice de l’action publique.
La décision est intéressante en ce que, dans la coutume wallisienne et futunienne, comme dans
la coutume kanak, la coutume de pardon présente une dimension collective importante : elle
met fin au trouble causé à l’ordre social en rétablissant auteur et victime (mais aussi les différents clans concernés) dans leur lien social587. Sa finalité peut ainsi paraître assez proche du
procès pénal qui, à travers la répression, cherche la réinsertion du condamné et la restauration
de l’équilibre social588 et l’on aurait donc pu s’interroger sur la possibilité que cette coutume
de pardon éteigne l’action publique. Le tribunal n’en a pas jugé ainsi, ayant au contraire posé
expressément que le pardon coutumier n’est ni un obstacle aux poursuites ni une peine.
Le fait que les protagonistes de l’infraction soient de statut particulier wallisien-futunien et
qu’il y ait eu sanction coutumière et coutume de pardon n’empêche donc pas la mise en jeu et
le déroulement du procès pénal. Les décisions et actes coutumiers se voient ainsi privés de toute
autorité sur l’action publique ce qui peut trouver deux explications : soit que toute autorité
(judiciaire) leur soit niée, soit que ces actes n’aient pas le même objet que l’action publique.
La jurisprudence va encore plus loin en maintenant la possibilité pour les victimes de statut
coutumier de porter leur action civile devant le juge pénal alors même que cette uridiction
j
586 - � La Charte du peuple kanak, Socle commun des valeurs et principes fondamentaux de la civilisation kanak »,
«
insiste en effet sur la nécessité de préserver et promouvoir les pratiques coutumières (n° 85) mais aussi plus
précisément sur la volonté d’intégrer « la vision autochtone Kanak d’un ordre public coutumier dans une justice non cloisonnée pour faire en sorte de développer en bonne harmonie le principe et la pratique d’un droit
jurisprudentiel pour tout ce qui touche à la coutume et à la sphère coutumière » (n° 103) et affirme que « dans
un souci de bonne administration de la Nouvelle-Calédonie, la coexistence et l’articulation des deux systèmes
souverains d’administration de la Justice, l’un coutumier, l’autre national, doivent être organisées (n° 104). »
587 - � ur la définition de la coutume de pardon et son influence sur l’indemnisation sollicitée devant les juridictions
S
de droit commun par la victime, voir par. exemple Tribunal de première instance de Nouméa (section détachée
de Koné) 6 juin 2014, n° 13/00076.
588 - �Voir art. 130-1 CP qui dispose qu’« Afin d’assurer la protection de la société, de prévenir la commission de nouvelles
infractions et de restaurer l’équilibre social, dans le respect des intérêts de la victime, la peine a pour fonctions :
1° De sanctionner l’auteur de l’infraction ;
2° De favoriser son amendement, son insertion ou sa réinsertion ».
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
n’avait pas compétence pour statuer sur cette action en réparation. L’arrêt rendu par la chambre
criminelle de la Cour de cassation le 30 juin 2009 (n° 08-85954) est très clair sur ce point. Les
juges y ont en effet réaffirmé le principe selon lequel « même dans le cas où la réparation
du dommage échappe à la compétence de la juridiction répressive, la constitution de partie
civile est cependant recevable en ce qu’elle tend à faire établir l’existence de l’infraction » et
censuré la Cour d’appel de Nouméa qui avait reproché au tribunal d’avoir reçu la constitution
de partie civile de la victime tout en se considérant incompétent pour en connaître puisque
les deux parties étaient de statut civil coutumier. Il faut bien comprendre en effet que le droit
de porter son action devant le juge pénal est très important en ce qu’il permet à la victime
de déclencher le procès pénal (en cas d’inertie ou d’opposition du ministère public) et/ou de
s’associer à l’action publique et que la nature particulière de ce droit justifie donc que l’action
en réparation exercée par la victime (action dite civile en ce qu’elle ne doit pas être confondue
avec l’action publique exercée par le ministère public) puisse être jugée recevable par le juge
pénal même si celui-ci n’est pas compétent pour statuer sur cette action et accorder réparation
à la victime. La solution n’est d’ailleurs pas propre aux personnes de statut coutumier kanak
et se retrouve par exemple lorsque seul le juge administratif peut accorder réparation des
conséquences d’une infraction589. Depuis la modification de l’article 19 de la loi organique du
19 mars 1999 par la loi organique du 15 novembre 2013, les juridictions pénales ne sont plus
systématiquement incompétentes pour statuer sur la demande de réparation de la victime
lorsque toutes les parties sont de statut coutumier. Mais la volonté de permettre l’accès au
procès pénal reste identique puisque lorsque les parties choisissent aujourd’hui de demander
réparation aux juridictions coutumières et retirent donc cette compétence au juge pénal, elles
n’en peuvent pas moins porter leur action civile devant la juridiction répressive.
Dans le même ordre idée mais sur le fond cette fois-ci, la coutume ne saurait faire obstacle à la responsabilité pénale. Ainsi le respect des règles coutumières n’est pas considéré par
la urisprudence comme pouvant par principe caractériser une cause de non-responsabilité
j
pénale qu’elle soit objective ou subjective.
S’agissant des causes subjectives de non-responsabilité pénale (que sont l’erreur de droit et la
contrainte) on peut évoquer l’arrêt rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation
le 10 octobre 2000 (n° 00-81959). Les demandeurs au pourvoi invoquaient en effet le caractère
coutumier des châtiments corporels infligés et l’absence jusqu’alors d’immixtion des autorités
étatiques dans la justice coutumière pour en déduire que cela les avait conduits à commettre
une erreur inévitable sur la licéité de ces sanctions. La chambre criminelle a rejeté le pourvoi en reprenant les motifs de la cour d’appel et en considérant que « la tolérance alléguée
ne pouvait justifier des atteintes à l’intégrité physique ni créer pour les prévenus une erreur
sur le droit qu’ils ne pouvaient éviter ». La décision, quoique non publiée, est intéressante
tout d’abord en ce que la chambre criminelle approuve la cour d’appel d’avoir jugé « qu’aucun
texte ne reconnaît aux autorités coutumières une quelconque compétence pour prononcer
et appliquer des sanctions à caractère de punitions, même aux personnes relevant de statut
589 - � a chambre criminelle a en effet posé comme principe que « la constitution de partie civile doit être accueillie à
L
ces fins (d’établir la culpabilité du prévenu), quand bien même il serait allégué ou démontré que la réparation du
dommage causé par l’infraction échapperait à la compétence de la juridiction répressive » (Cass. crim., 8 juin 1971,
Bull, 182). Cette solution est posée notamment au profit des victimes d’une infraction commise par un fonctionnaire
ou un agent public ou encore à la victime d’un accident du travail. Sur les différentes hypothèses dans lesquelles
l’action civile est admise devant le juge pénal pourtant incompétent pour accorder réparation à la victime, voir
F. Desportes et L. Lazerges-Cousquer, Traité de procédure pénale, Economica, 2013, n° 1344 et s. p. 899 et s.
217
�218
civil coutumier » et « qu’aux termes des accords de Nouméa et de la loi organique du 19 mars
1999, l’État reste à ce jour compétent en matière de justice, d’ordre public, et de garantie des
libertés publiques ». C’est d’ailleurs souvent cet extrait de la décision qui est cité pour montrer
à quel point le droit pénal reste hermétique à la coutume, lui déniant tout pouvoir de porter
des sanctions de nature pénale. La décision rendue le 10 octobre 2000 par la chambre criminelle doit cependant être signalée ici en ce qu’elle refuse également de prendre en compte la
coutume dans l’application du droit pénal ou plus exactement pour en écarter l’application.
Sur ce point, la portée de la décision ne doit toutefois pas être exagérée. Si la chambre criminelle de la Cour de cassation rejette clairement la possibilité d’une erreur de droit fondée sur
la tolérance habituelle des autorités judiciaires à l’égard des sanctions coutumières consistant
en des châtiments corporels590, elle ne ferme pas pour autant la porte à toute prise en compte
de la coutume, notamment sur le terrain des faits justificatifs. La chambre criminelle énonce
en effet dans les motifs de cette décision que « la tolérance alléguée ne pouvait justifier des
atteintes à l’intégrité physique » semblant ainsi considérer que c’est la gravité des conséquences des sanctions coutumières qui empêche de les prendre en compte591. Autrement dit, il
ne serait pas impossible que la coutume puisse être invoquée comme justifiant la commission
d’une infraction pénale à condition toutefois de répondre à la condition de proportionnalité
généralement exigée au titre des faits justificatifs592.
S’agissant des causes de non-responsabilité objectives (c’est-à-dire les faits justificatifs que sont
l’ordre de la loi, le commandement de l’autorité légitime, la légitime défense et l’état de nécessité) les décisions recensées ne vont toutefois pas dans le sens d’une reconnaissance d’un fait
justificatif coutumier comme en témoigne tout particulièrement l’arrêt rendu le 16 janvier
2003 par la Cour d’appel de Nouméa593. En l’espèce, plusieurs individus avaient été condamnés
en première instance pour des faits de violence volontaire et invoquaient pour leur défense
le fait qu’ils n’avaient fait « qu’appliquer la sanction coutumière sous l’autorité de leur petitchef » cette argumentation tendait donc à voir les délits qui leur étaient reprochés « justifiés
par l’autorisation coutumière de pratiquer un châtiment corporel ». La cour d’appel leur refuse
cette justification au terme d’un raisonnement en trois temps qui n’est pas sans surprendre.
Elle relève en effet tout d’abord que les prévenus ont outrepassé l’autorisation coutumière en
infligeant cette sanction « en dehors du chemin coutumier ». Les juges soulignent ensuite que
si les prévenus opposent un usage reconnu par la coutume « aucun élément du dossier émanant
d’autorités coutumières reconnues, tel le sénat coutumier, ne vient établir que la pratique du
châtiment corporel serait encore en 2002 un usage admissible en milieu mélanésien ». Enfin,
et plus radicalement, les juges de la Cour d’appel ont considéré, au principal, « qu’aucun usage
coutumier ne peut justifier des atteintes à l’intégrité physique » et « que contrairement à ce qui
est soutenu, il n’existe pas de conflit de normes sur ce plan entre le droit positif et la coutume »
« qu’il existe une autorité, l’État, (et, dans certains cas, la Nouvelle-Calédonie et les Provinces,)
qui a compétence pour édicter des sanctions pénales ; qu’aucune autre autorité, notamment l’autorité coutumière, n’a compétence pour édicter une sanction de nature pénale, quel que soit le
590 - � […] la tolérance alléguée ne pouvait […] créer pour les prévenus une erreur sur le droit qu’ils ne pouvaient éviter ».
«
591 - � ’expression employée par la chambre criminelle est maladroite parce que la tolérance des autorités en elleL
même n’est pas de nature à rendre non punissable l’acte illégal accompli. Voir notamment sur ce point Ph. Conte
et P. Maistre du Chambon, Droit pénal général, A. Colin, 7e éd. 2004, n° 255. C’est donc dans la coutume elle-même
qu’il faut rechercher la cause de non-responsabilité.
592 - � otamment en ce qui concerne la légitime défense ou l’état de nécessité. Voir art. 122-5 CP pour la légitime
N
défense et 122-7 pour l’état de nécessité.
593 - � A Nouméa, chambre des appels correctionnels, 16 janvier 2003, n° 232430.
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
nom qu’on lui donne ». Si l’argumentation peut étonner c’est qu’il n’est pas parfaitement logique
de s’interroger d’abord sur les conditions d’admission de l’effet justificatif du commandement
d’une autorité légitime pour seulement ensuite poser comme principe que cette autorité coutumière n’a aucune compétence pour édicter une sanction de nature pénale… Il n’en reste pas
moins que la décision est très claire et refuse expressément à la coutume la possibilité de justifier
la commission d’une infraction pénale.
Une décision postérieure de la Cour d’appel de Nouméa594 est plus ambiguë595. D’un côté en
effet cet arrêt écarte la justification des infractions de destructions commises lors de l’exécution d’une décision d’expulsion d’un clan prise par les autorités coutumières compétentes en
soulignant que si la décision d’expulsion n’a pas à être discutée sur le fond, « la forme de l’expulsion lorsqu’elle se traduit par la commission d’une ou de plusieurs infractions pénales, n’ôte pas à la
juridiction pénale de droit commun sa compétence, ni n’enlève à ou aux infractions pénales commises
leur caractère répréhensible et punissable ». Mais d’un autre côté, la Cour d’appel reproche aux
prévenus d’avoir incendié non pas les bâtiments desquels les victimes étaient expulsées mais
leurs effets personnels meubles et vêtements. La Cour relève ainsi que la décision coutumière
d’expulsion devait être « mise en œuvre dans des conditions dignes du respect des droits de l’homme
et non en brûlant notamment leurs meubles et leurs vêtements ». On pourrait donc en déduire que
les infractions (ici de destruction de biens) réalisées en exécution d’une décision coutumière
d’expulsion sont justifiées à condition toutefois qu’elles répondent à un critère de nécessité
ou de proportionnalité ce qui n’était pas le cas en l’espèce puisque les prévenus avaient brûlé
jusqu’aux effets personnels des expulsés. La vérification de ces conditions de nécessité ou
proportionnalité devant être opérée au cas par cas on peut comprendre alors que les juges ne
posent pas comme un principe (qui pourrait être compris comme absolu) que l’obéissance à
la coutume puisse justifier la commission d’infraction pénale. Cette crainte n’est pourtant
pas fondée puisque le Code pénal lui-même pose une condition de proportionnalité pour la
plupart des causes objectives de non-responsabilité, condition qui doit donc être vérifiée par
le juge pour que le fait justificatif puisse être admis. Sans doute alors la décision ici analysée
traduit-elle une réticence encore marquée des juges à admettre un quelconque effet normatif
à la coutume kanak en droit pénal. Cette réticence n’est toutefois pas fondée dès lors que les
autorités coutumières sont reconnues comme des autorités légitimes et dès lors que le fait
justificatif étant favorable à la personne poursuivie, il n’a pas à obéir au principe de légalité
criminelle et peut donc être découvert par le juge596 ou porté par une coutume597.
Une décision postérieure rendue par le Tribunal correctionnel de Nouméa (section détachée
de Koné) du 19 mai 2010 (n° A1002340) s’est toutefois montrée plus réceptive à une assimilation du commandement de l’autorité coutumière au commandement de l’autorité légitime
visé comme cause de non-responsabilité pénale à l’article 122-4 du Code pénal. En l’espèce, un
clan avait été expulsé d’un terrain par décision d’une autorité coutumière. Après le départ des
membres de ce clan, deux individus ont incendié deux véhicules qui avaient été abandonnés
594 - � A Nouméa, 28 avril 2009, n° 09/00006 ; JCP G, 2009, 384, note É. Cornut.
C
595 - Voir É. Cornut, note préc. qui relève bien cette ambiguïté.
�
596 - � oir par ex. le fait justificatif tiré de l’exercice des droits de la défense reconnu en matière de vol en 2004 par la
V
chambre criminelle de la Cour de cassation.
597 - � ’est notamment le cas pour la coutume internationale qui si elle ne peut pas porter d’incrimination (Cass.
C
crim., 17 juin 2003, n° 02-80179, Bull., n° 122) peut en revanche porter par exemple des immunités telles que celle
reconnue au chef d’état et aux membres de gouvernement y compris pour des infractions graves (voir Cass. crim.,
13 mars 2001, n° 00-87215 : Bull., n° 64).
219
�220
par le clan sur le terrain dont ils avaient été expulsés. Poursuivis pour destruction volontaire
du bien d’autrui par l’effet d’une substance explosive, d’un incendie ou de tout autre moyen de
nature à causer un danger pour les personnes, les deux prévenus se défendaient en invoquant
notamment le fait qu’il fallait, en application des principes coutumiers, « nettoyer le terrain »,
les véhicules abandonnés étant à l’état d’épave. Le tribunal va recevoir cette argumentation en
décidant que l’infraction reprochée n’est pas constituée en l’espèce « la destruction du véhicule
objet du litige ayant été réalisée en exécution des injonctions d’une autorité légitime, et n’étant pas
manifestement illégal, en ce que l’objet détruit avait été abandonné sur le terrain litigieux ».
La décision rendue par le tribunal correctionnel de Nouméa est donc plus ouverte que celle
rendue par la cour d’appel de Nouméa précédemment évoquée et marque peut-être une évolution plus favorable à la prise en compte explicite de la coutume. Mais la portée de cette
évolution reste incertaine tant que ces solutions ne sont pas consacrées dans leur principe par
des juridictions supérieures.
Si l’on peut donc relever au moins une certaine réticence à admettre ouvertement que la coutume puisse prévaloir sur la loi pénale de droit commun en conduisant à en écarter l’application, réticence qui va parfois jusqu’à nier l’existence d’un possible conflit de norme entre
coutume et loi pénale598, cela ne signifie pas que la coutume ne soit jamais prise en compte par
les décisions rendues en matière pénale. Mais il s’agit alors pour les juridictions pénales davantage de prendre en compte la coutume dans l’appréciation du contexte de la situation qui leur
est soumise plutôt que de trancher un conflit de norme. Il est ainsi par exemple évident que
le statut coutumier peut influer sur la qualification juridique des situations en cause et peut
donc avoir des conséquences sur l’appréhension de cette situation par le juge pénal.
Parmi les décisions recensées, l’une illustre parfaitement cette prise en compte de la coutume.
Le jugement rendu par le tribunal correctionnel de Nouméa (section détachée de Koné) le
19 mai 2010599 a en effet pris en compte la coutume pour déterminer la propriété des objets qui
avaient été détruits pour en déduire que ces objets avaient été abandonnés. Cette circonstance
suffisait en elle-même à exclure l’existence de l’infraction de destruction du bien d’autrui, le
bien abandonné ne correspondant pas à la définition du bien appartenant à autrui. On peut
donc regretter d’un point de vue juridique que le jugement se soit fondé sur le commandement de l’autorité légitime pour exclure la responsabilité pénale en considérant que l’ordre
donné n’était « pas manifestement illégal en ce que l’objet détruit avait été abandonné sur le
terrain litigieux ». Si le raisonnement juridique tenu est donc contestable, le jugement n’en
révèle pas moins une prise en compte notable de la coutume et des décisions coutumières sur
le terrain des faits justificatifs.
On peut rapprocher de cette décision celle rendue par la Cour d’appel de Nouméa le 21 août
1995 (n° 162/95) qui procède à une prise en compte du contexte culturel pour pouvoir appliquer la loi pénale. En l’espèce en effet, les juges ont pris en compte le caractère essentiellement
oral de la culture mélanésienne pour relever la demanderesse de la forclusion et admettre
qu’elle ne puisse fournir de justificatifs de revenus écrits. Cette décision est remarquable en
ce qu’elle réalise une adaptation des règles de procédure pénale et surtout, ne réalise pas une
598 - � oir CA Nouméa 16 janvier 2003 préc.
V
599 - � ° A1002340. Décision déjà évoquée plus haut à propos du fait justificatif tiré du commandement de l’autorité
N
légitime et en l’espèce coutumière.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
prise en compte de la coutume mais du contexte social et culturel local. Le statut coutumier
et l’application des règles coutumières pourraient toutefois à l’évidence conduire aux mêmes
solutions. Une autre décision recensée prend d’ailleurs en compte des éléments coutumiers
pour comprendre le contexte de l’infraction réalisée. Dans une affaire d’infanticide la Cour
d’appel de Nouméa a en effet souligné que la détresse de la prévenue « au moment de sa grossesse s’était trouvée accentuée par le fait que le père de l’enfant était son oncle maternel au
sens coutumier du terme et que le couple avait ainsi rompu un tabou du monde mélanésien ».
La cour a également repris les conclusions de l’expert psychologue selon lequel du fait de
cette situation « le fruit de l’acte sexuel devenait indicible cantonnant A à la dissimulation, au
secret et à l’infanticide » pour confirmer la dispense de peine prononcée par le tribunal correctionnel. On observe d’ailleurs que le contexte de l’acte réalisé avait sans doute déjà été pris
en compte pour procéder à la correctionnalisation d’un infanticide qui relève normalement
d’une qualification criminelle600. Il aurait toutefois pu être encore davantage pris en compte :
on peut ainsi se demander si les circonstances entourant l’acte n’auraient pas pu permettre
d’établir une contrainte. L’expert psychiatre n’avait certes relevé aucun trouble psychiatrique
mais laissait au tribunal « le soin d’apprécier dans quelle mesure la détresse et la solitude d’A
avaient pu réduire son libre arbitre ». Dans le même sens, le rapport de l’expert psychologue
soulignait que la prévenue « s’était retrouvée enceinte et acculée à une détresse intenable dont
le dénouement fautif était malheureusement prévisible faute d’un soutien quelconque du fait
de la transgression du tabou ». Il aurait ainsi été possible de se fonder sur tous ces éléments
(qui dépendent largement de la transgression du tabou coutumier) pour en déduire l’existence
d’une contrainte psychologique pour la victime en considérant que compte tenu de la gravité
de la transgression commise du fait de cette relation avec un homme d’une place équivalente
à celle d’un oncle maternel, elle n’a pas eu d’autre possibilité que de tuer son enfant. Une telle
solution n’aurait pas pour autant abouti à la reconnaissance d’un conflit de norme entre coutume et loi pénale mais aurait consacré la possibilité de prendre en compte la coutume comme
un fait, comme un contexte, de nature à influer sur l’existence des éléments constitutifs de
l’infraction ou d’une cause de non-responsabilité.
I. B. La réparation des dommages causés par une infraction pénale
La très grande majorité des décisions recensées porte sur la question de la réparation civile
des conséquences dommageables d’une infraction pénale. Ce point ne relève ainsi pas à proprement parler du droit pénal mais n’en est pas moins intéressant en ce que la spécificité des
principes de la réparation des dommages sur le fondement du droit coutumier a impliqué
quelques adaptations (et donc une prise en compte) des mécanismes classiques ce qui n’est pas
sans incidence sur le procès pénal.
Le principe est en effet que « dans les rapports entre personnes de statut coutumier kanak la
réparation du préjudice obéit aux seuls principes de la coutume »601 ce qui a des conséquences
non seulement sur la juridiction compétente pour statuer sur la demande d’indemnisation
mais aussi sur le fondement de cette réparation602.
600 - � ans le rappel des faits et de la procédure l’arrêt énonce que lors de sa quatrième audition la prévenue avait
D
admis avoir volontairement étouffé l’enfant.
601 - � oir en ce sens Conseil constit. 14 novembre 2013, n° 2013-678 DC ; Avis de la Cour de cassation n° 007/001 du
V
15 janvier 2007, Bull. crim. 2007 avis n° 1 ; Cass. crim., 30 juin 2009, Bull., 139 ; Cass. crim., 3 septembre 2014, n° 1385031 ; Cass. crim., 26 novembre 2014, n° 12-87960.
602 - Sur ces questions, voir égal. É. Cornut, « Un contentieux coutumier émergent : les intérêts civils », supra Partie 1 –
�
Chapitre 4.
221
�I. B. 1. Sur la compétence des juridictions pénales pour accorder réparation
L’évolution de cette compétence est intéressante en ce qu’elle révèle certaines adaptations des
règles classiques du procès pénal.
222
Dans un premier temps en effet et parce que le droit coutumier est seul applicable à la demande
de réparation formée entre des parties qui sont toutes de statut coutumier, il a été considéré
que la juridiction coutumière était seule compétente pour statuer sur la demande de réparation. Contrairement aux règles classiques de la procédure pénale, le tribunal correctionnel
ou la Cour d’assises ne pouvaient donc statuer sur l’action civile de la victime mais devaient
renvoyer le jugement sur l’action civile à la juridiction civile coutumière dans laquelle siègent
donc des assesseurs coutumiers.
Un tel dispositif était parfaitement logique du point de vue de l’application du statut civil
coutumier. Mais il n’en traduisait pas moins une adaptation des règles classiques du droit
pénal. Le juge pénal saisi de l’action civile peut en effet statuer sur la demande de réparation
formée par la victime et il le fait en appliquant les règles de la responsabilité civile délictuelle
et sans prendre en compte les spécificités civiles de la situation de la victime : c’est ainsi que
même si la partie civile invoque un préjudice découlant de l’inexécution infractionnelle d’un
contrat, la réparation accordée par le juge pénal le sera sur le fondement délictuel. Ici c’est
bien au contraire la spécificité de la situation civile personnelle de la victime et de l’auteur
qui ont conduit à déclarer le juge pénal incompétent pour statuer sur l’action en réparation.
Cette solution, respectueuse de la compétence de la coutume, n’en présente pas moins des
inconvénients et principalement celui d’obliger les victimes à exercer deux actions civiles (l’une
au pénal, l’autre devant la juridiction coutumière). Cet élément d’ailleurs pris en compte dans
le montant des dommages et intérêts alloués, les juridictions coutumières relevant que les frais
occasionnés sont plus importants du fait de l’existence de ces deux procédures distinctes603.
Une modification est donc intervenue par l’article 25 de la loi organique n° 2013-1027 du
15 novembre 2013 qui insère deux nouveaux alinéas sous l’article 19 de la loi organique
n° 99-209 du 19 mars 1999 qui permettent (pour l’alinéa 2) à la juridiction pénale de droit
commun de statuer sur les demandes de réparation lorsque les deux parties sont de droit coutumier kanak par dérogation au principe posé à l’alinéa premier de l’article 19 et pour l’alinéa
3 de renvoyer l’affaire à la juridiction civile statuant en formation coutumière lorsque, les
parties étant présentes, la demande en est faite par l’une d’elles.
Il faut bien évidemment saluer cette simplification procédurale et souligner qu’elle n’est pas anodine du point de vue du droit pénal en ce que, à l’encontre des solutions classiquement appliquées,
elle va contraindre le juge pénal statuant sur la réparation à tenir compte des particularités civiles
de la situation de la victime puisque seul le droit coutumier peut s’appliquer à une contestation
civile entre deux personnes de statut coutumier. La décision du Conseil constitutionnel ayant eu à
examiner la loi organique du 15 novembre 2013 est particulièrement claire sur ce point, les membres
du Conseil ayant énoncé que :
603 - �Voir par exemple Trib. de première Instance de Nouméa, Section détachée de Koné 22 décembre 2014, n° 14/00128
et tribunal de première instance de Nouméa du 9 janvier 2015, n° 14/01015, qui évoquent au titre des « postes
de préjudice en lien avec le particularisme du statut coutumier kanak », « les sujétions procédurales spécifiques nées du
dédoublement de la procédure, imposée par l’impossibilité légale pour la juridiction pénale d’examiner le contentieux des
intérêts civils en imposant une seconde instance au demandeur à la réparation ».
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
[…] l’instauration de la faculté pour la juridiction pénale de droit commun de statuer sur les intérêts
civils dans des instances concernant exclusivement des personnes de statut civil coutumier kanak, lorsqu’aucune de ces personnes ne s’y oppose, n’a pas pour objet et ne saurait avoir pour effet de permettre à
la juridiction pénale de droit commun de ne pas faire application de la coutume lorsqu’elle statue sur les
intérêts civils » et « qu’en toute hypothèse, la juridiction pénale peut décider de recourir à une expertise
pour l’évaluation du préjudice selon le droit coutumier et que l’alinéa 2 du paragraphe I de l’article 150
de la loi organique du 19 mars 1999 permet à toute juridiction de consulter le conseil coutumier pour
l’interprétation des règles coutumières. 604
Les réserves apportées par le Conseil constitutionnel permettent ainsi de préserver l’application
des règles coutumières par la juridiction pénale lorsqu’elle statue sur la réparation. On peut toutefois regretter que l’occasion n’ait pas été saisie de modifier la composition de la juridiction pénale
en prévoyant, comme cela est fait pour les juridictions civiles, la présence d’assesseurs coutumiers
(quitte à ce qu’ils ne participent qu’à la décision sur l’action civile). Cette modification permettrait
en effet une meilleure connaissance de la coutume par la juridiction et sans doute également une
meilleure acceptation de la décision par les justiciables. De cette meilleure connaissance de la coutume acquise lors de l’examen de l’action civile, devrait d’ailleurs découler une sensibilisation accrue
des magistrats à la coutume kanak et peut-être alors une meilleure prise en compte de la coutume y
compris en ce qui concerne l’action publique.
Depuis l’entrée en vigueur de cette réforme ouvrant la compétence des juridictions pénales sur
l’action en réparation entre parties de statut coutumier, on observe cependant une frilosité évidente des juridictions pénales à exercer cette compétence. L’article 19 al 2 de la loi organique
tel que modifié en 2013 prévoit en effet la compétence des juridictions pénales pour statuer sur
l’action civile « par dérogation à l’alinéa premier » du même texte qui pose la compétence exclusive de la juridiction civile de droit commun complétée par des assesseurs coutumiers pour les
litiges relatifs au statut civil coutumier ou aux terres coutumières et « sauf demande contraire
de l’une des parties ». On devrait donc déduire de ce texte que la juridiction pénale qui a statué
sur l’action publique doit ensuite statuer sur l’action civile concernant des personnes de statut
coutumier sauf si ces dernières font une demande contraire. Or c’est dans un tout autre sens
que la jurisprudence applique cette disposition605. La cour d’appel de Nouméa a tout d’abord
exigé que toutes les parties soient présentes à la procédure pour que chacune puisse exprimer
son accord à la procédure d’exception introduite par l’alinéa 2 du texte606. Cette exigence n’était
pourtant pas imposée par la loi, l’alinéa 2 posant une compétence certes dérogatoire mais de
principe de la juridiction pénale pour statuer sur les intérêts civils, cette compétence ne devant
s’effacer au profit de la juridiction civile en formation coutumière qu’à la demande de l’une des
parties. La Cour d’appel de Nouméa607 est ensuite allée encore plus loin en décidant « qu’en l’absence de l’une des parties à l’audience la juridiction de première instance ne pouvait retenir la
compétence de la juridiction de droit commun608, laquelle n’est qu’une compétence d’exception
par rapport à la compétence de principe de la juridiction civile avec assesseurs coutumiers » et
qu’en l’espèce « les parties n’ayant pas conclu en faveur de la compétence de la juridiction de
604 - � ons. constit. 14 novembre 2013, n° 2013-678 DC, consid. 37.
C
605 - � lors même que l’interprétation de cet élément de la disposition n’a pas fait l’objet d’une réserve de la part du
A
Conseil constitutionnel. Voir Cons. constit. 14 novembre 2013, n° 2013-678 DC, § 36 et 37.
606 - � A Nouméa, ch. coutumière, 20 mars 2014, 13/68.
C
607 - � A Nouméa, ch. des appels correctionnels, 22 juillet 2014, n° 14/130.
C
608 - � ’est-à-dire du tribunal correctionnel.
C
223
�224
droit commun » il convient « de renvoyer l’examen des intérêts civils devant la juridiction civile
avec assesseurs coutumiers ». C’est alors renverser complètement le dispositif prévu par la loi
organique de 2013 en exigeant que les parties se prononcent en faveur de la compétence de la
juridiction répressive alors que la loi prévoit au contraire cette compétence comme de principe
et permet seulement aux parties de l’écarter par une demande expresse. On peut donc avoir l’impression que les juridictions répressives hésitent à exercer cette compétence qui les amènerait à
statuer sur des intérêts civils en application du droit coutumier.
Mais par ailleurs la chambre criminelle de la Cour de cassation a dans un arrêt en date 16 juin
2015609 approuvé une juridiction pénale d’avoir retenu sa compétence pour statuer sur l’action civile en considérant qu’il « résulte des articles 7 et 19 de la loi organique n°99-209 du 19
mars 1999 relative au statut de la Nouvelle-Calédonie, modifiée par la loi n° 2013-1027 du 15
novembre 2013, que la juridiction civile de droit commun, complétée avec des assesseurs coutumiers, n’est compétente pour statuer sur les intérêts civils que lorsque toutes les parties sont
de statut civil coutumier kanak ». En l’espèce parce que la CAFAT et l’assureur du véhicule
conduit par la personne condamnée étaient intervenus à la procédure, il n’a pas été considéré
que toutes les parties étaient de statut coutumier. Si on ne peut nier cette affirmation, il n’en
reste pas moins que la solution posée par la chambre criminelle n’a rien d’évident.
D’abord, la solution ne peut valoir que si aucune des parties de statut coutumier ne demande
le renvoi à la juridiction civile dans sa formation coutumière. Dans ce dernier cas en effet,
l’alinéa 3 de l’article 19 est très clair en ce qu’il impose ce renvoi dès lors qu’il est demandé
par l’une des parties « prévue au deuxième alinéa ». Or le deuxième alinéa vise explicitement
l’auteur et la victime de l’infraction lorsqu’ils sont tous deux de statut coutumier et non les
assureurs ou tiers payeurs qui peuvent également intervenir au procès pénal.
Ensuite, la solution n’est acceptable que si la juridiction pénale qui exerce sa compétence
(donc en l’absence de demande contraire des parties de statut coutumier) statue sur les intérêts civils en appliquant le droit coutumier aux demandes des personnes de statut coutumier.
À défaut en effet la juridiction irait à l’encontre de l’article 7 de la loi organique de 1999 qui
pose le principe selon lequel « les personnes dont le statut personnel, au sens de l’article 75 de la
Constitution, est le statut civil coutumier kanak décrit par la présente loi sont régies en matière de
droit civil par leurs coutumes ».
I. B. 2. Sur le fondement de la réparation accordée par la juridiction pénale
La réparation doit, lorsqu’elle intervient entre des personnes de statut coutumier et comme l’a
rappelé le Conseil constitutionnel, être fondée sur le droit coutumier ce qui amène évidemment plusieurs spécificités.
La jurisprudence a ainsi posé la compatibilité de l’action civile en réparation fondée sur le
droit coutumier avec la mise en œuvre d’une coutume de pardon610 qui si elle ne fait donc pas
obstacle à l’action publique611 n’éteint pas non plus la demande de réparation civile formée
par la victime.
609 - � ass. crim., 16 juin 2015, n° 14-84522, publié au Bulletin.
C
610 - � oir notamment CA Nouméa (chambre coutumière) 26 mars 2015, n° 14/00024.
V
611 - � oir supra.
V
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Les juridictions ont également été amenées à prendre en compte les principes coutumiers
aussi bien dans l’identification des dommages qui doivent aussi comprendre les atteintes
à des valeurs fondamentales propres à la société kanak612 que dans la mise en œuvre de la
réparation613.
Ces éléments d’appréciation des modalités de la réparation ne concernent toutefois que peu
la matière pénale sauf si l’on s’intéresse à leur conciliation avec le principe d’autorité de la
chose jugée au criminel sur le civil. Il est possible en effet que l’autorité de la chose jugée au
pénal sur le civil soit affaiblie du fait de l’application exclusive du droit coutumier à l’action
en réparation et du fait des différences entre éléments de l’infraction pénale et éléments de
la faute fondant la réparation au regard de la coutume kanak. Ces différences ont en effet été
amoindries en droit pénal et civil métropolitain parce qu’une faute pénale implique nécessairement une faute civile. Cette équivalence ne se retrouvera pas nécessairement en droit
coutumier comme on l’a vu à propos de l’examen des décisions concernant de pures questions
de droit pénal. Il est ainsi possible que l’exécution d’une décision coutumière constitue une
infraction pénale (ce qui implique nécessairement l’existence d’une faute pénale qu’elle soit
intentionnelle ou d’imprudence) mais sans être fautive du point de vue du droit coutumier si
les impératifs de la coutume ont bien été respectés.
Pourtant les décisions se réfèrent explicitement à cette autorité de la chose jugée au pénal sur
le civil. La Cour d’appel de Nouméa a ainsi à plusieurs reprises rappelé la nécessité de respecter
ce principe quand la réparation ne pouvait être accordée que par une juridiction civile composée d’assesseurs coutumiers. L’arrêt rendu le 12 juin 2013 (en chambre coutumière)614 rappelle
ainsi « que le droit à réparation intégrale du préjudice subi par la victime de statut coutumier kanak
impose l’appréciation de son préjudice au regard des critères et valeurs de la société coutumière, et
dans le respect de l’autorité de la chose jugée au plan pénal »615. Il est d’ailleurs également posé
par les juridictions répressives amenées à se prononcer sur leur compétence pour statuer sur
les intérêts civils. Ainsi la chambre des appels correctionnels de la Cour d’appel de Nouméa
a, dans un arrêt rendu le 18 juin 2013616, fait référence à l’arrêt du 12 juin 2013 précité et a
précisé que « le fait que le droit pénal soit de la compétence de l’État n’est pas de nature à exclure
que le régime de la réparation civile puisse obéir à un régime dérogatoire, dès lors que le principe de
l’autorité de la chose jugée au pénal sur le civil est sauvegardé ». Le principe étant rappelé il reste
encore à en examiner la mise en œuvre tant elle peut paraître délicate en raison des différences
substantielles entre droit pénal et droit coutumier. Or, les décisions recensées ne s’attardent et
ne s’expliquent pas sur cette mise en œuvre.
Synthèse de la prise en compte de la coutume kanak en droit pénal
Sur la forme, on peut relever que cette prise en compte quoique assez rare est réelle et explicite. On peut notamment citer une décision rendue le 26 mars 2015 par la Cour d’appel de
612 - � A Nouméa (chambre coutumière) 26 mars 2015, n° 14/00024.
C
613 - � oir même décision mais au sujet des conditions d’exonération fondée sur une faute de la victime au regard de
V
la coutume.
614 - � A Nouméa (ch. coutumière), 12 juin 2013, n° 12/387.
C
615 - � e principe est repris in extenso par CA Nouméa (ch. coutumière) 26 mars 2015, n° 14/00024.
C
616 - � A Nouméa (ch. appels correctionnels) 18 juin 2013, n° 13/00038.
C
225
�Nouméa (chambre coutumière)617 où l’un des assesseurs coutumiers est cité dans la langue
utilisée avec traduction entre parenthèses dans la décision. Cette même décision fait de plus
une référence explicite à la charte du peuple kanak du 26 avril 2014.
226
Sur le fond, cette prise en compte de la coutume kanak est acquise (et imposée par le Conseil
constitutionnel) s’agissant de réparer les conséquences civiles d’une infraction pénale mais
elle reste plus limitée en ce qui concerne les pures questions de droit pénal.
Il est tout d’abord refusé toute valeur normative à la coutume en matière pénale : autrement dit,
la coutume ne peut valablement (juridiquement) porter des sanctions de nature pénale. Ce n’est
ensuite que de manière limitée – ou en tout cas non explicite – que le droit coutumier est pris en
compte comme permettant de comprendre le contexte de commission des faits ayant donné lieu
à la commission d’actes répréhensibles et poursuivis devant des juridictions pénales.
Les justifications théoriques classiquement avancées pour expliquer cet hermétisme du droit
pénal à la coutume ne sont toutefois pas inébranlables. Ainsi l’unité du droit pénal est déjà
mise à mal par le transfert à la Nouvelle-Calédonie d’une compétence pénale accessoire aux
autres compétences normatives qui lui ont été transférées618 et par ailleurs la territorialité du
droit pénal est bien insuffisante à justifier la mise à l’écart du statut personnel et, ici, du statut
coutumier619.
Les obstacles de principe ne sont ainsi pas si infranchissables que l’on veut bien le croire. Ils
laissent donc clairement la possibilité d’une plus grande ou en tout cas d’une meilleure prise
en compte de la coutume kanak en droit pénal.
II. LES PISTES D’UNE PRISE EN COMPTE ACCRUE DE LA COUTUME EN DROIT PÉNAL
À ce sujet la question peut tout d’abord se poser de savoir s’il faut reconnaître la coutume
comme une norme pénale en ce qu’elle impose des devoirs dont le non-respect est sanctionné
par des mesures ayant le caractère d’une punition. Mais la question est en réalité sans grand
intérêt si l’on observe tout d’abord que ce pouvoir de sanction des autorités coutumières
existe et est exercé. Même si la chambre criminelle de la Cour de cassation rappelle qu’« aucun
texte ne reconnaît aux autorités coutumières une quelconque compétence pour prononcer et
appliquer des sanctions à caractère de punitions, même aux personnes relevant du statut civil
coutumier »620, il n’en reste pas moins que lorsque ces sanctions sont prononcées et appliquées
il faut bien résoudre la question de savoir comment les appréhender. Il s’agit donc bien plus
de savoir comment prendre en compte ce pouvoir de sanction et comment le concilier avec
notre droit que de le reconnaître à proprement parler. La question est ensuite sans doute mal
posée si l’on veut bien considérer que la qualification de norme pénale n’a de sens qu’en droit
617 - � A Nouméa (chambre coutumière) 26 mars 2015, n° 14/00024.
C
618 - � ur ce point, voir V. Malabat, « La question du droit pénal », in S. Sana-Chaillé de Néré (dir), Le transfert à la
S
N
ouvelle-Calédonie de la compétence normative en droit civil et en droit commercial, Actes du colloque du 29 septembre 2011, Université de la Nouvelle-Calédonie, livre électronique, ISBN 979-10-91032-00-1, 2011, p. 64 et s.
619 - � oir Malabat, « Libres propos sur les conflits de lois en droit pénal », in Droit répressif au pluriel : droit interne, droit
V
international, droit européen, droits de l’homme, Liber amicorum en l’honneur de Renée Koering-Joulin, éd. Nemesis
Anthemis, coll. Droit et Justice, 2015, p. 527 et s., spéc. p.531 et s.
620 - � ass. crim., 10 octobre 2000, n° 00-81959.
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
commun et ne trouve guère d’écho dans la coutume. R. Lafargue explique ainsi que dans la
société kanak « la summa divisio réside non pas dans la distinction droit civil/droit pénal mais dans
la distinction entre “devoirs privés” et “devoirs publics” »621.
La reconnaissance de la coutume comme un ordre normatif impose alors non pas de reconnaître la coutume comme posant des normes pénales ce qui serait contraire à la compétence
de l’État en ce domaine même si celle-ci n’est plus exclusive622 et n’aurait de toute façon pas
de sens au regard de la coutume elle-même mais bien plutôt de savoir comment prendre en
compte les sanctions coutumières prononcées par les autorités coutumières.
Or, il paraît parfaitement envisageable de faire coexister juridictions pénales de droit commun
et autorité coutumières disposant d’un pouvoir de sanction. Il est d’ailleurs relevé que « les
chefs coutumiers ne se sont pas toujours vus dénier toute compétence en droit pénal »623 et
l’on peut trouver des projets actuels de police coutumière624. La bonne intégration de la coutume dans le système juridique calédonien implique donc sans doute de reconnaître la réalité
de ce pouvoir de sanction des autorités coutumières ce qui n’est évidemment pas sans soulever
de difficultés au regard du principe d’unité du droit pénal et de la justice pénale déjà évoqués
et au regard de la compétence législative exclusive reconnue en matière de procédure pénale
et d’incriminations criminelles ou correctionnelles. Pourtant certaines solutions pourraient
être exploitées et les obstacles à la reconnaissance d’un pouvoir de sanction peuvent être levés.
D’abord le fait que les juridictions répressives de droit commun puissent exercer leur compétence
sur les personnes de statut civil coutumier ne signifie pas que cette compétence soit exclusive.
On le voit dans l’ordre interne, les autorités administratives indépendantes (comme les ordres
professionnels) se sont en effet vues reconnaître un pouvoir de sanction. La comparaison avec
les autorités coutumières n’est pas si extravagante si l’on rappelle que la distinction entre droit
civil et droit pénal n’est pas véritablement marquée en droit coutumier et que les sanctions
coutumières ont sans aucun doute pour certaines le caractère d’une punition sans pour autant
être qualifiées de pénales, cette qualification n’ayant de sens qu’en droit métropolitain. La
reconnaissance du pouvoir de sanction des autorités coutumières pourrait donc se faire sur
le modèle de celui qui est reconnu aux autorités administratives indépendantes ou aux ordres
professionnels sans qu’il soit évidemment question de ranger les autorités coutumières dans
l’une ou l’autre de ces catégories.
On le voit également dans l’ordre international : la compétence d’une juridiction pénale française ne faisant aucunement obstacle à la compétence d’une juridiction pénale étrangère (sauf
mise en jeu du principe ne bis in idem dont le domaine d’application reste en réalité assez limité).
621 - � . Lafargue, La coutume face à son destin, LGDJ, 2010, p. 192.
R
622 - � a loi organique confère en effet une compétence pénale accessoire aux lois de pays. Sur ce point, voir V. Malabat,
L
« La question du droit pénal », in S. Sana-Chaillé de Néré (dir), Le transfert à la Nouvelle-Calédonie de la compétence
normative en droit civil et en droit commercial, Actes du colloque du 29 septembre 2011, Université de la Nouvelle-
Calédonie, livre électronique, ISBN 979-10-91032-00-1, 2011, p. 64 et s. et « Libres propos sur les conflits de lois
en droit pénal », in Droit répressif au pluriel : droit interne, droit international, droit européen, droits de l’homme, Liber
amicorum en l’honneur de Renée Koering-Joulin, éd. Nemesis Anthemis, coll. Droit et Justice, 2015, p. 527 et s.,
spéc. p.531 et s.
623 - � ur ce point, voir R. Lafargue, La coutume face à son destin, préc. p. 158 et s. ; V. Parisot, « Justice pénale républiS
caine et droit coutumier kanak », préc. p. 186.
624 - � oir par ex. le code de la police coutumière pour le pays Drehu pour assurer l’ordre coutumier sur les terres
V
coutumières adressé par les trois grandes chefferies de Drehu au président du Congrès de la Nouvelle-Calédonie.
227
�228
Il n’y a ainsi pas de compétence exclusive des juridictions pénales françaises de droit commun
pour prononcer des sanctions ayant le caractère d’une punition625 et l’on pourrait donc admettre
un pouvoir de sanction concurrent aux autorités coutumières d’autant que la finalité de ces sanctions coutumières n’est pas nécessairement identique à celle poursuivie par la sanction pénale. Il
faudrait tout de même que ce pouvoir de sanction reconnu se fasse dans le respect des principes
et droits fondamentaux. Ainsi la légalité (matérielle) et notamment la nécessité et la proportionnalité des sanctions prononcées devraient pouvoir être contrôlées626. La reconnaissance de ce
pouvoir de sanction des autorités coutumières n’encourrait de plus pas le grief d’atteinte au principe d’égalité puisque les personnes de statut civil coutumier kanak ne sont pas dans la même
situation que les personnes soumises à un autre statut civil ce qui peut justifier qu’on leur impose
d’autres devoirs et donc des sanctions spécifiques. Mais cela impliquerait sans doute également
que l’on tienne compte de ce même statut dans l’application de la loi pénale de droit commun…
L’articulation des sanctions coutumières avec des sanctions éventuellement prononcées par
des juridictions de droit commun quelle que soit leur nature devrait également être réfléchie.
Le principe ne bis in idem devrait ainsi recevoir application. De même ces sanctions ne
devraient pouvoir être admises que si elles ne contreviennent pas aux droits fondamentaux
des individus627 ce qui pose évidemment difficulté pour certaines sanctions traditionnelles
en droit coutumier telles que la bastonnade ou l’expulsion/expropriation. Mais l’intégration
de la coutume dans le corpus contemporain ne peut sans doute se réaliser pleinement qu’à ce
prix. Et il s’agit là en réalité d’une autre question : une chose est en effet de reconnaître un
pouvoir de sanction aux autorités coutumières ; autre chose est de constater que l’exécution
de la sanction prononcée peut constituer une infraction pénale de droit commun. Cette dernière question (de fond) doit donc se régler sur un autre terrain, celui du contrôle des sanctions prononcées par des autorités coutumières et celui de la prise en compte éventuelle de la
coutume kanak comme fait justificatif ou cause de non-responsabilité de la commission d’une
infraction de droit commun.
Pour résumer, une piste de solution à exploiter nous paraît non pas dans la répartition d’un
champ de compétence pénale entre juridictions de droit commun et autorités coutumières
mais bien dans une superposition de deux compétences distinctes ayant des finalités différentes et des domaines différents mais qui peuvent se recouper628. En clair, les personnes
de statut civil coutumier kanak resteraient soumises au droit pénal de droit commun (avec
la question de savoir si la prise en compte de leur statut coutumier est de nature à infléchir l’application de ce droit pénal commun) mais pourraient également se voir appliquer
des sanctions coutumières décidées par les autorités coutumières y compris pour des faits
625 - � oir cependant V. Parisot, « Justice pénale républicaine et droit coutumier kanak », préc. qui évoque p. 186, la
V
« compétence exclusive des juridictions pénales de droit commun ».
626 - � ur la question de la légalité, voir V. Parisot, « Justice pénale républicaine et droit coutumier kanak », préc., p. 197.
S
627 - � n observe que le respect des droits fondamentaux est évoqué dans le préambule de la Charte du peuple kanak.
O
Sur la question de la conciliation de la coutume et des droits fondamentaux, voir É. Cornut, « L’application
de la coutume kanak par le juge judiciaire à l’épreuve des droits de l’Homme », Politeia, n° 20, 2011, p. 241 et s.
628 - � ette solution présente toutefois l’inconvénient de poser deux corpus distincts de normes ce qui ne réalise pas à
C
proprement parler une intégration de la coutume. Voir par ex. à ce sujet les propos de R Lafargue au sujet du droit
australien (« L’expérience australienne d’adaptation du droit pénal à la dimension culturelle : le principe d’unité du
droit pénal et la prise en compte du fait coutumier », in Archives de politique criminelle, n° 18, Pédone, 1996, p. 137 et s.).
Mais ici la situation peut paraître différente notamment en ce qu’on peut contester l’unité du territoire puisque la loi
organique n° 99-209 du 19 mars 1999 reconnaît la spécificité de ce territoire d’outre-mer ensuite parce qu’il y a déjà
un double voire un triple système juridique dans lequel coexistent droit commun, lois de pays et droit coutumier.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
identiques. Ne resterait alors à régler que la coexistence de ces sanctions pénales de droit
commun et des sanctions coutumières. Cette coexistence peut poser problème quand les
ordres entrent en conflit (A). Mais même en dehors de cette hypothèse de conflit qui doit
bien évidemment être réglée, cette coexistence peut être régulée par plusieurs mécanismes
(B) comme la médiation pénale ou par l’articulation des sanctions prononcées par chacun
des ordres normatifs.
II. A. La coexistence conflictuelle de sanctions
Le conflit substantiel de normes entre norme de droit commun et norme coutumière peut
évidemment se cristalliser dans l’application d’une sanction. La situation typique qui peut
donner lieu à ce conflit est celle précédemment examinée dans laquelle l’application d’une
sanction coutumière peut caractériser la commission d’une infraction pénale.
Ce conflit doit alors être réglé en aménageant la coexistence substantielle de ces normes que
ce soit pour caractériser les éléments constitutifs de l’infraction (1), pour déterminer l’existence éventuelle d’une cause de non-responsabilité (2) et enfin pour assurer l’autorité de la
chose jugée au pénal (3).
II. A. 1. Caractérisation des éléments constitutifs de l’infraction
On revient ainsi sur la question de la prise en compte de la coutume dans l’appréciation des
comportements des individus de statut coutumier pour la constitution des infractions pénales.
Par exemple, la caractérisation d’une faute simple d’imprudence pour établir l’existence d’un
homicide involontaire impose de porter une appréciation sur le comportement de la personne poursuivie pour déterminer si son comportement s’est éloigné de celui d’un modèle de
conduite placé dans les mêmes circonstances de fait629. Il est parfaitement conforme à cette
appréciation requise pour l’établissement de la faute de prendre en compte le statut coutumier de la personne comme élément du contexte dans lequel elle a agi. Ainsi tel comportement
qui pourrait paraître anodin et non fautif du point de vue du droit commun, pourrait être
considéré comme particulièrement grave au regard des devoirs coutumiers ou inversement. La
prise en compte du statut coutumier et du contexte coutumier dans lequel l’individu a agi permet alors de mieux concilier ces deux ordres normatifs en intégrant le droit coutumier dans
la caractérisation du comportement fautif. Il n’y a point besoin ici d’un renvoi exprès de la loi
pénale envers la coutume pour permettre cette prise en compte : il ne s’agit pas en effet d’établir la violation d’un devoir ou d’une règle qui serait extérieure à la norme pénale (et ici portée
par la coutume) pour en sanctionner pénalement la violation mais simplement de caractériser
une faute pénalement sanctionnée par la prise en compte des circonstances de commission de
l’acte reproché, prise en compte d’ores et déjà permise par le texte d’incrimination630.
629 - � oir art. 121-3 al 3 CP qui dispose qu’« Il y a également délit, lorsque la loi le prévoit, en cas de faute d’imprudence,
V
de négligence ou de manquement à une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, s’il
est établi que l’auteur des faits n’a pas accompli les diligences normales compte tenu, le cas échéant, de la nature de
ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences ainsi que du pouvoir et des moyens dont il disposait. »
630 - � oir pour l’homicide involontaire l’article 221-6 CP qui renvoie expressément à l’article 121-3 CP : « Le fait de cauV
ser, dans les conditions et selon les distinctions prévues à l’article 121-3, par maladresse, imprudence, inattention,
négligence ou manquement à une obligation de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement, la mort
d’autrui constitue un homicide involontaire puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ».
229
�II. A. 2. L’existence éventuelle d’une cause de non-responsabilité
230
Doit également être abordée, toujours pour éviter ou pour résoudre le conflit substantiel de
normes de droit commun et de droit coutumier, la question de l’éventuelle prise en compte de
la coutume pour écarter l’existence de la responsabilité pénale.
Certains auteurs évoquent pour ce faire la reconnaissance de causes subjectives de non-responsabilité qui pourraient être tirées du respect de la coutume. Ce sont ainsi la bonne foi ou
l’erreur de droit, voire la contrainte de celui qui a respecté la coutume et transgressé la loi
pénale qui sont parfois invoquées pour tenter de justifier la mise à l’écart de la responsabilité pénale. R. Lafargue observe ainsi que l’avant-projet de réforme du droit australien émet
deux règles : « apprécier le degré de gravité de l’infraction par rapport aux règles sociales de
la communauté traditionnelle et non pas seulement au regard des valeurs occidentales et en
second lieu, tenir compte de la bonne foi du délinquant qui pourra, sous certaines conditions,
invoquer l’ignorance excusable de la loi applicable »631.
Mais ces solutions proposées présentent l’inconvénient de reposer sur des éléments subjectifs,
propres à la personne poursuivie (dont il faut établir qu’elle a commis une erreur de droit ou
qu’elle était de bonne foi) alors qu’il peut paraître plus judicieux de proposer de résoudre un
conflit de norme ou de systèmes normatifs en se fondant sur des éléments objectifs comme le
sont les faits justificatifs (qui tiennent donc à l’analyse des circonstances objectives de commission de l’infraction et non à des données propres et internes à la personne poursuivie). Il a été
vu que les juridictions pénales se refusent à reconnaître par principe valeur justificative à la
norme coutumière mais qu’elles semblent parfois ne pas fermer la porte à une telle justification
à condition qu’elle respecte une condition de proportionnalité632. L’intérêt de cette solution
nuancée est qu’elle permet au juge d’apprécier au cas par cas le motif de violation de la loi pénale
tiré de l’application de la coutume et de peser ainsi les intérêts en présence ainsi qu’il le fait très
classiquement pour les faits justificatifs que sont la légitime défense et l’état de nécessité633.
Si le respect de la coutume semble donc pouvoir être admis assez facilement (ou en tout cas
aux conditions de droit commun) sur le terrain de ces deux faits justificatifs, il serait toutefois
plus logique de l’envisager sous l’angle d’un ordre de la loi ou d’un commandement de l’autorité légitime parce que la situation conflictuelle abordée ici met ouvertement en opposition la
loi pénale et la coutume ou la loi pénale et une décision coutumière.
À supposer que la coutume porte directement des obligations précises et impératives sans avoir
besoin d’être révélée par les autorités coutumières, il est en premier lieu possible de considérer
l’ordre de la coutume comme un ordre de la loi. On observe en effet que la valeur normative
de la coutume en droit civil est parfaitement reconnue par notre ordre juridique : or, l’ordre de
la loi exonératoire du point de vue du droit pénal n’est pas un ordre de la loi pénale : toute loi
peut avoir cet effet justificatif. Même si l’on refuse cette assimilation normative de la coutume
631 - � . Lafargue, « L’expérience australienne d’adaptation du droit pénal à la dimension culturelle : le principe d’uniR
té du droit pénal et la prise en compte du fait coutumier », Archives de Politique criminelle, n° 18, Pédone, 1996, p.
137 et s. p. 151 et 152. Voir également, V. Parisot, préc., p. 203 qui considère que rien n’interdit ces aménagements
dans le système calédonien.
632 - � oir les décisions évoquées supra.
V
633 - � ur la nécessité et la proportionnalité de l’infraction commise en réponse à l’agression ou au péril menaçant
S
l’individu pour pouvoir admettre ces faits justificatifs, voir par ex. Ph. Conte et P. Maistre du Chambon, Droit
pénal général, A. Colin, 7ème éd., 2004, n° 266 pour la légitime défense et n° 275 pour l’état de nécessité.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
à la loi634, il n’en reste pas moins que l’effet exonératoire de la coutume pourrait être reconnu
en lui-même. Le rôle exonératoire de la coutume est plus facilement admis que son rôle incriminateur635 : s’agissant en effet d’une disposition favorable à la personne poursuivie, le principe
de légalité ne s’applique plus et ne fait donc plus obstacle à la prise en compte de normes non
écrites. C’est ainsi qu’il est admis que des immunités reconnues par la coutume internationale
permettent à des chefs d’État ou de gouvernement d’échapper à leur responsabilité pénale636.
Il paraît toutefois encore plus logique d’envisager la prise en compte de la coutume par le biais
du commandement de l’autorité légitime. Il est en effet plus probable que le conflit substantiel entre droit pénal et coutume ne se révèle qu’au moment de la décision d’une autorité coutumière. Il a été vu que certaines décisions admettent de rechercher en ce cas si les conditions
de l’article 122-4 al 2 du Code pénal alinéa 2 qui dispose que « n’est pas pénalement responsable
la personne qui accomplit un acte commandé par l’autorité légitime, sauf si cet acte est manifestement
illégal ». Cela signifie tout d’abord que l’autorité coutumière peut être qualifiée d’autorité
légitime637. Cela signifie ensuite que la décision de l’autorité coutumière ne doit pas donner
un ordre manifestement illégal pour que la commission d’une infraction pénale en exécution
de cet ordre puisse être exonérée. Cela implique une appréciation au cas par cas par le juge
pénal et cela explique notamment que l’ordre de commettre des violences (bastonnade) ne
puisse être un fait justificatif tant il est à l’évidence illégal du point de vue du droit pénal. Il
faudrait sans doute des circonstances très particulières pour qu’un tel ordre puisse être considéré comme n’étant pas manifestement illégal. On comprend donc que la prise en compte de
la coutume ne puisse a priori être exonératoire que s’agissant des atteintes aux biens.
D’autres fondements pour écarter l’application du droit pénal sont encore parfois invoqués.
Ainsi, R. Lafargue dans son étude faite du droit australien638, évoque l’existence de circonstances atténuantes jouant au bénéfice des aborigènes et tirées de leur mode de vie et de leurs
valeurs culturelles. Si ce dispositif est intéressant, il ne semble pas véritablement adapté ou
utile en droit français. D’une part le juge pénal français peut en effet librement fixer la peine
dans les limites légales prévues et doit, dans son pouvoir d’individualisation de la sanction,
prendre en compte les éléments propres à la personne condamnée, ce qui permet donc de
tenir compte de sa situation sociale et culturelle particulière. Ensuite, on a vu que le contexte
coutumier devait être pris en compte au moment d’apprécier l’illégalité de l’acte accompli ou
son caractère fautif : si cette prise en compte est faite au moment de la caractérisation des
éléments constitutifs de l’infraction, il n’est alors plus besoin de l’opérer au moment de la
détermination de la sanction.
634 - � ar exemple en se fondant sur une interprétation stricte de l’article 122-4 al 1 du Code pénal qui prévoit l’ordre
P
de la loi et qui dispose que « n’est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte prescrit ou
autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires ». Parce que le texte ne vise que les dispositions législatives et réglementaires on pourrait donc en s’appuyant sur une interprétation stricte considérer que l’ordre de
la coutume n’est pas visé et ne peut donc être assimilée à un ordre de la loi. Mais ce serait oublier que l’interprétation stricte n’est pas imposée s’agissant d’une disposition favorable à la personne poursuivie.
635 - � oir Cass. crim., 17 juin 2003, n° 02-80179, Bull. n° 122 déjà évoqué ayant posé que « la coutume internatioV
nale ne saurait pallier l’absence de texte incriminant, sous la qualification de crimes contre l’humanité, les faits
d
énoncés par la partie civile ».
636 - � oir par ex. Cass. crim., 13 mars 2001, n° 00-87215 : Bull. n° 64
V
637 - � e qui n’était pas évident dans la mesure où la jurisprudence en a une conception assez stricte et que cela ne
C
désigne que des autorités publiques.
638 - � . Lafargue, op. cit., spéc. p. 151
R
231
�232
Enfin, un autre auteur évoque la reconnaissance d’une immunité à l’instar des immunités
familiales639 mais là aussi cette solution ne paraît guère adaptée. Il faut d’abord savoir que ces
immunités n’empêchent pas l’existence et la qualification de l’infraction et ne constituent
qu’un obstacle aux poursuites. Ensuite, leur fondement n’est pas celui d’un statut personnel
particulier mais plus justement sans doute celui d’absence de trouble à l’ordre social. Enfin,
l’immunité qui serait posée au profit des personnes de statut coutumier pourrait paraître dangereuse en ce qu’elle constituerait une sorte de blanc-seing : il faudrait donc en délimiter le
domaine d’application (pour quelles infractions ? dans quelles circonstances ? …) ce qui serait
sans aucun doute délicat.
II. A. 3. Assurer l’autorité de la chose jugée au pénal sur le civil
Il faut enfin, toujours pour résoudre ces contrariétés de normes, déterminer comment assurer
l’autorité de la chose jugée au pénal sur le civil sans heurter le droit coutumier qui doit s’appliquer au jugement sur les intérêts civils des personnes de statut coutumier.
Certains auteurs proposent ainsi de mettre de côté le principe de l’autorité de chose jugée en
ce qu’il n’aurait qu’une valeur simplement législative alors que le droit coutumier kanak est
reconnu par la Constitution640. Ce n’est pourtant pas en ce sens-là que semblent s’orienter
les juridictions qui continuent de rappeler la nécessité d’apprécier le « préjudice au regard
des critères et valeurs de la société coutumière, et dans le respect de l’autorité de la chose
jugée au plan pénal »641. Et il n’est pas certain que l’on ait besoin de véritablement mettre à
l’écart le principe d’autorité de la chose jugée pour éviter les conflits de norme. L’autorité de
chose jugée au pénal ne s’attache en effet qu’aux éléments qui sont le soutien nécessaire de la
décision du juge pénal, ce qui laisse donc une marge de manœuvre au juge civil pour statuer
librement sur les autres éléments642. Ainsi, si le droit coutumier prévoit une cause de non-responsabilité inconnue du droit pénal et sur laquelle, par définition, le juge pénal n’a pas statué,
la juridiction civile en formation coutumière pourra librement apprécier l’existence de cette
cause de non-responsabilité et en tirer les conséquences sur la réparation. La difficulté ne
surgira en réalité qu’en matière de faute s’il existe un décalage trop important entre la définition pénale et la définition coutumière de la faute. Mais si, comme nous l’avons suggéré, la
coutume est prise en compte comme élément de contexte au moment d’apprécier l’existence
d’une faute, alors ce risque de conflit sera en réalité assez faible.
II. B. La coexistence non conflictuelle de sanctions
Cette dernière situation ne conduit pas à un conflit substantiel parce que sanction coutumière et sanction pénale de droit commun sanctionnent en réalité le même comportement. Il
s’agit donc davantage de régler un problème de cumul qu’un problème de conflit.
639 - � oir V. Parisot, « Justice pénale républicaine et droit coutumier kanak », préc. p. 200.
V
640 - � oir en ce sens V. Parisot, préc. p. 190 et 191, note 4.
V
641 - � oir décisions citées supra.
V
642 - � oir par ex. dernièrement Cass. crim., 1er juin 2016, n° 15-80721, publié au Bulletin, qui, au visa du principe de
V
l’autorité, au civil, de la chose jugée au pénal, a décidé que « si la responsabilité du prévenu reconnu coupable
des faits reprochés est acquise, l’évaluation du préjudice en résultant reste en discussion dans la limite des faits
constatés qui constituent le soutien nécessaire de la condamnation pénale ».
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Plusieurs possibilités s’offrent pour régler ce cumul de sanction, qu’il s’agisse d’articuler les
actions ou les sanctions. Dans les deux cas, il faut en effet avoir en tête le principe ne bis in
idem puisque celui-ci vaut en principe aussi bien pour les poursuites que pour les sanctions.
II. B. 1. L’articulation des actions/poursuites
Pour articuler les actions devant les autorités coutumières et les juridictions pénales, on peut
bien évidemment penser à la médiation pénale coutumière envisagée par l’Accord de Nouméa. Mais son développement paraît difficile643 et soulève de nombreuses difficultés parmi
lesquelles à défaut de dispositif spécifique à la Nouvelle-Calédonie, la mise en œuvre d’une
médiation pénale doit se faire en application du Code de procédure pénale644 et, notamment,
sous la responsabilité du procureur de la république645.
Or, la médiation pénale mise en œuvre par le ministère public laisse peu de place aux autorités
coutumières et présente également l’inconvénient de ne pas éteindre l’action publique. Rien
n’interdit donc à la victime de consentir à une médiation pénale, d’en attendre les résultats et
de se constituer ensuite partie civile. Ce risque d’instrumentalisation n’est ainsi pas à négliger
et la possibilité pour le ministère public de classer sans suite si les obligations imposées au
titre de la médiation sont exécutées reste un remède qui peut paraître insuffisant.
Peut-être le législateur pourrait-il envisager alors la mise en place d’une composition pénale
particulière646 ? Le ministère public informé de la commission d’une infraction pénale constituant également un manquement au statut coutumier mettant en jeu des protagonistes de
statut coutumier ou saisi d’une plainte de la victime de statut coutumier devrait alors se renseigner sur l’existence d’une procédure de sanction coutumière. La sanction coutumière prononcée par une autorité coutumière et exécutée pourrait être reconnue par un juge du siège
comme constituant une réponse adaptée du point de vue du droit commun et mettant ainsi
fin à l’action publique. Il ne s’agit donc pas d’une véritable composition pénale (pas en tout cas
selon les termes de l’article 41-2 du Code de procédure pénale parce qu’il n’est pas question de
faire valider la sanction coutumière par la juridiction de droit commun). Il ne s’agit pas en effet
de mettre en place une justice déléguée placée sous la tutelle des juridictions de droit commun
mais simplement de reconnaître que la sanction coutumière est suffisante pour mettre fin au
trouble à l’ordre social et considérer que le procès pénal de droit commun n’a plus lieu d’être.
Ce dispositif impliquerait une communication qui peut paraître bienvenue entre autorités
coutumières et juridictions de droit commun. L’inconvénient ou la non-praticabilité de cette
solution peut tenir à la durée temporelle de la procédure coutumière (qui peut donc amener
la juridiction de droit commun à statuer sans attendre la fin de la « procédure » coutumière)
et cette difficulté peut d’ailleurs également se rencontrer en ce qui concerne l’articulation
nécessaire des sanctions prononcées.
643 - �Voir encore la circulaire du 18 mars 2013 de politique pénale pour la Nouvelle-Calédonie, NOR : JUSD1307380C,
Bulletin officiel du ministère de la Justice, qui indique que « Si l’expérimentation de la médiation pénale en lien
avec les autorités coutumières a effectivement été tentée en 2010, il m’apparaît opportun désormais de développer cette mesure, après concertation avec le Sénat coutumier ».
644 - � rt. 41-1 CPP.
A
645 - � ur toutes ces difficultés, v. R. Lafargue, La coutume face à son destin, préc. p. 176 et s.
S
646 - � a composition pénale est prévue aux art. 41-2 et 41-3 CPP.
L
233
�Le cumul de poursuites n’est de plus pas systématiquement contraire aux droits fondamentaux.
Le Conseil constitutionnel a en effet pu décider dernièrement647 que :
234
Selon l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : “La loi ne doit établir
que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi
établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée”. Les principes ainsi énoncés
ne concernent pas seulement les peines prononcées par les juridictions pénales mais s’étendent à
toute sanction ayant le caractère d’une punition. Le principe de nécessité des délits et des peines ne
fait pas obstacle à ce que les mêmes faits commis par une même personne puissent faire l’objet de
poursuites différentes aux fins de sanctions de nature différente en application de corps de règles distincts. Si l’éventualité que deux procédures soient engagées peut conduire à un cumul de sanctions,
le principe de proportionnalité implique qu’en tout état de cause le montant global des sanctions
éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues.
Dans la même décision648, il a pu préciser s’agissant du cumul des poursuites que :
Ces cumuls éventuels de poursuites et de sanctions doivent, en tout état de cause, respecter le principe
de nécessité des délits et des peines, qui implique qu’une même personne ne puisse faire l’objet de
poursuites différentes conduisant à des sanctions de même nature pour les mêmes faits, en application de corps de règles protégeant les mêmes intérêts sociaux.
Le cumul de poursuites entre autorité coutumière et juridiction pénale de droit commun pourrait donc échapper à la censure constitutionnelle si l’on veut bien considérer que les corps de
règles en cause (la coutume d’un côté, le droit pénal commun de l’autre) ne protègent pas les
mêmes intérêts sociaux, même si évidemment les intérêts de la société et de la culture kanak et
les intérêts plus généraux de la société défendus par le Code pénal peuvent se recouper.
Mais même si le cumul de poursuite n’est pas censuré, il faut encore veiller à éviter le cumul
de sanctions.
II. B. 2. L’articulation des sanctions
Parce que le pouvoir de sanction des autorités coutumières existe et coexiste avec celui des
juridictions pénales de droit commun, ces sanctions doivent être articulées en application du
principe ne bis in idem.
Ce principe tel qu’il est appliqué par le Conseil constitutionnel ne devrait toutefois pas véritablement en réalité empêcher la coexistence des sanctions coutumières et de droit commun.
Le Conseil constitutionnel649 considère en effet que :
lorsque plusieurs sanctions prononcées pour un même fait sont susceptibles de se cumuler, le principe de proportionnalité implique qu’en tout état de cause, le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues. Il
647 - � ons. constit. 1er juillet 2016, n° 2016-550, QPC.
C
648 - � onsidérant 7.
C
649 - � ême décision, considérant 8.
M
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
appartient donc aux autorités juridictionnelles compétentes de veiller au respect de cette exigence et
de tenir compte, lorsqu’elles se prononcent, des sanctions de même nature antérieurement infligées.
Or, il y a peu de chances qu’autorité coutumière et juridiction de droit commun prononcent
des sanctions de même nature.
La coexistence des sanctions pénales et coutumières devrait donc pouvoir être assurée de
manière respectueuse des droits des individus.
§ 2 - Pour que le châtiment soit un honneur
Éric Duraffour
Magistrat en charge de la section détachée des îles Loyauté
du tribunal de première instance de Nouméa (2009-2012)
La notion de droit, étant d’ordre objectif, n’est pas séparable de celles d’existence et de réalité. Elle
apparaît quand l’obligation descend dans le domaine des faits ; par suite elle enferme toujours
dans une certaine mesure la considération des états de fait et des situations particulières.
Simone Weil650
Selon Simone Weil :
Le châtiment est un besoin vital de l’âme humaine. Il est de deux espèces, disciplinaire et pénale.
Ceux de la première espèce offrent une sécurité contre les défaillances, à l’égard desquelles la lutte
serait trop épuisante s’il n’y avait un appui extérieur. Mais le châtiment le plus indispensable
à l’âme est celui du crime. Par le crime un homme se met lui-même hors du réseau d’obligations
éternelles qui lient chaque être humain à tous les autres. Il ne peut y être réintégré que par le
châtiment, pleinement s’il y a consentement de sa part, sinon imparfaitement. De même que la
seule manière de témoigner du respect à celui qui souffre de la faim est de lui donner à manger,
de même le seul moyen de témoigner du respect à celui qui s’est mis hors-la-loi est de le réintégrer
dans la loi en le soumettant au châtiment qu’elle prescrit. Le besoin de châtiment n’est pas satisfait
là où, comme c’est généralement le cas, le code pénal est seulement un procédé de contrainte par
la terreur. La satisfaction de ce besoin exige d’abord que tout ce qui touche au droit pénal ait un
caractère solennel et sacré ; la majesté de la loi se communique au tribunal, à la police, à l’accusé,
au condamné, et cela même dans les affaires peu importantes, si seulement elles peuvent entraîner
la privation de liberté. Il faut que châtiment soit un honneur, que non seulement il efface la honte
du crime, et qu’il soit regardé comme une éducation supplémentaire qui oblige à un plus grand
degré de dévouement au bien public. Il faut aussi que la dureté des peines réponde au caractère
des obligations violées et nos intérêts de la sécurité sociale.651
650 - � . Weil, L’enracinement, éd. Gallimard Folio, Essai, p. 10.
S
651 - � bid., p. 32.
I
235
�236
Le doyen Cornu définit la coutume comme étant une norme de droit objectif fondée sur
une tradition populaire qui prête à une pratique constante un caractère juridiquement
contraignant : véritable règle de droit comme la loi mais d’origine non étatique et en général
non écrite que la collectivité a fait sienne par habitude dans la conviction de son caractère
obligatoire652.
La coutume kanak est reconnue par la Constitution de la 5e République. Elle fonde un statut
personnel participant de l’identité des Mélanésiens habitants la Nouvelle-Calédonie.
Elle bénéficie d’une reconnaissance juridictionnelle particulière en Nouvelle-Calédonie où
ont été instituées des formations coutumières dépendant du tribunal de première instance de
Nouméa composées d’un magistrat professionnel et de deux ou plusieurs assesseurs spécialement désignés sur proposition des huit aires coutumières de la Nouvelle-Calédonie.
Si l’évolution de la coutume pour le statut civil des Mélanésiens s’opère avec grand dynamisme, la jurisprudence affirmant et affinant autant de concepts que sont : la propriété coutumière, l’état civil coutumier et les problèmes d’abandon ou reprise de l’identité coutumière ;
le droit pénal semble toujours autant hermétique à intégrer la coutume kanak.
La coutume kanak a légèrement pénétré le droit pénal à travers la médiation pénale qui peut
être mise en œuvre par le procureur de la République en application du code de procédure
pénale. Toutefois le législateur n’est pas allé jusqu’à permettre la mise en œuvre de cette
médiation pénale directement par les juridictions correctionnelles après que des poursuites
aient été engagées par le parquet653.
Régis Lafargue a montré654 qu’un lien existe entre la coutume kanak et le droit pénal puisque
le tribunal composé de trois magistrats professionnels et de deux assesseurs issus de la société
civile, des Mélanésiens sur les Loyautés et dans le ressort de la section détachée de Koné, peut
au moment de la fixation de la peine prendre en compte des éléments coutumiers.
Seul le travail de connaissance réciproque qui s’instaure par le rapport entre peine et réalité
coutumière, permettra une approche pragmatique, respectant les grands équilibres. Il nous
semble qu’à l’exclusion de la coutume kanak du droit pénal pourrait succéder une ouverture
prudente, lente et cohérente du droit pénal vers la réalité coutumière.
La réponse pénale participe d’un enracinement du droit par une réception des liens sociaux.
Il ne les crée pas. Il ne modèle pas l’individu. Cet enracinement passe par une acculturation
au profit des sociétés océaniennes qui dépendent de notre République, acculturation synonyme d’une prise en compte des coutumes locales qui structurent la vie sociale. Notre droit
pénal s’interpénètre avec la coutume. Simone Weil nous l’a dit : « l’enracinement est peut-être
652 - � . Cornu, Vocabulaire juridique, 8e éd., Quadrige/PUF, 2007, Paris.
G
653 - � . Lafargue, « Statut personnel et “identité kanak” : le droit saisi par le politique », in J.-M. Regnault, V. Fayaud
R
(dir.), La Nouvelle-Calédonie : vingt années de concorde, Société de l’histoire d’Outre-Mer, Paris, 2008, p.151157 ; R. Lafargue, « Distinction du droit à la différence en droit civil et en droit pénal : comparaison entre la
N
ouvelle-Calédonie et l’Australie », in J.-Y. Faberon et P. De Deckker (dir.), L’état pluriculturel et les droits aux
différences, éd. Bruylant, Bruxelles, 2003.
654 - R. Lafargue, La coutume face à son destin - Réflexions sur la coutume judiciaire en Nouvelle-Calédonie et la résilience des
�
ordres juridiques infra-étatiques, éd. LGDJ, 2010.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
le besoin le plus simple et le plus méconnu de l’âme humaine. C’est un des plus difficiles à
définir ».655
Notre ancien droit connaît de la problématique du rapport entre droit pénal et coutume.
L’exemple de l’influence de la coutume dans le droit pénal nous est donné par les chartes et
franchises concédées par les seigneurs aux communautés rurales ou urbaines de leur domaine,
qu’il s’agisse d’agglomérations anciennes ou de villages nouveaux, chartes qui reconnaissaient
aux habitants de certains lieux des droits particuliers leur conférant des privilèges à travers
des lois privées. Ce fut le cas des bourgeois qui ont bénéficié de franchise qui ont permis une
réglementation de la procédure et l’instauration d’un tarif pénal clair constitué principalement d’amendes applicables à certains délits.656
Jean Gaudemet consacre d’importants et de longs développements sur le rôle de la coutume et
sa place dans l’ordonnancement juridique à travers les siècles657. François Gény a consacré un
long développement à la coutume, la considérant comme étant une source formelle du droit
répondant à une véritable nécessité sociale permanente. Même si elle n’a qu’un rôle subsidiaire, elle s’impose à l’égal de la loi.
Si la coutume a repris une place dans la réflexion juridique, celle-ci reste précaire et même
contestée. Capitant regrettait son autorité, Planiol, Ripert et Boulanger préférant ne voir en
elle qu’une simple source subsidiaire du droit en craignant qu’elle mette en danger la loi.
Surtout Jean Gaudemet note : « de son côté le juge ne s’interdit pas de l’invoquer dans ses
sentences. Il a fallu se rendre à l’évidence. Si le recours à la coutume a connu des heures de
splendeur et des périodes de demi-abandon, la coutume, expression d’un consentement général, qu’atteste le long usage, est créatrice de droit »658. Est-elle source créatrice en droit pénal ?
Régis Lafargue montre cependant l’impasse dans laquelle le rapport entre coutume et droit
pénal en Nouvelle-Calédonie est arrivé. « La question est tout à la fois simple et terriblement
dérangeante : en Nouvelle-Calédonie on peut se battre et mourir pour sa terre, ou ses droits
coutumiers sur le lagon, mais que propose notre droit enserré dans la distinction pénale /
civile qui est soumis pour ce qui est du volet pénal à un principe d’unité. Que peut faire le juge
avec une marge de manœuvre aussi limitée ? »659.
655 - � . Weil, L’enracinement, op. cit., p. 61 : « un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle
S
à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir.
Participation naturelle, c’est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l’entourage.
Chaque être humain a besoin d’avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie
morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie. »
656 - � .-M. Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, 2e éd., PUF, n° 55, 2006, p. 112
J
657 - � . Gaudemet, Les naissances du droit, le temps, le pouvoir, la science au service du droit, Montchrestien, 2e édition,
J
Paris, 1999, p.59 : Il souligne que la condamnation de nombreuses coutumes locales en Afrique Noire et Océanie
notamment par les colonisateurs missionnaires au nom de principes d’un ordre public universel, d’impératifs
de civilisation, de considération du même d’humanité suscite une incompréhension des sociétés indigènes de la
part des colonisateurs qui, sûrs de leur sagesse, l’imposent par la persuasion au besoin par la contrainte éliminant
ainsi les coutumes ancestrales.
658 - � . Gaudemet, Les naissances du droit, le temps, le pouvoir, la science au service du droit, op. cit., p. 63
J
659 - R. Lafargue, « Statut personnel et identité kanak, le droit saisi par la politique », op. cit.
�
237
�Le principe d’unité du droit pénal s’oppose à l’admission de la coutume à l’intérieur même de
ce droit. Il est inimaginable d’arriver à la coexistence d’un double statut comme en matière
civile. Le principe est régulièrement réaffirmé.660 Le droit comparé le confirme (arrêt Gladue
de la Cour suprême du Canada).
238
Il existe donc une contradiction à reconnaître aux Kanak des effets complets de leur coutume
dans leur organisation civile, et refuser à celle-ci à la fois une protection pénale et éventuellement une prise en compte spécifique dans les incriminations pénales.
Le bannissement régulièrement pratiqué dans la société coutumière est susceptible d’être qualifié de violence ou de dégradation aggravée. De même l’éducation des enfants par le recours
aux sanctions corporelles (l’astiquage) susceptibles d’être qualifiées de violences aggravées.
Tout cela constitue des points d’opposition entre coutume et droit pénal. Il est vrai que seul
le législateur est compétent pour éventuellement prendre en compte les coutumes dans l’établissement des incriminations.661
Ce n’est donc pas la voie de l’incrimination, celle du recours au dogmatisme pénal à travers
son principe d’unité, qui constitue la meilleure voie pour tenter d’établir des relations apaisées
entre coutume et droit pénal.
C’est la peine qui offre un vaste champ d’expérimentation pour une acculturation réciproque
du droit pénal dans la coutume (I). Des outils multiples vont permettre une association entre
le droit pénal et la coutume pour la mise en œuvre de la sanction (II).
I. � ’ACCULTURATION RÉCIPROQUE DU DROIT PÉNAL ET DE LA COUTUME PAR
L
LA PEINE
L’acculturation est synonyme d’interpénétration de la coutume et de la peine. Il s’agit d’une
relation réciproque, féconde qui s’articule avec les nouvelles définitions et fonctions de notre
droit pénal et la coutume kanak.
I. A. La dimension pénale de la coutume Kanak
Le doyen Cornu définit la peine comme étant un châtiment édicté par la loi (peine prévue)
à l’effet de prévenir et, s’il y a lieu, de réprimer l’atteinte à l’ordre social qualifiée d’infraction
(nulla poena sine lege) ; châtiment infligé en matière pénale par le juge répressif, en vertu de la
loi (peine prononcée).
Le lexique des termes juridiques définit la peine comme regroupant les sanctions infligées au
délinquant en rétribution des infractions qu’ils commettent662. La différence de rédaction est
660 - � ass. crim., 10 octobre 2000, n° 00-81959.
C
661 - � ’article 521-1 du code pénal qui incrimine les sévices sur animaux contient une importante dérogation : « Les
L
dispositions du présent article ne sont pas applicables aux courses de taureaux lorsqu’une tradition locale ininterrompue peut être invoquée. Elles ne sont pas non plus applicables aux combats de coqs dans les localités où
une tradition ininterrompue peut être établie ».
662 - � exique des termes juridiques, 12e éd. Dalloz.
L
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
importante, la peine étant plus centrée sur l’aspect punitif que la sanction qui a un domaine
plus large et permet d’intégrer la nécessaire démarche de réinsertion.
Déclaration de culpabilité et peine sont liées. La peine n’est que la conséquence de la déclaration de culpabilité. Elle illustre la manière dont réagit la société.
La notion de châtiment aux fins de rédemption est au cœur du système pénal autochtone.
La société kanak connaît un système punitif. Il se compose de châtiments corporels, individuels
ou collectifs. Les viols collectifs peuvent être réprimés par le conseil des anciens sous la forme de
réprimandes, de bastonnades publiques du coupable, voire de toute une classe d’âge663.
Ces punitions corporelles visent à corriger, quelquefois férocement, le délinquant. L’extension au sein même d’une classe d’âge vise à faire peser sur ses membres une obligation de
veiller à ce qu’il n’y ait pas de dérapage de la part de l’un d’eux.
La société Kanak connaît aussi des peines éliminatoires pour les crimes les plus graves. Il existe
un îlot au sud de Lifou, dépendant de la tribu de Mou, du district du Loessi, où les délinquants
étaient abandonnés à leur sort à charge pour eux de survivre.
James Anaya, dans son rapport sur la situation du peuple Kanak de Nouvelle-Calédonie664
constate :
En pratique le juge qui prononce une sentence pénale peut prendre en considération le contexte
social de l’intéressé, y compris, s’il y a lieu, la justice coutumière qui lui a déjà été appliquée. Mais
le droit français ne contient pas de dispositions permettant expressément l’application du droit coutumier en matière criminelle. En fait, certains traits de la justice pénale coutumière – hâtiments
c
corporels, impossibilité pour l’accusé de se défendre, châtiments collectifs – sont interdits par le code
pénal français et sont considérés incompatibles avec les engagements de la France dans le domaines
des droits de l’homme. De plus, l’exécution des peines imposées par les autorités kanak en vertu du
droit coutumier peut dans certaines circonstances constituer en elle-même une infraction à ce même
code. Selon les informations données au Rapporteur spécial, on se trouve donc dans une sorte de
vide juridique, tel que le système pénal français est considéré par les autorités coutumières comme
i
nsuffisant pour réprimer les délinquants kanak, mais que, parallèlement, l’exercice de la justice
pénale coutumière n’est pas autorisé par la législation française. De surcroît, les infractions pénales
sont, comme en matière civile, couramment réglées par les chefs coutumiers, qui s’en tiennent aux
procédures et aux sentences coutumières.
La réalité du système pénal kanak n’a donc pas été évaluée ou du moins analysée dans ses
interférences avec le droit pénal.
Or il est facile de mesurer la gravité de l’atteinte et les chances éventuelles de retisser le lien
clanique que l’acte délictuel a détruit en tout ou partie alors que le principe de l’harmonie
au sein du clan exprimant l’union de la terre et des hommes – lien fiduciaire préexistant et
663 - � . Bensa, I. Leblic, En pays Kanak, Mission du Patrimoine Ethnologique – Collection Ethnologie de la France, éd.
A
La Maison des Sciences de l’Homme, 2000, p. 324 et s.
664 - � . Ayana, « La situation du peuple kanak de la Nouvelle-Calédonie (France) », Conseil des Droits de l’Homme,
J
2011, disponible sur : <sogip.files.wordpress.com/2011/09/j_anaya_situation_peuple-kanak.pdf>. Lien consulté
le 6 juillet 2016.
239
�obligataire665 – appelle des moyens de défense et de sauvegarde qui revêtent une dimension
pénale.
240
Il existe donc une réalité pénale de la société kanak qu’il convient d’identifier. La coutume
n’a-t-elle pas nécessairement une dimension pénale ?
L’admission partielle de la dimension civile de la coutume opère un démembrement qui déstabilise la coutume. Il est difficilement compréhensible pour les Kanak de voir leur coutume
civile respectée et appliquée alors que le droit pénal présente un risque de contradiction et de
refoulement des effets de celle-ci. Le risque est l’ineffectivité du droit coutumier, privé de tout
moyen de coercition pour garantir son autorité.
I. B. Le principe d’individualisation des peines en fonction de la situation coutumière des
prévenus
Par la loi n° 2014-896 du 15 août 2014, le droit pénal s’est enfin doté d’une définition de la peine :
l’article 130-1 du code pénal définit la finalité de la peine de la manière suivante : « Afin d’assurer la
protection de la société, de prévenir la commission de nouvelles infractions et de restaurer l’équilibre social, dans le respect des intérêts de la victime, la peine a pour fonction : 1° De sanctionner
l’auteur de l’infraction ; 2° De favoriser son amendement, son insertion ou sa réinsertion ».
La définition reste incomplète. Vers où la réinsertion doit-elle aller ?
La nouvelle peine dite de contrainte pénale offre une définition profonde et intéressante de
cette relation entre la peine et la structure sociale. Cette nouvelle peine est située au deuxième
rang après la prison (article 131-3 2° du code pénal). La contrainte pénale est mise en œuvre
« lorsque la personnalité et la situation matérielle, familiale et sociale de l’auteur d’un délit
puni d’une peine d’emprisonnement d’une durée inférieure ou égale à cinq ans et les faits de
l’espèce justifient un accompagnement socio-éducatif individualisé et soutenu, la juridiction
peut prononcer la peine de contrainte pénale » (article 131-4-1 du code pénal).
Elle découle du principe de l’individualisation des peines et de l’article 132-1 du code pénal qui
indique que « dans les limites fixées par la loi, la juridiction détermine la nature, le quantum
et le régime des peines prononcées en fonction des circonstances de l’infraction et de la personnalité de son auteur ainsi que de sa situation matérielle, familiale et sociale, conformément
aux finalités de la peine énoncées à l’article 130-1. »
L’exposé des motifs sur le projet de loi indique que la peine « a pour fonctions, afin de protéger
la société, de prévenir et de restaurer l’équilibre social, dans le respect des droits reconnus à la
victime »666. Cette notion de restauration de l’équilibre social est fondamentale et a des effets
sur la relation entre le droit pénal et la coutume kanak. Elle constitue une approche très intéressante d’une dynamique de réinsertion de l’individu au sein de la collectivité.
665 - �Sur ce principe, voir R. Lafargue, supra Partie 1 – Chapitre 3. ; É. Cornut, « La valorisation des terres coutumières
par celle du droit coutumier », in Patrimoine naturel et culturel de la Nouvelle-Calédonie : aspects juridiques, éd.
L’Harmattan, coll. Droit du patrimoine culturel et naturel, 2015, p. 125-154.
666 - � rojet de loi relatif à la prévention de la récidive et à l’individualisation des peines, disponible sur : www.assemP
blee-nationale.fr/14/projets/pl1413.asp
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
La prise en compte de la personnalité et de la situation matérielle, familiale et sociale oblige
le juge à tenir compte de la coutume kanak. Il n’est plus possible de détacher le prévenu de
son environnement social, de son identité kanak constitutionnellement protégée par la voie
du statut personnel.
Or pour que cette identité soit cohérente et comprise de l’individu, la peine doit revêtir une
forme coutumière, emprunter une voie tracée par la coutume.
Le principe clanique de l’union de la terre et des hommes oblige à dimensionner la peine, à
tout le moins lui faire emprunter un chemin ou être prononcée à travers des expressions qui
revêtissent du sens dans la microsociété coutumière de la Nouvelle-Calédonie.
Se pose alors la question de déterminer dans quelle mesure l’individualisation des peines s’articule avec la coutume kanak.
Le principe de l’individualisation des peines oblige à prendre en compte la situation coutumière du prévenu. Il s’en déduit que lorsque la commission de l’infraction se réalise au sein
même des clans et espaces coutumiers, l’atteinte au lien social coutumier est mise en lumière
et sa restauration devient une nécessité pénale.
C’est nécessairement un retour à l’équilibre coutumier qu’il va falloir viser. Cela implique de
connaître l’équilibre coutumier et de bien choisir la voie et le moyen pour restaurer le lien
entre le délinquant et son milieu d’origine. Il faudra connaître les traditions et valeurs du
clan et de la tribu du condamné pour orienter la décision pénale vers une restauration du lien
clanique.
Le principe de « l’union de la terre et des hommes » qui fonde la structure de la société kanak
suppose que chaque individu qui viole le lien à son clan, soit mis en mesure de reconstituer
ce lien et de réintégrer le clan après avoir purgé une sanction qui lui redonnera une légitimité
clanique.
Il existe donc un principe coutumier et pénal de restauration du lien coutumier auquel il a été
porté atteinte par l’infraction commise par le condamné.
En ce sens l’arrêt R. c. Gladue667, de la Cour suprême du Canada, a jugé que « le juge chargé
d’infliger la peine envisage les sanctions raisonnables autres que l’incarcération en ce qui
concerne les délinquants autochtones. De toute évidence, s’il existe un programme ou une
tradition de sanctions substitutives dans une communauté autochtone, et que le délinquant
peut obtenir soutien et surveillance, il sera peut-être facile de trouver et d’imposer une
mesure de rechange. Toutefois, même en l’absence de soutien dans la collectivité, il y a lieu
de faire tous les efforts, lorsque les circonstances s’y prêtent, pour trouver une solution de
rechange adaptée et utile. »
L’objectif de réinsertion du condamné, fonde la nouvelle cohérence qui doit être recherchée
entre coutume kanak et droit pénal. Le clan est tout. Il unit les hommes et les terres. Il met
en œuvre le principe de l’union de la terre et des hommes qui structure dans le temps et
667 - � our suprême de Canada, 23 avril 1999 R. c. Gladue, 1 RCS 688, n° 26300, disponible sur : http://scc-csc.lexum.
C
com/scc-csc/scc-csc/fr/item/1695/index.do (lien consulté le 6 juillet 2016).
241
�g
éographiquement la société kanak. Le clan est une fraternité. Il existe donc un nouvel espace
pour établir des relations apaisées et constructives entre le droit pénal et la coutume kanak.
242
Ces relations passent par l’utilisation judicieuse de peines qui permettent une prise en compte
directe de la coutume aux fins de réinsertion du condamné.
II. � ’ASSOCIATION DE LA COUTUME KANAK ET DU DROIT PÉNAL POUR LA
L
DÉTERMINATION ET LA MISE EN ŒUVRE DES SANCTIONS
II. A. Le rétablissement du lien fiduciaire
L’harmonie du clan revêt une dimension fiduciaire prépondérante qui lie les hommes. L’infraction est une atteinte à ce lien fiduciaire. D’où le rôle central du pardon coutumier qui n’a pas
le sens restrictif qu’on lui connaît. Le pardon coutumier est un mécanisme de éappropriation
r
du lien clanique par l’individu qui conduit à la réintégration à l’intérieur du clan et la reprise
d’une place en harmonie avec la tribu.
Un pardon judiciaire ou un chemin de pardon judiciaire est-il possible ?
Le titre est volontairement provocateur en référence au pardon coutumier qui n’est pas une
peine mais un moment, un mouvement, et une forme de réadmission du fautif dans les liens
claniques. C’est une étape essentielle vers la réinsertion et la restauration du lien clanique.
Le pardon judiciaire revêt plusieurs formes. Il peut emprunter la voie de la sanction réparation prévue à l’article 131-8-1 du code pénal. La sanction réparation consiste dans l’obligation
pour le condamné de procéder dans le délai et selon les modalités fixées par la juridiction, à
l’indemnisation du préjudice de la victime. Il est même possible de prévoir une réparation
en nature avec l’accord de la victime. Le clan qui a la personnalité morale pourrait être aussi
considéré comme une victime directe et ainsi acquérir un statut qui lui ouvrirait droit, en
parallèle à l’action de la victime individuelle, à une action en réparation qui emprunterait une
voie coutumière et indépendante668.
On peut même se poser la question de savoir s’il ne conviendra pas un jour de réserver aux
autorités coutumières (comme dans d’autres matières), une possibilité de mise en œuvre de
l’action publique et d’être associé aux poursuites à l’image des associations agréées en matière
de discrimination ou de protection de l’environnement. Les aires coutumières pourraient-elles
se voir reconnaître ce positionnement procédural qui favoriserait une admission des règles
coutumières au sein même de notre droit pénal ?
La sanction réparation pourrait alors prendre la forme d’une voie de pardon coutumier à exécuter au sein même de l’institution coutumière. Régis Lafargue suggère ainsi qu’à côté du
droit pénal, puisse exister un droit coutumier ordinal669.
668 - � ur cette possibilité d’action civile ouverte au clan, voir É. Cornut, supra Partie 1 – Chapitre 4, spéc. II.B.2.
S
669 - � . Lafargue, « Prévention sociale droits des victimes et statut personne », in J.-Y. Faberon et al. (dir), Destin des
R
c
ollectivités politiques et Océanie, PUF, Marseille, 2011, p. 637 s.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Pour les mineurs, l’article 8 de l’ordonnance du 2 février 1945 permet de conditionner la dispense de peine à une éventuelle réparation du trouble à l’ordre public coutumier. L’article
12-1 applicable en chambre du conseil ou devant le tribunal pour enfants permet de proposer
au mineur une mesure ou une activité d’aide ou de réparation à l’égard de la victime ou dans
l’intérêt de la collectivité. Cette mesure a été mise en œuvre à plusieurs reprises par la section
détachée de Lifou pour imposer au mineur une réparation coutumière sous la forme « d’un
chemin de réintégration clanique » qui passait par différentes étapes jusqu’à l’éventuelle comparution devant le grand chef.
Ce chemin coutumier vise à faire prendre conscience au mineur qu’il s’est écarté de la structure tribale et l’a mise en péril et s’est mis lui-même en péril par son détachement.
Ainsi le travail d’intérêt général coutumier constitue une voie explorée pour l’implication des
autorités coutumières dans la mise en œuvre de la peine.
Les communes recouvrent le complet territoire de chacune des îles. Les aires coutumières,
les districts qui leur sont associés et in fine les tribus ont une personnalité juridique de droit
public. Elles peuvent donc devenir des acteurs dynamiques de la mise en œuvre de travaux
d’intérêt général coutumier à condition que le service pénitentiaire de probation et d’insertion s’investisse dans un long travail pédagogique et d’encadrement pour la définition de ces
travaux et leur mise en œuvre.
La contrainte pénale sera probablement la peine la plus efficace pour permettre la restauration du lien clanique et le retour de l’harmonie à l’intérieur du clan sauf bien entendu les cas
où l’infraction est tellement grave que le délinquant est définitivement exclu de sa société
d’origine.
L’ajournement de peine pouvant conduire à une dispense de peine permettrait d’introduire
une décomposition du temps d’exécution qui prenne en compte un éventuel pardon coutumier dont la juridiction fixerait les caractéristiques.
En effet la dispense de peine peut être synonyme de reprise de tous les effets du lien clanique.
Nous disposons de plusieurs outils pour donner à la peine une dimension de réinsertion clanique et surtout finaliser l’objectif de rétablissement de l’équilibre social au sens du code
pénal qui ne peut être que le rétablissement du lien coutumier.
II. B. La prise en compte de la coutume dans l’exécution ou l’application de la peine
La prise en compte suppose une implication des autorités coutumières dont la défiance peut
constituer un frein à cet égard.
Elle suppose que la notion d’exécution des peines sous la surveillance du procureur de la
République et avec le concours du juge de l’application des peines fasse l’objet d’échanges
préparatoires entre l’autorité judiciaire et le monde coutumier pour mettre en place progressivement des expériences limitées dans un premier temps.
Depuis le 1er janvier 2015, les juges des sections détachées assument les fonctions de juge
d
’application des peines sur leur secteur. On peut y voir une volonté d’assurer, à tout le moins
243
�de rechercher, un aménagement des peines ou la mise en œuvre de peines alternatives à
l
’incarcération qui prennent en compte l’environnement coutumier670.
244
Le défi est de constituer un service local d’insertion et de probation prenant en compte la
dimension mélanésienne.
De plus la question doit être posée d’une réinsertion qui passe par un retour géographique
au sein même des tribus. L’exode vers Nouméa, le dépeuplement inquiétant des tribus, leur
asservissement à un système distributif (l’assistanat à la mode européenne au final ségrégatif),
constituent autant d’obstacles à l’objectif de restauration du lien clanique.
Autant la structure sociale de la société métropolitaine est fondée sur l’individualisme, facteur
de dislocation ou même de dissociation, constituant un obstacle infranchissable à la mise en
œuvre de principes pénaux qui supposent une unité du corps social que la société française
métropolitaine ne connaît plus, autant la structure kanak bénéficie d’une stabilité fondée sur
la coutume qui permet une adaptation locale de notre système pénal.
Une autre idée suggérée par Régis Lafargue à laquelle nous adhérons complètement, serait
de s’inspirer complètement de l’arrêt Gladue en instaurant une mécanique imposant une
réflexion présentencielle dite « circle sentencing ». Nous aurions alors une complète intégration de la coutume dans le prononcé de la peine ce qui serait très porteur. La présence de deux
assesseurs issus de la société civile – kanak sur les îles Loyauté – participe à moindre effet de
cette nécessité de soumettre au tribunal la question l’intégration de la peine dans le système
coutumier.
CONCLUSION
Est-il possible d’envisager une intégration partielle de la coutume dans le droit pénal tant pour
la protéger que pour redéfinir des infractions en tenant compte des spécificités coutumières ?
Droit pénal et coutume kanak s’interpénètrent. Ce mouvement constitue un préalable pour
bien mesurer les enjeux d’une relation nouvelle et dynamique, libérée des peurs.
La peine est la meilleure voie pour mesurer, actualiser et dynamiser cette relation. Les outils
modernes de la pénologie offrent des moyens de mesure et d’intégration de la coutume kanak
dans le droit pénal.
Tout autre est le débat d’une éventuelle interpénétration du droit pénal et de la coutume à
travers la définition du périmètre de l’infraction. La question est très délicate. Elle suppose un
changement de paradigme.
La prise en compte des traditions dans les incriminations existe, l’exemple de la tauromachie
en témoigne.
670 - � écret n° 2014-911 du 19 août 2014 relatif à l’extension à l’application des peines des compétences matérielles
D
des sections détachées du tribunal de première instance de Nouméa.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Le Conseil constitutionnel, dans sa décision 21 septembre 2012 n° 2012-271, écrit :
Considérant qu’aux termes de l’article 6 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de
1789 « la loi doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse » ; que le principe
d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni
à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas,
la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit ;
que le législateur tient de l’article 34 de la Constitution ainsi que du principe de légalité des délits
et des peines qui résulte de l’article 8 de la Déclaration de 1789 l’obligation de fixer lui-même le
champ d’application de la loi pénale et de définir les crimes et délits en termes suffisamment clairs
et précis pour exclure l’arbitraire ;
Considérant que le premier alinéa de l’article 521-1 du code pénal réprime notamment les sévices
graves et les actes de cruauté envers un animal domestique ou tenu en captivité ; que la première
phrase du septième alinéa de cet article exclut l’application de ces dispositions aux courses de
taureaux ; que cette exonération est toutefois limitée aux cas où une tradition locale ininterrompue peut être invoquée ; qu’en procédant à une exonération restreinte de la responsabilité pénale,
le législateur a entendu que les dispositions du premier alinéa de l’article 521 1 du code pénal
ne puissent pas conduire à remettre en cause certaines pratiques traditionnelles qui ne portent
atteinte à aucun droit constitutionnellement garanti ;
[…] qu’il résulte de ce qui précède que le grief tiré de la méconnaissance du principe d’égalité doit être
rejeté ; que la première phrase du septième alinéa de l’article 521-1 du code pénal qui ne me connaît
aucun autre droit ou liberté que la constitution garantit, doit être déclaré conforme à la constitution.
Cet exemple montre que le nouvel équilibre entre le droit pénal et la coutume peut naître. Il
est précaire, sinueux, incertain et surtout il heurte notre tradition. Mais n’est-ce pas le prix
pour donner du sens à la peine et faire que « le châtiment soit un honneur ».
X
X X
SECTION 2. DROIT DU TRAVAIL ET COUTUME KANAK :
VERS UNE IMPRÉGNATION RÉCIPROQUE
Nadège Meyer
Maître de conférences en droit privé
LARJE – Université de la Nouvelle-Calédonie
Les textes fondamentaux relatifs à la Nouvelle-Calédonie671 n’évoquent aucunement les relations que peuvent ou que doivent entretenir la Coutume672 et le droit du travail calédonien.
671 - En particulier : Constitution du 4 octobre 1958, Accord de Nouméa du 5 mai 1998, Loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999.
�
672 - � e terme « Coutume » est ici entendu dans son sens générique et englobe l’ensemble des différentes coutumes
L
des huit aires coutumières.
245
�246
Seul l’accord de Nouméa fait référence indirectement aux relations professionnelles qui se
nouent avec la population calédonienne. Celui-ci consacre la nécessité d’adopter des mesures
de protection de l’emploi en raison de la taille de la Nouvelle-Calédonie et de ses équilibres
économiques et sociaux. La consécration de ce que l’on appelle couramment « l’emploi local »
bénéficie aux citoyens calédoniens, ce qui englobe une large frange de la population calédonienne non-kanak 673.
À y regarder de plus près, l’article 7 de la loi organique du 19 mars 1999 précise le champ
d’application ratione materiae et ratione personae de la coutume. Cet article dispose en effet
que : « Les personnes dont le statut personnel, au sens de l’article 75 de la Constitution, est le statut civil coutumier kanak décrit par la présente loi sont régies en matière de droit civil par leurs
coutumes »674. Afin que la coutume soit applicable, la loi organique édicte donc deux conditions cumulatives : la qualité de la personne et la branche du droit visée, à savoir le droit civil.
Depuis les avis de 2005675 et 2007676, la Cour de cassation retient une conception extensive en
vertu de laquelle « […] les personnes de statut civil coutumier kanak sont régies, pour l’ensemble du
droit civil, par leurs coutumes. »
Dès lors, la question se pose de savoir si le droit du travail doit être considéré comme relevant
du droit civil, et en particulier du droit commun des contrats, sauf dispositions spéciales
conformément à l’adage specialia generalibus derogant ou s’il constitue une branche autonome du droit. Dans le premier cas, les personnes soumises au statut civil coutumier seraient
alors régies par leurs coutumes y compris dans les relations de travail, le droit du travail
faisant partie intégrante du droit civil. Dans le second cas, le droit légiféré, et en particulier
le Code du travail s’appliquera seul, à l’exclusion de la coutume. L’enjeu est important pour
les employeurs et les salariés relevant de la coutume, notamment en raison de la compétence
juridictionnelle en cas de litige et du droit tant individuel que collectif, applicables à leur
relation de travail.
La question de la compétence normative dans les relations de travail (salarié) a été soulevée
lors d’un litige entre personnes relevant du statut civil coutumier et a donné lieu à un arrêt
de la Chambre sociale de la Cour de cassation en date du 10 février 2010. L’employeur soulevait l’exception d’incompétence du Tribunal du travail de Nouvelle-Calédonie au bénéfice du Tribunal de Première instance complété par des assesseurs coutumiers, comme le
prévoit l’article 19 de la loi organique lorsque cette juridiction doit statuer en matière
coutumière677.
673 - � réambule de l’accord de Nouméa du 5 mai 1998, JORF, n° 121 du 27 mai 1998, p. 8039 : « La taille de la
P
N
ouvelle-Calédonie et ses équilibres économiques et sociaux ne permettent pas d’ouvrir largement le marché
du travail et justifient des mesures de protection de l’emploi local ».
674 - �JORF, n° 68 du 21 mars 1999, p. 4197.
675 - � ass. crim., avis n° 0050011, du 16 décembre 2005.
C
676 - Cass. crim., avis n° 0070001P du 15 janvier 2007.
677 - � rticle 19, al. 1er de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 : « La juridiction civile de droit commun est seule
A
compétente pour connaître des litiges et requêtes relatifs au statut civil coutumier ou aux terres coutumières.
Elle est alors complétée par des assesseurs coutumiers dans les conditions prévues par la loi ».
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
À l’instar de la Cour d’appel de Nouméa678, la Chambre sociale de la Cour de cassation a affirmé
dans un arrêt de principe :
[...] qu’indépendamment des éventuels statuts personnels des salariés et des employeurs prévus par
la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie, ne sont pas soumis
au droit coutumier attaché à la personne les rapports professionnels résultant d’un travail accompli dans un lien de subordination, régis par des règles dérogatoires au droit commun des contrats
ainsi que par des règles organisant les rapports collectifs au sein des entreprises et des branches
auxquelles elles appartiennent.679
Le Code du travail, qu’il s’agisse des dispositions relatives aux relations individuelles ou collectives de travail, s’applique aux employeurs et salariés, quel que soit leur statut personnel.
En se cantonnant à l’analyse des textes et de la jurisprudence, le lecteur avisé en déduira fort
logiquement que le droit du travail se révèle particulièrement hermétique à la coutume et à la
prise en considération des règles coutumières dans le cadre des relations professionnelles. Le
fait que la relation de travail salariée intéresse exclusivement des personnes physiques régies
par le statut civil coutumier et des personnes morales constituées en groupement de droit
particulier local relevant de la coutume, importe peu.
Malgré ce cloisonnement, le droit du travail ne peut pas rester déconnecté des réalités sociales
et juridiques d’une partie de la population de la Nouvelle-Calédonie, qui plus est, du peuple
autochtone.
De manière générale et au vu de l’histoire sociale (relativement récente) de la Nouvelle-
Calédonie, la négation de la multiculturalité spécifique à ce territoire, ou l’absence de prise
en compte des différences culturelles qui peuvent exister dans les relations de travail, a été et
est encore à ce jour une source importante de tensions et de conflits sociaux non seulement
d’ordre individuel, mais aussi et surtout d’ordre collectif.
Moult conflits collectifs découlent d’une incompréhension entre d’un côté, la gestion « à l’occidentale » de l’entreprise par l’employeur et de l’autre, la perception de cette gestion et du
management mis en place par les salariés de cultures très différentes : kanak, polynésiens,
wallisiens, ni-vanuatais, asiatiques, européens…
678 - � A Nouméa, 21 mai 2008, 07/476, inédit : « Sur l’exception d’incompétence : Attendu qu’aux termes des disposiC
tions combinées des articles L. 562-19 et L. 562-20 du code de l’organisation judiciaire qui, dérogatoires au droit
commun, sont d’application stricte, le tribunal est complété par des assesseurs coutumiers lorsqu’il est saisi des
litiges entre citoyens de statut civil particulier sur des matières régies par ce statut ;
Qu’un groupement de droit particulier local n’étant pas un «citoyen», quand bien même il bénéficie de la personnalité morale, il en résulte que cette composition spéciale ne saurait recevoir application dans un litige
l’opposant à un citoyen de statut civil particulier ;
Qu’en conséquence, l’exception d’incompétence sera rejetée ;
Qu’il sera observé au surplus :
– � u’il résulte des dispositions combinées de l’article 75 de la Constitution de la République et des articles 7
q
et suivants de la loi n° 99-209 du 19 mars 1999 organique relative à la Nouvelle-Calédonie que le statut civil
coutumier ne bénéficie qu’aux personnes physiques et qu’un groupement, même de nature coutumière, ne
saurait s’en prévaloir,
– � ue les personnes de statut civil coutumier kanak sont régies en matière de droit civil par leurs coutumes
q
(article 7) et que le droit du travail, droit autonome, ne saurait être assimilé au droit civil […] ».
679 - � ass. Soc., 10 février 2010, pourvoi n° 08-70.084, Bull. civ., V, n° 37.
C
247
�248
Certaines entreprises ayant pour la plupart fait les frais de cette absence de management
interculturel, ont intégré dans la gestion de leurs ressources humaines des méthodes et se sont
dotées de normes d’origine professionnelle qui tendent à prendre en compte cette dimension multiculturelle et notamment la dimension coutumière. On constate en effet, des formes
d’imprégnation du droit du travail par la coutume. Il peut parfois s’agir de la réception de la
coutume en tant que norme juridique, mais plus généralement il est question de l’intégration de la coutume en tant que norme sociale, c’est-à-dire en tant que règles de vie régissant
une communauté d’individus. Il s’avère dès lors intéressant de voir comment des pratiques de
management interculturel pourraient permettre non seulement l’édiction de règles juridiques
multiculturelles et notamment la réception de la coutume, mais aussi la consécration de principes juridiques aux confins de la coutume et du droit du travail calédonien légiféré (II.).
Mais avant d’aborder ce droit substantiel, il convient de s’interroger sur le ou les outils à privilégier pour une meilleure réception de la coutume dans le corpus du droit du travail positif
(I.).
I. � ES NORMES DE RÉCEPTION DE LA COUTUME DANS LES RELATIONS DE
L
TRAVAIL
La spécificité des sources d’origine professionnelle, en particulier des conventions collectives,
permet au droit du travail d’élargir le spectre de normes permettant de réceptionner la coutume.
Cette diversité des acteurs, des sources et les différents niveaux auxquels les normes du travail sont mises en place ne représentent pas pour autant une garantie de la prise en compte
effective de la coutume dans les relations de travail. C’est la raison pour laquelle il peut être
opportun d’interpeler le législateur calédonien afin de s’assurer de la prise en considération de
la coutume dans toutes les relations de travail salarié.
De manière classique, dans la plupart des branches du droit, l’intervention du législateur est la
voie privilégiée et parfois exclusive d’intégration de la coutume dans le corpus normatif contemporain. Cette nécessité de faire appel au législateur (métropolitain et/ou calédonien) a pour effet
d’abandonner la réception de la coutume dans le droit positif à la volonté des politiques.
Dans cette perspective, le droit du travail présente l’avantage de permettre à la coutume de s’exprimer dans le cadre des relations professionnelles sans pour autant avoir besoin d’une intervention législative au préalable. En effet, l’existence de normes négociées, à côté des normes
imposées, peut constituer un vecteur particulièrement intéressant et adapté pour intégrer si ce
n’est la coutume, au moins des principes fondamentaux de la coutume et du droit coutumier.
I. A. Les sources négociées, vecteur privilégié d’intégration de la coutume
La négociation de la norme en droit du travail peut être, soit individuelle entre l’employeur et
le salarié via le contrat de travail, soit collective et tendant alors à aboutir à la conclusion d’un
accord collectif.
La convention collective présente l’avantage de garantir une réception généralisée de la coutume dans le droit applicable dans l’entreprise. Elle permet en effet de bénéficier de l’effet
erga omnes, et en ce sens, elle est bien évidemment la source négociée à privilégier pour intégrer la coutume.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Pour autant, la reconnaissance de l’application de la coutume, ou plus probablement de certains des aspects de celle-ci, peut résulter directement du contrat de travail conclu entre un
salarié et un employeur en particulier. Le contrat pourrait tout à fait prévoir que le salarié,
relevant de la coutume a notamment des obligations particulières qui lui incombent, au vu de
sa qualité d’oncle utérin, de chef de clan, ou à l’occasion d’un mariage, d’un décès… et que ces
obligations justifieront toutes les absences éventuelles que le salarié pourrait avoir de ce fait.
L’employeur et le salarié pourraient ainsi contractualiser le statut coutumier du salarié et légitimer des agissements qui, sans cela, pourraient constituer des fautes professionnelles appelant des sanctions disciplinaires pouvant aller jusqu’au licenciement.
Reconnaître, dans le cadre de l’exécution du contrat de travail, les contraintes coutumières
auxquelles peuvent être soumis un salarié ne pourrait pas être considéré comme discriminatoire par rapport aux autres salariés. En effet, selon les critères légaux, l’employeur ne peut pas
se fonder sur l’ethnie, la race, la nation ou l’origine d’une personne pour justifier la conclusion
du contrat de travail, sous peine de nullité de ce contrat. Contractualiser certains aspects de
la coutume ne signifie pas que la qualité de kanak soumis au statut civil coutumier a été la
condition déterminante de la conclusion du contrat de travail.
Dans ce développement, la prise en considération lors de l’exécution du contrat de travail des obligations particulières, d’origine coutumière auxquelles le salarié peut être contraint de répondre est
le fruit de la négociation du contrat de travail lors de sa conclusion, tel un autre salarié négociant
plus de cinq semaines de congés payés en invoquant un quelconque autre motif personnel.
Aussi louable que soit la possibilité de négocier l’intégration de la coutume et de ses obligations
dans le contrat de travail d’un salarié, il n’en demeure pas moins que cette faculté sera mise en
œuvre de manière très marginale. En effet, de par le caractère individuel du contrat de travail
qui est plus souvent un contrat d’adhésion qu’un contrat négocié entre les parties, la prise en
compte de la coutume dans les relations de travail resterait limitée à une portion congrue.
À cette considération, s’ajoute le constat que les salariés relevant de la coutume (kanak et
w
allisienne), occupent une forte proportion des emplois peu ou pas qualifiés, ce qui ne leur
donne guère la possibilité de négocier le contenu de leur contrat de travail. Ces salariés sont
ceux qui sont en outre exposés à des conditions de travail particulièrement difficiles, comme
le travail de nuit ou de fin de semaine, éloigné de leur domicile sans moyen de transport...
À la lueur de ces observations, les conventions et accords collectifs de travail peuvent s’avérer
être le meilleur vecteur de réception de la coutume dans les relations professionnelles. Les
intérêts de recourir à la négociation collective pour rendre les relations professionnelles perméables à la coutume sont multiples.
Le premier intérêt réside bien évidemment dans la place que va conférer la convention collective à la coutume reçue. Elle lui permettra de se hisser au premier rang de la hiérarchie
des normes d’origine professionnelle. Ainsi, s’agissant d’un accord d’entreprise, l’employeur se
verra contraint de respecter la coutume consacrée dans une convention collective et ne pourra
y contrevenir par décision unilatérale, par une clause du contrat de travail, par un accord
atypique, un usage ou encore dans le cadre du règlement intérieur. Dans ce dernier cas, on
imagine immédiatement le fait justificatif que pourrait constituer une obligation coutumière.
En effet, les partenaires sociaux pourraient décider de retirer tout caractère fautif à l’absence
initialement « injustifiée » d’un salarié qui n’a pu se rendre au travail pour des raisons coutumières. La reconnaissance conventionnelle de la coutume permet alors de justifier l’absence
249
�et de ne pas la considérer comme fautive, rendant ainsi impossible l’application d’une quelconque sanction disciplinaire.
250
Le second intérêt et non des moindres, résulte du caractère collectif de la norme d’origine
professionnelle. En effet, la convention collective s’applique à l’ensemble des salariés compris
dans son champ d’application géographique et professionnel. Ce dernier peut comme dans
l’exemple précédent, être limité à l’entreprise, mais il peut également couvrir une branche professionnelle, voire bénéficier d’une application généralisée en cas de négociation d’un accord
au niveau interprofessionnel et territorial. Dans ce dernier cas, la réception de la coutume par
la norme négociée couvre l’ensemble de la Nouvelle-Calédonie et produit les mêmes effets
avec la même force contraignante qu’une loi, à la différence bien évidemment de la nature et
de la valeur juridiques attachées à la norme de réception.
Enfin, prendre en compte la coutume dans le cadre de la négociation collective permet également d’intégrer les différences entre coutumes applicables dans chaque aire coutumière et
de délimiter le champ d’application de la convention collective à une aire coutumière, ou
de moduler le niveau de réception de la coutume dans la convention collective en fonction
de la branche d’activité. En effet, certaines branches d’activités emploient plus ou moins de
salariés relevant du statut civil coutumier et permettrait d’assurer les mêmes conditions de
travail quelle que soit l’entreprise, à partir du moment où elle appartient à la branche ayant
reçu la coutume. Le salarié aurait la garantie de conserver les droits reconnus conventionnellement au niveau de la branche, même en cas de changement d’entreprise. L’extension de
la onvention collective devient alors un autre outil de généralisation de l’application de la
c
coutume lorsque celle-ci est reçue par une source négociée.
Le niveau de négociation choisi pour intégrer la coutume ou certains de ses aspects ne doit
pas être exclusif des autres niveaux. Chacun d’entre eux présente des avantages que n’ont pas
les autres : le niveau interprofessionnel et territorial garantit une prise en compte généralisée
de la coutume, mais elle ne peut que contenir des stipulations d’ordre général ; le niveau de
la branche professionnelle permet de concilier l’application de la coutume aux conditions de
travail spécifiques à une branche considérée et de couvrir l’ensemble des entreprises entrant
dans son champ d’application ; quant au niveau de l’entreprise, il offre la possibilité aux partenaires sociaux d’intégrer au plus près des réalités et dans une plus large mesure la coutume.
Dès lors, il peut être opportun de laisser le soin au législateur de définir dans quelle mesure
chacun de ces niveaux de négociation doit intégrer la coutume.
I. B. La nécessité d’une intervention législative
Quelle que soit la volonté des parties à la relation de travail, tant au niveau des relations individuelles que collectives, le seul moyen de s’assurer que le droit du travail accueille la coutume
ou au moins reconnaisse certains de ses aspects, passe par une inévitable intervention du législateur calédonien.
En effet, laisser aux partenaires sociaux la faculté de décider de la réception ou non de la
coutume dans le corpus normatif d’origine professionnelle revient à abandonner la prise en
compte de la coutume aux bons vouloirs des employeurs, des organisations patronales et des
organisations syndicales. Le principal inconvénient résulte de l’absence du caractère général
de la réception de la coutume par la convention collective, selon que les partenaires sociaux
veuillent ou non s’en saisir.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Ainsi, afin de garantir une prise en compte de la coutume à tous les niveaux de négociation collective, il convient que le législateur édicte une obligation de négocier sur ce thème. À l’obligation annuelle de négocier dans la branche ou dans l’entreprise notamment sur la rémunération,
la durée du travail et son organisation, pourrait être ajoutée une obligation de négocier annuellement sur les conditions de travail des salariés dans une entreprise multiculturelle. Cette obligation annuelle de négocier peut se transformer en une obligation triennale ou quinquennale
lorsqu’un accord collectif a été conclu en ce sens au niveau de l’entreprise ou de la branche
d’activité.
Dans la faculté sus-évoquée, le législateur intervient pour inciter la conclusion d’un accord
c
ollectif réceptionnant la coutume en imposant une seule obligation de négocier à un niveau
donné. Néanmoins, il ne s’agit en aucun cas d’une obligation de conclure un accord collectif.
Au-delà de cette forte incitation, et afin de s’assurer de l’effectivité de la réception de la coutume par le droit du travail, le législateur peut aussi intervenir de manière plus contraignante
en disposant par exemple, que l’absence d’un salarié soumis au statut civil coutumier pour l’ac
complissement d’obligations coutumières ou à l’occasion de certains évènements coutumiers,
tels que mariage, décès… est justifiée et ne peut donner lieu à l’application d’une sanction
disciplinaire.
Il s’agirait pour le législateur de reconnaître des droits issus de la coutume et de contraindre
les entreprises à intégrer ces spécificités culturelles. L’exercice de ce droit pourrait alors être
assorti d’un délai de prévenance afin que l’absence du salarié, quasiment toujours prévisible,
ne perturbe pas le bon fonctionnement de l’entreprise. Cette disposition ne crée pas pour
autant de différence de traitement entre les salariés dans la mesure où l’absence n’est pas obligatoirement rémunérée. La disposition légale permet seulement de justifier l’absence, comme
est justifié le retrait du salarié d’une situation de travail qu’il estime dangereuse par exemple.
Au-delà des obligations et des droits que peut créer le législateur, son intervention marquerait
symboliquement sa volonté d’intégrer la coutume dans le corpus normatif contemporain, et
ainsi de faire une place à côté du droit légiféré, à la coutume en dehors du droit civil dans le
cadre du statut civil coutumier. La coutume déborde les seules relations interpersonnelles et
a de fortes répercussions sur la vie de l’entreprise. Il est dès lors important que le législateur
se saisisse du sujet, tant pour acter la nécessité de prendre en compte la coutume dans les relations professionnelles, que pour inciter à la construction d’une culture d’entreprise fondée sur
la diversité si caractéristique de la Nouvelle-Calédonie.
II. UN DROIT DU TRAVAIL PERMÉABLE À LA COUTUME
Ce développement tend à s’interroger sur l’adoption de règles substantielles qui permettraient
une reconnaissance et une appropriation du droit du travail légiféré par les populations régies
par la coutume et inversement une plus grande perméabilité des règles de droit écrit qui
pourraient intégrer des aspects coutumiers (A). Au-delà de l’élaboration de nouvelles règles
conventionnelles ou légiférées, il apparaît que des valeurs et des principes innervent à la fois
la coutume et le droit du travail. L’adoption de ces principes convergents comme critères juridiques permettrait d’élaborer des relations sociales respectueuses de la diversité culturelle et
du pluralisme juridique spécifiques à la Nouvelle-Calédonie (B).
251
�II. A. La prise en compte de la coutume par le droit social
252
Le souci de prendre en considération la diversité culturelle des entreprises calédoniennes, et en
particulier le contexte coutumier kanak, doit se traduire par des évolutions juridiques, principalement d’origine législative, tant au niveau des relations de travail (1) que sur les liens d’emploi (2).
II. A. 1. L’évolution des relations de travail
En l’absence de textes, certaines entreprises dans lesquelles la diversité culturelle est importante se sont dotées de dispositifs conventionnels non applicables en Nouvelle-Calédonie
mais existants en métropole. Quelles que soient les pratiques que peuvent consacrer ces entreprises, il n’en demeure pas moins que leur marge de manœuvre demeure limitée tant que le
législateur ou, à défaut, le juge dans une certaine mesure n’interviennent pas pour donner
pleinement effet à ces dispositifs et en édicter des nouveaux.
Pour faire face au très fort absentéisme auxquelles les entreprises calédoniennes sont confrontées, lié par exemple au respect des obligations coutumières ou encore à la distance importante
qui peut séparer le domicile du salarié680 de son lieu de travail, certaines d’entre elles ont su
s’adapter et innover pour tenir compte du contexte local et coutumier.
Tel est le cas, par exemple, de la mise en place du compte épargne temps. Il s’agit certes d’un
dispositif qui peut bénéficier à tout salarié de l’entreprise, quel que soit son statut personnel,
mais trouve également une utilité particulière dans un contexte coutumier. Dans ce cadre
particulier, le compte épargne temps permet à des salariés relevant du statut civil coutumier
de bénéficier du temps rémunéré ainsi capitalisé pour remplir des obligations ou participer à
des évènements d’ordre coutumier. Si les dispositions conventionnelles instaurant le compte
épargne temps ne souffrent pas nécessairement d’illégalité, il apparaît opportun que le législateur intervienne afin de généraliser, d’encadrer et de sécuriser ce dispositif quant aux droits
acquis en cas de rupture du contrat de travail ou de transfert des droits d’un employeur à
l’autre681. Le compte épargne temps serait ainsi un outil à la disposition de l’ensemble des
entreprises calédoniennes, pouvant être mis en œuvre par un accord collectif d’entreprise,
ou à défaut par un encadrement au niveau de la branche professionnelle. Destiné à l’origine à
bénéficier à l’ensemble des salariés d’une entreprise, il pourrait participer à la prise en considération de la coutume pour les salariés relevant du statut civil coutumier.
En dehors du compte épargne temps, le droit du travail quel qu’en soit la source, pourrait
également considérer l’absence liée à la participation du salarié à un évènement coutumier
comme un motif permettant de justifier et d’autoriser l’absence.
Sans cette reconnaissance officielle, l’absence du salarié constitue une faute pouvant être
sanctionnée disciplinairement.
680 - � e domicile du salarié se trouve parfois en tribu, très éloignée de la ville et des emplois. Le temps nécessaire au
L
trajet ainsi que la fréquence des transports publics peuvent constituer autant de freins à la présence assidue des
salariés en début ou en fin de semaine.
681 - � l’heure actuelle, les accords collectifs qui mettent en place le compte épargne temps sont souvent lacunaires
À
notamment quant aux critères et aux conditions de mise en œuvre du compte ou quant à sa monétarisation,
notamment en cas de rupture du contrat de travail.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Néanmoins, dans cet environnement qui pourrait alors être qualifié d’hostile à la reconnaissance de la coutume et de ses conséquences sur les personnes relevant du statut civil coutumier, les tribunaux pourraient faire œuvre créatrice.
Sous l’empire du Code pénal de 1810, la Cour de cassation avait reconnu l’état de nécessité
comme fait justificatif autonome, à côté de ceux reconnus par la loi. Rien ne fait obstacle
à ce que les juges considèrent qu’en raison du pluralisme juridique reconnu par l’Accord de
Nouméa et la loi organique de 1999, la coutume, constitue un fait justificatif empêchant ainsi
l’employeur de sanctionner le salarié. Même si la notion de faute demeure présente, l’effet
recherché est atteint, puisque l’absence du salarié pour des motifs inhérents au respect de la
coutume ne peut être sanctionnée.
Une autre voie que celle des faits justificatifs peut être empruntée par les juges pour autoriser
les absences liées au respect de la coutume.
L’article Lp. 112-1 du Code du travail de Nouvelle-Calédonie consacre le principe de non-discrimination à toutes les étapes de la relation de travail sur la base des critères habituellement
consacrés en la matière et notamment en raison de « l’appartenance […] supposée à une ethnie,
une nation ou une race ».
Sur le fondement de ce principe général de non-discrimination et à l’instar de la Cour Suprême
du Canada682, les juridictions pourraient reconnaître l’existence d’un principe d’accommodement
raisonnable fondé sur l’appartenance à une ethnie, une nation ou une race. Ce principe ne
figure expressément dans aucun texte, mais la Cour Suprême considère que le principe d’accommodement raisonnable a une portée générale683 et est implicitement présent dans le texte
des lois anti-discrimination.
À l’instar de l’obligation d’adaptation des salariés à l’évolution de leur emploi, ou de l’obligation de reclassement créées de toutes pièces par les juges français en d’autres temps, ceux-ci
pourraient dégager un principe d’accommodement raisonnable. Il s’agit d’un principe en
vertu duquel les juges imposent à l’employeur l’obligation d’accommoder un salarié afin de
remédier aux effets discriminatoires d’une règle relativement aux motifs légaux de discriminations. Ce concept est animé par l’exigence d’une absence de discrimination non seulement
formelle, mais aussi et surtout matérielle684 qui répond aux impératifs de la diversité actuelle
de la main-d’œuvre canadienne. Il s’agit de vérifier si une règle qui est a priori neutre crée des
effets discriminatoires pour une ou plusieurs personnes. Dans l’arrêt O’Malley qui a consacré
cette jurisprudence, la Cour suprême du Canada a relevé une forme indirecte de discrimination qui découlait des horaires de travail imposés par l’employeur. En effet, l’employeur
obligeait cette salariée à travailler périodiquement le samedi, ce qui lui était interdit en raison
de ses croyances et pratiques religieuses (sabbat).
682 - Commission ontarienne des droits de la personne et Theresa O’Malley c. Simpsons-Sears Limited et al., [1985] 2 R.C.S. 536.
�
683 - � a Cour Suprême du Canada a tout d’abord consacré ce principe dans les relations de travail de la Province de
L
l’Ontario, dans le cadre d’une discrimination fondée sur la religion avant d’en généraliser l’application à l’ensemble du Canada au regard de toute forme de discrimination.
684 - � f. à ce propos : G. Trudeau : « L’obligation d’accommodement en milieu de travail : évolution ou révoluC
tion ? » in Le droit, la religion et le « raisonnable » : le fait religieux entre monisme étatique et pluralisme juridique, sous
la dir. de J.-F. Gaudreault-Desbiens, éd. Thémis, 2009, p. 169, sp. p. 174.
253
�254
Il s’agit donc pour un salarié de forcer son employeur à considérer des pratiques personnelles
identifiées dans la gestion de son entreprise ou de faire en sorte qu’elles soient respectées.
L’accommodement raisonnable pourra constituer une limite au pouvoir de direction de l’employeur afin d’aménager par exemple les conditions de travail d’un ou plusieurs salariés. L’accommodement raisonnable peut être invoqué à l’encontre non seulement du pouvoir de direction de l’employeur mais aussi d’une autre norme d’origine professionnelle, afin d’accorder
un avantage à un salarié sans lequel il se trouve dans une situation de discrimination. À titre
d’exemple, ont ainsi été consacrés de l’autre côté du Pacifique, l’autorisation d’une journée de
congé pour permettre la participation du salarié à une manifestation religieuse ou l’aménagement des horaires pour respecter une obligation religieuse.
L’employeur peut néanmoins se soustraire à cette obligation dans la mesure où l’accommodement raisonnable trouve sa limite dans la « contrainte excessive ». Celle-ci est définie de
manière prétorienne par un accommodement engendrant un coût excessif, ou des difficultés
réelles de fonctionnement de l’entreprise ou d’organisation du travail685 ou encore pouvant
avoir un impact sur la santé et la sécurité ou sur les droits des autres salariés de l’entreprise.
Le rapport canadien de la commission de consultation sur les pratiques d’accommodement
reliées aux différences culturelles, la Commission québécoise Bouchard686-Taylor687 résume
parfaitement l’idée qui anime ce principe :
Si on voulait caractériser en deux mots la notion d’accommodement, il faudrait dire : l’égalité dans
la différence. En effet, le propre de l’accommodement est de remédier, au moyen de certains aménagements, à des formes de discrimination qui surviennent parfois dans l’application d’une norme
ou d’une loi par ailleurs légitime. Dans certaines circonstances, une loi ou une norme peut entraîner un préjudice pour une personne ou une catégorie de personnes présentant une caractéristique
que ladite loi ou norme n’avait pas prévue. Toute société a tendance à légiférer pour la majorité ;
il s’ensuit que la loi n’est jamais vraiment neutre.688
Alors que la doctrine, tant canadienne que française, est partagée sur l’intérêt de consacrer le
principe de l’accommodement raisonnable dans les relations de travail de leur pays, le droit du
travail calédonien, en raison de ses spécificités culturelles et juridiques pourrait y trouver un
réel intérêt. L’idée serait d’« accommoder pour mieux vivre ensemble »689, un accommodement
pour intégrer et gérer la diversité.
À titre d’illustration, certains jours fériés représentent des valeurs françaises dans lesquelles
les salariés kanak ne s’identifient pas en raison de l’existence de leurs propres valeurs coutumières. Tel peut être le cas de certaines commémorations comme celles du 8 mai, du 11
novembre ou encore du 14 juillet. En revanche, d’autres événements, comme la fête de l’igname
sont des événements majeurs caractérisant les valeurs coutumières kanak. La détermination
685 - � n termes d’effet sur la productivité, d’interchangeabilité de la main-d’œuvre, du nombre de salariés visés par la
E
mesure d’accommodement, sa durée et son étendue…
686 - � érard Bouchard, historien.
G
687 - � harles Taylor, philosophe.
C
688 - � . Bouchard, Ch. Taylor : « Fonder l’avenir : le temps de la conciliation », rapport, 2008, p. 63.
G
689 - �Expression empruntée à : « Accommoder pour mieux vivre ensemble : Pour une mise à jour du modèle québécois
d’intégration et de gestion de la diversité », Mémoire du Conseil interculturel de Montréal présenté à la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles, 2007.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
des jours fériés et chômés dans l’entreprise peut donc constituer pour certains une mesure
discriminatoire en raison du respect de valeurs différentes. Le principe de l’accommodement
raisonnable pourrait consister à laisser travailler ces salariés ces jours fériés et leur octroyer en
échange des jours correspondant aux événements auxquels ils attachent de l’importance dans
leur système de valeur.
Il convient néanmoins d’encadrer la reconnaissance de ce principe par des garde-fous afin
d’éviter les dérives décriées par les Nord-Américains690, aboutissant finalement à ruiner la promotion de la reconnaissance interculturelle par la revendication communautaire de droits ou
d’avantages accordés à certains et pas à d’autres. La consécration du principe peut alors aboutir à l’effet inverse. En lieu et place de la construction du droit du travail hybride recherché, il
faut échapper au risque d’une véritable « balkanisation » du droit du travail calédonien, par la
multitude des revendications individuelles de toutes sortes liées à la diversité culturelle de la
Nouvelle-Calédonie (coutume wallisienne, fête du Tet et autres fêtes asiatiques, ensemble des
religions voire des phénomènes sectaires…).
L’intérêt d’une transposition de ce principe à la situation particulière de la Nouvelle-Calédonie,
réside dans la reconnaissance forcée en droit du travail du pluralisme juridique officiellement
reconnu par ailleurs en Nouvelle-Calédonie lorsque le droit légiféré et conventionnel ne le
prennent pas en considération. Il permet alors, au seul niveau de l’entreprise, de contraindre
l’employeur à tenir compte des pratiques coutumières lorsqu’une règle de droit produit un
effet discriminatoire dans ce contexte. Mais il ne faut pas nier le fait que d’autres salariés
pourront invoquer ce principe d’accommodement raisonnable en dehors de l’appartenance à
une nation, une ethnie ou une race, et notamment en raison de leurs croyances religieuses. En
raison du risque d’une application généralisée de ce principe à tout motif de discrimination,
sa consécration par les juridictions ne doit intervenir qu’à défaut de toute prise en compte
de la coutume par le droit conventionnel et dans le but d’inciter fortement le législateur à
intervenir en la matière. La consécration prétorienne de ce principe ne peut avoir pour but
que d’ouvrir un champ d’application à la coutume fondée sur la reconnaissance du pluralisme
juridique dans une branche du droit pour laquelle cela n’est pas prévu. Il s’agit néanmoins
d’une véritable nécessité afin d’assurer une certaine paix sociale dans les entreprises.
II. A. 2. L’adaptation du lien d’emploi
Les dispositifs sus-évoqués s’inscrivent dans une relation de travail salarié, c’est-à-dire un contrat
liant un employeur à un salarié. Or, la pratique des relations professionnelles en Nouvelle-Calédonie comme ailleurs et en dehors de tout contexte coutumier, met en évidence que le modèle
actuel du contrat de travail ne permet plus de cerner la réalité des rapports d’emploi. Ainsi, le
contexte local crée des situations particulières qui doivent être prises en considération par la
norme sociale. Il suffit ainsi de s’attarder sur le nombre de personnes communément appelées
690 - � oir notamment : G. Trudeau : « L’obligation d’accommodement en milieu de travail : évolution ou révoluV
tion ? » préc. ; M. Jezequel : « L’obligation d’accommodement : pandore a ouvert une étonnante boîte ! », Journal
du Barreau du Québec, n° 15, novembre 2005 ; D. Letocha : « L’obligation d’accommodement raisonnable : une
conception statique de l’écart culturel », Robert Majer et Serge Cantin, dir., Modernité et religion au Québec,
Québec, P.U.L., 2010 ; N. Di Iorio et M.-C. Lauzon : « À la recherche de l’égalité : de l’accommodement à l’acharnement », in Les accommodements raisonnables : quoi, comment, jusqu’où ? Des outils pour tous, M. Jezequel, éd. Y. Blais,
Conwansville, 2007, p. 113.
255
�256
à tort ou à raison « faux-patentés »691, travaillant sous un statut de travailleur indépendant alors
que la relation de travail qui les lie à l’entreprise peut effectivement s’analyser selon le droit
positif en une relation salariée. En l’état actuel de la législation, il y a des risques importants de
requalification en contrat de travail, ce qui crée une certaine insécurité juridique dans les relations professionnelles.
Cette situation de fait met en évidence la nécessité de revisiter la notion de salarié et de repenser le lien d’emploi et intéresse tous les travailleurs autonomes, qu’ils relèvent ou non du statut civil coutumier. Par ailleurs, l’existence de relations professionnelles dans lesquelles l’une
au moins des parties, sinon les deux, relèvent du statut civil coutumier, constitue une raison
supplémentaire qui invite à repenser le lien d’emploi.
Dans son rapport au gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, Marc Biehler692 propose d’ériger les travailleurs autonomes en véritables entrepreneurs en faisant en sorte qu’ils unissent
leurs forces « pour offrir des compétences professionnelles qui s’additionnent ou se complètent ». À cet
effet, il préconise d’instituer des groupements de « patentés » qui au-delà de l’association des
compétences permettraient de contribuer et de supporter à plusieurs les charges sociales et
fiscales adaptées par ailleurs à ce régime. Cette proposition impose néanmoins l’accomplissement de démarches administratives nécessitant la création d’une personne morale. Il est également possible d’appréhender la situation des travailleurs autonomes sous l’angle de la relation
salariale et non plus entrepreneuriale, ce qui présente le double avantage de ne pas imposer
la création d’une personne morale et de couvrir également les travailleurs autonomes isolés.
En effet, si certains travailleurs autonomes, en général économiquement dépendants d’une
société subissent ce statut, d’autres ont au contraire délibérément choisi d’être travailleurs
indépendant. Mais quels que soient les motifs pour lesquels le travailleur est juridiquement
autonome, cette catégorie de travailleur a besoin de bénéficier d’une protection sociale et
d’avantages collectifs équivalents à ceux qu’offre le statut de salarié. L’intérêt d’assimiler ces
travailleurs au salarié réside dans le fait que l’accès à ces garanties et couvertures sera automatique. À l’heure actuelle, nombre de « patentés » ne cotisent ni à l’assurance maladie et
maternité pourtant obligatoire, ni à un régime de retraite quelconque auquel l’adhésion est
purement volontaire. L’accès de ces travailleurs aux avantages que procure le statut de salarié
leur permettra aussi de bénéficier d’une couverture sociale en cas d’accident du travail ou de
maladie professionnelle et d’incapacité ou d’inaptitude au travail qui peut en résulter et de
cotiser à l’assurance chômage afin de bénéficier d’une allocation en cas de cessation temporaire ou permanente de l’activité juridiquement indépendante.
S’il ne s’avère pas nécessaire de modifier la notion de salarié découlant de la conclusion tacite
ou expresse d’un contrat de travail, il s’agit de prendre en compte le critère de la dépendance
économique pour que des travailleurs n’ayant pas conclu de contrat de travail bénéficient des
avantages que procure le statut de salarié. Ces travailleurs n’auront pas la qualité de salariés
691 - � e « patenté » est le terme couramment utilisé pour désigner un entrepreneur individuel à responsabilité illimiL
tée. De manière plus précise, il s’agit d’une personne physique qui crée une entreprise individuelle et qui de ce
fait va être assujettie, comme toute personne morale, au paiement de la « patente ». En France métropolitaine,
la contribution des patentes a été remplacée en 1975 par la taxe professionnelle avant que celle-ci ne soit totalement supprimée en 2010 et remplacée depuis lors par la contribution économique territoriale.
692 - � . Biehler : « Fluidifier, animer, équiper : éléments de stratégie pour l’emploi », Rapport au Gouvernement de
M
la Nouvelle-Calédonie, avril 2014, p. 53.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
et ne seront donc pas comptabilisés dans les effectifs de l’entreprise693, mais seront assimilés
à des salariés au regard de la protection sociale et de certains avantages issus de la convention
collective d’entreprise lorsqu’il en existe une.
Dans cette perspective, la catégorie des travailleurs autonomes « assimilés » pourrait être définie comme ceux qui exercent une activité juridiquement autonome, en l’absence de contrat
de travail, mais qui travaillent pour une autre personne moyennant rémunération, ou vendent
un produit qui est le résultat de leur travail personnel contre un prix ou un tarif dans le cadre
ou non d’un contrat d’entreprise, de prestation de service ou de sous-traitance694. Il importe
peu que le travailleur soit une personne physique ou morale à la condition toutefois dans ce
dernier cas, qu’elle ne soit pas elle-même employeur.
Ainsi, toute entreprise amenée à contracter, sous quelque forme que ce soit avec un travailleur
autonome dépendant, dit « patenté » ou avec une société unipersonnelle sans salarié, devrait
obligatoirement s’acquitter des cotisations obligatoires en matière de maladie, retraite, chômage… L’entreprise contractante verserait alors aux divers organismes sociaux un pourcentage
de la rémunération totale prévue au contrat à titre de cotisations au nom et pour le compte du
travailleur autonome, personne physique ou morale.
Au-delà de cette obligation d’assurer une protection sociale aux travailleurs autonomes, il
s’agirait également de contraindre les entreprises à accorder certains avantages sociaux
d
ifficilement accessibles aux travailleurs autonomes, au regard par exemple de l’obligation de
participer à la formation professionnelle de ces travailleurs, par le paiement de la cotisation
instituée par l’accord collectif interprofessionnel sur le financement de la formation et la
création d’un fonds d’assurance formation conclu le 30 juin 2015, ou encore de leur imposer
le respect du salaire horaire minimum garanti aux salariés ou des durées maximales de travail
hebdomadaires imposées par le Code du travail…
Au-delà de la généralité de ce statut, applicable tant aux travailleurs régis par la coutume
qu’aux autres, ce statut pourrait trouver une application particulière dans le cadre d’une
relation de travail qui fait exclusivement appel à une main-d’œuvre relevant du statut civil
coutumier. Tel est le cas par exemple en matière minière, lorsqu’une entreprise installée
sur des terres coutumières doit faire appel à de la main-d’œuvre coutumière pour une prestation de travail en particulier. Le travail demandé n’appelle en général aucune qualification particulière, mais nécessite la présence quotidienne d’une personne pour exécuter la
tâche requise. Dans ce cadre précis, l’intuitus personae de ce contrat de travail est réduit
à néant695 dans la mesure où « il y a considération de la personne dans un contrat lorsque le
cocontractant, au lieu de considérer uniquement la prestation qu’il attend de ce contrat, considère
également la personne qui doit lui fournir ladite prestation »696. Mais en raison des difficultés
qui apparaissent à la conclusion d’un contrat collectif ou d’un « salariat familial » comme le
préconise le rapport de Marc Biehler, mettant également en évidence la nécessité de limiter
693 - � ls n’auront donc aucune incidence sur la mise en place des institutions représentatives du personnel et sur la
I
présence syndicale dans l’entreprise.
694 - � éfinition empruntée à : « Les besoins de protection sociale des personnes en situation de travail non traditionD
nelle », Rapport pour le Ministère du travail du Québec, J. Bernier, G. Vallée, C. Jobin, 2003.
695 - Sur le caractère intuitu personae du contrat de travail, cf. notamment : M.-A. Peano : « L’intuitus personae dans le
�
contrat de travail », Dr. Soc. 1995, p. 129.
696 - M. Contamine-Raynaud, L’intuitus personae dans les contrats, thèse, Paris II, 1974, p. 33.
�
257
�258
ce dernier contrat aux personnes « en mode de vie coutumier »697, ne serait-il pas préférable
de donner un statut d’« assimilé » salarié à ces travailleurs ? La société minière pourrait
conclure un contrat de prestation de services avec un groupement de droit particulier local
(GDPL) sans craindre de voir le contrat requalifié en contrat de travail. Au vu du nombre
de GDPL existant et de l’appropriation de ce mécanisme juridique réservé aux populations relevant de la coutume, la généralisation de ce type de contrat pourrait être assez
aisée. Ainsi, l’entreprise faisant appel au service d’un groupement de droit particulier local
aurait alors l’obligation non seulement de contribuer à la protection sociale des membres
du groupement par le paiement d’une cotisation assise sur un pourcentage du montant
total du contrat, mais aussi de respecter le salaire horaire minimum garanti conventionnellement aux salariés et les durées maximales de travail, à l’instar de ce que nous préconisons
pour les travailleurs autonomes.
II. B. Vers une meilleure convergence du droit du travail et de la coutume
Le fonctionnement d’une entreprise peut évoluer et s’adapter à des salariés ayant des obligations coutumières dans le but d’améliorer le dialogue social existant. Mais au-delà de la promotion du dialogue social, la prise en compte de valeurs coutumières fortes peut aussi améliorer le fonctionnement de l’entreprise en donnant une plus grande légitimité à l’action et aux
décisions de l’employeur. Cela permettrait également de s’assurer d’un plus grand respect des
obligations imposées par le travail salarié de type occidental. Les employeurs et les entreprises
pourront alors trouver un intérêt bien senti de se tourner vers ces valeurs coutumières et de
vouloir s’y référer comme principes partagés par l’ensemble des salariés de l’entreprise. Bien
évidemment, cet échange « gagnant-gagnant » n’a lieu d’être que dans les entreprises multiculturelles, particulièrement répandues en Nouvelle-Calédonie, peu importe que la partie
contractante d’origine coutumière soit l’employeur ou le salarié.
Il apparaît en effet qu’un certain nombre de principes régissant les relations coutumières
ne sont absolument pas incompatibles avec le droit du travail positif. Ce dernier n’est parfois même pas très éloigné de certaines règles coutumières. Finalement, coutume et droit du
travail, légiféré ou conventionnel peuvent trouver des points de convergence sur certaines
valeurs à ériger en principe de fonctionnement de l’entreprise.
Des études698 portant sur l’analyse d’un panel d’entreprises calédoniennes dans lesquelles la
diversité culturelle occupe une place importante, mettent en évidence la nécessité d’adapter la
gestion des ressources humaines au contexte culturel. En effet, un management interculturel
basé sur des principes tels que celui de l’oralité, de l’autorité légitime, du respect, ou encore de
l’ancienneté sont les ingrédients qui ont permis de construire des relations sociales pacifiées
dans des entreprises calédoniennes, ayant connu pour certaines d’entre elles de longs et violents conflits collectifs.
697 - � apport préc., sp. p. 52.
R
698 - � f. J.-P. Segal : « Le monde du travail au cœur du destin commun », éd. Nouvelle-Calédonie : direction du travail
C
et de l’emploi, 2009 : https://dtenc.gouv.nc/sites/default/files/documents/E-publication/segal-_lemonde_du_travail_au_coeur_du_destin_commun.pdf ; J.-P. Segal : « Construire et pérenniser le dialogue social en Nouvelle-
Calédonie », éd. Nouvelle-Calédonie : direction du travail et de l’emploi, 2015, https://dtenc.gouv.nc/sites/
default/files/documents/E-publication/segal2_-construire_et_pereniser.pdf (liens consultés le 28 août 2016).
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
À la lueur des valeurs coutumières fondamentales dans un contexte océanien des relations de
travail, il est possible de dégager quelques règles juridiques que les partenaires sociaux et le
législateur pourraient promouvoir ou ériger en règle de droit. Dans cette perspective, appliquer le droit du travail conventionnel ou légiféré reviendrait à appliquer et respecter dans
une certaine mesure la coutume. Il en ressortirait non seulement des relations sociales apaisées, mais aussi une plus grande aisance à respecter le droit applicable dans l’entreprise par la
concordance des principes issus de la coutume et du droit du travail contemporain.
La notion de « respect », valeur coutumière forte, et principe consacré par le Code du travail
de Nouvelle-Calédonie à l’article Lp. 113-1, est à ce titre un exemple des points de rencontre
possibles entre les deux systèmes de droit.
Le premier alinéa de l’article Lp. 113-1 dispose en effet que « tout salarié a droit à des relations
de travail empreintes de respect et exemptes de toute forme de violence ».
Le Code du travail métropolitain fait pour sa part référence à la dignité699 du salarié dans
le cadre des dispositions relatives au harcèlement au travail. Le droit du travail calédonien
embrasse à cet égard, non seulement un champ d’application plus vaste applicable à l’ensemble des relations de travail en ne visant pas uniquement les cas de harcèlement, mais aussi
une notion plus large. Même si la notion de dignité laisse un large pouvoir d’appréciation aux
juges, il n’en demeure pas moins qu’il n’existe à notre connaissance aucune décision judiciaire
faisant référence à la notion de « respect ». Les contours de cette notion restent donc pour
l’heure particulièrement difficiles à définir. L’appréciation du caractère respectueux des relations de travail relève par ailleurs de la plus grande subjectivité, cette dernière pouvant être
accrue par l’existence d’une communauté de travailleurs ayant des appréciations différentes de
ce que l’on peut attendre d’une relation de travail empreinte de respect. Nombre de comportements dans les entreprises pourront être considérés par les uns comme très respectueux alors
que pour d’autres au contraire, il s’agira d’un manque de respect flagrant. À titre d’exemple,
le fait de baisser les yeux pour une personne kanak est un signe de respect et d’écoute, alors
que pour un Européen, ce comportement pourra parfois être ressenti au contraire comme un
manque de respect. La perception du respect ou de l’irrespect est donc éminemment subjective et varie d’une culture à l’autre.
Néanmoins, dans le cadre de la mise en œuvre de l’article Lp. 113-1 du Code du travail de
Nouvelle-Calédonie, l’employeur peut élaborer un plan pour la qualité des relations de travail
comprenant : « un diagnostic écrit sur les relations de travail […] »700 et « un programme d’action
prévoyant notamment des mesures de sensibilisation, de formation et d’amélioration de l’organisation
du travail dans l’entreprise »701.
Ce dispositif d’origine législative peut permettre à l’employeur de faire converger la notion
de respect telle qu’entendu par les salariés relevant du statut civil coutumier et par ceux n’y
étant pas soumis. L’élaboration de ce plan pour la qualité des relations de travail peut prendre
diverses formes : être élaboré unilatéralement ou intégré dans le cadre d’une charte de bonne
conduite, être conclu avec les représentants du personnel ou les délégués syndicaux… Faire
699 - � rt. L. 1152-1 du Code du travail.
A
700 - � rt. Lp. 113-4 du Code du travail de Nouvelle-Calédonie.
A
701 - � rt. Lp. 113-4 du Code du travail de Nouvelle-Calédonie.
A
259
�260
œuvre de pédagogie en expliquant ce que chacun attend d’une relation de travail respectueuse
dans le cadre d’un acte juridique dont le choix de la nature juridique est laissé à la libre appréciation de l’employeur à l’heure actuelle, permet dès à présent de construire un droit du travail
soucieux du respect de la coutume et de relations de travail intégrant la diversité culturelle
caractéristique des entreprises calédoniennes.
La notion de droit au respect pourrait également être déclinée dans le cadre d’un accord collectif
ou du règlement intérieur de l’entreprise afin de définir les contours juridiques de cette notion
et les conséquences disciplinaires qui peuvent en découler en cas de violation. Cela permet également de donner un contenu objectif à une notion pour l’heure des plus subjectives.
Force est donc de constater que le Code du travail de Nouvelle-Calédonie dispose d’ores et
déjà de dispositions et d’outils juridiques permettant de faire converger coutume et droit légiféré quant à une valeur qui peut s’exprimer différemment d’une personne à l’autre, mais néanmoins partagée par tous.
Un autre rapprochement entre la coutume et le droit légiféré est également possible à établir en
matière de modes alternatifs de règlements des conflits et de négociation collective. Le palabre
défini comme une « discussion organisée selon les usages de la coutume kanak, à l’issue de laquelle
une décision coutumière est adoptée »702 peut s’apparenter selon les cas, à une concertation, une
négociation ou une médiation, des notions que le droit du travail légiféré consacre également.
Le rapprochement entre ces différentes notions a déjà été amorcé par la Direction du travail
et de l’emploi de Nouvelle-Calédonie en proposant les services d’un conciliateur-médiateur
du travail lorsque les parties à un litige souhaitent d’un commun accord trouver une issue
consensuelle. À l’instar de ce qui se fait dans d’autres pays, comme au Canada, et en particulier dans la Province du Québec, le législateur calédonien pourrait consacrer de manière
systématique le recours aux modes alternatifs de résolution des conflits avant tout recours
juridictionnel ou avant le déclenchement d’une grève. Le droit de grève, consacré par l’alinéa 7
du Préambule de la Constitution, « s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent ». Il est donc
loisible au législateur d’instaurer une véritable obligation en lieu et place de la simple faculté
de faire appel à la négociation, puis à la conciliation ou en cas d’échec de celle-ci à la médiation
préalablement à toute grève. Le dispositif existe d’ores et déjà aux articles Lp. 372-1 et suivants
du Code du travail de Nouvelle-Calédonie, il suffit de le modifier pour créer une obligation
de palabre préalable à tout conflit collectif. Le droit légiféré s’enrichirait à adopter le terme
de « palabre », emprunté à la coutume car il permet d’englober des réalités et des modalités
différentes de processus menant à une décision ou un accord, allant de la concertation, à la
négociation, jusqu’à la conciliation ou la médiation.
En dehors de toute intervention législative, il s’avère opportun d’inciter les entreprises à négocier et à conclure un accord collectif destiné à promouvoir, à renforcer et à maintenir le dialogue social dans l’entreprise en toutes circonstances. C’est précisément la démarche empruntée par une entreprise calédonienne dans laquelle la diversité culturelle est très importante,
marquée par ailleurs par un très long et violent conflit collectif. Sans porter atteinte au libre
exercice du droit de grève, ce type d’accord collectif peut mettre en place une méthode destinée à promouvoir le dialogue social en prévoyant les modalités d’organisation de palabres dès
lors que des tensions ou des conflits apparaissent, avant d’aboutir à un conflit collectif.
702 - � rt. 1er de la loi du pays n° 2006-15 du 15 janvier 2007 relative aux actes coutumiers, JONC du 30 janvier 2007, p. 647.
A
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Il s’agit donc de trouver des éléments permettant de rapprocher les principes coutumiers
d’oralité et du palabre avec les dispositifs déjà existants de concertation, de négociation ou de
conciliation et de médiation. Le point de convergence se situe précisément dans la promotion
de l’intérêt d’une collectivité, dans le cadre d’échanges oraux, hiérarchisés, encadrés et recherchant une décision le plus souvent consensuelle. Droit du travail contemporain et coutume ne
sont finalement pas si éloignés loin de l’autre !
Enfin, il serait profitable de faire converger la coutume et le droit du travail légiféré quant
à la promotion de l’intérêt collectif. Dans le cadre de la coutume, l’intérêt collectif est celui
qui prévaut sur tout autre et notamment sur l’intérêt individuel. L’attachement très fort des
personnes relevant du statut civil coutumier à l’intérêt collectif est une valeur qui devrait
être davantage prise en considération par le droit du travail légiféré. À l’heure où d’aucuns703
prônent le recul de l’intervention législative au profit de la négociation collective, la nécessité
de renforcer la prévalence de l’intérêt collectif devient plus prégnante. Le rapprochement du
droit du travail légiféré et conventionnel vers les valeurs véhiculées par la coutume devrait
permettre d’aboutir à la mise en place d’un droit conventionnel dans l’entreprise de grande
qualité. En effet, à l’instar de la conscience élevée de l’intérêt collectif qu’ont les personnes
relevant de la coutume, le droit conventionnel et légiféré du travail devrait tendre à promouvoir davantage l’intérêt de la collectivité des salariés et l’intérêt de l’entreprise en termes de
compétitivité notamment dans la perspective d’améliorer les conditions de travail, ou de préserver les emplois, voire d’en créer d’autres. Dans cette optique, les cas dans lesquels la négociation collective sert des intérêts individuels devraient disparaître et laisser place à l’élaboration d’un véritable droit collectif du travail. Cette évolution de la perception de la négociation
collective sera finalement peut-être plus difficile à intégrer pour les personnes non régies par
la coutume dans une société où les intérêts individuels prédominent. Pour autant, cette orientation souhaitable du droit du travail devrait même aboutir à bouleverser la hiérarchie des
normes en droit du travail, en repensant la place et les règles de conflits de normes applicables
en cas de concours entre l’accord collectif et le contrat individuel de travail, même en cas de
clause contractuelle plus favorable pour le salarié.
Ainsi, à l’issue de ces développements, force est de constater que le droit du travail n’est pas
si hermétique qu’il n’y paraît à la réception de la coutume. L’absence de reconnaissance et de
consécration législative et judiciaire du pluralisme juridique en droit du travail au-delà de l’autonomie collective, n’empêche pas pour autant de modeler aujourd’hui et construire pour demain
un droit du travail pluraliste dans la perspective d’un destin commun en Nouvelle-Calédonie.
703 - � f. notamment : J.-D. Combrexelle : « La négociation collective, le travail et l’emploi », Rapport au Premier
C
M
inistre, septembre 2015 ; J. Barthélemy et G. Cette, Réformer le droit du travail, éd. Odile Jacob, 2015.
261
�CHAPITRE 2
L’ASSISE ANTHROPOLOGIQUE ET ÉCONOMIQUE DE LA COUTUME
262
Le droit coutumier ne serait pas légitime s’il n’était pas en phase avec la coutume telle qu’elle
est vécue et s’il n’était pas un moyen de la valoriser par la reconnaissance judicaire de sa normativité. Les rapports entre la coutume et le droit coutumier sont pourtant complexes parce
qu’ils n’interviennent pas au même niveau et pour les mêmes raisons : la coutume relève du
quotidien, du spontané et sans doute du non-droit, alors que le droit coutumier est déformé
à la fois par l’origine conflictuelle qui justifie son invocation que par le prisme judiciaire via
lequel il est conçu. En cela il peut exister un malaise entre la coutume telle qu’elle est perçue
et le droit coutumier tel qu’il s’exprime et, partant, un malaise par rapport au rôle même des
juridictions en formation coutumière (Section 1).
De ce point de vue, bien que sa juridicité soit également reconnue, la coutume de Wallis-et-Futuna
ne dispose pas des mêmes moyens de mise en œuvre que la coutume kanak, faute de juridiction coutumière équivalente notamment. En ce sens, du fait de l’importance de la population
originaire de ce territoire installée en Nouvelle-Calédonie et relevant du statut personnel particulier wallisien-futunien704, se pose la question de la place de la coutume de Wallis et Futuna
en Nouvelle-Calédonie et si une place particulière est attendue ou revendiquée (Section 2).
Enfin devra être vérifiée la capacité de la coutume à permettre une valorisation économique
de l’espace coutumier qu’elle est censée régir. Sur ce point, alors qu’il est souvent lu que la
règle dite des « 4 i »705 qui caractérise le statut des terres coutumières constitue un frein à leur
développement économique, il apparaît qu’en réalité ce potentiel de développement est réel,
notamment grâce aux instruments juridiques qui lui sont dédiés (GDPL, fonds de garantie
et contrats spécifiques notamment), même si ces instruments doivent être améliorés et que
d’autres doivent encore être créés706 (Section 3).
X
X X
704 - � rt. 2 de la loi n° 61-814 du 29 juillet 1961 conférant aux îles Wallis-et-Futuna le statut de territoire d’outre-mer.
A
705 - � rt. 18 al. 2 de la loi organique de 1999 : « Les terres coutumières sont inaliénables, incessibles, incommutables
A
et insaisissables. »
706 - � oir not. R. Lafargue, supra Partie 1 – Chapitre 3.
V
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
SECTION 1. DE QUOI LE « DROIT COUTUMIER » EST-IL LE NOM ?
Réflexions sociologiques autour des juridictions civiles coutumières en Nouvelle-Calédonie
263
Patrice Godin
Maître de conférences en anthropologie à l’Université de la Nouvelle-Calédonie
TROCA
et
Jone Passa
Sociologue, Nouvelle-Calédonie
Difficile de ne pas prendre la mesure du chemin parcouru, du travail accompli. Le patient
collationnement des décisions prises par les juridictions civiles coutumières parle de luimême. Plus de 640 documents qui donnent accès à un droit en train de se construire en
Nouvelle-Calédonie pas à pas, un droit nouveau, un « droit coutumier »707. Plus de 640 documents qui témoignent aussi du fait que les juridictions civiles coutumières font aujourd’hui
partie intégrante du paysage social et judiciaire kanak. Car pour statuer il faut bien que la
justice soit saisie par ses ressortissants. Mais pour autant faut-il hésiter à s’interroger sur le
rôle effectivement joué par ces juridictions au cours de la dernière décennie de la période de
transition politique ouverte par l’accord de Nouméa ?
Depuis 1998, cet accord historique, qui régit les rapports entre les différentes communautés
culturelles de la Nouvelle-Calédonie dans le sillage des précédents accords de Matignon et Oudinot, a jeté les bases d’une citoyenneté calédonienne et d’un droit spécifiquement calédonien en y
articulant la reconnaissance d’un statut particulier pour le peuple kanak et ses ressortissants, un
« statut civil coutumier kanak »708. Un statut, notons-le d’emblée, fort différent, au moins dans
son principe, du statut de « droit particulier » qui existait jusque-là même s’il puise à la même
source juridique. Mais un statut aussi très différent – on ne le souligne peut-être pas assez –
de la « coutume » kanak elle-même, dans la diversité de ses incarnations régionales en Grande
Terre et aux îles Loyauté. Au-delà des débats politiques, il y a là matière à questionnements,
investigations, réflexions et discussions pour des chercheurs en sciences sociales. Qu’en est-il
des juridictions civiles coutumières et de leur fonctionnement, pas seulement d’un point de vue
juridique, mais plus largement sociologique ? De quel poids réel ces juridictions pèsent-elles
dans la construction du « statut civil coutumier kanak » dessiné par l’accord de Nouméa ? Et plus
largement dans l’émergence de la citoyenneté calédonienne et d’un droit calédonien voulus par
le même accord ? Dans l’exercice de ces juridictions, comment « droit », « coutume » et « droit
707 - �http://coutumier.univ-nc.nc/
708 - � f. l’article 1 de l’accord de Nouméa qui inscrit ce « statut civil particulier » dans une organisation politique et
C
sociale de la Nouvelle-Calédonie qui « doit mieux prendre en compte l’identité kanak ». Les autres composantes
de l’identité kanak prises en compte par l’Accord sont le « droit » et les « structures coutumières », le « patrimoine culturel », la « terre » et les « symboles ». À lui seul, cet article est révélateur des biais d’une démarche
politique et juridique qui réduit une identité sociale et culturelle à quelques-uns de ses éléments les plus compatibles avec le droit commun français.
�264
coutumier » se combinent-ils, ratiquement et pas seulement dans le principe ? Comment les
p
Kanak eux-mêmes, quel que soit leur statut « coutumier », appréhendent-ils les changements
nés de ce nouvel aggiornamento ? N’y a-t-il pas là des risques de malentendus et de tensions ?
Et si l’on peut raisonnablement soutenir que la « coutume » est du « droit »709, que devient
véritablement ce « droit » lorsqu’il est administré par une forme d’institution, un tribunal, qui
lui était – il y a peu encore – totalement étrangère ?
Pour commencer de répondre à ces questions, nous nous proposons de reprendre, développer et prolonger les analyses d’une précédente communication710 où nous faisions état d’un
malaise face au fonctionnement des juridictions coutumières dont la communauté kanak
était pourtant demandeuse :
Si, au plan institutionnel, [écrivions-nous] la mise en place des juridictions coutumières apparaît
comme une indéniable réussite, il n’en va pas de même sur le terrain, notamment dans le monde
kanak. Loin d’avoir fait progresser la confiance dans la justice, l’action des chambres coutumières
semble au contraire avoir suscité un regain de méfiance et même de ressentiment des ressortissants kanak vis-à-vis de la justice en général. Il y a là un paradoxe, voire une contradiction, qu’il
importe de comprendre. 711
Deux années plus tard, cette nécessité de compréhension nous apparaît plus urgente encore
tant il nous semble que le malaise, loin de s’être dissipé, se fait chaque jour plus profond. L’appréhender, en saisir les raisons, en dégager le sens au plan sociologique, ainsi que les implications sur l’idée même de « destin commun », telle est ici l’intention.
I. UN CAS PARMI TANT D’AUTRES
Mais avant de traiter des racines du malaise face à la justice, il importe de prendre la mesure
de la révolution que représentent les juridictions civiles coutumières pour la société kanak
contemporaine. Et pour cela il n’est sans doute pas de meilleur moyen que de considérer de
près et en détail un arrêt parmi tous ceux récemment rendus par les juridictions en question.
Le cas choisi n’a rien d’exceptionnel. Bien au contraire, il est plutôt représentatif de la manière
dont les décisions sont prises dans les juridictions ; tout au plus pourra-t-il sembler remarquable par la qualité et le détail des explications qui l’accompagnent.
709 - � f. Régis Lafargue lors d’une conférence donnée le 28 juin 2012 à Paris, à la Maison de la Nouvelle-Calédonie :
C
« Car la coutume, (chacun le sait) est un tout dépassant de très loin le simple contenu juridique. Mais si c’est
beaucoup plus que du Droit, c’est aussi du Droit. Le Doyen Carbonnier écrivait que : « le droit est plus petit que
l’ensemble des relations entre les hommes […] il y a dans la vie beaucoup plus de choses que dans le droit […] le
droit est une écume à la surface de la société ».
710 - Intitulée "Custom, Law and society in New Caledonia : a socio-anthropological point of view on Customary
�
Civil Courts" et délivrée au symposium Working with Legal Pluralism in the Francophone & Anglophone Pacific
Islands le 25 Septembre 2014 à l’Australian National University (Canberra), cette communication visait surtout à
esquisser une première réponse à l’article publié par Christine Demmer et Christine Salomon et cosigné par Alban
Bensa, Christine Hamelin, Michel Naepels, Marie Salaün, Benoît Trépied et Eric Wittersheim en 2013 dans la
revue Vacarme, « Droit coutumier et indépendance kanak », Vacarme, n° 64 : 63-78. Pour une critique de cet article d’un point de vue socio-anthropologique, cf. Serge Tcherkézoff, « La culture sans essentialisme. L’exemple
d’un “droit coutumier” dans la société multiculturelle de la Nouvelle-Calédonie », Le Débat, t. 4, n° 186, p. 81-93.
711 - Godin, Patrice et Passa, Jone "Custom, Law and Society in New Caledonia: a Socio-anthropological point of
�
view on Customary Civil Courts", à paraître.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Le jugement en première instance
L’affaire qui concerne l’identité familiale d’un enfant s’étire sur deux années. Un premier jugement est rendu le 7 décembre 2012 par le tribunal de première instance de Nouméa statuant
en formation coutumière. Des « relations hors mariage » de personnes originaires de deux îles
différentes des Loyauté est issu un enfant né en avril 2007, désigné sous le nom M.
La mère de l’enfant, de statut coutumier est née en 1979 et a vécu jusqu’à son récent mariage
à la tribu dont elle est originaire. Le père biologique de l’enfant (M. X), lui aussi de statut
coutumier, est né en février 1981 dans la tribu d’origine de son clan mais demeure lors de la
procédure de première instance dans un squat de Nouméa. À sa naissance, leur enfant a été
déclaré sous le nom patronymique de sa mère auprès du service de l’état civil coutumier et
« celle-ci, comme les parents de celle-ci, se sont opposés à ce que le père reconnaisse l’enfant. »
« Diverses tentatives d’accord amiable émanant du père biologique tendant à obtenir l’autorisation, auprès des utérins, de reconnaître l’enfant se sont heurtées au refus du clan maternel,
comme le soulignent deux courriers » en 2011 et 2012, « émanant de l’officier public coutumier de l’aire coutumière » du père.
« La tentative de conciliation coutumière (menée sur le fondement de l’article 1er de l’ordonnance n° 82-877 du 15 octobre 1982) a, elle aussi, échoué : le président du conseil coutumier
de l’aire confirmant la persistance du désaccord des parties sur le point litigieux » (courrier
d’avril 2012).
Enfin, l’enfant a été adopté (acte coutumier d’adoption de juillet 2012) par le grand-père
maternel de l’enfant et son épouse. C’est dans ces conditions que le père biologique saisit le
tribunal de première instance d’une requête datée de juin 2012, signifiée par acte d’huissier le
mois de juillet suivant. Le père géniteur demande à ce qu’on l’autorise à reconnaître l’enfant,
à ce que l’enfant puisse désormais porter son patronyme, à ce que la résidence de l’enfant soit
fixée à son domicile et ce que soit accordé un droit de visite et d’hébergement à la mère.
À l’audience de première instance, à la mi-septembre 2012, les parties apparaissent clairement
en désaccord « sur le sens du geste coutumier fait par le père de l’enfant, lequel tendait selon
lui à obtenir l’autorisation de reconnaître l’enfant ». C’est à ce titre qu’il aurait été accepté par
la famille de la mère, ce que cette autre partie conteste. Le tribunal ordonne dès lors la comparution des parents adoptifs de l’enfant.
Le litige se réduit à déterminer quel doit être le clan d’appartenance de l’enfant, et la valeur du
geste coutumier fait par le père biologique aux utérins. Le tribunal rappelle alors les principes
coutumiers et déboute le père de ses demandes « au motif, notamment, que le geste coutumier
fait par M. X, pour demander pardon des relations hors mariage entretenues avec la mère de
l’enfant, n’induisait aucunement une demande concernant l’appartenance clanique de l’enfant, ni a fortiori l’accord du clan maternel pour autoriser le père à reconnaître l’enfant ».
Pour statuer ainsi les premiers juges ont rappelé que « dans la société kanak, la notion de paternité n’est en rien biologique, qu’elle est construite socialement par les échanges et non déterminée par les rapports sexuels, comme le montre le fait qu’un clan maternel peut toujours refuser
de reconnaître la paternité d’un homme dès lors que celui-ci n’a pas répondu aux exigences de
la coutume », et le tribunal d’ajouter qu’il est dit dans la coutume que « lorsque les sœurs font
des enfants, ils reviennent à la famille. On ne [re]connaît pas le père [...] dans ce cas les enfants
265
�sont intégrés dans le clan maternel ». « C’est au demeurant ce que le tribunal redit ensuite sous la
forme d’un adage traduit de la langue vernaculaire “si vous plantez des cocotiers sur mon terrain,
et que vous venez en tirer les fruits, [vous ne le pouvez car] ce sont les miens”, signifiant ainsi que
les relations sexuelles ne donnent aucun droit au père sur l’enfant. »
266
« Le tribunal précise que, par son geste coutumier, le père venait demander pardon car le
garçon avait mis la fille enceinte avant le mariage, ce pardon signifie en quelque sorte “j’ai
marché sur vos terres, je demande pardon”, mais ce geste n’est pas pour l’enfant. Pour “réserver
l’enfant”, il faut faire un geste au clan de la mère et en particulier aux oncles de l’enfant [...]
ainsi dans la logique de la coutume le premier geste est pour laver l’affront, ensuite vient le
reste, soit le sort de l’enfant quant à l’avenir, et en particulier sa place dans le clan [...] ce n’est
que quand le couple se marie que les parents de la fille donnent l’enfant [...] au cas d’espèce, le
couple, suite aux disputes s’est séparé, la mère s’est mariée et l’enfant est resté dans son clan [...]
dès lors qu’aucun geste coutumier n’a été fait par le père auprès des oncles utérins de l’enfant,
et que celui-ci vit et est “nourri” par le clan maternel, le père supposé n’a aucune existence
sociale et familiale, et ne peut donc être tenu dans la coutume de prendre en charge cet enfant
d’une quelconque façon, puisqu’aucun lien n’existe entre eux. »
La procédure d’appel
Peu de temps après ce jugement, l’avocat du père biologique interjette appel de la décision.
Dans son mémoire ampliatif d’appel de mars 2013 il demande d’infirmer le jugement et à nouveau de prononcer judiciairement la paternité de son client. Le père maintient que « le geste
coutumier qu’il a consenti était destiné, dans son esprit, à “réserver l’enfant” ; qu’il avait été
perçu comme tel par le clan utérin qui l’avait ensuite laissé élever l’enfant entre ses dix mois et
3 ans (pendant toute la période où la mère se trouvait en métropole pour sa formation) ; que
ce n’est qu’au retour de celle-ci en Nouvelle-Calédonie qu’elle aurait gardé l’enfant chez elle
(à partir de février 2010) en lui interdisant de le voir ; qu’en réalité la raison de ce changement
d’attitude résulte des violences que la mère de l’enfant lui reproche, ce qui ne justifie pas de lui
interdire de reconnaître l’enfant dont l’intérêt est d’être élevé par son véritable père » lequel
est salarié et dispose désormais d’un appartement F3 dans une des communes périphériques
de Nouméa. L’adoption de l’enfant par des grands-parents maternels est présentée comme un
moyen de faire échec à son action en justice et de le spolier de ses droits de père.
« Par écritures » du mois mai 2013, la mère de l’enfant conteste « l’assertion du père selon
laquelle il aurait élevé seul l’enfant pendant 3 ans ». Elle affirme n’être partie en métropole
– alors que l’enfant avait 4 mois – que 11 mois qui furent plus tard suivis d’une période complémentaire de 6 mois pour achever sa formation.
Elle indique que fin 2009 elle est repartie chez elle « pour y scolariser l’enfant, et que son
propre père avait vainement rappelé à M. X que pour voir reconnaître sa paternité sur l’enfant,
il devait se marier avec la mère, ce qu’il n’a pas fait ». Elle indique que « si dans la coutume
l’enfant d’une sœur non mariée doit être adopté par le frère (oncle utérin) de l’enfant, c’est à
la condition que cet oncle soit marié ce qui n’est pas le cas en l’espèce, et explique que l’enfant
ait dû être adopté par les grands-parents maternels ».
Elle ajoute enfin :
J’ai entamé les démarches pour que l’enfant soit adopté. Mon père me l’a demandé plusieurs fois
mais je me suis décidée qu’un an avant mon mariage. J’ai donc commencé les démarches et l’adoption
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
a abouti un mois avant mon mariage en 2012. Donc, à ce jour, ce sont mes parents, c’est-à-dire ses
parents adoptifs, qui assurent son éducation, sa sécurité, sa santé, la nourriture, son habillement etc.,
aidés par mes deux grands frères et mes deux petites sœurs, âgées de plus de 20 ans, qui sont encore à
la maison. Maintenant M. a 6 ans et il est en classe de CP. Il travaille bien à l’école et a un comportement acceptable. La semaine il fait ses leçons et les weekends il est autorisé à jouer dans le quartier
avec ses cousins de sa génération mais doit rentrer avant que le soleil se couche. Un exemple de règles
de vie à la maison voire à la tribu. Et quand il n’a pas de leçon mon père lui raconte de temps en
temps des mythes de l’île. L’enfant est bien entouré et aucun élément extérieur ne vient perturber sa
vie. Chaque membre de ma famille a pris sa part de responsabilité. Pour ma part j’assure le matériel
scolaire, je lui achète des livres, des jeux éducatifs, du matériel scolaire, etc. Mes frères lui enseignent
les travaux des champs et mes sœurs aident les parents à acheter son habillement. Tout cela pour
dire que l’enfant est aimé par son entourage et que son entourage n’a pas besoin d’un salaire de
300 000 frs pour subvenir à ses besoins matériels et affectifs. Quant à moi j’ai aussi refait ma vie. Je
me suis mariée dans une autre tribu et je vais bientôt avoir un enfant de mon mari. Parfois je vais
rendre visite à M. dans ma tribu d’origine, parfois c’est eux qui se déplacent dans ma nouvelle tribu
pour promener. Ainsi nous gardons une relation proche pour les besoins de l’enfant.
Quant à M. X, quelques mois après notre séparation, il a [re]fait sa vie avec sa nouvelle concubine
qui a déjà deux enfants d’un autre Monsieur et ils viennent récemment d’avoir un enfant ensemble.
Quant à mes parents, ils sont catégoriques ! L’enfant ne sera pas donné à M. X malgré ses
démarches. Depuis que l’enfant est né jusqu’à ce jour, M. X ne s’est jamais déplacé [chez moi] avec
un membre de sa famille ou un membre de son clan en présence de notre chef de clan, de l’oncle
de l’enfant, de mes oncles pour demander à reconnaître le petit. Ce geste coutumier n’a jamais été
fait, donc mes parents refusent de donner l’enfant. Ils souhaitent que ce dernier reste dans son clan
maternel car le chemin coutumier n’a pas été respecté.
Au cours de l’audience, la grand-mère comparaît pour réitérer, dans sa propre langue, « la position des adoptants qui se considèrent, en tant que grands-parents maternels, comme des “adoptants provisoires” assurant en quelque sorte la transition entre la mère de l’enfant – partie se
marier dans un autre clan et dans une autre tribu, et qui, pour ce motif, ne pouvait amener
avec elle l’enfant (sauf à brouiller l’identité de son fils) – et l’oncle utérin à qui va échoir l’obligation d’adopter l’enfant, les grands-parents assumant cette adoption à titre provisoire, dans
l’attente du mariage de l’oncle utérin, ce statut d’homme marié étant indispensable pour offrir
les conditions satisfaisantes pour adopter et élever l’enfant M. comme un membre du clan Y ».
Par ordonnance du 15 novembre 2013 la clôture a été prononcée et l’affaire fixée à l’audience
du 17 février 2014.
L’arrêt rendu en appel712
Attendu qu’aux termes des articles 955-1 et 806-1 du code de procédure civile de Nouvelle-
Calédonie, concernant les affaires coutumières, « à l’audience la procédure est orale, les
prétentions orales des parties pouvant être consignées au plumitif … » ;
712 - � A Nouméa, 20 mars 2014, RG n° 12/519.
C
267
�Attendu que la demande de M. X tend à l’établissement du lien de filiation paternelle à
l’égard de l’enfant avec toutes conséquences de droit ;
268
Que M. X se prévaut du lien biologique qui l’unit à l’enfant, ce que nul ne lui conteste, et se
fonde en outre sur la possession d’état, l’enfant étant demeuré avec lui de longs mois (lors
de la poursuite des études de la mère en France métropolitaine); que toutefois la possession d’état, à l’égard d’un enfant qui au surplus ne porte pas le même nom que lui, ne peut
conduire à écarter l’application des dispositions d’ordre public de l’article 35 de la Délibération n° 424 du 3 avril 1967, relative à l’état civil des citoyens de statut civil particulier ;
Attendu, surtout, que M. X cherche à se voir reconnaître judiciairement un statut de père
à l’égard de l’enfant au seul motif qu’il en est le géniteur, alors que la mère de l’enfant et
le clan utérin ont clairement manifesté, tant avant l’introduction de l’instance en cours
qu’au cours de la procédure, le fait que l’enfant est rattaché au seul clan maternel et à nul
autre, et que ce clan, pas plus que la mère, n’entend reconnaître M. X en tant que père de
l’enfant, ce dernier étant désigné sous un nom – M. – qui le rattache au clan maternel ;
Qu’ainsi l’appelant, même s’il est le géniteur de l’enfant, n’a, au regard des règles coutumières, ni droit ni obligation à son égard, puisqu’il n’a aucun statut social de père reconnu
dans la coutume ni susceptible de l’être en l’état des déclarations et prétentions formulées
par les intimés ;
Attendu qu’il convient, en effet, de rappeler que, selon la coutume kanak, la naissance d’un
enfant est un événement social en ce que l’enfant, indépendamment du fait de savoir si ses
parents sont mariés ou non, appartient au clan maternel, sauf s’il a été demandé par le clan
paternel et effectivement donné à celui-ci par le clan maternel au terme de ce que l’on dénomme
un « geste coutumier », lequel recouvre un « don de vie » appelant ensuite un « contre-don » ;
Que ce « don de vie » ne peut se comprendre qu’à la lumière de la spécificité d’une institution qui est « l’union coutumière », laquelle est une alliance entre deux clans agnatiques aux
termes de laquelle un clan (maternel ou « utérin ») s’engage à donner « de la vie » (des enfants)
à un clan paternel qui, à cette fin, accueille une femme issue du clan maternel et s’engage à la
protéger elle et les enfants à naître, les enfants étant dès lors promis au clan paternel ;
Que, dans cette conception, le mariage qui unit l’homme et la femme n’est que la traduction de cet accord interclanique (sic) ;
Que lorsque l’alliance et les promesses de don de vie n’ont pas été scellées avant le mariage
du mari et de la femme, et que ces derniers décident de s’unir sans en référer à leurs
clans respectifs, le père des enfants doit procéder à une coutume dite « de pardon » pour,
d’abord, s’excuser de n’avoir pas respecté l’avis des clans, mais encore pour être autorisé à
«prendre l’enfant», c’est-à-dire à le reconnaître ;
Qu’ainsi, le statut social de l’enfant dépend de ce que les individus et les clans décideront ensemble ; que ces décisions ont une incidence directe sur l’appréciation de ce que
recouvre l’intérêt supérieur de l’enfant ;
Attendu que le statut de l’enfant a été défini notamment par quatre arrêts de cette Cour
(CA Nouméa 11 octobre 2012, RG n° 2011/531 ; 9 septembre 2013 RG n° 2012/59 ; 16 septembre 2013, RG n°2012/339, ministère public c. ; 12 décembre 2013, RG n° 2013/9 ) ;
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Qu’il résulte de cette jurisprudence constante, fondée tout à la fois sur les normes coutumières et sur l’article 35 de la délibération du 3 avril 1967 précitée :
– � ’abord, que le sort des enfants dépend des accords passés ; qu’ainsi, si les enfants ont été
d
donnés au clan paternel (au terme de « gestes coutumiers ») ils sont membres de ce clan,
et sont destinés à y occuper une fonction sociale précise et doivent y être éduqués en
fonction de leur place dans la coutume et y demeureront quoi qu’il advienne ;
– � u’inversement, s’ils n’ont pas été donnés au clan paternel, ils demeurent membres
q
du clan maternel et le demeurent toute leur vie ; qu’en somme, le statut de l’enfant
est à l’abri des vicissitudes de la vie du couple parental, l’enfant étant un membre
à part entière du clan et non un enjeu pour ses père et mère notamment en cas de
séparation ;
– � u’ensuite, la distinction entre enfant naturel et enfant légitime est dénuée de portée
q
juridique, puisque l’enfant est, en principe, membre du clan maternel, sauf le cas où
ayant été le sujet d’un «don de vie» et, à ce titre, promis au clan paternel, il se trouve
dès sa naissance, voire même avant celle-ci, promis et irrévocablement intégré au clan
paternel dont il est un membre «légitime» que ses père et mère soient ou non mariés ;
Qu’il en résulte que seul le clan d’appartenance de l’enfant a vocation à élever celui-ci,
en ce qu’il se trouve placé sous la responsabilité de ce clan, et que son intérêt supérieur
est de ne pas être coupé de son clan d’appartenance – lequel exerce sur l’enfant une
« autorité parentale collective, laquelle ne se réduit pas au père et à la mère » (Sect.
Lifou, 25 juillet 2012, RG n° 12/18) ; que lorsque l’enfant a été « donné » cette autorité
parentale est exercée par un collectif (le clan paternel), sous la surveillance d’un autre
collectif (le clan utérin, c’est-à-dire ceux qui ont « donné la vie ») ;
– � u’enfin, l’enfant a (selon les règles coutumières) deux pères : d’abord, un père « par le
q
sang » qui est son oncle utérin (le frère de sa mère), et, en second lieu, un « père social »
(membre du clan paternel) à condition que celui-ci ait été autorisé à reconnaître l’enfant
par le clan maternel, conformément aux accords passés et manifestés publiquement par
des « gestes coutumiers » ;
Qu’ainsi, en toute hypothèse, le fait d’être géniteur n’emporte nulle conséquence juridique,
ni droit ni obligation du géniteur à l’égard de l’enfant ; qu’ainsi, la paternité même fondée
sur une réalité biologique, est exclusivement un fait social institué par la norme coutumière (cf. Sana-Chaillé de Néré, Miroir d’outremer. La famille, le droit civil et la coutume kanak,
Mélanges Hauser, p. 662) ;
Que ces règles se trouvent consacrées dans la formulation lapidaire de l’article 35 de la
Délibération n°424 du 3 avril 1967, relative à l’état civil des citoyens de statut civil particulier (modifiant l’arrêté n°631 du 21 juin 1934), aux termes duquel « la reconnaissance
de l’enfant naturel ne pourra se faire qu’avec le consentement de celui de ses parents déjà
connu » (en principe la mère) ou à défaut « avec le consentement de la personne qui l’a
élevé » (ceci désignant à l’évidence les membres du clan maternel) ;
Qu’ainsi, les règles propres à l’état civil coutumier traduisent la prise en compte des
normes autochtones qui posent le principe de l’appartenance de l’enfant nouveau-né au
clan maternel (l’enfant ayant alors un père qui est l’oncle utérin), tant que l’enfant ne fait
pas l’objet d’un « don » au profit du clan paternel, au travers d’un « geste coutumier » (un
accord de volonté manifesté publiquement et solennellement), afin d’en faire un membre
269
�270
du clan paternel (ce qui revient à lui donner une identité et un statut social lié à un nom
qui le rattache à une terre, et le rend partie prenante pour l’avenir du rôle social qui
incombe à son nouveau clan (CA Nouméa, 11 octobre 2012, RG n° 2011/531 ; CA ouméa
N
9 septembre 2013 RG n° 2012/59 ; CA Nouméa 16 septembre 2013, RG n°2012/339, ministère public c. U. et L. ; 12 décembre 2013, RG n°2013/9, W. c. C.) ;
Attendu, en l’espèce, que l’enfant, ainsi que le confirme la mère à l’audience de la cour d’appel porte un nom, M., donné à sa naissance, qui le désigne comme membre du clan maternel
et le rattache indéfectiblement à la terre qui fait l’identité du clan de la mère (Clan Y), et qu’il
ne peut quitter fut-ce pour suivre sa mère mariée dans un autre clan et désormais rattachée
à une autre terre ;
Qu’au surplus, cette appartenance est confirmée par son nom patronymique à l’état civil,
et le fait qu’il soit élevé par ce clan ;
Qu’ainsi, il est acquis en droit coutumier, même si n’est pas contesté le lien biologique
entre l’enfant et son père, que celui-ci n’a ni droit sur lui au titre de l’autorité parentale,
ni obligation notamment alimentaire à son égard, conformément aux règles coutumières
qui caractérisent l’organisation matrilinéaire, extrêmement marquée, de la société kanak,
laquelle permet à la femme de faire échec à l’établissement de la filiation paternelle ;
Attendu, surabondamment, que le rattachement au clan maternel et à une Terre étant
déterminant, au regard des principes du droit coutumier, pour définir l’identité et donc
l’origine du sujet, ces règles coutumières ne sont contraires ni aux droits garantis par l’article 8 de la convention européenne des droits de l’homme (respect dû à la vie privée et
familiale) ni au « droit » pour l’enfant de « connaître ses origine », ni à l’intérêt supérieur
de l’enfant apprécié au regard des normes coutumières que désigne son statut personnel
constitutionnellement garanti ;
Attendu qu’il résulte de ces principes l’obligation pour le seul clan utérin, sous l’autorité du chef de clan, d’éduquer et d’élever l’enfant ; que l’adoption coutumière contestée
– dont rien n’établit qu’elle ait été faire en fraude des droits de M. X, puisque celui-ci ne
peut se prévaloir du statut de père – n’a fait que confirmer cette règle d’appartenance de
l’enfant au clan maternel ;
Qu’ainsi, doit être rejeté l’ensemble des demandes du père tendant à l’établissement judiciaire du lien de filiation paternelle de l’enfant avec toutes conséquences de droit, cette
demande se heurtant non seulement aux dispositions d’ordre public de l’article 35 de la
délibération du 3 avril 1967, mais encore aux principes coutumiers, et à l’intérêt supérieur
de l’enfant ;
Que le jugement critiqué sera donc entièrement confirmé ;
Attendu qu’il y a lieu de laisser les dépens d’appel à la charge de M. X ;
Pour ces motifs
La Cour, statuant, en chambre du conseil et en formation coutumière, par arrêt contradictoire, déposé au greffe ;
Vu l’accord de Nouméa et l’article 77 de la Constitution ;
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Vu l’article 35 de la Délibération n° 424 du 3 avril 1967, relative à l’état civil des citoyens
de statut civil particulier ;
Dit que, selon la coutume kanak, l’enfant appartient au clan maternel, sauf s’il a été
demandé par le clan paternel et effectivement donné à celui-ci par le clan maternel au
terme d’un « geste coutumier » ;
Dit que, selon la coutume kanak, le fait d’être géniteur n’emporte pas en soi de statut juridique, ni de droit ni d’obligation à l’égard de l’enfant, la paternité, même fondée sur une
réalité biologique, étant exclusivement un fait social institué par la norme coutumière ;
Dit que le rattachement au clan maternel et à une Terre étant déterminant, au regard des
principes du droit coutumier, pour définir l’identité et donc l’origine du sujet, ces règles
ne sont contraires ni aux droits garantis par l’article 8 de la convention européenne des
droits de l’homme (respect dû à la vie privée et familiale) ni au « droit » pour l’enfant de
connaître ses origines ni à l’intérêt supérieur de l’enfant, apprécié au regard des normes
coutumières que désigne son statut personnel constitutionnellement garanti, ni même à
l’intérêt familial ;
Constate qu’en l’espèce, l’enfant est rattaché au clan de la mère au sein duquel il est élevé ;
que son identité ne le rattache nullement à un géniteur extérieur au clan, auquel la coutume ne reconnaît aucun statut fondé sur le seul lien biologique ;
En conséquence :
Confirme le jugement déféré en ce qu’il a débouté M. X de sa demande tendant à voir
établir judiciairement son lien de filiation avec l’enfant M. ;
Y ajoutant,
Dit que l’autorité parentale sur l’enfant M. revient exclusivement au clan maternel de
l’enfant, au domicile duquel l’enfant a sa résidence ;
Confirme le surplus de la décision déférée ;
Déboute M. X du surplus de ses demandes ;
Condamne M. X aux dépens…
Dans le principe, qui relève ici du judiciaire, il n’y a guère à redire à cet arrêt. D’autre part,
nul doute que beaucoup de justiciables kanak le découvrant l’estimeront aussi conforme à la
« coutume ». Malgré quelques maladresses d’expression, tout y est dit ou presque des rapports
sociaux qui dans le monde kanak entourent généralement la naissance d’un enfant : le rôle
crucial de la mère et de son « clan » qui dans l’ontologie traditionnelle sont les seuls à donner
la « vie », le « sang », le « corps » de l’enfant ; la construction de la paternité par les échanges ;
le mariage des parents comme condition de sa reconnaissance ; la possibilité par les utérins de
refuser de « donner » l’enfant au père même si celui-ci leur a présenté un geste d’excuse pour
l’affront que représentent des rapports sexuels hors mariage ; le fait qu’à défaut de légitimation du père biologique, c’est par le truchement d’une adoption que l’enfant se voit doté d’une
parenté « sociale », paternelle et maternelle, nécessaire à la fabrication de son statut coutumier
par le biais des échanges cérémoniels…
Dans l’île de la mère, l’oncle utérin doit être marié pour pouvoir adopter l’enfant de sa sœur. À
défaut ce sont les grands-parents maternels qui le font, définitivement ou de manière temporaire.
271
�272
Dans le cas choisi, les parents de la mère génitrice se définissent eux-mêmes comme « adoptants
provisoires ». Il n’en va pas partout de même. Dans certaines régions de la Grande-Terre, père
et mère adoptifs peuvent ne pas être mariés… Mais peu importe ici puisqu’il s’agissait dans le
jugement cité, non de faire œuvre ethnographique et comparative, mais de déterminer « le clan
d’appartenance de l’enfant », et le poids à accorder au geste coutumier donné par le père biologique aux utérins. Et que dans toute cette affaire, la conception relationnelle de l’enfant et donc
de la personne kanak apparaît pleinement reconnue. Comme l’écrit Jean-Marie Tjibaou :
À l’origine, il y a l’arbre, le tonnerre, etc. Puis il y a la série des ancêtres, et puis il y a nous. Et la vie
passe à travers cette généalogie, et cette généalogie, elle est celle de mes pères, mais elle est aussi celle
du clan qui a donné ma mère et qui, en donnant ma mère, me donne la vie. Le principe de vie, nous
disons que c’est la mère qui donne la vie. Le père donne le personnage, le statut social, la terre [...]. La
vie est donnée par le sang. Le sang, c’est la mère qui le donne. Et le propriétaire du sang, c’est elle, ses
frères et ses pères. Alors je reste toujours duel. Je ne suis jamais individu. Je ne peux pas être individu.
Le corps n’est pas un principe d’individuation. Le corps est toujours la relation. 713
Vérités premières, fondatrices de l’ontogenèse kanak dont on trouve toujours actuellement,
d’un bout à l’autre de la Nouvelle-Calédonie et sous des modalités diverses, la trace dans les
discours coutumiers, les rituels de naissance comme de mariage et de deuil : chaque personne
est constituée de plusieurs principes qui le débordent et l’attachent à d’autres personnes et à
d’autres groupes d’appartenance.
Côté « vie », côté « nom » : la composition duelle de la personne dessine la géographie des obligations sociales entre parents maternels et paternels, et entre parents et enfants. L’oncle maternel
est le prêtre de ses neveux et nièces et tout au long de sa vie il se doit d’accomplir les principaux
rituels pour la croissance et la santé de ceux qui sont de son « sang ». À Hienghène par exemple
le père et ses frères se doivent pour leur part de protéger les enfants reçus du groupe utérin
et ’honorer la mère et l’oncle aux cours des différentes cérémonies d’échange qui viennent
d
sanctionner les principales étapes de l’existence (don du nom, premiers pas, peinture du corps
de l’enfant en rouge ou percement de ses oreilles...). Car la personne n’est pas encore complètement constituée à la naissance, il lui faut une image (hanun, en langue némi) dont la fabrication
rituelle n’est achevée qu’au mariage, avec la création d’un nouveau couple. Et, à la mort, les
principes constitutifs de la personne ne disparaissent pas, mais sont transformés et recyclés, là
encore dans les échanges entre paternels et maternels, pour former une nouvelle personnalité,
celle de l’ancêtre ou nourrir la terre où poussent les ignames et les taros. La frontière entre la
société et le cosmos n’est pas étanche, les principes constitutifs de la personne ne sont pas différents de ceux qui composent et animent les autres êtres (animaux, plantes, esprits) de ce que
nous appelons la nature Et il faudrait ici parler du rôle des chefs inséparables du lien tant à l’ancestralité qu’à la terre. En retour des bienfaits reçus de sa parenté et de ses aînés, l’enfant se doit
d’avoir une conduite respectueuse. Chaque fois qu’il se blesse devant un de ses oncles, il lui faut
demander pardon pour avoir imprudemment dilapidé un flux vital qui ne lui appartient pas.
Marié, il a en charge de faire « grandir son nom ». S’il est homme, par ses talents d’organisateur,
ses qualités d’agriculteur et sa générosité dans les dons. S’il s’agit d’une femme, par le nombre
et la vertu de sa descendance, sa contribution au bien-être de sa famille714.
713 - � .-M. Tjibaou, « Être mélanésien aujourd’hui », Esprit, 1981, 57 : 85-86.
J
714 - � . Godin, « Les conceptions kanak de la personne », in Chroniques du pays kanak (vol.1). Nouméa, Planète Mémo,
P
1999, p. 52-55.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Incontestablement, l’arrêt d’appel qui confirme le jugement en première instance est proche
de ce qui, en terre kanak, s’énonce le plus souvent dès qu’est abordée la question du statut
d’un enfant. D’où vient dès lors qu’on puisse légitimement éprouver un certain trouble à
la lecture de tout ce compte rendu ? Du fait que justement l’affaire n’est pas traitée dans le
cadre habituel d’une tribu kanak d’un conseil des clans ou d’un conseil de district, mais entre
les murs d’un tribunal de Nouméa ayant à sa tête un magistrat d’origine métropolitaine. En
fait, si le contenu des débats est bien d’ordre coutumier, ni le lieu ni le temps ni la forme du
jugement – de style juridique avec ses attendus et ses conclusions – ne sont kanak. On est loin
ici des modalités de la concertation coutumière telle qu’elle se déroule ordinairement dans la
société kanak. On peut comparer notre arrêt avec ce qu’écrit à ce propos André Wenehoua
en 1980 :
Pour une concertation interne au clan, les principes suivants doivent être respectés :
– � enir compte de l’avis de la lignée aînée et de la lignée cadette à chaque fois qu’on désire mener
t
une action.
– � ttendre toujours l’arrivée au complet de la lignée cadette pour pouvoir aller à la lignée aînée.
a
Ce qui est valable pour une lignée l’est aussi pour les individus constituant une branche.
Exemple :
PÈRE
FILS AINÉ
FILS CADET
FILS CADET
Le Fils aîné et le père font un ensemble indissociable, le père parle au nom du fils (futur chef)
avant le mariage de celui-ci715, le Fils, dès son mariage représentera son père qui a délégué tous ses
pouvoirs tout en gardant le POUVOIR DE LA PAROLE716.
Exemple de concertation :
Lorsque les parents décident de construire leur case personnelle, ils doivent informer leurs fils de
leur projet. Ceux-ci à leur tour, informent leurs enfants. Au jour de la mise en route du chantier, les
fils se regroupent autour de leur frère aîné et le cheminement suivant se dégage :
CLAN
MATERNEL
FILS AÎNÉ
FILS CADET
FILS CADET
Clan d’origine
de l’épouse
Clan où sont
mariées les sœurs
de l’épouse
Clans où sont mariées les sœurs du Fils Aîné
: sens de la concertation pour la construction de la case.
: � nclenchement du mécanisme de concertation et d’aide sans INFORMATION
e
PRÉALABLE mais qui est la conséquence de l’enclenchement.
715 - � e trait à lui seul explique que le père puisse en certains lieux se substituer à son fils comme parent adoptif d’un
C
enfant avant que celui-là ne soit marié.
716 - � es majuscules sont d’André Wenehoua.
L
273
�
274
: phase active : après le regroupement des branches vers leur point central respectif,
�
l’enclenchement de l’Action débute chez CADET 2 qui s’intègre dans CADET 1 pour
grossir FILS AINÉ717 en vue d’aller construire la case PÈRE/MÈRE. Il est donc bien
évident qu’avec tout ce monde, autant la concertation était longue, autant la phase
active est beaucoup plus vivante et intensive et il est normal de dire : « LA CASE SE
CONSTRUIT EN 2 JOURS. 718
Au sein de la chambre civile coutumière, du temps est souvent laissé aux personnes et aux
familles impliquées pour qu’une véritable concertation puisse avoir lieu s’il s’avère qu’elles
n’ont pas pu ou su le faire. La juridiction civile comme moyen de régulation des conflits plutôt que comme tribunal, comme voie d’un retour à l’équilibre au sein du groupe social plutôt
que comme lieu où rendre la justice, est une idée chère au cœur de nombreux assesseurs
coutumiers. « Les assesseurs coutumiers ne jugent pas, affirme Lysiane Boula, nous sommes
là pour comprendre et les aider à surmonter leurs difficultés. Concrètement, le juge mène les
débats mais nous posons des questions et ça nous arrive de nous exprimer dans notre langue
pour des choses importantes » (Palabre, 2016, n° 24, p. 44). Le compte rendu des décisions
examinées précédemment fait d’ailleurs état de diverses tentatives d’accord amiable émanant
du père biologique afin d’obtenir l’autorisation par les utérins de reconnaître l’enfant, d’un
essai de conciliation coutumière qui a échoué, de discussions entre le géniteur de l’enfant et
le grand-père maternel qui l’a invité à faire une demande en mariage. Autant de processus qui
auraient pu amener à une reconnaissance de paternité dans le cadre de la coutume. Mais la
concertation n’a en l’occurrence pas abouti à un accord et il a fallu s’en remettre au jugement
d’un tribunal.
Les spécialistes qui ont écrit sur les juridictions coutumières ont très justement souligné la
mutation considérable qu’elles initiaient au sein du droit français719. Aucun d’eux, en revanche,
n’a à notre connaissance relevé les bouleversements qu’elles entrainaient pour la coutume
kanak elle-même. Or tout autant qu’un aboutissement de la lutte pour la reconnaissance de
leur tradition, les juridictions coutumières – avec d’autres dispositifs institutionnels parallèles
– sont perçues et conçues par beaucoup de Kanak comme des chemins obligés pour construire
la « communauté de destin » voulue par les accords de Matignon-Oudinot, puis par l’accord de
Nouméa. Les anthropologues qui ont si violemment attaqué la mise en place des juridictions
civiles coutumières n’ont eux-mêmes pas su déceler l’originalité de la démarche.
II. DROIT COUTUMIER, MALAISE SOCIAL ET COMMUNAUTÉ DE DESTIN
Dans un article daté de 2007 et déjà publié dans la revue Vacarme720, Christine Demmer oppose
le nationalisme des partis indépendantistes du FLNKS à la nébuleuse des mouvements qui au
cours des années 90 ont fait des « droits des peuples autochtones » leur principal cheval de
bataille : LKS, FULK, Caugern, Rhébuu Nuu, Congrès populaire coutumier kanak, Conseil
717 - � haque fils désigne ici moins une personne qu’un groupe familial, la maison de ce fils.
C
718 - � ndré Wenehoua, La hiérarchie de la concertation ou quelques éléments de culture mélanésienne (à Lifou), Nouméa,
A
1980, Bureau pédagogique pour le développement – CTRDP, p. 6.
719 - � f. par exemple, Régis Lafargue, La coutume face à son destin – Réflexions sur la coutume judiciaire en Nouvelle-
C
Calédonie et la résilience des ordres juridiques infra-étatiques, LGDJ, 2010 ; Étienne Cornut, « La juridicité de la
coutume kanak », Droit et cultures, 2010/2, p. 151 et s.
720 - � h. Demmer, « Une nouvelle stratégie kanak », Vacarme n° 39, 2007, p. 43-48.
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
national des peuples autochtones, etc. Pointées comme relevant d’un certain opportunisme
politique, les positions de ces mouvements sont présentées par Ch. Demmer comme une
« ouvelle stratégie », « un moyen pour les Kanaks, au motif de leur autochtonie, de se (re)
n
valoriser dans un contexte où ils ne sont pas souverains – quel que soit celui qui gouverne – en
défendant aussi bien leur ancienneté sur le sol, par des droits dits « environnementaux », que
leur mode de vie, par des droits dits « collectifs » (Demmer, 2007, p. 48).
Mais quel besoin, les Kanak auraient de se (re-)valoriser si, avec l’accord de Nouméa, les partis
indépendantistes traditionnels n’avaient définitivement entériné l’idée que la souveraineté
du futur État pour lequel ils se battaient ne serait désormais plus exercée par le peuple kanak
seul, mais par l’ensemble des communautés arrivées dans le pays avec la colonisation.
C’est à la lumière de cette concession majeure qu’il faut comprendre l’intérêt actuel de nombreux militants politiques kanak pour un « droit coutumier » qui viendrait articuler « destin
commun » et « coutume ». Pour les juristes, l’institution des juridictions civiles coutumières
repose sur un postulat, l’idée que la « coutume » est du « droit » ou à tout le moins une forme
particulière de « droit ». Mais combien parmi eux s’interrogent sur les conditions socio-historiques nécessaires pour que les Kanak partagent cet avis ? Anthropologues et sociologues ont,
depuis plusieurs décennies déjà, déclaré indécidable dans le principe la question de savoir si la
coutume est ou n’est pas du « droit », puisque la réponse qu’on lui apporte dépend largement de
la définition qu’on donne du « droit » lui-même, ainsi que le montre Alain Mahé.
Pour ce qui concerne les sociétés qui n’ont ni instances juridiques isolables, ni corpus de règles
sanctionnées de façon formelle, l’usage du concept de droit pose des problèmes particuliers. Dans
ce cas, on peut dégager quatre options théoriques par rapport au « droit ». La première revient
à renoncer à parler de droit et à abandonner les distinctions entre le juridique, le politique, le
religieux, etc., au profit d’une théorie du social ou d’une philosophie de l’histoire (par exemple
« l’économie générale des pratiques » selon Pierre Bourdieu ; on sait le succès de cette perspective).
La deuxième option consiste à réserver le concept de droit aux sociétés disposant d’un appareil
de contrainte ou de sanction (A. R. Radcfiffe-Brown), ce qui implique le maintien de distinctions
analytiques fortes (le juridique, etc.), mais pose des questions épistémologiques fondamentales
sur le statut de ces distinctions. Avec la troisième option, le juridique n’est pas séparé du reste du
social. Cette perspective se décline elle-même selon deux modalités: soit en identifiant la règle de
droit à la règle sociale (B. Malinowski), soit en articulant les deux registres dans une pensée de
la complexité (Marcel Mauss et sa conception du « fait social total »). Dans les deux cas, et bien
que différemment, en abandonnant les distinctions analytiques et normatives solidaires de notre
propre société, on court le risque de faire seulement la théorie de la théorie indigène. Ce qui revient
à éluder la question de la validité du concept de droit ou de ses équivalents. On en arrive à la quatrième option : considérer comme relevant du droit tout ce qui produit les mêmes effets que le droit
(Max Gluckman et, à sa suite, l’anthropologie juridique anglo-américaine). Tous les phénomènes
sociaux qui concourent à produire un ordre social sont considérés comme des dispositifs juridiques:
de la négociation à la vengeance en passant par toute la gamme des conflits ritualisés. Cette perspective s’expose évidemment aux critiques habituellement adressées au fonctionnalisme.721
721 - � . Mahé, « Droit », in Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Bonte P., Izard M. et al. (éds), Paris, Presses
A
universitaires de France , 1992, p. 783.
275
�Et Alain Mahé de conclure : « Au total, l’apport fondamental de l’anthropologie dans l’élucidation de ce qu’est le droit est en quelque sorte négatif : la grande diversité des dispositifs sociaux
observables ne permet pas d’identifier de façon empirique des critères de droit universellement
valables » (Mahé, 1991, idem).
276
Ce qui permet par contre d’identifier au moins partiellement « droit » et « coutume », c’est
une volonté politique qu’il en soit ainsi. Si comme l’ont écrit Christine Demmer et hristine
C
Salomon (2013) « on ne peut supposer une équivalence entre les termes “souveraineté kanak”,
“reconnaissance d’identité” et “coutume judiciaire” » il est en revanche patent que « pluralisme politique » et « droit coutumier » ou « droits des peuples autochtones » sont liés. Et c’est
à la lumière de cette évidence qu’il faut aussi comprendre le malaise des justiciables kanak tel
qu’il s’exprime devant les chercheurs que nous sommes au cours de discussions informelles ou
d’entretiens semi-directifs qui n’ont pas forcément la justice pour objet. Dans notre communication de septembre 2014722, nous pointions l’existence de trois grandes lignes de tension.
Nous les retrouvons deux années après inchangées à l’intensité près.
1. La première est que ce qui devait, au départ, être une reconnaissance de la coutume kanak et
de sa place dans la future communauté de destin calédonienne en construction est de plus en
plus souvent vécu comme l’ouverture d’un nouveau front dans la lutte du peuple kanak pour
sa souveraineté. En fait, les tensions qui se dévoilent ici sont multiples :
a) Opposition entre une coutume qu’on prétend appliquer et un système judiciaire qui, localement et en France même, ne cesse dans les faits de réaffirmer la primauté du droit commun
français, d’enfermer la coutume dans des modes de raisonnement et de conceptualisation qui
ne sont pas les siens, mais ceux des magistrats et du champ judiciaire. La tendance est repérable dès la mise en œuvre de l’accord de Nouméa. L’expression « statut civil coutumier »
retenue par l’article 7 de la loi organique ne correspond pas exactement à celle figurant au
point 1.1 du document d’orientation de l’accord (qui était : « statut coutumier ») mais à celle
figurant à l’article 77 de la Constitution. On peut bien sûr juger que le plus important était
de se débarrasser de l’expression discriminante « statut particulier » au profit d’une dénomination plus conforme au pluralisme juridique instauré par l’accord. Mais on peut aussi penser
qu’il y a dans cette différence plus qu’une nuance, une volonté de contenir préventivement
toute possibilité de réaménagement du périmètre de la coutume. Protestation d’un assesseur :
« La coutume ce n’est pas un saucisson qu’on coupe en tranches… c’est un tout. Et on ne peut pas couper
les choses comme vous le faites… »723. Nombreux sont aujourd’hui les spécialistes à l’admettre,
mais le périmètre de compétence de la coutume n’a dans les faits guère évolué depuis 1999.
Sur un tout autre plan, mais dans la même perspective, on notera un infléchissement plus que
sensible de la réforme foncière depuis la signature de l’accord de Nouméa. La revendication
foncière au nom du lien des clans kanak à la terre a été une des pierres angulaires de la poussée
nationaliste. En réattribuant une partie des terres confisquées par la colonisation, la réforme
a fait plus que de donner aux communautés kanak les moyens de leur développement économique, elle a réparé une injustice et rendu plus tangible le processus de décolonisation. Et à ce
titre, elle a également laissé augurer d’une révision positive des rapports entre ommunautés
c
722 - � Custom, Law and society in New Caledonia : a socio-anthropological point of view on Customary Civil Courts", préc.
"
723 - � ierre Frezet, « Des limites de l’approche positiviste dans l’application du droit coutumier kanak », Dr. & cult., 54,
P
2007/2, p. 203 et s., spéc. p. 206 et note 4. Telle a été la réponse d’un assesseur coutumier au procureur de la République
de Nouméa qui expliquait à un parterre de coutumiers la différence existant entre le droit civil, et le droit pénal et
donc, par voie de conséquence la limite du champ de compétence de la coutume aux yeux du droit étatique.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
culturelles, entre Kanak et Calédoniens notamment. Il semble que le seul moyen qu’on ait
trouvé aujourd’hui de clore cette période soit de systématiquement subordonner les revendications au nom du lien à la terre aux exigences de développement (installation et activité d’exploitants, baux de location, développement de projets structurant des personnes, des clans, des
collectivités locales…). Là aussi l’infléchissement est perçu par beaucoup comme un renoncement. Citons un dernier cas, emprunté cette fois aux juridictions coutumières, pour prendre
la pleine mesure du problème. Saisie par le tribunal de commerce, une chambre coutumière
a récemment donné raison aux créanciers d’un défunt en obligeant, non son clan, mais son
épouse à honorer ses dettes au titre du principe que le mariage coutumier devait être interprété comme une communauté de biens. La confusion dans ce cas est totale et justifie les pires
craintes de certains justiciables kanak.
b) Position pour le moins inconfortable des assesseurs coutumiers qui doivent affronter la
suspicion des juges, mais aussi la méfiance du justiciable de statut coutumier. Les assesseurs
sont aujourd’hui désignés par les conseils des aires coutumières, mais celles-ci se plaignent de
ne recevoir quasiment aucun retour quant aux activités et aux décisions prises par les assesseurs pendant les deux années de leur mandat. Inversement, les assesseurs se sentent souvent
bien seuls lorsqu’il leur faut prendre et assumer l’énoncé d’une sanction. Ou lorsqu’ils sont
confrontés à un magistrat jaloux de son autorité ou convaincu de la justesse de ses convictions.
Certains rapportent les propos d’un juge qui a déclaré publiquement chercher à convaincre
ses assesseurs lorsqu’il n’était pas d’accord avec eux. Les juridictions civiles coutumières sont
des institutions de proximité, souvent victimes de ce qui fait leur qualité. Des Kanak de statut
coutumier préfèrent parfois saisir le juge civil pour régler leurs différends, surtout lorsque
le contentieux est important. Des assesseurs peuvent préférer ne pas siéger de crainte des
implications sociales des affaires à juger. On comprend dans ce contexte que les assesseurs ont
parfois le sentiment d’œuvrer à instituer plus de légalité, mais moins de justice.
c) Difficultés pour la société kanak elle-même de se reconnaître pleinement dans le fonctionnement de tribunaux qui sont cantonnés au traitement de cas individuels et ainsi condamnés à ignorer le plus souvent les enjeux de société que suppose immanquablement la mise en œuvre d’un
projet de jurisprudence coutumière. Comme le disait Jone Passa lors des discussions préparatoires
du colloque de 2011 à Canberra : « l’avenir se trouble, quand la dimension kanak est enfermée dans
une vision passéiste ». En considérant, comme souvent, le droit comme un droit privé, la justice se
prive d’outils de compréhension des enjeux globaux qui animent la société kanak. En enfermant
le droit coutumier comme un droit secondaire, le regard juridique altère considérablement sa possibilité de répondre à l’altérité juridique, plus que nécessaire dans le contexte actuel.
L’affaire des châtiments corporels infligés à Lifou à des femmes kanak par un chef et ses policiers parce que, Témoins de Jéhovah, elles rejetaient certains aspects de la coutume peut ici servir d’illustration724. Elle a débouché comme on le sait sur une condamnation au nom du principe constitutionnel de la liberté de religion et au rejet de toute interférence et représentation
coutumières dans les affaires de droit pénal. Christine Demmer et Christine Salomon (2013)
citent l’affaire comme un bon exemple des dérives auxquelles peuvent mener des politiques
« de l’identité », niant les appartenances multiples des individus. Mais ce que ces auteures
724 - � ass. crim., 10 octobre 2000, pourvoi n° 00-81.959.
C
277
�278
oublient de dire, mais que rappelle très opportunément l’historienne Isabelle Merle725, c’est
« le rôle de la gendarmerie en tribu qui a “laissé faire”, autorisant ce qu’on appelle “la police
coutumière” anciennement appelée la “police indigène” à exercer des sanctions illégales au
regard du respect du droit en vigueur ». Comme l’écrit Isabelle Merle « On doit justement
interroger aujourd’hui les conditions du “maintien de l’ordre public” dans les tribus et les
responsabilités et marges de manœuvres de la gendarmerie ».
En fait ce que ne semblent pas voir ou vouloir voir les contempteurs du « droit coutumier »,
c’est que le jugement laissait en suspens et sans possibilité réelle d’y répondre la double
question du périmètre de la coutume et des moyens de sanction des autorités coutumières.
Comme toutes les études anthropologiques sur le monde kanak le montrent, l’accès à la terre
et le droit à vivre en tribu procèdent dans le monde kanak de relations statutaires d’échange
entre clans et de la participation des personnes à ces échanges. Que faire lorsque certains
Kanak prétendent s’émanciper de ces obligations sociales ? La réponse à ces questions n’est
certainement pas simple dans le contexte actuel, mais on comprendra que la réponse juridique apportée ait été jugée insuffisante par beaucoup de Kanak au point de laisser un goût
amer chez beaucoup. Les juridictions coutumières n’ont pas eu leur mot à dire ici. Pour beaucoup de Kanak, les deux droits, coutumier et français, se font aujourd’hui face mais « pas
pour regarder dans le même sens », pour reprendre l’expression d’un assesseur. Or même
si l’on s’en tient à la situation présente où le domaine reconnu de la coutume s’étend uniquement à l’ensemble du droit civil726 et aux intérêts civils nés à l’occasion d’une infraction
pénale727, des situations de partage de compétence entre la juridiction pénale étatique et la
juridiction civile coutumière peuvent se faire jour. On en connaît au moins un cas728. Aux
yeux kanak, ils sont beaucoup plus nombreux puisque la coutume est un tout, le nom donné à
leur organisation sociale et à leur culture. Élargir le périmètre d’un « statut coutumier » plein
et entier et non plus restrictivement « civil coutumier » est donc une urgence, même si on
conçoit aisément que la démarche ne soit pas aisée. Il importe de sortir de la contradiction.
La transgression de la coutume doit pouvoir donner lieu à sanction coutumière, mais celle-ci
peut elle-même être considérée une infraction. La situation n’est pas viable. En refusant aux
autorités coutumières tout réel pouvoir de sanction, c’est la coutume que l’on prive à terme
de toute autorité.
2. La seconde ligne de tensions qui se révèle dans le discours kanak contemporain est celle
qui traverse le champ politique lui-même. Là encore, il est intéressant de citer certains propos de Jone Passa dans la préparation de la communication de Canberra. Selon lui – nous
reprenons ses notes – « la mise en place d’une juridiction coutumière a propulsé le Kanak
dans un dilemme permanent entre une identité politique et une identité pays. Autrement
dit, l’homme kanak est face à la réalité d’un cheminement politique et la volonté de perpétuer une culture. Et cette évolution n’est pas sans conséquence pour l’avenir du pays. Entre
725 - � Les conditions d’un dialogue post-colonial », qui est une réponse à l’article de Christine Demmer et Christine
«
Salomon qui n’a malheureusement jamais été publiée, la revue Vacarme ayant refusé tout débat dans ses pages.
Le texte est néanmoins disponible sur le site de la Ligue des droits de l’Homme et du citoyen en Nouvelle-
Calédonie : http://www.ldhnc.nc (consulté le 22 juillet 2016).
726 - � vis du 16 décembre 2005, BICC n° 637 du 1er avril 2006 ; RTD civ. 2006, p. 516, obs. P. Deumier ; RJPENC, n° 7,
A
2006/1, p. 40, note P. Frezet, p. 42, note L. Sermet ; LPA, n° 207, du 17/10/2006, p. 11, note C. Pomart.
727 - � vis du 15 janvier 2007, BICC n° 658 du 1er avril 2007 ; RJPENC, 2007/1, n° 9, p. 68, note L. Sermet ; Dr. & cult., 54,
A
2007/2, p. 203, note P. Frezet.
728 - � ass. crim., 30 juin 2009, Bull. crim. n° 139 ; JCP G 2009, n° 44, 384, 2nde esp., obs. É. Cornut.
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
la lecture littérale de l’accord de Nouméa et son application, et la lecture de l’esprit de cet
accord et sa traduction, la justice participe activement à nourrir le contentieux colonial ».
L’engagement des Kanak pour l’instauration d’un véritable pluralisme juridique est pris par
beaucoup de non-Kanak pour une forme de conservatisme ou de régression, quand ce n’est
pas l’expression d’un déni de démocratie ou d’une volonté raciste d’exclusion. Le malentendu ne saurait être plus grand, avec tout ce que cela implique de violences vécues de part
et d’autre.
Il importe donc de rappeler ici ce que nous avons déjà dit plus haut. Même pour les nationalistes kanak de 1984 et 1988, la construction d’une relation différente au droit et à la justice n’a
jamais été séparable de l’instauration de nouveaux rapports entre peuple kanak et communautés allogènes ni de la revendication d’indépendance. Et c’est en tout cas dans cette perspective
qu’il faut comprendre l’émergence dans la Nouvelle-Calédonie des années 1990 de différentes
problématiques locales touchant aux droits du peuple autochtone et au développement de
tribunaux coutumiers. Aux yeux des nationalistes, la création d’une « communauté de destin »
n’est viable que si au règlement du contentieux colonial (indépendance, rééquilibrage économique, fin des inégalités et des discriminations les plus criantes…) s’ajoute la reconnaissance
pour le peuple kanak de droits spécifiques qui lui permettent non seulement de préserver ses
valeurs et ses institutions mais aussi de négocier en toute autonomie ses ajustements aux réalités mouvantes du monde contemporain.
Maintenant, si des préoccupations similaires continuent de s’exprimer dans les réflexions et
les débats actuels sur la sortie prochaine de l’accord de Nouméa, il est aussi vrai qu’une bonne
partie de la classe politique semble aujourd’hui avoir déserté le combat juridique abandonné
aux seuls assesseurs coutumiers et au Sénat. Or le contexte contemporain, avec ses embuscades politiques et les embûches d’une décolonisation crispée, tend peu à peu à se figer. Le
développement de la juridiction coutumière est victime de ces crispations et des incohérences
qui s’accentuent, lestant chaque jour un peu plus le fameux contentieux colonial. Les mutations profondes qui traversent la société kanak révèlent de plus en plus les stigmates d’un
antagonisme que d’aucuns pouvaient croire relégué dans les livres d’histoire.
3. La troisième et ultime ligne de tensions traverse les acteurs du droit coutumier euxmêmes. Les mutations contemporaines poussent l’acteur central de la chambre coutumière,
l’assesseur, à mélanger les genres, à dire le droit de l’endroit à un Kanak et non pas au ressortissant de l’endroit. Il n’est pas certain que nous n’en n’ayons pas un exemple avec l’affaire
d’adoption exposée plus haut. Alors que les parents étaient d’îles différentes, il n’y avait à
l’audience de la chambre d’appel que des assesseurs de la même origine que la mère génitrice. Le juge lui-même peut succomber à la tentation et, par exemple, face à l’absentéisme
de ses assesseurs, puiser dans un texte comme la Charte du peuple kanak, qui n’est encore
qu’une proposition matière à fonder ses décisions. Et ce au mépris de la logique jurisprudentielle dont il fait en théorie profession. Le risque est que la juridiction civile coutumière
ne devienne une entreprise d’uniformisation juridique, réduisant la coutume au plus petit
dénominateur formel commun des différentes coutumes qui constituent le pays kanak.
Plus grave est lorsque, dans ce sillage, le fait politique kanak bouscule les assesseurs, le plus
souvent à leur dépens. Dès lors comment faire fonctionner une juridiction dont l’indépendance est le premier principe ? La tension est grande entre le Kanak politique et le Kanak
« coutumier », même s’il faut nuancer quelque peu le propos. L’entrée du droit coutumier
dans le droit français passe en pratique par une formalisation des rapports entre le juge et
l’assesseur. Ces rapports sont à décrypter pour saisir du mieux possible les enjeux politiques
qui se jouent dans le champ juridique, avec des incidences sur la société kanak et le peuple
279
�280
kanak tel que le définit Elie Poigoune729. Car, il faut bien distinguer, même sommairement, la
société kanak et le peuple kanak si l’on veut par exemple comprendre la démarche du Sénat
Coutumier qui cherche sa place hors des sillons administratifs et institutionnels, en s’interro
geant par exemple sur la place actuelle des jeunes dans la société ou en rédigeant à l’intention
de Kanak comme des non-Kanak un socle des valeurs communes kanak et en militant pour sa
reconnaissance et sa prise en charge par l’ensemble du système politique et juridique calédonien. L’absence d’une véritable analyse des différents niveaux d’incidence du droit coutumier
sur les mentalités locales, aussi bien kanak que non-kanak est révélatrice des obstacles qui persistent dans la réalisation de la communauté de destin voulue par l’accord de Nouméa. Dans le
texte de sa conférence à la Maison de la ouvelle-Calédonie, Régis Lafargue insiste sur le fait
N
qu’« En somme, la coutume kanak participe bien d’une revendication essentielle – la revendication à un droit fondamental : celui d’être, et de rester soi-même ». Mais, dans ce même texte,
il évoque également l’entrée de la coutume dans un droit étatique « qui défend son monopole
de production des normes ». « Entre ces deux traditions [nous dit Régis Lafargue.] ces deux
légitimités, le conflit est permanent et les termes n’ont guère changé, par-delà les époques ».
On voit dès lors mal comment le tribunal et la personne même de l’assesseur ne seraient pas
traversés par les tensions politiques, menacés dans leur impartialité.
III. EN GUISE DE CONCLUSION
Le but de la présente contribution n’est pas de disqualifier le travail accompli dans les juridictions civiles coutumières. Nous l’avons dit en introduction, il est énorme. Le but est d’inviter
à aller jusqu’au bout de l’expérience et pour cela d’accepter de prendre quelques risques, de
jouer le jeu de la pleine cohérence. Dans la conclusion de notre communication de 2011 à
Canberra, nous faisions la conclusion suivante :
Dans leur article, Demmer et Salomon ont raison sur un point : « si l’Accord de 1998 représente
bel et bien une “feuille de route” pour l’avenir, il ne constitue pas pour autant un socle intangible ;
il laisse volontairement place à des interprétations variées ». Mais a contrario de ce qu’elles
affirment, on voit bien que ce qui a justement manqué c’est une juste interprétation du lien qu’il
fallait établir entre les juridictions coutumières et le système judiciaire dans son ensemble d’une
part, entre ce système et le projet politique de construction d’une vraie citoyenneté calédonienne
d’autre part. Dans un langage maussien, on pourrait résumer le problème en disant que la pensée
du tout a manqué à la mise en œuvre sereine de la partie. Ce sera là notre conclusion. Comment
pouvait-on sérieusement imaginer que la reconnaissance d’une spécificité juridique kanak pourrait s’installer sans avoir d’effets et de répercussions sur le reste du droit calédonien ? Comment
pouvait-on penser par ailleurs que le droit dans son ensemble ne serait en rien impacté par le
projet d’émancipation né de l’accord de Nouméa ? Faute d’avoir pris au sérieux la nécessité de
construire cette cohérence à tous les niveaux de la communauté de destin en construction, l’accord
au moins au plan juridique a donné naissance à de nouvelles tensions et à de nouveaux conflits qui
risquent fort de peser lourd dans les années cruciales qui s’annoncent.
729 - � ettre datée du 9 juillet 2013 en réponse à l’article de Ch. Demmer et Ch. Salomon, disponible à http://www.ldhnc.
L
nc (consulté le 22 juillet 2016) : « Vous désignez à plusieurs reprises les Kanak comme une “communauté”. Mais
les Kanak sont un peuple. Et le « repli communautaire » dont vous agitez le spectre, c’est la négation de l’identité
de ce peuple et les tentatives pour la dissoudre dans un prétendu universalisme qui en feront le lit ».
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Nous ne trouvons pas grand-chose à retrancher à cette conclusion. Si la coutume est un tout,
ce tout informe nécessairement la manière que la coutume a aussi d’être un droit et celle de
gérer ce droit. Si la coutume est un tout, sa reconnaissance a obligatoirement un impact global
sur la communauté de destin calédonienne elle-même prise comme tout. Et cet impact change
aussi l’exercice du droit commun. Pour l’instant, au plan juridique comme au plan politique,
c’est le verre à moitié vide ou à moitié plein avec tout ce que cela implique d’incertitude et
de frustration. En Nouvelle-Calédonie, des accords ont été signés et confirmés par les urnes,
des espoirs sont nés, des projets ont vu le jour, des choses se sont réalisées, certaines sont en
attente, mais une question demeure tel un refrain : « Allons-nous dans le même sens » (sens
comme direction ou comme signification) ? L’accord de Nouméa est une chose, mais le vivre
et le faire vivre en est une autre. Il n’est sans doute pas trop tard.
X
X X
SECTION 2. LA NOUVELLE-CALÉDONIE N’EST PAS WALLIS-ET-FUTUNA !
Reconnaissance de statut particulier ou volonté d’intégration des Wallisiens
et des Futuniens en Nouvelle-Calédonie
Françoise Cayrol
Docteure en préhistoire, ethnologie et anthropologie
Université de la Nouvelle-Calédonie
Dans un article relativement récent, Françoise Douaire-Marsaudon revient sur une « affaire »
wallisienne importante : le procès Kalomaka (2001) qui illustre selon elle les difficultés soulevées par les interactions de deux systèmes légaux différents, l’un en relation au droit « particulier » « coutumier », où la justice est avant tout placée sous le contrôle des chefs, et l’autre,
au droit commun, qui relève de la justice française. Elle montre dans cet article combien ces
problématiques renvoient à des questions de valeurs attachées à un véritable choix de société
(Douaire-Marsaudon, 2011)730. Issu d’enquêtes731 portant sur la volonté ou non des Wallisiens
ou des Futuniens de Nouvelle-Calédonie de faire reconnaitre en dehors de leur territoire leur
statut coutumier, le présent travail prolonge ce questionnement.
730 - Douaire-Marsaudon, F., 2011, "Justice in Wallis-‘Uvea, Customary Rights and Republican Law in a French
�
Overseas Territory", in Hermann Elfreide (ed.), Changing contexts, shifting meanings : transformations of cultural
traditions in Oceania, Honolulu, Univ. of Hawai’i Press.
731 - � ette enquête a été menée en 2016 auprès de divers membres de la « communauté » wallisienne de tout âge mais
C
sans statut coutumier notable. En effet, pour une première approche de cette question, nous avons volontairement laissé de côté les personnes qui auraient pu être en relation avec une représentation politique et / ou coutumière. Ceci devra faire l’objet d’un second volet d’enquête riche de comparaison entre les différents discours.
281
�I. L’affaire Kalomaka
282
L’affaire Kalomaka renvoie à l’action menée à partir de 1998 par le Conseil territorial des
femmes vis-à-vis de l’une de ses membres, comptable de ce conseil, accusée d’avoir détourné de
l’argent. Le jugement de cette affaire, qui a eu lieu à Nouméa dans le cadre des lois de la République, et la sentence alors prononcée ont opposé les populations du territoire, la fracture
se faisant entre ceux – dont les membres du conseil – qui désiraient que « justice soit faite »
dans le cadre de ces lois et ceux – dont les chefs – demandant à ce que soit mis un terme aux
actions et souhaitant le recours à un jugement de type « coutumier ». Cette seconde position
tenait compte de la proximité de cette femme avec la famille royale. Il était clair que l’argent
détourné ne l’avait pas été à son profit mais à celui de cette famille (Douaire-Marsaudon,
op. cit., p. 256). Plus encore, ce geste permettait de réparer une injustice dont la responsabilité
incombait au gouvernement français : le faible revenu de cette famille comparé à celui parfois
trois fois supérieur de certains fonctionnaires métropolitains. Si quatre notions fondamentales étaient jusque-là utilisées pour parler de la vie sociale à Wallis (la coutume, la mission, la
politique et la jeunesse), cette « affaire » (et d’autres qui ont également bouleversé le territoire
de Wallis-et-Futuna à la même époque) en a rendu une cinquième récurrente : la « justice » et
Françoise Douaire-Marsaudon nous montre à quel point cette dernière est en rapport étroit
non pas à un débat concernant le recours à l’un ou l’autre des systèmes mais à un véritable
choix de société (idem, p. 250 et p. 257-58). En se référant par ailleurs à L. Boltanski, sociologue spécialiste des conflits dans les sociétés occidentales, l’auteur soulève une autre difficulté en notant que "to move beyond violent disputes and to arrive at this other form of nonviolent
dispute referred to as “justice” all parties must reconize “a general equivalence, treated as universal"
( oltanski, 1990 : 138 cit. par Douaire-Marsaudon : 258)732.
B
Le premier missionnaire présent sur l’île de Wallis, le père Bataillon (arrivé en 1837 et membre
de la société de Marie) a joué un rôle politique déterminant quant au statut des îles qui deviendront plus tard le territoire de Wallis-et-Futuna. On lui doit le passage de Wallis sous protectorat français en 1887 et, dix-sept avant auparavant, la mise au point d’un code de règles morales
dit « Bataillon ». Une « cour » est également créée par lui mais, comme le souligne Françoise
Douaire-Marsaudon, celle-ci conduisait surtout à trouver des consensus entre les anciennes
et nouvelles règles auxquelles la population se voyait astreinte. Il s’agit là néanmoins du tout
premier « système légal » de ces îles, maintenant en très grande partie le contrôle des chefs traditionnellement chargés de réguler les divers conflits possibles entre les habitants. La loi française « justice de paix » est instaurée en 1933 mais pour les seuls citoyens français, les étrangers
et les personnes de statut particulier, dont les Kanak de ouvelle-Calédonie, les « indigènes »
N
de Wallis et de Futuna restant quant à eux régis par le Code Bataillon (Douaire-Marsaudon,
p. 253-54). Ceux-ci ne pourront acquérir le statut de citoyen français qu’en 1961. En effet, la loi
n° 61-814 du 29 juillet 1961, en conférant alors aux îles Wallis-et-Futuna le statut de territoire
d’Outre-mer, affirme l’existence tout à la fois de la nationalité française et d’un droit coutumier :
Les originaires des îles Wallis-et-Futuna ont la nationalité française. Ils jouissent des droits, prérogatives et libertés attachés à la qualité de citoyens français et sont soumis aux mêmes obligations.
Ceux d’entre eux qui n’ont pas le statut de droit commun conservent leur statut personnel tant qu’ils
n’y ont pas expressément renoncé. (JORF, 30 juillet 1961 et JONC du 21 août 1962, p. 609)
732 - Boltanski, L., 1990, L’amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action, Paris, Édition Métailié.
�
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Une juridiction de droit local est créée dont la compétence ratione materiae est définie par l’article 5 : « Il est institué sur le territoire des îles Wallis et Futuna une juridiction de droit commun […] et une juridiction de droit local. La juridiction de droit commun est seule compétente en
matière pénale […] À charge d’appel la juridiction de droit local est compétente au premier degré :
– � our les contestations entre citoyens régis par un statut local et portant sur l’application de ce statut ;
p
– � our les contestations portant sur les biens détenus suivant la coutume. Toutefois, les parties
p
justiciables de la juridiction de droit local peuvent, d’un commun accord, réclamer le bénéfice de
la juridiction de droit commun ; en ce cas il leur est fait application des usages et coutumes les
régissant […]. (Lafargue 2001 : 12) 733
Aujourd’hui deux systèmes coexistent donc sur le territoire de Wallis-et-Futuna, le coutumier
l’emportant largement sur le droit commun puisque, selon Françoise Douaire-Marsaudon,
98 % de la population en relève (Douaire-Marsaudon : 255). Par contre, toute affaire pénale
est jugée selon la justice de droit commun. Cette majorité écrasante représentée par ces 98 %
mérite cependant être nuancée. En effet, il est difficile d’évoquer le statut des Wallisiens-etdes Futuniens et les relations qu’ils entretiennent à la « justice » sans préciser que plus du
double de la population qui se rattache à ces îles réside en Nouvelle-Calédonie où le « droit
coutumier » ne concerne clairement que les représentants de la population kanak ayant opté
pour ce statut.
Lors de certaines « affaires », jugées en Nouvelle-Calédonie comme à Besançon (Lafargue, op.
cit., p. 35), et faisant jurisprudence, il a été rappelé que le statut civil personnel est universel et
s’impose donc partout sur le territoire de la République (idem.)734. De ces faits, « Le droit coutumier Wallisien a donc vocation à régir les ressortissants de cette coutume vivant hors de leur territoire
d’origine » (Lafargue idem, p. 36).
Mais, en dehors même des tribunaux, une question se pose : comment les Wallisiens et les
Futuniens de Nouvelle-Calédonie, et surtout les plus jeunes d’entre eux, nés le plus souvent
sur ce territoire, envisagent-ils cette vocation ? Lors des enquêtes, cette question a non pas
mis en avant des notions particulières et récurrentes comme dans le cas du procès Kalomaka
mais été à l’origine de trois réactions « quasi épidermiques », suivies de discussions parfois
très vives : « On ne veut pas de problèmes avec les kanak », « La Nouvelle-Calédonie n’est pas
Wallis ou Futuna », « Tout va aux femmes » ! Ce sont ces réactions dont nous rendons compte
ici tout en tentant de les éclairer.
II. ON NE VEUT PAS DE PROBLÈMES AVEC LES KANAK !
Lors des enquêtes, face à la possibilité d’une reconnaissance pleine et entière du statut particulier wallisien-et-futunien en Nouvelle-Calédonie, beaucoup de jeunes gens, en particulier,
ont fait montre de la plus grande surprise. Certains, nés sur le territoire, n’en connaissaient
pas l’existence tandis que d’autres, qui en avaient connaissance de même que leurs aînés, ont
semblé n’avoir jamais imaginé une telle mise en parallèle dont l’idée a été aussitôt refusée :
733 - � afargue, R., 2001, « La coutume judiciaire en Nouvelle-Calédonie, aux sources du droit coutumier », G.I.P.
L
« Mission de Recherche Doit et Justice », 208 p.
734 - � ans le même sens, É. Cornut, « Les conflits de normes internes en Nouvelle-Calédonie, Perspectives et enjeux
D
du pluralisme juridique calédonien ouvert par le transfert de la compétence normative du droit civil », JDI,
2014, p. 51 et s.
283
�« les Kanak ne voudront jamais ! » pour revenir à la réaction à laquelle nous nous intéressons
ici : « on ne veut pas de problème avec les Kanak ! ».
284
Or cette phrase est depuis de nombreuses années un leitmotiv en Nouvelle-Calédonie et
elle traduit bien la tension existant entre les « communautés » kanak et wallisiennes et futuniennes. Cette tension et la peur qu’elle provoque se manifestent de manière régulière à travers
injures et coups que se portent les jeunes gens scolarisés735 tandis que certaines rumeurs enflent
et secouent parfois Nouméa et surtout ses banlieues. C’est ainsi qu’il y a quelques années la
p
lupart des festivités de fin d’année avaient été annulées alors que se répandait la nouvelle
d’une « escente kanak » de communes de la côte est de la Grande Terre connues pour être très
d
« agitées ». Les Wallisiens et les Futuniens s’étaient alors considérés comme particulièrement
visés, cette « descente » ayant pensait-on pour objectif de « casser du Wallis », selon l’expression
consacrée des fréquents règlements de compte qui fragilisent toujours plus le discours politique du « destin commun » né de l’accord de Nouméa. Côté Wallisiens et Futuniens, pour ne
parler ici que de celui-ci, il n’est pas rare d’essuyer de telles remarques : « Vous n’êtes pas chez
vous ici », « Rentrez dans vos îles », alors même qu’elles ne sont qu’exceptionnellement ouvertement adressées aux « Blancs », aux « caldoches » en particulier736.
Depuis la colonisation de la Nouvelle-Calédonie, Wallisiens et Futuniens sont présents sur ce
territoire, une présence très exceptionnelle dans un premier temps pour devenir beaucoup plus
importante après la seconde Guerre mondiale. Cette présence a répondu à un besoin de maind’œuvre mais également à la politique mené par l’État français dans les années 1970 de mise en
minorité démographique des Kanak. Dans les années 1980 et au cours de la guerre civile qui les
ont marquées, les Wallisiens et les Futuniens ont largement soutenu les anti-indépendantistes
et plus particulièrement le parti de Jacques Lafleur (le RPCR) alors considéré comme pluriethnique et faisant donc place aux Océaniens non-Kanak et non-indépendantistes. Plus encore,
ils ont été très impliqués dans la politique de Jacques Lafleur, constituant la base de sa milice
anti-indépendantiste. Beaucoup de représentants de cette milice provenaient du lotissement
de l’Ave-Maria situé au sud de Nouméa, face au village kanak de Saint-Louis, un lotissement
que l’on disait alors être directement ravitaillé en nourriture par Jacques Lafleur. Ce lotissement, installé par un missionnaire mariste dans les années 1960, avait alors connu un développement démographique considérable, inquiétant la population de Saint-Louis, les conflits de
voisinages ne cessaient de se multiplier.
Après la signature des accords de Matignon-Oudinot, des solutions foncières, passant par des
négociations coutumières, avaient été proposées. Un rapprochement et des accords en partie
portés par les institutions provinciales, coutumières, religieuses et par les premiers mouvements politiques wallisiens et futuniens proches des indépendantistes kanak (l’Union Océanienne (U. O.) et le Rassemblement Démocratique Océanien (R. D. O.)737) ont un temps permis de calmer le jeu. Cependant, en raison d’aides publiques inégales d’un côté et de l’autre,
de dissensions entre représentants wallisiens et futuniens quant à la conduite à tenir face
aux Kanak, de spéculations foncières, les conflits ont repris pour aboutir à la mise en place
par les Wallisiens et les Futuniens d’un premier barrage routier en novembre 2001 puis d’altercations et de coups, de détonations et d’incendies des maisons du lotissement, le tout se
soldant quelques mois plus tard par des échanges de coups de feu faisant une victime kanak.
735 - � es violences entre jeunes ont déjà été à l’origine d’un décès.
C
736 - � e fait mériterait d’être questionné, notamment en termes de rapport au pouvoir colonial.
C
737 - � embres du FFLKS dès 1998.
M
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Un tel drame a fortement marqué les populations de la Nouvelle-Calédonie et consolidé
chez les uns le désir de vengeance et chez les autres la peur de cette dernière. Bien des « raisons » de rapprochement entre Wallisiens, Futuniens et Kanak ont pourtant été avancées
par les groupements politiques se désolidarisant du RPCR de l’époque, accusé de maintenir
les premiers dans des rôles politiques subalternes et d’en faire des « Océaniens de service »738.
En effet, la présence « Wallisienne » ou « Futunienne » est ancienne au sein des pays kanak où,
plus particulièrement Uvea mamao (littéralement « Uvéa en bas », une des îles Loyauté située
à l’est de la Grande Terre) reduplique d’une certaine manière Uvea lalo (« Uvéa lointaine »),
c’est-à-dire le pays wallisien, dont il est difficile de dire au moment des voyages insulaires
anciens qui conduisirent certains Polynésiens occidentaux vers l’Ouest si ce dernier était alors
effectivement « Wallisien » ou « Tongien »739. Quoi qu’il en soit, même si les rapports entre
les nouveaux venus de langue wallisienne (fagauvea) ou tongienne et la population de langue
kanak (iaai) déjà installée sur l’île n’ont pas toujours été paisibles, l’intégration d’étrangers a
toujours été une composante des sociétés océaniennes et donc kanak, et maintes traditions
se rapportent dans la région à de tels étrangers, chargés eux-mêmes parfois, comme à Lifou,
d’accueillir d’autres arrivants polynésiens pour le compte de la chefferie. C’est ce modèle dit
d’« intégration » et ce rapprochement proprement océanien, pensé comme porteur de valeurs
semblables, que les partis politiques se désolidarisant du RPCR appelaient de leurs vœux.
L’accord de Nouméa, signé en 1998, a donné encore davantage d’importance aux différentes
« communautés » du territoire pour la construction du « destin commun ». Le musée de la Nouvelle-Calédonie et le centre culturel Tjibaou (l’ADCK) ont entrepris diverses actions dans ce
sens en donnant la parole à ces dernières et en façonnant un discours et une image culturelle
du rapprochement. En 2009, l’ADCK-CCT et un comité de recherches historiques présentèrent
au public calédonien, sur le site même du Centre Tjibaou « Tavaka lanu’imoana – Mémoire de
voyage », la toute première exposition d’importance uniquement consacrée aux Wallisiens et
Futuniens740. Peu de temps auparavant, le musée de Nouvelle-Calédonie avait lui-même inauguré une mini-exposition donnant la parole à une femme originaire de Wallis et mis en avant
son parcours de vie devant un public de rares kanak (Cayrol, 2011741). Mais, pour la première fois
au CCT, eut lieu une grande coutume inaugurale au cours de laquelle une déclaration solennelle
fut signée par le président du Sénat coutumier, les autorités coutumières de Nouvelle-Calédonie
et les représentants des rois d’Uvéa (Wallis), d’Alo et de Sigave, les deux royaumes de Futuna.
Lors de cette déclaration, les migrations wallisiennes ontemporaines avec celles des siècles
c
738 - � ette expression, qui a aussi qualifié les Kanak associés aux partis « loyalistes » c’est-à-dire militant pour le
C
maintien de la Nouvelle-Calédonie dans la France, se rapporte à la situation de certains qui, pense-t-on, ne sont
là que pour afficher l’esprit d’ouverture de ces partis. À quelques exceptions près, ils ont la réputation d’être
particulièrement manipulés et prêts à tout accepter. Voir http://rdo-finks.e-monsite.com/pages/historique-des-
wallisiens-et-futuniens.html, consulté le 12/09/2016.
739 - �Les découpages anciens de l’Océanie se disent aujourd’hui à partir de ceux imposés par la géographie occidentale.
Relations, échanges, mobilité dominaient cependant cet univers avant cette imposition au point où les frontières actuellement posées entre les îles et les nations ne peuvent servir de référence à une réflexion sur le passé.
L’on dit ainsi aujourd’hui que « Wallis » était alors sous influence « tongienne » comme une partie de Fidji où
l’influence de Samoa, marquée à Futuna, se faisait également sentir. Mais une quelconque identité fine est bien
impossible à donner aux groupes qui voyagent alors d’Est en Ouest de la Polynésie occidentale jusqu’aux Salomons. Les langues, les traditions, les récits, les vestiges archéologiques sont autant d’indications de la complexité
de ces mouvements que l’on a tendance à simplifier à l’extrême.
740 - �ADCK, 2009, La société et la cuture wallisiennes et futuniennes en Nouvelle-Calédonie à Wallis-et-Futuna (dossier
spécial), MWÀ VÉÉ, 65, Nouméa, ADCK.
Drouet-Manufekai, M. S., Finau M., et aii, 2009, Tavaka lanu’imoana. Mémoire de voyages, Nouméa, ADCK.
741 - � ayrol, F. (dir.), 2011, Siapo, gatu, ni koloa tauhi’ofa o ‘Uvea mo Futuna mo Tositea. Les richesses de Tositea, Siapo, gatu et
C
autres étoffes d’Uvea et de Futuna, Nouméa, Éditions du musée de Nouvelle- alédonie – SMP.
C
285
�286
p
assés et le temps de l’avant colonisation ont de nouveau été mises en relation. Celle-ci spécifie
par ailleurs que les « autorités coutumières kanak reconnaissent l’existence de liens particuliers
qui unissent l’aire coutumière de Hoot ma Waap aux royaumes d’Uvea, d’Alo et de Sigave » et
le fait que « ces relations privilégiées constituent une porte d’entrée auprès de l’organisation
coutumière kanak », alors que les « Rois d’Uvea, d’Alo et de Sigave et leurs conseils des ministres
respectifs reconnaissent l’Autorité kanak et son organisation coutumière »742.
Dans leur introduction à l’ouvrage publié à l’occasion de cette exposition, les membres du
comité de recherches historiques Tavaka fondent explicitement leur démarche sur la notion
de « destin commun » « devenue la référence et l’objectif de tous les acteurs sociaux et politiques métropolitains et locaux » et précisent que « les habitants originaires du plus petit
territoire français du Pacifique, Wallis-et-Futuna, se retrouvent aujourd’hui plus nombreux
en Nouvelle-Calédonie que sur leurs îles et constituent une communauté à part entière de
ce destin commun » (Drouet-Manufekai M., op. cit). Toujours à cette occasion, Aloiso Sako,
militant politique du rapprochement entre Wallisiens et Futuniens et Kanak déclare : « Il faut
remettre les choses à l’endroit sur le plan coutumier. C’est à nous, en tant qu’accueillis, de
faire ce travail. La démarche de Tavaka s’inscrit bien dans ce sens, celui de se réapproprier des
valeurs océaniennes communes et de les partager »743.
Cependant, force est de constater aujourd’hui que ces relations restent sporadiques. Il semble
évident que devant l’échéance du référendum de 2018, l’électorat que représente cette communauté (12 % en 2015) est par trop important pour qu’un tel rapprochement soit favorisé. La
communauté wallisienne et futunienne est extrêmement courtisée par les représentants des
partis anti-indépendantistes et ceux des communes où elle représente parfois un vrai enjeu
électoral. Bien des « affaires » ou des accusations d’achats de votes ressurgissent régulièrement
depuis quelques années en Nouvelle-Calédonie. En 2012, avant la présidentielle, Philippe
Gomès, chef de file de « Calédonie ensemble », déclarait en référence aux déplacements
qui le conduisaient alors de communauté en communauté : « Où que l’on aille en Nouvelle-
Calédonie, et comme le déplore Calédonie ensemble, il n’y aura face à nous qu’une seule
ethnie […]744. ’adresser à une communauté, ce n’est pas enterrer l’idéal républicain, ce fameux
S
destin commun que nous souhaitons plus que tout. Mais la mixité est encore insuffisante
en ouvelle-Calédonie. Ces réunions communautaires respectent simplement un découpage
N
géographique ». Gaël Yanno, autre homme politique alors membre d’un parti anti-indépendantiste alors concurrent, précisait quant à lui en répondant à une question portant sur le
drapeau kanak, accusé de ne représenter qu’une seule communauté à l’opposé du tricolore :
« Parce que toutes les autres se retrouvent derrière le drapeau tricolore […]. Moi comme vous,
comme les Wallisiens ou les Indonésiens745, nous sommes ici et d’ailleurs. Les Kanaks, eux, sont
d’ici et de nulle part ailleurs ».746
742 - www.droitdecite.nc/wp-content/uploads/2009/07/ARTICLE-Declaration-solennelle-25-juillet.pdf, consulté le 12/09/2016.
�
743 - �www.adck.nc/patrimoine/mwa-vee/archives/103-mwa-vee-nd65-, consulté le 12/09/2016.
744 - � arion Pignot, 05/06/2012, Présidentielle, http://www.slate.fr/story/57035/legislatives-nouvelle-caledonie-
M
communautarisme, consulté le 12 / 09 / 2016
745 - � e terme « Indonésiens » se réfère aux descendants des travailleurs originaires de ce qui est aujourd’hui l’Indonésie,
L
cette nation n’existant pas encore au moment des départs de convois vers la Nouvelle-Calédonie au tout début
de l’exploitation des mines de nickel sur cette île. Son utilisation est emblématique des rapides raccourcis qui
accompagnent la mise en avant des différentes « communautés » non-kanak dans le cadre du « destin commun ».
746 - � dem.
I
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
La déclaration solennelle signée lors de l’exposition Tavaka aurait pu déboucher sur la codification parallèle de la coutume wallisienne et futunienne et les modalités de son application,
étudiées en concertation avec le Sénat coutumier de Nouvelle-Calédonie. Mais rien de ceci
semble n’avoir été réellement entrepris et tout semble alors avoir été dit dans cette volonté de
ne pas étendre ce « nulle part ailleurs », cité par Gaël Yanno, à quelque chose qui, à partir d’une
unité océanienne, mettrait en relation Kanak et Wallisiens-Futuniens.
III. LA NOUVELLE-CALÉDONIE N’EST PAS WALLIS NI FUTUNA !
À Wallis et à Futuna, religion et règles traditionnelles se mêlent de manière inextricable pour
constituer aujourd’hui « la coutume » telle que l’on s’y réfère dans ce territoire. Comme le
note Françoise Douaire-Marsaudon, la notion de « coutume », l’une de celles, récurrentes,
sur laquelle s’arrête l'auteur avant d’introduire l’affaire Kalomaka, est liée à trois aspects de la
société wallisienne : la vie traditionnelle, l’échange de dons ritualisé central à l’organisation
sociale wallisienne, la chefferie (op. cit. : 250-252). Celle-ci, typique de l’organisation hiérarchique polynésienne, se réfère à la présence de six hauts dignitaires, « sacrés » car en relation
avec le surnaturel et ceci en dépit de l’importance exercée par la chrétienté sur le territoire.
Ils ont à leur tête un roi Hau, soit littéralement le « champion », le « gagnant », portant le titre
de Lavelua. Cette fonction est héréditaire dans le sens où la personne descend obligatoirement
d’une lignée au sein de laquelle elle se transmet déjà en ligne maternelle ou paternelle. Ceci
est une caractéristique importante des sociétés de cette région qui diffèrent de celles situées
plus à l’Ouest où la transmission du statut se fait avant tout en lignée patrilinéaire, nous
aurons à y revenir. Cette organisation comprend également des « chefs de districts » à la tête
desquels se trouve le puluiuvea, tenant le rôle de « chef de la police », une fonction crée à la fin
du xixe siècle. Viennent ensuite les chefs de villages, pule kolo, dont l’autorité est beaucoup plus
locale (idem. : 251, voir aussi Pierre-Christophe Pantz, 2009747).
L’implantation des Wallisiens et des Futuniens sur le territoire, à Nouméa et dans le grand
Nouméa, a été en partie conditionnée par leurs vagues de migration successives et l’on
parle facilement d’une réduplication en Nouvelle-Calédonie du système connu à Wallis et
à Futuna, à partir, entre autres, d’une représentation politique et coutumière des différents
districts dans lesquels viennent s’inscrire les « chefs de famille ». Cette organisation n’est pas
exempte de conflits qui redupliquent également ceux vécus à Wallis-et-Futuna. Personne ne
remet en cause le bien-fondé de ce système, là-bas comme ici, ni les devoirs « coutumiers »
auquel est soumis tout Wallisien(ne) ou Futunien(ne), même vivant au loin. Cependant, « la
N
ouvelle-Calédonie n’est pas Wallis ni Futuna » et la nécessité d’une prise en compte sur le
territoire calédonien (et ailleurs) du statut particulier est largement récusée.
Un certain nombre de raisons appuient ce refus et cette volonté de « laisser la coutume à
Wallis ». Tout d’abord, la Nouvelle-Calédonie n’est pas considérée comme un endroit destiné
à « faire vivre la coutume » non pas dans son rapport à l’autorité ou à l’organisation politique
traditionnelle mais du point de vue des obligations ou encore des échanges ritualisés évoqués
plus haut et ceci dans le contexte de la parentèle. En effet, les réseaux de parenté sont particulièrement larges dans ces sociétés et l’aspect classificatoire des appellations de parenté fait
747 - Pantz, P.-C., 2009, « La minorité wallisienne de Nouvelle-Calédonie : Intégration, territoire et identité d’une
�
diaspora insulaire », mémoire recherche de Master 1, Université Paris I Panthéon Sorbonne, Paris, 127 p.
287
�288
que chacun a un grand nombre de grands-parents et donc un encore plus grand nombre de
cousins, par exemple. Les obligations de donner mais également les retours des dons vers soi
en sont multipliés et d’autant plus conséquents, relançant de nouveaux dons, comme toujours
en Océanie. Or en Nouvelle-Calédonie, l’on assiste à un « resserrement familial », parfois sur
la famille nucléaire, dont la conséquence est de réduire la portée des obligations coutumières.
Ce réseau est de fait limité par la distance mais là n'est pas le seul argument. Le manque de
temps dû aux activités salariées est souvent avancé pour expliquer cette limitation mais nombreux sont aussi ceux qui se donnent la liberté de ne pas fréquenter l’ensemble de la parentèle
présente en Nouvelle-Calédonie, avec laquelle il devrait pourtant obligatoirement être en relation s’ils étaient à Wallis et à Futuna. Ce relâchement « coutumier » et cette moindre étendue
du réseau sont considérés comme donnant plus de liberté d’action et à même de fournir un
certain anonymat d’autant plus apprécié par les jeunes représentants de la communauté. C’est
ainsi qu’il est possible d’entendre « Oui c’est ma grand-mère mais je ne lui dois rien, où étaitelle lors de ma naissance ? Pas là ! Elle n’a rien donné. Où était-elle lors de ma communion ?
Elle n’était pas présente. Je ne lui dois rien ! » On soulignera que l’argument monétaire n’est
que très rarement avancé dans ce cadre. Pourtant, les rituels qui continuent de se pratiquer
sont ainsi infiniment moins onéreux, et ceci même si le maximum est toujours fait pour certains d’entre eux, comme les communions des aînés notamment qui ont remplacé les grandes
initiations qui étaient organisées avant l’arrivée des missionnaires.
En aucune manière, ces remarques, réactions ou souhaits ne portent non plus atteinte au
système tel qu’il est vécu à Wallis ou à Futuna, lieu « normal » de la vie coutumière. Ainsi, dès
l’arrivée sur l’une ou l’autre de ces îles, les visites se font à tous, les dons circulent et les services se rendent. La Nouvelle-Calédonie ne permet pas réellement d’« échapper » à ce système,
et l’on notera que ce terme n’est jamais prononcé, mais de « vivre à la blanche », selon une
expression récurrente.
Cette voie vers l’individualisme, parfois assumée en tant que telle, est également discrètement
associée à la possibilité d’échapper aux règles du « clientélisme » de Wallis et de Futuna, terme
par lequel il est possible de traduire de manière impropre les faveurs accordées pour services
rendus, au sein de la parentèle avant tout, ces dernières se traduisant souvent par l’accès aux
emplois. De ce fait, vivre en Nouvelle-Calédonie permet d’une certaine façon de « rebattre
les cartes » à travers les formations et l’accès à la fonction publique néo-calédonienne, par
exemple.
Ceci est d’autant plus important pour les femmes, qui, souvent à travers des associations de
loi de 1901, ont acquis une indépendance qu’elles disent ne pas vouloir être remise en cause,
et ceci tout particulièrement en ce qui concerne les choix d’éducation de leurs enfants. Cette
prise d’autonomie féminine est considérée comme un combat qui, mené ces dernières années,
a été particulièrement difficile et dont l’on peut aujourd’hui retirer les fruits. Pour certaines
femmes, le statut particulier limiterait leur liberté, dans le cas de divorce notamment.
Face à ces représentations, et compte tenu de la crainte de l’opposition aux Kanak, il est difficile
de trouver un véritable intérêt à la continuité statutaire évoquée. Mais un autre type de représentations joue également dans cette difficulté. En effet, dans chaque localité de allis et de
W
Futuna, un certain nombre d’esprits ou de « vieux » (le terme très communément employé en
Nouvelle-Calédonie est souvent repris) veillent sur les descendants, les protégeant tout en sanctionnant leurs manquements. Un nombre important de terres a été vendu à Wallis sortant ainsi
du cadre foncier traditionnel mais celles qui ne l’ont pas été restent habitées par ces « vieux »
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
(littéralement « ceux qui sont allongés ») en relation aux diverses tombes ou cimetières familiaux. Or, le foncier se transmet prioritairement à Wallis en lignée maternelle et la fille aînée en
est très souvent la garante. C’est elle qui assure le lien aux divers esprits en relation à la terre et
d’ailleurs, il n’est rien de pire que de faire verser des larmes à une mère ou une tante. La sanction
peut en être terrible. Or, si ces esprits sont bien censés être proches de chacun même au-delà des
mers, il est dit que leur puissance n’est pas aussi forte en Nouvelle- alédonie qu’à Wallis et à
C
Futuna, du fait de l’éloignement de la terre d’origine et des cimetières traditionnels. Ceci et la
présence d’esprits kanak cette fois sur les terres alédoniennes, ces derniers étant d'autant plus
c
forts qu'ils sont chez eux, concourent à la non-reconnaissance du pays d’adoption comme d’une
terre de continuité où devrait s’appliquer la coutume du lieu d’origine. Face à l’importance de
la localité, de l’enracinement dans la terre à travers les générations d’ancêtres venus la nourrir
à partir de leur décès, une « identité océanienne », notion d’ailleurs récente, en partie issue des
reconceptualisations dus aux nationalismes régionaux, a bien peu de poids.
IV. TOUT VIENT DES FEMMES
Nous venons d’évoquer le statut des femmes wallisiennes ou futuniennes dans leurs relations
à la localité, à la terre et aux esprits qui veillent sur elle. Ce statut est le dernier argument
généralement avancé, considéré comme décisif dans le refus de la reconnaissance d’un statut
wallisien et futunien en Nouvelle-Calédonie.
Cet argument tient compte du fait que dans le monde coutumier kanak, la séparation ou
le divorce des époux conduit l’épouse à normalement se séparer de ses enfants et quitter sa
demeure. Or la coutume kanak est là sans équivalent avec celle de Wallis et de Futuna où « tout
va aux femmes », dit-on. En effet, comme en témoignent de nombreux exemples de séparation
de couples aussi bien à Wallis-et-Futuna qu’en Nouvelle-Calédonie, quitter son épouse est
pour un homme s’exposer à bien des difficultés et se mettre d’une certaine manière à l’écart de
sa communauté. Ceci est fondamentalement en lien avec le fait que dans ses îles, en raison du
lien des femmes à la terre, les époux viennent communément vivre chez leur épouse, étant de
ce fait accueillis par la famille de cette dernière748. Ce modèle est le plus communément appliqué dans la communauté wallisienne de Nouvelle-Calédonie. Ainsi dit-on que les hommes
partent à leurs risques et périls. Se séparer de son épouse revient à perdre son logement mais
aussi ses enfants qui restent immanquablement avec leur mère. Par ailleurs, si une union est
de nouveau contractée, la première femme et ses enfants resteront les « vrais » représentants
coutumiers du couple et c’est ainsi vers elle qu’iront, est-il précisé, les divers dons effectués.
De ce point de vue, les deux sociétés océaniennes kanak, d’un côté, et wallisienne/ utunienne,
f
de l’autre, entretiennent réellement de clairs contrastes. Aux yeux des Wallisiens et des
F
utuniens de Nouvelle-Calédonie, et ceci en dépit de l’existence de mariages entre les
748 - � eci n’est pas systématique et les problèmes de terres à Wallis compliquent le schéma mais l’importance des
C
femmes quant aux relations aux ancêtres et à la terre ne peut être mise en doute (voir notamment Douaire-
Marsaudon, 1998). Douaire-Marsaudon, 1998, Les premiers fruits. Parenté, identité sexuelle et pouvoirs en Polynésie
occidentale (Tonga, Wallis et Futuna), Paris, CNRS, Éditions de la maison des sciences de l’homme. Dans d’autres
sociétés océaniennes ces rapports sont également importants mais, comme à Fidji, ils ne se manifestent pas
aussi ouvertement (Cayrol, F., 2015, "How would we have got here if our paternal grandmother had not existed?
Relations of locality, blood, life and name in Nasau (Fiji)", in Christina Toren et Simone Pauwels (dir.), New
Perspectives on Pacific Kinship, Oxford, Berghahn Books, 208-243).
289
�r
eprésentants de ces communautés, ces contrastes apparaissent bien trop forts pour être
résolus. Et de fait, la prise en compte du statut particulier wallisien et futunien reviendrait
immanquablement à rendre relative une « coutume » dont le caractère « universel kanak » est
déjà en soi une gageure.
290
CONCLUSION
Revenant sur la notion de « justice » à Wallis, Françoise Douaire-Marsaudon cite, comme
nous l’avons vu, les propos de Boltanski : "all parties must recognize 'a general equivalence, treated
as universal' ". Mais force est de constater que dans la Nouvelle-Calédonie d’aujourd’hui, les
contextes tant historiques que politiques ne semblent pas particulièrement propices à la mise
au point et à l’application d’un principe d’équivalence unique permettant de tenir ensemble
statut coutumier kanak et statut particulier wallisiens ou futunien. En d’autres termes, tout
porte à penser que nous sommes loin de la conceptualisation d’une valeur apte à transcender les niveaux de fragmentation de cette « société » que l’idéologie du destin commun veut
unique et pluriethnique. De plus, comment imaginer à partir de là, une hiérarchie proprement
océanienne maintenant les prérogatives du premier occupant conformément à l’accord de
Nouméa, gage de paix dans le contexte actuel ?
Une chose reste sûre : le rééquilibrage mené depuis plusieurs années a également profité aux
W
allisiens et aux Futuniens qui ont parfois admirablement réussi d’un point de vue économique. Dans ces cas, il existe aujourd’hui pour cette communauté un équilibre qui, bien que
précaire, n’est pas à remettre en cause par la reconnaissance quelconque d’un statut coutumier.
« S’intégrer » reste de ce fait encore un maître mot ! Et ceci dans la discrétion tant le territoire de
Wallis-et- utuna est à certains points de vue privilégié, celui de la non-imposition des sociétés
F
notamment.
X
X X
SECTION 3. LA RÉALISATION DES PROJETS ÉCONOMIQUES SUR
TERRE COUTUMIÈRE ET VIA LES GDPL
Samuel Gorohouna749
Maître de conférences en sciences économiques
LARJE – Université de la Nouvelle-Calédonie
La vision économique standard est souvent opposée au fonctionnement traditionnel de certaines sociétés. Pour résumer, le courant économique majoritaire (mainstream) considère que la
recherche des intérêts propres de l’individu rationnel et maximisateur de son propre bien-être
749 - � e travail a bénéficié de la contribution d’un stagiaire, Ebenezer Sokimi, qui a réalisé les enquêtes auprès de
C
quelques institutions et GDPL.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
conduit à une situation meilleure en termes de revenu pour la société tout entière. Dans ce
cadre d’analyse, les intérêts individuels et la propriété privée devraient être la norme pour que
la croissance économique soit la plus forte. Ainsi, certaines situations comme le développement économique sur terres coutumières avec (ou sans) les Groupements de Droit articulier
P
Local (GDPL) en Nouvelle-Calédonie, deviennent difficiles à comprendre et à traiter dans le
cadre d’analyse standard qui prédirait un échec de ces tentatives (Grand 2015). Or de nombreuses
expériences dans le monde mettent en évidence des comportements d’agents économiques dont
la recherche de profit individuel n’est pas l’objectif premier. C’est notamment le cas des innombrables structures de ce qui est appelé aujourd’hui l’Économie Sociale et Solidaire (ESS) qui
regroupe autant des associations, des coopératives, des entreprises du commerce équitable, etc.,
qui participent au développement économique et créent de nombreux emplois.
Autrement dit, la question d’un possible développement économique sans que la recherche
du profit individuel soit le premier objectif et sans que la propriété privée ne soit la norme,
n’est pas une question pertinente. C’est plutôt en termes d’efficacité qu’il faut raisonner : dans
quelle mesure les autres types de développement économique, comme dans le cadre de l’ESS
ou des terres coutumières et des GDPL, peuvent être efficaces (ou efficiente750) pour apporter
ce développement économique ?
On pourrait ainsi se poser la question des conditions qui rendent efficaces le développement
économique sur terre coutumière. Pour appréhender la question, on a choisi de présenter
quelques cas connus (I), avant d’analyser les conditions de réalisation du développement économique sur terre coutumière et/ou avec GDPL (II).
I. � E DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE SUR TERRE COUTUMIÈRE AVEC (OU
L
SANS) GDPL
I. A. Les GDPL se sont faits une place dans l’économie calédonienne
On fait le choix de ne pas s’attarder sur les difficultés de la mise en œuvre des projets économiques sur terres coutumières avec (ou sans) les GDPL, mais de s’interroger sur les raisons de
leur efficacité ou de leur pérennité. En effet, les nombreux freins au développement économique (situation géographique, secteurs d’activités, propriété collective, 4i, décision consensuelle des clans ou tribus etc.)751 n’ont pas empêché des réalisations concluantes. Des activités
marchandes se sont développées en province des îles Loyauté où quasiment toutes les terres
sont coutumières, autour des centres urbanisés ou touristiques, mais aussi sur la Grande Terre,
autour également des marchés et des centres miniers et métallurgiques. Autour des grands
projets métallurgiques, l’implication des GDPL hors ou sur terres coutumières démontre que
quand les opportunités marchandes sont présentes, les investisseurs et les coutumiers savent
dépasser leurs divergences de vue (avec ou sans fonds de garantie) pour tirer profit de l’essor
économique en cours. Ce qui accrédite l’idée qu’il est possible qu’un des principaux freins du
750 - �On ne traitera pas la question de l’efficience parce qu’elle introduit la notion d’optimalité qui a une signification
très précise en sciences économiques.
751 - �Voir notamment Bouard, 2013, Herrenschmidt et Le Meur, 2016, S. Gorohouna, 2016, S. Bouard, 2013, La ruralité
kanak, à la recherche d’un modèle décolonisé, éd. Au vent des Îles. S. Gorohouna (2016) « La quête du rééquilibrage
sur terre coutumière », Actes de colloque, à paraître. J.-B. Herrenschmidt et P.-Y. Le Meur, 2016, Politique foncière
et dynamiques coutumières en Nouvelle-Calédonie et dans le Pacifique, Éditions Province Nord, IRD.
291
�292
développement économique sur terre coutumière est que l’opportunité d’une activité rentable était plutôt rare, du fait notamment de leur éloignement relatif des marchés.
On fait le choix de s’interroger ici aux projets d’une certaine envergure dont les montants
d’investissements sont relativement élevés, avec des partenariats extérieurs. De nombreux
petits projets, souvent dans le secteur agricole, sont de moindre envergure financièrement,
H
errenschmidt et Le Meur (2016) en font une analyse détaillée.
La réalisation de ces projets d’une certaine ampleur s’est faite selon différents schémas. Les
GDPL ont intégré directement des entreprises exploitantes comme les sociétés anonymes (SA),
les sociétés par actions simplifié (SAS) ou les sociétés à responsabilité limitée (SARL). Cela a
commencé au début des années 1990 avec notamment l’Hôtel Koulnoué Village à Hienghène
et l’intégration du GDPL Madayo.
GDPL MADAYO
10 %
CIT/SOFINOR
77 %
AUTRES
13 %
SA KOULNOUE VILLAGE
Conseil d’administration : 5 membres
dont 1 représentant du GDPL MADAYO
Ce schéma tente de concilier une société de consensus dont le temps est parfois long et une économie marchande pour laquelle le temps à un prix. Cependant, cette conciliation des logiques
marchandes et non marchandes peut déplaire par sa lenteur. Qui plus est, dans la mesure où
juridiquement seul le mandataire est reconnu comme représentant du GDPL, une défaillance de
celui-ci pourrait avoir des conséquences négatives pour le groupe tout en entier qu’il représente.
D’autres exemples ont suivi notamment aux îles Loyauté avec le Drehu Village (Lifou) et le
Nengone Village (Maré) ou à l’île des Pins avec le Méridien d’Oro, comme autour de certains
centres miniers (de la SLN752 et SMSP753 notamment). Il convient de noter que dans certains
secteurs d’activité comme le tourisme, nombre de ces établissements ne sont pas rentables.
Cependant il ne s’agit pas d’une particularité des terres coutumières, c’est l’ensemble du tourisme en Nouvelle-Calédonie qui souffre d’un manque de rentabilité.
Autour des sites miniers, la participation des tribus, Groupement d’Intérêt Économique (GIE)
ou GDPL s’est faite dans des activités qui n’étaient généralement pas sur terres coutumières.
Seul le siège social y était. Autour des centres de la SLN ou d’autres opérateurs comme la
SMSP sur la Grande Terre, diverses petites entreprises ou groupements ont été créés pour
participer à l’activité et bénéficier des retombées financières.
Au départ ce sont plutôt les GIE qui ont été mobilisés parce qu’avant l’accord de Nouméa
(1998), les terres des GDPL étaient de droit commun. On citera par exemple le cas de Canala
752 - � ociété Le Nickel.
S
753 - � ociété Minière du Sud Pacifique.
S
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
avec le GIE Kèrèduru754 où les chefferies se partagent le travail du chalandage (chargement des
bateaux pour la SLN). Au centre de la SLN à Poya-Népoui où la SOREN est créée en 1994 et
dont l’actionnariat populaire inclut les populations de la région, et en particulier la population
kanak755. Après quelques tensions internes, c’est le GIE Ouaté (GIE de la tribu la plus proche) qui
a repris les activités de roulage. Puis, de plus en plus les GDPL vont participer à ces montages,
c’est le cas de la SONAREP à Poum par exemple (en plus de l’actionnariat populaire).
Cette participation des populations locales a pris une dimension plus importante avec la
construction de l’usine du Sud à Goro dont le projet est porté par Vale et de celle du Nord à
Vavouto dont les partenaires sont la société locale SMSP et la multinationale Glencore. On
peut décrire la façon dont les populations avoisinantes ont pu prendre part aux activités de
la construction du site industriel de Vavouto. Les entreprises locales étant trop petites pour
rivaliser avec les entreprises extérieures, pour répondre aux appels d’offres de l’industriel, elles
se sont regroupées au sein d’une Société par Actions Simplifiée (SAS) créée en 2008 et dénommée Vavouto-Koniambo (V-K). Cette entité s’inspire de ce qui avait été établi par la population locale pour faire face à la multinationale INCO au Sud (rachetée par Valé depuis).
La constitution de la SAS Vavouto-Koniambo est intéressante parce que ce sont les coutumiers
qui sont à l’origine de cette structure dont la nécessité s’est imposée dans les discussions qui permirent l’émergence du consensus autour de ce complexe métallurgique dans le Nord (Grochain
et Poithily, 2011 et Grochain, 2013 756). Il fallait des structures qui respectent l’organisation communautaire, consensuelle et collective des Kanak mais qui, au contraire des associations de loi
1901, peuvent avoir un but lucratif. Ce sont donc les Groupements de droit particulier local qui
serviront de véhicule juridique aux clans et aux tribus kanak pour intégrer des sociétés civiles de
participations (SCP) qui constituent la SAS Vavouto-Koniambo. Autrement dit, dans ce schéma on
ajoute des structures intermédiaires, les SCP, entre les GDPL et la société exploitante.
Ce sont ainsi plus d’une trentaine de GDPL représentant les clans et tribus kanak de la zone
VKP (Voh-Koné-Pouembout) qui créèrent la SAS Vavouto-Koniambo. Les GDPL des clans et
tribus concernés par le massif créèrent la SCP Massif, ceux concernés par le bord de mer, la
SCP Bord de Mer et ceux des districts coutumiers de Baco et Poindah, la SCP Baco-Poindah.
Ces trois SCP coutumières détiennent 60 % de la SCP d’investissement du Nord. Les 40 %
restants sont détenus par la SCP Nord Réuni, constituée de plus de 1 100 petits porteurs originaires de toute la province Nord757, Kanak et non-Kanak. C’est la SCP d’investissement du
Nord qui détient 100 % de la société Vavouto-Koniambo.
754 - � emmer 2003, accessible via le lien (consulté le 28 août 2016) : www.recherches-nouvelle-caledonie.org/IMG/
D
pdf/_nationalisme_et_changement_rural_juin_.pdf
755 - � oir aussi Le Meur, 2009, pour Thio.
V
756 - � . Grochain, 2013, Les dynamiques sociétales du projet Koniambo, Éditions IAC ; S. Grochain et D. Poithily, 2011,
S
« Sous-traitance minière en Nouvelle-Calédonie, le projet Koniambo », programme gouvernance minière,
document de travail n°04/11.
757 - � ertains sont originaires du Sud et des îles Loyauté mais ils sont peu nombreux relativement à ceux du Nord.
C
293
�SCP Nord Réuni
(1200 petits porteurs
du Nord)
294
40%
SCP Massif
(13 GDPL
représentant les clans
du massif Koniambo)
20%
SCP Bord de Mer
(6 GDPL
représentant les clans
du bord de mer)
20%
SCP Baco/Poindah
(11 GDPL des tribus
des 2 districts de
Koné-Pouembout)
20%
SCP NORD INVESTISSEMENT
100%
SAS VAVOUTO-KONIAMBO
La SAS V-K permet également à l’industriel d’avoir un seul interlocuteur représentant toutes
les petites entreprises locales, ce qui facilite les discussions. Pour autant, la collaboration entre
l’industriel et les entreprises locales n’a pas toujours été évidente. De nombreuses réunions
et certains blocages du complexe industriel ont été nécessaires pour que les locaux se fassent
mieux entendre. Les principaux points d’achoppement ont souvent été la petite taille et le
manque d’expérience des entreprises locales qui ont conduit l’industriel à préférer des entreprises extérieures à la région. D’une part, l’industriel privilégie les grands marchés, qui sont
parfois gigantesques pour les firmes locales qui souhaitent que ces marchés soient saucissonnés. D’autre part, l’industriel a l’habitude de travailler dans le monde avec des entreprises
ayant de grandes expériences. Or beaucoup d’entreprises locales ont été créées en vue du projet Koniambo, sans avoir nécessairement d’expérience. Les locaux estimaient que ce grand
projet devait leur permettre d’en acquérir (Gorohouna, 2015758).
Aujourd’hui ce schéma d’intégration des GDPL est courant et il s’est largement généralisé
autour des deux grands projets miniers. Soit le GDPL intègre directement la société exploitante, soit une société civile de participation, créée par les GDPL, intègre la société exploitante. Les intermédiaires supplémentaires comme les SCP Nord Réuni, Massif, Bord de mer,
Baco/Poindah ou la SCP Nord Investissement, disposent de statuts et de règlements bien
é
tablis auxquels les coutumiers des GDPL doivent se conformer. Ce qui peut être un avantage
en termes de procédure et de transparence.
I. B. La place des terres coutumières dans l’économie marchande
Il convient de préciser qu’il y a de multiples façons pour les terres coutumières de participer
au développement économique. D’une part, les habitants de ces terres sont nombreux à être
758 - � . Gorohouna, 2015, « Implication autochtone autour du nickel et de l’usine du Nord : une voie économique
S
kanak ? », in Terres, Territoires, Ressources, Politiques, pratiques et droits des peuples autochtones, sous la dir. I. Bellier,
L’Harmattan.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
salariés et à transférer certains revenus dans les échanges coutumiers ou à dépenser sur les
marchés de bord de route par exemple. Ce foncier est d’autre part une zone résidentielle permanente ou temporaire (comme les locataires) notamment aux îles Loyauté où le marché de
l’immobilier est très limité, mais aussi dans la zone VKP avec l’afflux de population que le marché privé ou public ne peut pas absorber en totalité. Ce qui nous intéresse particulièrement ce
sont les exploitations localisées sur ce foncier coutumier. Par contre, on ne s’intéresse pas aux
entreprises individuelles (comme les rouleurs ou autres petits agriculteurs ou autres artisans),
mais plutôt sur les projets impliquant collectivement la tribu ou les clans concernés. Parce que
ces entreprises individuelles existent depuis des décennies et n’ont pas forcément besoin de
l’accord de toute la tribu ou du clan pour exercer.
Ce sont plutôt les projets de plus grande envergure qui impliquent la communauté, ces projets
qui ne peuvent se faire qu’avec l’acceptation des tribus ou des clans concernés, qui retiennent
notre attention. Si ces terres ne peuvent changer de propriétaire sous aucun motif, ni volontaire ni forcé, il est possible de les louer ou de louer les bâtiments ou logements construits.
Bien que la valorisation marchande des terres coutumières ne se soit pas faite rapidement
(du fait des discussions longues pour forger le consensus), aujourd’hui, ces terres inaliénables
accueillent des lotissements, des zones artisanales, des services marchands ou non marchands
et mêmes des agences bancaires. Les exemples sont nombreux aux îles Loyauté où les terres
sont quasi-totalement coutumières (les rapports n° 16/2011 et n° 01/2014 du conseil économique, social et environnemental en présentent certains). Notamment, autour des centres
d’activités comme Wé à Lifou où on peut trouver tous types d’activités.
Il est souvent ardu de lancer un projet économique avec un GDPL uniquement comme véhicule
juridique pour porter le projet. Pour lever des fonds et gérer des sommes importantes, les GDPL
ont souvent recours à des structures plus classiques : une SARL ou une SCI par exemple.
Il y a des exemples proches de Nouméa avec les lotissements avec la société immobilière de
Nouvelle-Calédonie (SIC) et les GDPL Kanoda et Waka à Dumbéa et au Mont-Dore.
S’agissant du GDPL Waka, l’entretien réalisé avec son représentant établit que deux objectifs
ont été fixés par le groupement. D’une part un objectif d’habitat en faveur des membres du clan
concerné et, d’autre part, un objectif économique autour d’activités économiques afin de répondre
aux besoins du clan (Herrenschmidt et Le Meur, op. cit) mettent en évidence également ces deux
tendances). Une société civile immobilière a été créée, la SCI Kella afin de porter le projet de lotissement résidentiel. Ce GDPL détient la quasi-totalité du capital de la SCI. Le groupement a travaillé en partenariat avec la SECAL pour l’aménagement d’une partie de ses terres coutumières,
17 logements ont été réalisés. Par ailleurs, le GDPL Waka a obtenu un lot de droits communs dans
la ZAC de Dumbéa-sur-mer en contrepartie d’un abandon de leur revendication sur cet espace.
Plusieurs acteurs ont participé au lancement d’un projet qui dépasse la centaine de millions
de Franc CFP. D’une part la puissance publique est intervenue via notamment la province, le
Fonds social de l’habitat et le Fonds de garantie. D’autre part, les membres du clan du GDPL
ont également participé à hauteur de plusieurs millions de Francs. Cette somme a été divisée
en près d’une vingtaine de parts, ce qui correspondait une contribution de plusieurs centaines
de milliers de Francs CFP.
Le GDPL Yanna de la tribu de Conception au Mont-Dore a choisi pour sa part de créer la
SARL Yanna. Cette SARL a pour objet de mettre en valeur le foncier du GDPL. En divisant des
lots, la location se fait par bail emphytéotique. Sur ces lots diverses activités ont été réalisées :
une station de service Mobil, une agence bancaire de la Société Générale, un centre commercial Nouméa Pas Cher. D’autres projets sont en cours d’études ou de réalisations.
295
�296
Pour débuter son activité en 2001, le GDPL Yanna a dû faire un emprunt bancaire afin de
financer son projet. Le mandataire du GDPL a indiqué que c’est la SOFINOR qui s’est portée
garant auprès des banques pour pouvoir lever les fonds nécessaires. Une quinzaine d’années
plus tard, l’activité génère des revenus significatifs. Dans le cadre d’une convention entre la
SARL et le GDPL Yanna, certains services comme le gardiennage sont assurés par ce dernier.
Ce qui lui permet de percevoir des revenus à hauteur de quelques centaines de milliers de
Francs CFP par mois. Cette somme est utilisée pour les besoins de la tribu de la Conception
(entretien de la maison commune, aide aux associations etc.).
Plus récemment avec le nouveau dynamisme économique dans la zone VKP, les zones artisanales et les lotissements résidentiels locatifs sur terres coutumières apparaissent. Ainsi à la
tribu de Baco à Koné, le GDPL clanique de Baco qui regroupe une partie des clans de la tribu
s’est associé avec la SAEML Grand projet VKP pour réaliser des opérations d’aménagement
sur son foncier. Une SCI a été créée par le GDPL pour pouvoir prendre part aux différents
projets. C’est à travers cette société civile que les projets et leurs financements sont élaborés.
Sur les terres de ce GDPL, un lotissement résidentiel a été créé ainsi qu’une zone artisanale
avec l’installation de services comme une agence bancaire. Un supermarché et un cinéma sont
en cours de livraison.
Malgré le fait que le bilan du développement économique sur terre coutumière et via les
GDPL a été très mitigé à la fin des années 1990 et au début des années 2000, il convient de
noter que de nombreuses activités, dans l’aménagement, l’immobilier, les services à la mine
et la métallurgie et les services de façon générale, ont été réalisées récemment avec plus de
rentabilité et de pérennité.
II. LES CONDITIONS DE LA RÉALISATION DES PROJETS
Nous avons réalisé des entretiens auprès de différents acteurs institutionnels (ADRAF, province
Nord, SAEML Grands projet VKP) et de terrains (GDPL clanique de Baco à Koné, GDPL Waka
à Dumbéa, GDPL Yanna au Mont-Dore) pour expliciter la question précise des conditions de
réalisation d’un projet d’une certaine envergure sur terre coutumière avec la participation d’un
GDPL. Une analyse des différentes conditions est synthétisée et présentée ci-après.
II. A. Les conditions économiques structurelles : choisir des secteurs dont les opportunités,
la rentabilité et donc la pérennité sont avérées
En premier lieu, il est utile de rappeler que la petitesse de l’économie qui handicape une
grande partie des activités marchandes implique que de très nombreux secteurs reçoivent un
soutien actif de la puissance publique (sous forme de subventions ou via la participation des
SEM). Les terres coutumières ou GDPL n’échappent pas à cette caractéristique de l’économie
calédonienne. Ainsi, le tourisme et en particulier les hôtels sont soutenus par la puissance
publique aussi bien à la tribu de Koulnoué à Hienghène qu’au Kendu Beach à Nouméa.
Par ailleurs, la pertinence des secteurs d’activités choisis pour mettre en valeur ces terres est à
interroger. Dans les décennies des années 1980 et 1990, les GDPL ont réalisé principalement
des activités d’agriculture et d’élevage. Or ces activités sont en déclin relativement aux autres.
De nombreuses exploitations cessent leur activité aussi bien dans les milieux autochtones que
dans les milieux européens. Le Recensement Général de l’Agriculture (RGA 2012), indique
que le nombre d’exploitations a été quasiment divisé par trois en trente ans : il est passé de
12 747 en 1983 à 4 506 en 2012. Cette baisse des exploitations a touché aussi bien les fonciers
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
coutumiers que les fonciers privés. D’autant que l’agriculture et l’élevage calédoniens sont des
activités extensives, avec une productivité plus faible mais gourmande en main-d’œuvre.
Autrement dit, l’un des facteurs de la réalisation d’un projet et de la pérennité de son exploitation qu’il soit sur terre coutumière ou de droit commun est avant tout l’opportunité économique. Les constructions des usines du Sud et du Nord ont ainsi offert des opportunités bien
réelles pour les activités sur terres de droit commun comme sur terres coutumières.
À ce facteur d’opportunité, s’ajoute un facteur de proximité géographique du marché. On ne
peut pas s’attendre aux mêmes rentabilités pour une entreprise (quel que soit son type) aux
portes de Nouméa (100 000 habitants) et une autre à Koné (9 000 habitants) en province Nord,
quel que soit le statut du foncier. La proximité des marchés est un élément qui compte comme
pour toutes les activités. Sur Koné les activités qui ont été réalisées sur terre coutumière ont
concerné avant tout les tribus les plus proches du centre urbain, c’est-à-dire la tribu de Baco
et dans une moindre mesure, la tribu de Koniambo. Les tribus les plus éloignées comme Atéou
ou Bopope peuvent difficilement prétendre installer des zones artisanales ou commerciales
avec agence bancaire et cinéma sur leur foncier.
(carte : ADRAF, www.adraf.nc)
La carte de l’Adraf montre ainsi clairement que les terres coutumières (en orange sur la grande
terre) sont de façon générale les plus éloignées des centres d’activités marchandes. Il est donc
plus coûteux d’y réaliser des activités marchandes, ce qui ne favorise pas leur essor, relativement aux terres privées plus proches des côtes.
297
�298
Autrement dit, les fonciers coutumiers qui participeront plus aisément au développement
économique sont ceux qui sont les plus proches des marchés quand l’opportunité se présente,
comme c’est le cas des activités autour des chefs-lieux aux îles Loyauté ou encore des GDPL
Yanna à la Conception au Mont-Dore ou du GDPL clanique de Baco à Koné. La question
de la rentabilité se pose comme pour toutes les autres activités : certains secteurs comme la
sous-traitance minière, l’immobilier ou le commerce seront plus rentables que l’élevage ou
l’agriculture. On observe donc que les GDPL, sur ou hors terres coutumières, se tournent de
plus en plus vers ces activités plus rémunératrices.
II. B. L’implication volontariste des pouvoirs publics
Les membres des tribus ou des GDPL concernés par les projets économiques sur leur foncier n’ont généralement pas suffisamment de revenus pour pouvoir participer directement
au financement de leur projet. On peut interpréter l’entrée systématique dans le secteur de
l’agriculture et de l’élevage sur les terres dans les années 1980 et 1990 aussi parce que c’était
un secteur qui ne nécessitait pas énormément de fonds pour amorcer l’exploitation (contrairement à la sous-traitance minière ou l’immobilier).
Le cas du GDPL Waka à Dumbéa qui a mis quelques millions de Francs CFP dans un projet
est plutôt rare. Ce sont donc généralement la puissance publique via notamment des subventions ou des SEM qui contribuent à faire émerger le projet. En général, les GDPL apportent
les sommes correspondantes à leur part dans le capital, mais ne participent pas à l’apport des
fonds correspondant à un pourcentage du montant total de l’investissement.
De même, les 4i (inaliénable, incessible, incommutable et insaisissable)759 des terres coutumières rendent les banques frileuses aux investissements sur terres coutumières. Quand un
groupe est prêt à réaliser un projet sur ses terres, leur statut fait que les établissements de
crédit ne peuvent pas les hypothéquer dans le cadre d’un emprunt. Cela freine donc leur développement puisque les banques sont réticentes à y financer des projets. Les fonds de garanties
qui ont été créés (province Nord, des îles Loyauté et gouvernement) sont un atout indéniable
de la réussite des projets. La province Nord a ainsi indiqué que son Fonds de garantie a été
créé fin 2003 afin de combler à cette insécurité économique et juridique. Ce fonds a été doté
en plusieurs fois pour un total à plusieurs centaines millions de Francs CFP. Il joue le rôle
de garant, de caution pour les coutumiers ou les GDPL. Depuis 2004, il y a eu environ plus de
1 800 dossiers, dont un peu plus de 900 ont été réalisés. Le fonds de garantie du gouvernement
de la Nouvelle-Calédonie, créé en 2011, comptabilisait beaucoup moins de réalisation (moins
d’une centaine, Palabre, n° 23, 2016).
II. C. Les conditions internes au GDPL ou à la tribu : obtenir et faire perdurer le consensus
Le temps consacré dans les palabres et les différentes discussions peut être très coûteux pour
un potentiel investisseur. Cependant, prendre le temps de la discussion et de la concertation
avec les différentes familles impliquées est nécessaire. Les compréhensions mutuelles peuvent
être longues et ardues entre les parties prenantes au sein des tribus ou des GDPL, mais c’est
une étape déterminante.
759 - Art. 18, al. 2 de la loi organique du 19 mars 1999.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Certains praticiens soulignent aussi l’importance de travailler avec les « bons » interlocuteurs,
aussi bien au niveau de la légitimité qu’au niveau de la personnalité et des compétences. À titre
d’illustration, une personnalité féminine du GDPL clanique de Baco, formée à l’extérieur de
la Calédonie, investie en politique et élue à la province Nord, a joué un rôle important dans
la concertation et la réalisation des projets sur le foncier de sa tribu. Sur cette même tribu, le
lotissement Poadjane réalisé en partenariat avec la Sofinor/Nord avenir, s’est appuyé sur la
volonté et la personnalité du mandataire du GDPL titulaire du foncier. Ce qui signifie qu’il est
nécessaire d’avoir une certaine connaissance du milieu où les investissements seront réalisés
pour connaître les profils des différents interlocuteurs potentiels. C’est pour cette raison que
des institutions locales comme l’ADRAF sont souvent sollicitées pour leur connaissance du
terrain, notamment s’il y a de potentiels conflits latents.
La SAEML VKP et le GDPL clanique de Baco ont insisté sur le fait qu’il faille qu’au moins
une partie des coutumiers ait la volonté de s’engager dans un projet de développement économique. C’est après des discussions que l’ensemble peut adhérer. En effet, la volonté d’un
certain nombre ne suffisant pas, il est important également d’avoir une certaine entente et
un consensus entre les différents membres de la tribu ou des clans concernés. Sans consensus,
les projets n’aboutissent pas. C’est aussi ce que souligne le GDPL Waka : si la philosophie
concernant les objectifs des projets (répondre aux différents besoins socioéconomiques du
clan ou de la tribu) est bien comprise et acceptée, il devient plus aisé d’obtenir le consensus
pour réaliser des projets.
II. D. Les conditions de mise en œuvre : obtenir via des réseaux privés ou institutionnels les
compétences inexistantes localement.
Certains GDPL comme celui de la tribu de Conception au Mont-Dore ont insisté également
sur l’importance des compétences à trouver et du réseau qui permet de les avoir quand on n’en
dispose pas localement. Notamment dans des activités plus techniques comme celle d’une
station-service. Le GDPL et la SARL Yanna ont été assistés par des juristes, économistes et
comptables pour choisir et mettre en place les activités sur leur foncier. Ces compétences
peuvent être fournies par les institutions dans le cadre de leurs différents dispositifs d’aide au
développement économique.
C’est une explication également de l’entrée quasi systématique des GDPL dans l’agriculture
et l’élevage dans les années 1980 et 1990. En effet, la compétence technique pour ces métiers
était assez répandue dans les tribus, en plus d’un plus faible niveau d’investissement financier.
Le GDPL Yanna insiste également sur les relations à entretenir avec les locataires du foncier.
Le facteur humain est tout aussi important dans la coopération.
Ainsi, on pourrait s’attendre à ce que la montée en compétences via la formation initiale ou
continue dans tous les secteurs d’activité au sein de la population autochtone favorise l’émergence de projet économique dans des domaines variés via des GDPL et des fonciers coutumiers, mais aussi via des structures plus classiques (patente, EURL, SARL etc.).
II. E. Le statut du GDPL : une souplesse qui devient aussi un handicap et qui favoriserait
l’émergence de structures classiques intermédiaires.
Même si au départ l’objectif de la structure n’était pas forcément économique, les personnes
interrogées de l’ADRAF indiquent que le GDPL est un atout pour les investisseurs qui s’intéressent aux terres coutumières parce qu’il permet d’avoir un interlocuteur coutumier qui
299
�regroupe tous les clans concernés par le foncier visé, plutôt que d’avoir à discuter avec plusieurs intermédiaires. Pour les coutumiers, cette structure a l’avantage de les réunir et d’être
une porte vers le développement économique sans les contraintes administratives, les règlements ou autres procédures.
300
D’un point de vue juridique, le fonctionnement des GDPL est très souple, ce qui permet un
mode de fonctionnement avec très peu de documents administratifs. À titre d’illustration, il n’y
a quasiment pas d’obligation concernant les règlements, les statuts ou la comptabilité. Cela a été
un atout quand la population concernée avait peu de compétence administrative, juridique ou
comptable et que les projets gérés étaient relativement compréhensibles par l’ensemble des individus (élevage bovin par exemple). Ce type de projet pouvait encore s’accommoder d’un mode de
fonctionnement fondé sur la confiance entre les différents membres de la tribu ou des GDPL,
sans les procédures administratives ou juridiques d’une entreprise classique.
Cependant, cette souplesse laisse la porte ouverte à un manque de transparence, à des dysfonctionnements qui peuvent altérer la confiance entre les membres, notamment pour des
projets qui brassent de plus en plus d’argent. Il peut y avoir de ce point de vue des recherches
juridiques et économiques à mener pour rendre la structure du GDPL plus efficace économiquement tout en gardant sa vocation de pouvoir réaliser des activités marchandes tout en
respectant le mode de vie kanak. Certaines réformes comme les statuts ou les règlements au
sein des GDPL, pourraient s’avérer inévitables du fait de la complexification des projets, des
montages juridiques ainsi que des montants financiers qui seraient mis en jeu.
Une autre possibilité serait de garder le fonctionnement des GDPL pour que les coutumiers
continuent de ne pas se tracasser avec les procédures mais d’avoir toujours un intermédiaire
entre le GDPL et la société exploitante. Cet intermédiaire (SCI, SCP ou SARL dans les
exemples cités) resterait la propriété du GDPL donc garderait toujours sa légitimité coutumière, en revanche des statuts et règlements qui garantissent les procédures et la transparence.
CONCLUSIONS
Il apparaît ainsi que la particularité du statut des terres coutumières et des GDPL n’est pas
un frein au développement si l’opportunité économique se présente dans un secteur rémunérateur. Les activités se développent autour des centres miniers et des agglomérations sur la
Grande Terre comme aux îles Loyauté quel que soit le statut du foncier. Une station-service
sera rentable sur terre coutumière à Lifou, à Maré, au Mont-Dore ou à Koné si le marché
existe. Le développement économique et l’économie de marché savent s’adapter à la propriété
collective et à la recherche de l’intérêt collectif d’un groupe quand l’intérêt financier est avéré
pour l’investisseur ou le bailleur de fonds.
C’est la raison pour laquelle nous avons pris le parti de ne pas nous attarder sur les difficultés
du développement économique mais plutôt sur les conditions qui ont contribué à la réalisation des projets sur les fonciers considérés. On se rend compte ainsi que ce qui caractérise les
projets économiques sur foncier coutumier ce sont le temps pris à la concertation, la nécessité du consensus, la souplesse des procédures administratives internes aux GDPL, le peu de
moyens financiers et de réseaux de compétence dont disposent les populations y résidant.
Pour ce qui concerne les autres conditions, celles-ci peuvent être transposées aux activités sur
les terres de droit commun : le choix du secteur d’activité, l’implication des pouvoirs publics
et la personnalité des acteurs.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Enfin, on notera que cette étude n’a pas la vocation d’être exhaustive et mériterait d’être
approfondie avec d’autres entretiens dans les institutions, les tribus et les GDPL. Il s’agit en
effet d’un champ d’études qui serait très fructueux pour différentes disciplines comme l’économie, la gestion, le droit et les autres sciences sociales. Les prochaines études devraient également être complétées de recommandations pour la puissance publique.
Sources :
ADRAF (2000), « La réforme foncière en Nouvelle-Calédonie 1978-1998 ».
ADRAF, site : www.adraf.nc
CESE (2011), « Saisine concernant les terres coutumières et la possibilité d’y développer des
projets économiques ou sociaux en province Sud », rapport n° 16/2011.
CESE (2014), « Autosaisine portant sur l’implication des populations locales aux projets de
développement », rapport n° 01/2014.
B. Grand (2015), « La mise en valeur des biens collectifs par les GDPL : les difficultés révélées
par l’analyse économique », Cahiers du Larje, septembre 2015.
P.-Y. Le Meur (2009), « Opérateurs miniers, gouvernementalité et politique des ressources à
Thio, Nouvelle-Calédonie », Actes du Pacific Sciences Intercongress.
Recensement Général de l’Agriculture, année 2012, www.davar.gouv.nc
Liste des personnes interrogées :
NOMS
FONCTIONS
DATES
D’ENTRETIENS
M. Jean-Lucien Pidjot
GDPL Yanna
25/04/2016
M. Chatelain
ADRAF
20/04/2016
M. Didier Poidyaliwane
ADRAF
12/04/2016
Mme Patricia Goa
GDPL clanique de Baco
25/05/2016
M. Dominique Levi
Province Nord – Directeur de la Direction du Développement Économique et de l’Environnement (DDE-E)
25/05/2016
M. Luc Bataillé
Cellule Koniambo
25/05/2016
M. Ange-Marie Benoit
Directeur du SAEML Grand Projet VKP
25/05/2016
M. Eugène Togna
GDPL Waka
31/05/2016
301
�CHAPITRE 3
LES VECTEURS DE L’INTÉGRATION
302
L’intégration de la coutume dans le corpus normatif de la Nouvelle-Calédonie suppose
d
’appréhender le rôle des institutions et autorités dans la connaissance et la mise en œuvre de
la coutume, du droit coutumier et du droit de la coutume. Le rôle des juridictions quant à la
valorisation de la coutume et, partant, son intégration dans le corpus normatif de la Nouvelle-
Calédonie est primordial dans la mesure où ce sont elles qui ont permis l’émergence d’un véritable corpus coutumier aux côtés de la coutume traditionnelle, le premier permettant alors
de mettre au jour, même si c’est sous un prisme sans doute déformé760, la seconde (Section 1).
Pour remplir ce rôle, les juridictions doivent cependant s’appuyer sur des relais institutionnels, qui interviendront pour porter la parole coutumière, pour prouver une décision coutumière ou encore pour organiser le statut des personnes qui relèvent de la coutume (Section 2).
Enfin un puissant vecteur d’intégration de la coutume réside dans les règles de conflits internes
de normes dont il apparaît nécessaire aujourd’hui, s’agissant de la coutume mais en réalité
plus globalement pour l’ensemble du droit calédonien (écrit comme coutumier) en raison du
transfert de la compétence normative du droit civil, qu’elles soient complètement repensées
dans leur logique et, dès lors, créées (Section 3). Les contributions rassemblées ici permettront
à la fois d’effectuer un bilan – critique – de l’existant mais surtout de proposer des pistes très
avancées de réforme des normes en vigueur ou de création lorsqu’elles n’existent pas.
X
X X
SECTION 1. LE RÔLE DES JURIDICTIONS
L’activité des juridictions de Nouvelle-Calédonie en matière de droit coutumier, qu’il soit
substantiel ou institutionnel, le montre. Dans l’espace laissé libre par le législateur les juridictions
se sont positionnées afin de créer un véritable corpus dont la base de données http://coutumier.
univ-nc.nc/ révèle l’ampleur. Si la juridiction judiciaire est davantage connue dans son rôle
d’émergence du droit coutumier (§ 1), la juridiction administrative, plus discrètement, intervient
notamment afin de délimiter la compétence respective des autorités et institutions coutumières
et des institutions de droit commun dans l’émergence d’un droit de la coutume (§ 2).
760 - Cf. P. Deumier, supra Partie 1 – Synthèse, introduction.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
§ 1 - La juridiction coutumière kanak
(Juger en Kanaky)
303
Daniel Rodriguez
Juge à Koné
L’aliénation d’un système n’est souvent que le fruit de l’aliénation de l’indépendance d’esprit et des
schémas personnels de ceux qui le portent : ce n’est alors plus de l’acculturation, mais un ethnocide,
car l’acculturation supposerait que les deux systèmes juridiques concurrents s’influencent mutuellement ; or dans ce que nous voyons aujourd’hui il y a toujours un droit dominant qui s’autoproclame le « droit commun », et en face on observe dans les faits une tendance à vouloir abdiquer la
coutume, à demeurer à tout le moins sur la défensive. En tout cas le Droit civil lui, n’a rien perdu
de ses prétentions hégémoniques, là où la coutume se vit en état de siège.
Régis Lafargue, Décoloniser le Droit
« L’organisation politique et sociale de la Nouvelle-Calédonie doit mieux prendre en compte
l’identité kanak », ce sont les termes qui introduisent le document d’orientation de l’accord
de Nouméa. Il eut peut-être fallu préciser que l’organisation judiciaire, sur ce territoire, serait
tenue à la même obligation.
Le rapport de l’Inspection Générale des Services Judiciaires (IGSJ), en 2007, sur le fonctionnement des juridictions calédoniennes, dans la fiche consacrée à la coutume, soulignait, en effet,
les points suivants :
La mise en œuvre d’un droit coutumier participe de la pleine reconnaissance de l’identité kanak,
inscrite dans l’accord de Nouméa du 5 mai 1998.
Le contexte dans lequel l’autorité judiciaire est conduite, en Nouvelle-Calédonie, à exercer ses
missions est celui d’un dualisme juridique, tenant à la pluralité de statuts personnels coexistant
sur ce Territoire : aux côtés du droit commun, il lui revient en effet de mettre en œuvre, en matière
civile, un droit coutumier, applicable aux personnes possédant un statut dit « statut particulier »
ou encore de « statut coutumier ».
Ce rapport concluait ses constats et observations par les recommandations suivantes :
Les avis récemment rendus par la Cour de cassation reconnaissent un champ de compétence large
de la coutume dans les rapports civils des personnes de statut particulier. Dans ce contexte, le
fonctionnement des juridictions coutumières, et donc la participation d’assesseurs coutumiers à
l’administration de la justice civile, constitue un levier essentiel à la mise en œuvre et au développement du droit coutumier, et plus largement au renforcement du lien social sur le Territoire. À ce
titre, il revient aux juridictions du ressort de rechercher l’organisation la plus appropriée pour
appliquer ce droit.
Au vu des pratiques pour partie hétérogènes constatées, il paraît en effet opportun qu’une réflexion
soit menée sur celles-ci, cette situation étant de nature à rompre l’égalité des personnes devant la
loi. Cette réflexion pourrait également porter sur les moyens propres à améliorer la présence et la
participation des assesseurs au fonctionnement des juridictions coutumières.
�304
Le fait qu’au niveau du TPI le traitement du contentieux coutumier soit désormais centralisé par
le président doit faciliter cette démarche, à conduire avec les magistrats en poste dans les sections
détachées et les juges des enfants. Dans ce cadre, un suivi spécifique doit être mis en place, en
particulier pour disposer de données fiables sur la durée de traitement de ces procédures et sur la
charge de travail supplémentaire qu’elles induisent, notamment pour le greffe.
Il paraît par ailleurs nécessaire, pour répondre à la demande légitime des assesseurs coutumiers,
d’organiser à un rythme régulier des réunions associant assesseurs des différentes aires et magistrats professionnels, afin de permettre des échanges sur les expériences et les difficultés rencontrées. Elles pourraient par ailleurs être le cadre, le cas échéant, d’actions de sensibilisation plus
larges des assesseurs non professionnels au fonctionnement du système judiciaire néo-calédonien.
Aucune décision d’envergure n’a cependant été prise pour permettre de répondre à ces recommandations, seules quelques initiatives des magistrats, en charge de ces juridictions, ont permis de réunir, en de rares occasions, les assesseurs et les juges professionnels.
Un projet des organisations les plus représentatives des Kanak (l’UICALO et l’AJCLF) avait
pourtant été proposé entre 1946 et 1950, analysé en détail par Ismet Kurtovich. Outre la
défense d’une propriété collective inaliénable, protégeant l’espace foncier des réserves, ces
deux organisations prônaient la création d’un conseil de chef, élu à la majorité par les hommes
et les femmes, au niveau des tribus et des districts et d’une chambre consultative indigène
permettant d’assurer un lien avec le Conseil Général, la création d’une justice civile, dont un
tribunal de conciliation, à l’intérieur du district, ainsi qu’un tribunal d’instance composé d’un
juge de paix européen et de deux assesseurs coutumiers et, enfin, la création d’une police tribale sous la responsabilité du chef.
Ces juridictions coutumières ont été instaurées, quarante ans plus tard, par l’ordonnance du
15 octobre 1982, alors que le gouvernement territorial était présidé par J.-M. Tjibaou. Leur activité a connu une accélération ces dix dernières années, non sans résistances, ni difficultés.
Leur existence, leur compétence, et les solutions qu’elles dégagent ont nourri des commentaires
publics et doctrinaux qui démontrent combien leur action est sensible, tant pour ceux qu’elles
concernent : les justiciables kanak, que pour ceux qui les observent : les juristes et les politiques.
L’espace social occupé par les Kanak et les règles qui les régissent, en son sein, semblent avoir
trouvé une correspondance dans l’espace judiciaire accordé à la coutume. Ce dernier demeure
néanmoins méconnu car il repose sur des principes et des règles oraux, comme la culture qui
le soutient, et donc, par définition, sans références écrites sur lesquelles pourraient se fonder
des commentateurs avisés.
Ce qui n’empêche pas nombre de commentaires parfois très rudes sur l’action de ces juridictions (I.) et la nature des décisions qui sont rendues (II.).
I. � A JURIDICTION COUTUMIÈRE EN NOUVELLE-CALÉDONIE : DES TEXTES
L
ET DES PRATIQUES
L’ordonnance n° 82-877 du 15 octobre 1982 a donc institué des assesseurs coutumiers dans le
territoire de la Nouvelle-Calédonie, au tribunal civil de première instance et à la cour d’appel.
En vertu de ce texte, outre que les autorités coutumières des collectivités mélanésiennes de
droit local régulièrement instituées sont investies d’un pouvoir de conciliation entre citoyens
de statut particulier dans les matières régies par ce statut (article 1er), les contestations entre
citoyens de statut civil particulier sur des matières régies par ledit statut peuvent être ortées
p
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
directement, à l’initiative quelconque des parties, devant le tribunal de première instance
(article 2), qui, saisi de ces « litiges », est complété par des assesseurs de statut civil particulier,
en nombre pair et ayant voix délibérative (article 3), pareille composition étant également prévue pour la cour d’appel, juridiction collégiale à la différence du tribunal de première instance.
Si l’ordonnance du 15 octobre 1982 instituant des assesseurs coutumiers « a eu le mérite de
rappeler l’existence de l’article 75 de la Constitution qu’elle obligeait à réinterpréter »761, elle
est demeurée lettre morte jusqu’en 1990, les assesseurs coutumiers, entrés en fonctions le
1er anvier 1983, n’ayant été saisis qu’une seule fois et n’ayant pas été renouvelés.
j
C’est à l’occasion de l’adoption de la loi n° 89-378 du 13 juin 1989 portant diverses dispositions
relatives à l’organisation judiciaire en Nouvelle-Calédonie que l’ordonnance du 15 octobre
1982 fut « réactivée ».
Ce texte législatif a adjoint des sections détachées au tribunal de première instance de Nouméa,
en l’occurrence les sections détachées de Koné (province nord) et de We-Lifou ( rovince des
p
Îles), compétentes pour juger dans leur ressort des affaires civiles, correctionnelles et de police,
notamment les litiges relevant du statut civil particulier dans la composition et les conditions
prévues par l’ordonnance du 15 octobre 1982.
En faisant des sections détachées de véritables juridictions de proximité, cette loi rendait pour la
première fois accessible la justice de la République aux populations mélanésiennes et a instauré
une dynamique fondée sur le contact du magistrat avec le « terrain », son dialogue avec ses assesseurs, sa connaissance et son attachement pour le pays lui-même.762
L’ordonnance de 1982 avait pour but d’apaiser les tensions grandissantes issues des revendications au titre du lien à la terre. De ce fait, elle est non seulement une réponse juridique mais aussi
politique. Elle permettait l’accession à la justice de la République de la population mélanésienne,
mais surtout répondait à une revendication identitaire en intégrant des assesseurs coutumiers
au sein de l’organisation judiciaire de droit commun. Les assesseurs coutumiers ne sont pas les
porte-parole des autorités coutumières ; leur mode de désignation est plus que satisfaisant.
Il ne faut pas, (pour un magistrat professionnel) partir du droit commun pour comprendre le
droit coutumier mais plutôt du droit coutumier pour l’intégrer au droit commun. C’est ainsi que
l’analyse de la société kanak et donc de sa pratique coutumière permet de mieux appréhender
les problèmes juridiques qui se posent à propos des litiges opposants les citoyens de statut civil
coutumier. 763
I. 1. L’intégration du magistrat professionnel à la juridiction coutumière
Un magistrat formé à l’école de la magistrature, après des études universitaires classiques,
n’imagine pas la fonction qu’il est appelé à occuper sur ce territoire en tant que juge coutumier. Une fois admise l’absence de connaissance de la culture kanak et des règles coutumières
qui la structurent, il comprend que la juridiction coutumière est indispensable pour statuer
dans des affaires concernant des personnes de statut coutumier kanak.
761 - � égis Lafargue, La Coutume Judiciaire en Nouvelle-Calédonie - Aux sources d’un droit commun coutumier, Presses
R
Universitaires d’Aix-Marseille, 2003.
762 - Ibid. p. 49 et 51.
763 - � ote Trolue : entretien.
F
305
�306
Le temps d’adaptation est plus ou moins important suivant l’implantation du poste dans
lequel ce magistrat est affecté. Le choc coutumier est évidemment plus brutal dans les îles,
où la population est quasi exclusivement de statut coutumier kanak, qu’en province Nord où
ces populations représentent 80 % des habitants et sans comparaison avec la même fonction
exercée au TPI de Nouméa où les personnes de statut coutumier sont minoritaires.
Les préparations à ce choc juridico-culturel sont toutes récentes dans les formations de l’ENM
et s’inscrivent dans des stages plus généraux intitulés : « Être magistrat outre-mer ». Déstabilisés ab initio par une incompétence naturelle, les juges occidentaux ne peuvent se muer en juge
coutumier sans le soutien des assesseurs, et sans une volonté de s’ouvrir à un système juridique
différent.
Ce cumul de conditions énoncées comme préalables à l’exercice adapté des fonctions judiciaires en Nouvelle-Calédonie, à l’égard des populations autochtones, explique sans doute la
réticence, sinon le refus de certains magistrats, affectés en Nouvelle Calédonie, d’œuvrer en
ce domaine et de remplir leur office.
I. 2. L’insertion de ces dispositions dans le Code de l’organisation judiciaire
L’ordonnance n° 2006-673 du 8 juin 2006 portant refonte du code de l’organisation judiciaire a
repris les articles 2 à 7 de l’ordonnance de 1982 pour les intégrer au code de l’organisation judiciaire, et non l’article 1 relatif au pouvoir de conciliation entre citoyens de statut coutumier.
Est-ce à dire qu’un tel pouvoir de conciliation, dont sont investies les autorités coutumières,
serait méconnu ? Nullement car les dispositions de cet article n’ont pas été abrogées, elles
demeurent dans l’ordonnancement juridique, même si l’on peut estimer que c’est à un degré
de reconnaissance moindre.
L’ordonnance 2006-673, dans son article 11, a cependant abrogé la seconde phrase du premier alinéa et le second alinéa de l’article 7 de l’ordonnance 82-877 qui prévoyaient que : « cette demande
[l’application à leur différend des règles de droit commun relatives à la composition de la juridiction] doit être présentée avant toute défense au fond ou fin de non-recevoir. Le juge interroge spécialement les parties sur ce point et leur accord est consigné dans la décision ». Ces deux obligations
sont donc supprimées et le déroulement de la procédure devrait s’en trouver simplifié. Surtout
il n’est plus envisageable de voir perdurer les pratiques de certains magistrats qui, devant statuer
en formation coutumière, interrogeaient les parties, préalablement à l’audience, sur la composition de la juridiction. En pratique, soit dans la convocation, soit à l’audience, il était exposé aux
parties concernées la possibilité de renoncer à la présence des assesseurs et d’accepter que le juge
professionnel statue seul et leur avis était sollicité. Une telle interprétation du texte divisait les
magistrats, certains considérant que la renonciation ne pouvait être demandée que si la composition de la juridiction n’était pas conforme au texte, au moment de l’audience, et qu’il manquait,
de manière imprévue, un ou des assesseurs pour la composer. Désormais le juge n’a plus, donc,
l’obligation d’interroger les parties, ce qui ne signifie pas qu’il doit statuer seul sans leur accord.
Notons que cette possibilité de renonciation à la présence des assesseurs n’est offerte aux parties que devant la juridiction de première instance et non devant la cour d’appel764.
764 - � ’article 562-24 du COJ reprend l’article 7 de l’ordonnance du 15/10/1982, qui ne prévoit la possibilité de renonL
ciation à la présence des assesseurs que devant le tribunal de première instance.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
I. 3. L’application de ces dispositions relatives à la composition de la juridiction
Pour mesurer la portée de ces modifications l’on doit exposer les difficultés qui peuvent parfois
surgir dans la composition de la juridiction, dès lors que les assesseurs convoqués, ou l’un d’eux,
sont absents. La juridiction n’étant valablement composée que par la présence des assesseurs
en nombre pair, il n’est possible de statuer, sans le respect de cette parité, que si les parties présentes l’acceptent – c’était la portée des dispositions précédentes. Elles étaient justifiées, comme
l’indiquent les motifs qui ont présidé à l’ordonnance de 1982, par la méconnaissance par le juge
professionnel des règles coutumières orales et complexes. Si l’on a pu estimer en 2006 que cette
obligation pourrait être abrogée, c’est sans doute parce que la jurisprudence élaborée depuis une
quinzaine d’années permet aux magistrats, même en l’absence des assesseurs, d’avoir une référence quant aux règles coutumières qui s’appliquent, dans les cas d’espèce qui lui sont soumis.
Le magistrat en question expose alors la possibilité qui est offerte aux parties de demander le
renvoi à une audience où les assesseurs seront présents ou bien d’accepter que cette affaire
soit jugée par lui seul, en soulignant qu’il dispose des éléments jurisprudentiels affirmés, qui
ont déjà trouvé à s’appliquer à des cas d’espèce similaires.
Dans le cas où l’affaire concerne une règle nouvelle, ou bien porte sur une demande de dissolution d’union coutumière ou un conflit foncier, notamment, ayant des fondements complexes,
et le plus souvent anciens, le magistrat, s’il est seul, doit prendre de lui-même l’initiative de
renvoyer l’affaire à une audience régulièrement composée. La collégialité, abandonnée dans
nombre de procédures civiles de droit commun, est ici indispensable pour asseoir la légitimité
de la décision coutumière à venir, au terme d’un débat où l’oralité prédomine.
En tout état de cause l’appréciation de la régularité de la composition de la juridiction a donné
lieu à une série d’arrêts de la cour d’appel en janvier 2007765 qui ont annulé les décisions rendues en première instance. Ces arrêts constituent une part non négligeable (10 sur 24 décisions
publiées en matière coutumière) des décisions disponibles dans la base de documentation
juridique (juridoc.gouv.nc) propre à la Calédonie. Ils réaffirment que « le choix des assesseurs
n’est pas laissé à la simple appréciation du juge, l’article 5 de l’ordonnance n° 82-877 du 15/10/1982
modifiée [devenu article L 562-22 du Code de l’organisation judiciaire] disposant, en effet, que “les
assesseurs appelés à compléter la formation de jugement sont désignés... de telle sorte que la coutume de
chacune des parties soit représentée par un assesseur au moins”, et ce choix devant répondre à “l’esprit
de l’institution des assesseurs coutumiers” dès lors que les coutumes observées dans les différentes aires
coutumières ne sont pas nécessairement équivalentes ».
Désormais il n’est plus nécessaire d’interroger les parties et de consigner leur acceptation dans
la décision, mais cela n’interdit pas de respecter cet « esprit de l’institution des assesseurs
coutumiers », rappelé par la cour d’appel et d’éviter au maximum, pour le juge professionnel,
de statuer seul.
La composition de la juridiction avec assesseurs coutumiers est donc soumise à une double
exigence cumulative : d’abord, que les assesseurs coutumiers siègent en nombre pair, ensuite
que « la coutume de chacune des parties soit représentée par un assesseur au moins ». Dans
un arrêt rendu le 29 septembre 2011, la cour d’appel affirme que cette double exigence est
765 - � ttp://www.juridoc.gouv.nc/.
h
307
�308
remplie, dès lors que dans le cadre d’un litige opposant des parties originaires de la même aire
coutumière, un assesseur au moins représente ladite aire, le second assesseur pouvant alors
être issu d’une aire coutumière différente de celle des deux parties. Cette décision, part du
constat que les articles L 562-20 et 562-22 du code de l’organisation judiciaire n’exigent pas
formellement que seuls puissent siéger des assesseurs issus des aires d’origine des parties.
Elle permet donc de faire participer à certaines affaires des assesseurs issus d’autres aires que
celle des parties. C’est possible, notamment, chaque fois que respectant la parité sont appelés
à siéger plus de deux assesseurs coutumiers (4 ou 6 par exemple, ce que la loi n’interdit pas).
Le recours à cet assouplissement permet de confronter d’éventuelles divergences de coutumes
selon les aires coutumières. C’est le moyen de dégager, à la faveur de formations « plénières »,
des principes communs coutumiers sur des questions sensibles, telles celles concernant les
terres. Cela permet, à un stade ultérieur, de créer les conditions d’une jurisprudence commune
à un certain nombre d’aires, et le seul moyen d’y arriver est de combiner la représentation de
l’aire des parties (dans les conditions prévues par les textes) avec la représentation des autres
aires, ce que les textes légaux n’interdisent pas formellement.
Avec une telle méthode, inspirée de cet arrêt, on peut parvenir à faire de la formation coutumière un véritable organe normatif édictant des décisions de principe d’autant plus légitimes
qu’elles émaneront d’un panel élargi d’assesseurs coutumiers.
I. 4. La renonciation à la présence des assesseurs: acceptée ou demandée ?
Reste une interrogation sur le terme « réclamer » ! Que les parties de statut coutumier, « d’un
commun accord, (puissent) réclamer devant le tribunal de première instance l’application à
leur différend des règles de droit commun relatives à la composition de la juridiction » paraît
extrêmement surprenant. On se trouverait là dans le cas où les justiciables kanak demanderaient expressément que le juge métropolitain soit seul à statuer en matière coutumière. Cela
n’a pas de sens si l’on considère que ce magistrat ignore souvent les règles coutumières, même
si des précédents sont connus. Et l’on voit mal comment deux parties au procès de statut
coutumier viendraient réclamer que le juge métropolitain statue seul sur une affaire qui les
concerne dans les relations coutumières, et qui doit trouver une solution en fonction des
règles de la coutume, que ce magistrat, a priori, ignore. Si l’on avait souhaité permettre, par ce
moyen, la récusation d’assesseurs coutumiers, les dispositions du code de procédure civile de
Nouvelle-Calédonie, doivent être invoquées.
Au final, et dans un souci de pragmatisme, diraient certains, si souvent revendiqué pour ignorer les dispositions textuelles relatives au traitement des affaires coutumières, ce qui doit être
recherché c’est la possibilité de traiter les affaires dans un délai raisonnable, sans que l’absence
des assesseurs, seulement en première instance, constitue un empêchement de juger et, par
voie de conséquence, un déni de justice.
Cela doit demeurer exceptionnel et il vaut mieux s’attacher à faciliter l’organisation des
audiences pour permettre aux assesseurs d’être présents et de remplir leur rôle.
Cette organisation repose sur le travail du greffe, et il faut bien constater que tous les agents
du greffe, comme tous les magistrats, n’ont pas le même intérêt pour animer et prendre en
charge cette juridiction particulière. Des relations entre la greffière, ou le greffier, en charge
de la juridiction, et les assesseurs coutumiers dépendent, en grande partie, le déroulement
harmonieux des audiences.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
D’abord pour s’assurer que la composition de la juridiction sera régulière, en adressant les
convocations et en vérifiant, par des contacts personnels, que l’assesseur sera disponible,
ensuite en tenant compte des contraintes qui peuvent être les leurs et enfin en s’assurant de
leur rapide indemnisation pour le déplacement et les vacations prévues pour la durée de l’audience, bref en leur accordant l’attention qu’ils méritent, pour le travail qu’ils accomplissent.
I. 5. Les conditions posées pour la nomination des assesseurs
Ces assesseurs coutumiers doivent être âgés de plus de 25 ans et présenter des garanties de
compétence et d’impartialité, une liste comprenant au moins cinq assesseurs de chaque coutume étant établie, tous les deux ans, par l’assemblée générale de la cour d’appel, sur proposition du procureur général (Art. L. 562-21 du COJ).
La question de l’âge est objective et ne pose, théoriquement, pas de difficultés. Mais en réalité
les assesseurs désignés ont bien plus de 25 ans et sont souvent âgés de plus du double. Ce qui
laisse place à des critiques sur le caractère conservateur de la juridiction, composée majoritairement d’hommes âgés, qui seraient incapables de répondre aux aspirations des sujets de
la coutume vivant dans la modernité. Outre le fait qu’il ne suffit pas d’être jeune pour être
progressiste, l’on ne devrait pas s’étonner de ce que les personnes désignées pour remplir le
rôle de juge coutumier soient des « vieux », considérés comme des sages dans la coutume, qui
doivent avoir une connaissance des règles coutumières et une légitimité à les exprimer dans
l’enceinte judiciaire.
Il n’existe pas, en effet, de concours pour être juge coutumier, permettant d’apprécier l’étendue des connaissances, et les qualités des candidats, qui seraient nécessairement, dans un cas
de recrutement comme celui-là, motivés par des aspirations personnelles et des prétentions
susceptibles d’aporie avec les représentants de la coutume.
Les « garanties de compétence et d’impartialité » paraissent plus difficiles à apprécier par les
instances en charge de la désignation des assesseurs. Formellement, c’est l’assemblée générale
de la cour d’appel, sur proposition du procureur général, qui inscrit les personnes sur la liste
des assesseurs. Cette liste résulte, en réalité, des propositions faites par les aires coutumières,
lorsqu’elles sont sollicitées, ou bien des réponses individuelles données par les assesseurs inscrits dans la liste précédente et auxquels la cour d’appel a demandé s’ils souhaitaient être
renouvelés.
Il est arrivé, quelquefois, au moment de l’établissement de cette liste, que l’avis des juges coutumiers, qui travaillent au quotidien avec ces assesseurs, soit sollicité. Rien ne l’impose et cela
n’est pas organisé.
Le mode de désignation des assesseurs coutumiers mériterait d’être précisé et devrait être
laissé à l’appréciation des aires coutumières dont ils dépendent, la cour d’appel opérant une
vérification de leur capacité formelle (droits civiques, condamnation, âge requis).
Leur intégration au sein de l’institution judiciaire devrait être améliorée avec la désignation
d’un correspondant au sein de la cour d’appel, chargé d’animer l’activité coutumière dans le
ressort, qui pourrait établir un bilan d’activité aux termes de la mandature.
La durée de cette mandature pourrait aussi être discutée car, après tout, n’est-il pas préférable
d’avoir des juges coutumiers expérimentés, dont le mandat leur permet d’agir dans la durée.
309
�L’on doit s’en remettre, pour la garantie de compétences, au choix effectué par les autorités
coutumières que sont les conseils coutumiers ; il serait sans doute souhaitable qu’une collaboration plus importante existe entre l’institution judiciaire et ces autorités coutumières
légitimes, pour exposer les attentes de l’institution et entendre des arguments des coutumiers.
310
Cette collaboration aurait pu trouver une formalisation au sein de l’institution judiciaire calédonienne par la désignation d’un « magistrat délégué à la coutume »766, par exemple, qui, à
l’instar de ceux délégués à l’enfance, à la formation, ou à l’application des peines, fonctions
prévues par le code de l’organisation judiciaire, pourrait remplir une fonction de conseil
auprès du premier président de la Cour d’appel sur l’ensemble des sujets relatifs à la coutume ;
favoriser l’échange des pratiques entre les juges coutumiers du ressort ; et développer des relations avec les interlocuteurs institutionnels de la justice coutumière à l’échelon territorial.
I. 6. Le serment et ses conséquences
Ils prêtent serment avant d’entrer en fonction (Art. L. 562-23 du COJ) en ces termes : « Je jure de
bien et fidèlement remplir mes fonctions, de garder religieusement le secret des délibérations et
de me conduire en tout comme un digne et loyal magistrat. » En cela ils sont soumis aux mêmes
obligations déontologiques que le magistrat professionnel et pourraient, puisque la violation du
serment est ainsi sanctionnée, faire l’objet de poursuites disciplinaires.
On aborde là un débat délicat, qui porte sur le rôle du juge dans la cité, son impartialité et sa
neutralité, souvent confondues, et l’on peut se référer sur cette question à l’avis d’un magistrat
qui considère que :
Qu’on le veuille ou non, il y a et il y aura toujours entre la loi et le cas particulier un interstice, que le
magistrat a vocation à remplir, avec sa conscience, ses valeurs, ses opinions, ses émotions – ses affects
dirait Spinoza . Le magistrat est là pour ça, pour être humain, ce qu’il est de toute façon. Cessons
donc de vouloir le neutraliser. En revanche, il est essentiel qu’il soit impartial, c’est-à-dire qu’il n’ait
pas d’intérêts liés à la solution du problème qui lui est posé, qu’il ne préjuge pas, qu’il ne s’enferme
pas dans le prêt-à-juger, qu’il se méfie de lui-même. Ce qui suppose non seulement qu’il se connaisse,
mais également qu’il assume ce qu’il est, pour éviter autant que possible le retour du refoulé. 767
Lorsque la question de l’impartialité est posée les assesseurs coutumiers sont en mesure de
se déporter et d’éviter ainsi d’avoir à être dans une position susceptible de générer une suspicion sur la portée de la décision rendue. Il est arrivé que l’assesseur coutumier indique qu’il
connaissait l’une des parties qui comparaissait, ou qu’il était famille avec elle, et qu’il demande
à sortir pendant le jugement de l’affaire. Il n’y a eu en première instance, durant ces vingt
dernières années, aucune demande de récusation, contre un assesseur coutumier, qui ait été
766 - � e projet, formalisé en juin 2012, n’a pas connu de suite. Il s’appuyait sur les constats d’une période où la couC
tume judiciaire a été profondément remaniée, où les politiques publiques sont réorganisées, où les rôles des institutions sont en mutation, et soulignait qu’il est essentiel pour que la place et la fonction de l’action judiciaire
soient clairement identifiées, que les magistrats se coordonnent, communiquent et s’engagent dans les débats
institutionnels pour que leur positionnement soit compris par les autres acteurs de la coutume.
En outre, l’institution, quelle que soit la mobilité des personnels qui la composent, doit être garante de la continuité de l’intervention judiciaire. Les juridictions coutumières doivent donc être organisées à cette fin, pour que
la continuité de la réponse judiciaire soit effective, lisible et compréhensible par tous.
767 - � atthieu Bonduelle, Magistrat : http://www.monde-diplomatique.fr/2014/09/BONDUELLE/50780.
M
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
formée. Un unique exemple de demande de récusation a été examiné par la cour d’appel dans
une affaire coutumière.
I. 7. L’impartialité : un exemple coutumier
La récusation est le droit reconnu par la loi à toute partie de demander qu’un juge, dont elle
met en cause l’impartialité, soit écarté du procès et remplacé par un autre.
Ce droit s’appuie, selon la matière, sur les dispositions des articles 341 et suivants du code de
procédure civile et des articles 668 et suivants du code de procédure pénale.
Indépendamment de toute demande d’une partie, un juge peut estimer inopportun pour lui
de connaître d’une affaire déterminée, notamment lorsqu’il existe en sa personne une cause
légale de récusation. Les dispositions de l’article 339 du code de procédure civile permettent
au juge « qui suppose en sa personne une cause de récusation ou estime en conscience devoir
s’abstenir » de se faire « remplacer par un autre juge que désigne le président de la juridiction à
laquelle il appartien ». Ces dispositions s’appliquent également aux assesseurs des juridictions
échevinales.
Il ne peut cependant décider lui-même de son abstention en matière pénale. Un magistrat
n’est pas en effet juge de sa propre récusation qui a une incidence certaine sur le fonctionnement de la juridiction : de ce fait, l’article 674 du code de procédure pénale subordonne cette
faculté à plusieurs conditions768.
Dans une affaire pénale, en lien avec une cérémonie coutumière, à Koné, il est advenu, de
manière surprenante et exceptionnelle, une demande de récusation formée par le ministère
public à l’encontre d’un juge professionnel, présidant la juridiction coutumière par ailleurs,
qui siégeait en formation correctionnelle. Les motifs de la récusation portaient sur la participation de ce magistrat à une cérémonie de « coutume de pardon » entre deux clans, après des
violences commises, et qui étaient jugées par le tribunal correctionnel, lors de l’audience qui
a donné lieu à cette récusation.
Le geste coutumier, propre à la civilisation kanak, sur cette partie de territoire français, est
reconnu comme un élément fondamental de sa culture et de son identité.
On reconnaît à la coutume des effets juridiques exclusivement dans le domaine civil.
Il est clair et admis par tous qu’un geste coutumier ne peut avoir aucune influence sur une
décision pénale ; les tribunaux tiennent compte, néanmoins, régulièrement de gestes coutumiers pour adapter la peine prononcée.
L’affaire concernait une affaire de violences aggravées, avec armes, entre deux groupes de
jeunes issus de clans différents implantés dans deux communes, à l’occasion d’une fête musicale qui s’est tenue dans une troisième commune à Koné.
768 - � Aucun des juges ou conseillers visés à l’article 668 ne peut se récuser d’office sans l’autorisation du premier
«
président de la cour d’appel dont la décision, rendue après avis du procureur général, n’est susceptible d’aucune
voie de recours. »
311
�312
Dans ce dossier particulier, un procès-verbal de réunion, versé aux débats par le conseil des
anciens de la tribu de G., sur la commune de Poya, indique que « les membres du conseil des
anciens de la tribu ont tenu à ce que ce soit les jeunes qui prennent la décision de faire le geste
de coutume pour les demandes de pardon au district de Koné et de Voh et tous les jeunes ont
approuvé cette décision ». On peut observer que cette réunion s’est tenue cinq jours après la
présentation des auteurs devant le tribunal correctionnel, en comparution immédiate, et trois
semaines après le déroulement des faits. Le dossier n’étant pas en état d’être jugé le tribunal a
renvoyé le parquet à se pourvoir devant un juge d’instruction. L’enquête se poursuivait donc
lorsque les autorités coutumières engagent des discussions avec les membres du clan impliqués.
Interrogés par le juge d’instruction les prévenus, en détention provisoire, ont donné des indications sur la portée du geste coutumier, décidé par le conseil des anciens.
L’un indique que « les gens de sa famille lui ont écrit que la tribu avait pris des contacts avec
la tribu de Voh pour tenter une réconciliation. Compte tenu de cette démarche coutumière
il estime ne pas avoir à craindre des représailles ». Un autre indique lui aussi « qu’il ne craint
pas de représailles car il y a une démarche coutumière de réconciliation entre les deux tribus ».
On peut en déduire que les gestes coutumiers décidés par le conseil des anciens avaient pour
objectif une pacification des relations entre les clans de Voh et de Poya, et cela indépendamment de la procédure judiciaire en cours.
Une telle démarche est conforme aux principes coutumiers kanak, tels qu’ils ont pu être dégagés dans les décisions statuant sur les réparations des dommages résultant d’une infraction
entre personnes de statut coutumier. Les décisions, en ce domaine, rappellent l’importance de
la coutume de pardon, geste symbolique qui concrétise la réparation d’une faute commise et
qui a pour objectif de maintenir ou de rétablir les relations sociales coutumières rompues par
un acte commis en violation des obligations coutumières de prudence et de respect admises
et reconnues769.
Un tel geste n’est pas opposable à l’autorité judiciaire qui poursuit et juge les infractions. Mais
pour autant la justice ne méconnaît pas l’acte de volonté collective, exprimé et concrétisé, de
pacifier les relations entre le clan de l’auteur et celui de la victime.
En se limitant à cette analyse sommaire de la portée du geste coutumier, car c’est aux autorités
coutumières qu’il appartient d’exposer le sens profond et la valeur d’un élément essentiel de
leur culture, on constate, d’un point de vue éthique, que la présence du juge en observateur de
l’expression des valeurs culturelles kanak ne peut être considérée comme une manifestation
suffisamment grave pour mettre en cause son impartialité.
Il n’y a eu en effet, au cours de cette cérémonie coutumière qui s’est tenue à la mairie de Koné,
lieu institutionnel s’il en est, de prise de parole du juge manifestant une quelconque opinion
sur l’affaire.
Une telle démarche, initiée par les coutumiers eux-mêmes et eux seuls, depuis le mois de juillet comportait une étape dans la commune de Koné, pour respecter le chemin coutumier de
769 - � oir É. Cornut, supra Partie 1 – Chapitre 4, spéc. III.
V
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
réconciliation. Comme le rapporte le compte rendu, la population de G. était, toute entière et
collectivement, prête à assumer les fautes commises par quelques-uns de ses membres. Ainsi
s’exprime l’unité du clan, structure fondamentale de la société kanak, et l’idée de partage,
laquelle impose une totale solidarité en cas de faute commise par l’un des membres du clan.
À l’examen du déroulement des éléments constituant cette coutume de pardon et du résultat
espéré par le clan de G..., on constate qu’il n’y a aucune relation avec la procédure judiciaire en
cours et que personne, parmi les intéressés, n’évoque, ni ne remet en cause le déroulement de
cette procédure. Le respect envers la justice est tel, qu’il est inimaginable que l’on intervienne
pour influencer la décision à venir.
L’invitation lancée au juge coutumier de Koné d’assister (du latin assistere : se tenir auprès)
n’avait, dans l’esprit des acteurs de cette coutume, aucune arrière-pensée intéressée. Et c’est
ainsi que cela devait être compris.
C’est donc en toute sérénité que le magistrat a pu se rendre à l’invitation du maire, premier
magistrat de la commune, honoré qu’il ait pensé que sa présence pouvait l’éclairer sur les
gestes coutumiers, pour l’exercice de ses fonctions.
La récusation, formalisée par le parquet, à la suite du refus du magistrat coutumier de se
déporter de la composition du tribunal correctionnel, en considération des éléments décrits
précédemment, a donné lieu à une décision du premier président de la cour d’appel qui, se
fondant sur l’apparence d’impartialité nécessaire pour tout magistrat, a fait droit à la requête.
Chacun appréciera l’importance que pouvait avoir cette récusation pour le parquet, dans une
affaire somme toute banale.
I. 8. La désignation pour le jugement
Les assesseurs sont désignés par ordonnance du président de la juridiction, de telle sorte que la
coutume de chacune des parties soit représentée par un assesseur au moins (Art. L. 562-22 du COJ).
La lourdeur de ces dispositions, qui impliqueraient une ordonnance distincte de désignation
pour chaque affaire, et qui ne sont pas adaptées au traitement administratif d’un nombre
conséquent de dossiers, n’est respectée que par la cour d’appel.
En première instance une ordonnance de désignation, de quatre assesseurs représentant les
quatre aires de la province nord, pour les audiences coutumières prévues sur une période
semestrielle, permet de respecter ces dispositions.
Mais ce n’est pas tant la désignation formelle qui importe pour les assesseurs que la prise en
compte de leurs obligations personnelles, professionnelles ou coutumières par la juridiction,
pour fixer le calendrier de leur participation.
Pour certains dossiers néanmoins, qui concernent des conflits fonciers le plus souvent, il est
prêté une attention plus grande au choix des assesseurs coutumiers et ils sont sollicités, avant
d’être désignés, pour vérifier qu’il n’y a pas d’incompatibilité à juger le dossier en question.
De même il est procédé à une sélection des assesseurs au regard de leur participation effective
à des convocations précédentes, des absences répétées et injustifiées conduisant ainsi à ne plus
appeler dans la composition de la juridiction les assesseurs concernés.
313
�Pour que les juges coutumiers acquièrent une reconnaissance plus importante il a été évoqué
la possibilité d’allonger la durée de leur mandat, pour ne pas en rester aux deux ans actuels qui
sont insuffisants pour se forger une expérience et occuper pleinement leur place à égalité avec
le magistrat professionnel.
314
I. 9. La collaboration avec les assesseurs
L’extrait du rapport d’inspection, cité en préambule de cette contribution, rappelait la nécessité de prévoir des réunions entre magistrats professionnels, chargés de la coutume, et avec
les assesseurs coutumiers. Ces tentatives de rencontre ont été difficiles à mettre en place.
Lorsqu’elles ont eu lieu elles sont d’un intérêt évident ainsi qu’on le voit dans les exemples
suivants.
Une réunion s’est tenue, en février 2006, afin de débattre avec les représentants des différentes
aires coutumières de la province Nord (aires Hoot ma Whaap, Paicî-Cèmuhî, A’jië-Arho,
Xârâcùù) des incidences immédiates de l’avis rendu par la Cour de Cassation le 16 décembre
2005 sur la présence d’assesseurs coutumiers en assistance éducative. Cet avis oblige désormais juges et coutumiers à travailler ensemble pour construire une justice qui puisse être
acceptée par tous. Cela suppose de commencer par changer les perceptions réciproques. Pour
la population, il est nécessaire de passer d’une vision punitive et contraignante de la justice à
une conception plus juste de celle-ci, travaillant pour la protection des enfants et l’intérêt des
familles, ce qui ne peut se faire qu’en coopérant. De son côté, le juge doit faire toute sa place
à la « coutume » dans le travail éducatif, mais pour cela, il a besoin de comprendre ce qu’on
doit très exactement mettre sous ce mot, de déterminer quelles sont les règles qu’on qualifie
de coutumières, de définir le rôle des parents, les droits et les devoirs qui sont les leurs, d’identifier les personnes qui doivent être consultées, d’imaginer les procédures de traitement des
dossiers, etc. De nombreux problèmes sont réglés en interne au sein des tribus, mais un certain
nombre arrivent jusqu’au tribunal et ils doivent obligatoirement y trouver une réponse. C’est
au juge de l’apporter avec les assesseurs coutumiers.
Des échanges, trois points surtout méritent d’être retenus. Tout d’abord l’insistance des coutumiers à souligner le manque de pouvoir qui est le leur en matière de régulation sociale. Presque
tous les intervenants ont mentionné l’existence dans la société kanak de structures de concertation et de décision pour tout ce qui touche à la coutume, y compris la détermination de la place
des enfants, (clan, conseil des clans au sein des tribus, chefferie, district), mais aussi pointé leur
impuissance à œuvrer faute de se voir reconnaître une réelle autorité, autre que morale.
Le représentant du Sénat coutumier de Nouvelle-Calédonie a replacé ce problème dans son
contexte historique, en rappelant la manière dont les Kanak s’étaient vus jusqu’à aujourd’hui
dépouillés des moyens de régler leurs propres problèmes, selon leurs propres conceptions et
moyens. L’avis de la Cour de cassation aura, selon lui, d’importantes conséquences pour l’avenir, mais le travail de reconstruction sera forcément long. Le statut civil particulier s’est trouvé
limité aux questions portant sur l’identité des personnes (état civil) et des terres. Le Sénat
entend traiter la question de manière globale. Une première action a été faite dans ce sens
avec le dépôt au Congrès d’une proposition de loi de pays sur le procès-verbal de palabre, une
modification du droit pénal républicain est souhaitée, pour accorder aux chefs de tribu un
pouvoir contraventionnel.
Sur les procédures de concertation à déployer, l’idée de la constitution d’un droit coutumier
fondé sur la jurisprudence a semblé à tous préférable à une longue étude préalable visant
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
à consigner par écrit et une fois pour toutes des règles qui peuvent évoluer avec le temps.
Sur la question des assesseurs, il a facilement été admis que des femmes puissent être désignées pour tout ce qui touche les affaires familiales notamment. Il a été aussi souhaité que
les assesseurs ne soient pas les seuls à être impliqués et que le tribunal puisse tenir compte de
l’avis du chef de tribu et du chef de clan. Le cas de l’oncle maternel n’a pas été évoqué, mais il
semble que le problème devra être débattu lors d’une prochaine rencontre.
Certains intervenants ont d’autre part évoqué des problèmes pratiques pour expliquer l’absence des assesseurs coutumiers lors de procès (transport, délais de convocation trop courts…).
Enfin, quelques participants ont pointé l’importance des différences régionales au sein de ce
qu’on appelle la « coutume » et la nécessité de ne pas les gommer. La Nouvelle-Calédonie possède huit aires coutumières (quatre dans le nord) et au sein même de chacune d’elles existent des
variantes. Le nombre des assesseurs par aire ne permet pas actuellement de couvrir pleinement
cette diversité. Il y a là un problème qu’on ne résoudra pas par un nivellement des différences.
Il est noté que la réunion n’a pas vraiment permis de répondre aux questions posées au départ.
Sans doute faut-il y voir une conséquence directe du paradoxe sociologique créé en Nouvelle-Calédonie par l’avis de la Cour de cassation, entre une coutume dépourvue de tout pouvoir et une justice française désormais chargée de se concilier des coutumiers pour appliquer
une coutume dont elle ignore tout.
I. 10. Les dispositions de procédure coutumière
Les règles du code de procédure civile de Nouvelle-Calédonie sont applicables à l’instance
coutumière et les assesseurs coutumiers devraient pouvoir bénéficier d’une formation minimale en ce domaine, comme en matière de procédure pénale.
Il n’est pas inutile de faire observer qu’en ce qui concerne la procédure applicable devant la
juridiction coutumière, seuls quatre articles dudit code lui sont consacrés, à savoir les articles
806, 806-1, 807 pour ce qui est de la première instance et 995-1 concernant la cour d’appel.
Des propositions pour voir reconnaître le caractère oral de la procédure dans les matières
concernées par la coutume n’ont pas abouti lors de l’adoption du code calédonien, qui reste
dominé par la procédure écrite. Pour les justiciables kanak cela demeure un obstacle dans
l’accès à la juridiction.
II. L’APPLICATION DU DROIT COUTUMIER KANAK
L’accord de Nouméa a formalisé dans son préambule que « la pleine reconnaissance de l’identité kanak conduit à préciser le statut coutumier et ses liens avec le statut civil des personnes
de droit commun ». Le document d’orientation explicite ce préambule en particulier pour les
éléments relatifs à l’identité kanak que sont le statut civil coutumier et la référence à la terre.
La loi organique du 19 mars 1999 approfondit et encadre les déclarations d’intentions précédentes. Son article 19 donne compétence à la juridiction civile de droit commun, complétée
par des assesseurs coutumiers, pour connaître des litiges et requêtes relatifs au statut civil
coutumier ou aux terres coutumières. Ce socle constitutionnel légitime sans conteste l’action
de la juridiction biculturelle.
315
�Comme le souligne Régis Lafargue, le constituant a donné au droit coutumier une force qui lui
manquait jusqu’alors.
316
Désormais, le droit coutumier régit les rapports de nature civile entre les personnes relevant du statut coutumier kanak. Le Code civil cesse d’être la norme de «référence» d’application universelle sauf
exceptions prévues par la loi. Tout au plus pourra-t-il parfois constituer vis-à-vis des personnes de
statut particulier le «droit supplétif» auquel on aura recours en cas de silence de la coutume. […] Et le
juge civil devient le garant de ce dualisme juridique, chargé d’appliquer le droit coutumier, avec l’aide
de deux assesseurs coutumiers, au moins, lorsqu’un litige oppose deux personnes de statuts coutumiers.
Jusqu’à 1989, date à laquelle la nomination d’assesseurs coutumiers a véritablement été mis en acte, il
n’existait de fait aucune juridiction coutumière reconnue apte à connaître le droit coutumier. Ainsi le
juge pouvait-il ignorer le droit coutumier par trois types de moyens – la déclaration d’incompétence
rationae personae, l’option de législation (qui consiste à appliquer le droit commun) ou le recours abusif
à la renonciation au statut – ce qui conduisait de fait à une marginalisation du droit coutumier.770
L’avis du 16 décembre 2005, limpide dans sa rédaction, aurait dû clore les débats internes à
l’institution judiciaire calédonienne en affirmant qu’« il résulte de l’article 7 de la loi organique
du 19 mars 1999 que les personnes de statut civil coutumier kanak sont régies, pour l’ensemble du droit
civil, par leurs coutumes »771.
Les commentateurs ne s’y sont pas trompés dont l’une relevait que :
L’avis rendu par la Cour de cassation le 16 décembre 2005, s’il attire l’attention sur les spécificités
du droit applicable en Nouvelle-Calédonie, n’adopte aucunement une position surprenante. .../..
la solution retenue apparaissant aller de soi, on comprend mal pourquoi les juges choisiraient de
s’en écarter. Reste que les coutumes kanakes n’ont pas fini de s’introduire dans notre droit et c’est
alors que de véritables difficultés d’articulation de ces coutumes avec nos règles de droit commun
se présenteront assurément. 772
Pascal Chauvin, rapporteur de la demande d’avis du 16 décembre 2005773 relève que :
[…] jusqu’en 1982 et, dans une certaine mesure, jusqu’en 1990, force est de constater que les juridictions néo-calédoniennes n’ont pas appliqué le droit des sujets de statut personnel kanak, ce
droit coutumier étant oral et donc quasiment impossible à connaître.
Dès lors, fut peu à peu mis en œuvre un « système » que d’aucuns ont qualifié de déni de justice :
soit les plaideurs saisissaient l’autorité coutumière, qui ne constituait en aucune manière une
juridiction de droit local, soit ils saisissaient la juridiction étatique qui, faute de connaître le droit
coutumier, soit se déclarait incompétente ratione materiae, soit appliquait le droit civil parce que
les parties le sollicitaient ou encore parce que le défendeur ne soulevait pas l’incompétence ratione
materiae, et ce, sans nullement s’interroger sur le renoncement par les parties à leur statut personnel, l’article 75 de la Constitution étant ainsi pour le moins « égratigné ». Ce « système » perdurait
en dépit des nouveaux textes. Il fut cependant condamné par la Cour de cassation.
770 - Lafargue, 2002.
�
771 - � vis du 16 décembre 2005, 05-00.026, Bull. 2005 avis n° 9 p. 13.
A
772 - � ote sous l’avis, C. Pomart, LPA, n° 207, du 17/10/2006, p. 1.
N
773 - �w ww.courdecassation.fr/jurisprudence_2/avis_15/integralite_avis_classes_annees_239/2005_410/16_
decembre_2005_0050011p_411/chauvin_conseiller_310.html
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Par deux arrêts (6 février 1991774 et 13 octobre 1992775), la Cour de cassation incitait directement
les juridictions néo-calédoniennes à assumer leur rôle et leur responsabilité en matière de droit
coutumier, qui ne pouvait dès lors être regardé comme un droit résiduel ou subsidiaire.
Il n’en existait pas moins des incertitudes en jurisprudence quant à l’étendue du champ d’application du droit coutumier.
Des difficultés d’articulation ou des incertitudes jurisprudentielles, quant à l’étendue du champ
d’application de la coutume, la juridiction coutumière a eu régulièrement à en connaître.
La réunion des décisions dans une base de données, à terme publique, permet d’en mesurer la
réalité et l’ampleur, elle donnera lieu à de nouveaux commentaires avisés sans aucun doute,
mais elle permettra surtout de constater le travail accompli par ces juridictions. Si des contradictions entre certaines décisions, des tâtonnements parfois, sur des principes coutumiers,
maladroitement formulés et retranscrits, apparaissent, c’est d’abord la preuve que le dialogue
entre juges professionnels et juges coutumiers est réel et constant.
Il ne faut pas tout attendre, en effet, du droit jurisprudentiel lequel ne s’épanouit que dans
les interstices laissés par les éléments hétéroclites d’un édifice législatif et réglementaire, parfois mal agencé. La jurisprudence emprunte la voie étroite des contradictions de textes, des
contradictions des principes entre eux, et s’interroge sur les décalages constatés entre les proclamations à valeur constitutionnelle et les textes plus techniques censés mettre en œuvre ces
engagements mais qui en restreignent parfois la portée.
La fonction première ne revient pas au juge, elle incombe au législateur local : son rôle est
incontournable dans l’élaboration d’un Droit que l’on peut qualifier de droit « péri-coutumier », c’est-à-dire toutes les règles qui assurent la coordination entre les institutions de notre
État et les règles de la société coutumière, et qui permettent de donner un périmètre d’expression à cette normativité autochtone. C’est à ce titre qu’il lui appartient de légiférer pour combler certains vides juridiques, tels qu’un statut de la propriété intellectuelle autochtone pour
protéger les savoirs traditionnels contre le bio-piratage, pour réformer la vieille délibération
de 1967 sur l’État civil, ou réfléchir à un statut des terres coutumières préalable indispensable
à un texte sur la dévolution successorale en milieu kanak.
À l’évidence l’identité kanak, que l’on ne peut réduire à quelques éléments plus ou moins
folklorisés de cette culture, repose sur un triptyque juridique : le statut des personnes (ce que
l’on appelle le statut coutumier kanak), le statut des terres qui ne désignent pas qu’un bien,
puisque les terres sont aussi un capital social et identitaire, lequel appelle enfin une protection des éléments immatériels du patrimoine foncier (ce que l’on appelle communément les
« savoirs traditionnels »). Ce triptyque, on le constate, dépasse la seule considération du droit
des personnes et du droit de la famille pour embrasser l’ensemble des relations de nature civile
au sein de cette société. Ce constat est cohérent avec le contenu des deux avis rendus par la
Cour de Cassation en 2005 et 2007.
Sur le plan quantitatif, depuis peu les statistiques distinguent clairement le contentieux coutumier du contentieux de droit commun. On peut ainsi évaluer ce que représente ce contentieux coutumier au regard de l’ensemble de l’activité judiciaire, et faire le constat que ces
774 - � ull., n° 44 et D. 1992, 93, note G. Orfila.
B
775 - � ull., n° 248.
B
317
�318
juridictions ont toute leur place dans le paysage juridique néo-calédonien, et qu’elles fonctionnent. Elles ont traité sur l’année 2015, environ 350 affaires purement civiles, en première
instance et en appel (sans compter les mesures de tutelle et d’assistance éducative). Ce chiffre
se stabilise depuis dix ans, depuis la reconnaissance du domaine de la coutume par les avis de
la Cour de cassation776.
L’importance du travail accompli depuis ce temps, notamment sur le plan qualitatif, n’a pas
échappé à la vigilance de la doctrine universitaire. Si l’on devait prendre comme critère le
nombre d’arrêts publiés et commentés par la doctrine, sans nul doute l’activité coutumière
éclipserait bien d’autres domaines de l’activité judiciaire calédonienne. Des juristes « positivistes » aussi nombreux que différents, du côté de l’Université, s’intéressent au droit coutumier
(il sera renvoyé aux commentaires parus de Mme Sana-Chaillé de Néré777, de Mme Parisot778,
de M. M. Eschylle779 et Gourdon780, précédés de quelques années par M. Cornut781). Il semblerait que, de ce côté-là, parler de statut coutumier kanak ne soit plus tabou. Les anthropologues même, de l’école des Hautes études en sciences sociales, ont vu arriver, et se développer,
avec beaucoup de méfiance cette coutume judiciaire, qu’ils ont sévèrement critiquée perdant
parfois leurs repères en s’en prenant à des magistrats782. Il était inutile qu’un juriste réponde
à de tels arguments, car il n’aurait pu être entendu, discrédité qu’il était à l’avance. C’est un
anthropologue qui devait parler aux anthropologues et Serge Tcherkézoff l’a fait avec brio783.
Le droit coutumier est donc devenu la seule norme civile applicable aux citoyens de statut
coutumier kanak. Les juridictions avec assesseurs coutumiers en première instance comme en
appel sont chargées de traduire cette normativité autochtone. Cette solution a tardé à venir :
c’est cette solution qu’appelait de ses vœux Éric Rau dans l’ouvrage « Institutions et coutumes
canaques » rédigé pendant son séjour sur le « caillou » avant-guerre.
776 - � ur ces statistiques, cf. P. Deumier, supra Partie 1 – Introduction.
S
777 - � iv. 1ère, 1er décembre 2010, Bull. civ. 2010, I, n° 251 : JDI, 2011-3, p. 589 et s. note S. Sana-Chaillé de Néré. Du
C
même auteur : « Miroir d’outre-mer : la famille, le droit civil et la coutume kanak », in Mélanges en l’honneur du
Professeur Jean Hauser, Dalloz, 2012, p. 655.
778 - � iv. 1ère, 1er décembre 2010, Bull. civ. 2010, I, n°251 : Rev. Crit. de DIP (3), juillet-septembre 2011, p. 611-624, note
C
V. Parisot.
779 - � .-F. Eschylle, « Chronique judiciaire de droit coutumier kanak », RJPENC, n°18, 2/2011, p. 158 à 162.
J
780 - � . Gourdon, « L’accession au statut civil coutumier kanak », note sous Nouméa 29 septembre 2011, n° 11/00046,
P
Recueil Dalloz, 1er septembre 2011, n°42, p. 2904.
781 - � . Cornut, « La juridicité de la coutume kanak », Droit et Cultures, 2010/2, p. 151 s. ; « L’application de la coutume
É
kanak par le juge judiciaire à l’épreuve des droits de l’homme », Politeia, n° 20, 2011, p. 241-261 ; « La non-codification de la coutume kanak », in L’intégration de la coutume dans l’élaboration de la norme environnementale, éd.
Bruylant, 2012, p. 137-160 ; « La valorisation des terres coutumières par celle du droit coutumier », in Patrimoine
naturel et culturel de la Nouvelle-Calédonie : aspects juridiques, éd. L’Harmattan, 2015, p. 125 et s ; « La mise en œuvre
de l’expulsion coutumière et le juge pénal » (à propos de CA Nouméa, 28 avril 2009), RJPENC 2009/2, n° 14, p. 82,
et https://larje.unc-nc.nc, JCP G., n° 44, 26 octobre 2009, p. 25-28 ; Chroniques d’actualité judiciaire, RJPENC
2014/2, n° 24, p. 150-154, RJPENC, 2013/2, n° 22, p. 138-151, RJPENC, 2013/1, n° 21, p. 147-152, RJPENC 2012/2,
n° 20, p. 80-87 ; « L’accession au statut civil coutumier kanak par voie de possession d’état coutumier », obs. et
note ss. Cass. civ. 1re, 26 juin 2013 : JCP G, 2013, n° 28, 794 et JCP G, 2013, 39, act. n° 986.
782 - � hristine Demmer et Christine Salomon, « Droit coutumier et indépendance kanak », Vacarme, n° 64, été 2013, p. 6378.
C
783 - � erge Tcherkézoff, « La culture sans essentialisme. L’exemple d’un “droit coutumier” dans la société multiculS
turelle de la Nouvelle-Calédonie », Le Débat, 2015/4 (n° 186), p. 81-93, qui écrit en particulier : « Car il se trouve
qu’un groupe d’anthropologues français de métropole, spécialistes de la Nouvelle-Calédonie, ../.. a cosigné récemment (été 2013) un article qui, ne se limitant pas à soulever certains de ces problèmes d’inégalité dans la coutume,
présente une attaque virulente contre toute tendance à valoriser une “coutume” dans les débats sur l’avenir de la
Nouvelle-Calédonie. »
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Pour rendre compte de ce travail accompli au sein de la juridiction avec assesseurs, sans qu’il
soit possible d’expliquer chacune des décisions, il sera procédé à un panorama de décisions
rendues dans quelques domaines saillants, ayant suscité des débats, au sein de la juridiction et
entre commentateurs, qui permettra de donner un aperçu du processus d’élaboration d’une
décision judiciaire ayant pour fondement la coutume kanak.
II. 1. L’égalité des statuts personnels
Par jugement du 21 février 2011, la section détachée de Koné, statuant en formation coutumière, a fait droit à la demande de M. Saïto en relevant qu’au vu d’un acte coutumier établi le
15 février 2010 par l’officier public coutumier de l’aire Paici-Camuki, M. Saïto vit selon les règles
coutumières et a retenu, au visa des articles 12 à 16 de la loi organique du 19 mars 1999 que
celui-ci justifie de la possession d’état visée à l’article 15, remplit les conditions posées par ces
textes, interprétés à la lumière du document d’orientation de l’accord de Nouméa qui affirme
que « toute personne pouvant relever du statut coutumier et qui s’en serait trouvée privée à la suite d’une
renonciation faite par ses ancêtres ou par mariage ou pour toute autre cause [...] pourra le retrouver ».
Le tribunal a entendu M. Saïto exposer les conditions dans lesquelles il était né de droit commun. Son père japonais a eu une relation avec une femme kanak et a dû quitter le territoire au
moment du conflit de la deuxième guerre mondiale, de sorte qu’il n’a jamais connu son père
et a toujours vécu dans le clan maternel. Un nom kanak lui a même été attribué et une place
coutumière lui est reconnue au sein du clan auquel il appartient. Il a adopté une fille, mais se
trouve dans l’impossibilité de bâtir une habitation sur les terres coutumières, dont il ne peut
disposer faute d’être de statut coutumier.
Le tribunal a considéré, dans ces conditions, que la loi organique de 1999 a pour objectif de restituer aux Kanak leur identité et ce, dans une perspective d’avenir, et que cet objectif ne peut trouver à s’exprimer pleinement dans le carcan d’une disposition à caractère transitoire, d’application limitée dans le temps (article 13 alinéa 2), ni dans celui d’une disposition (article 12 alinéa 1)
à caractère permanent, mais qui limite la possibilité d’agir à une catégorie de la population (les
jeunes majeurs), sauf à faire implicitement perdurer dans le temps un système de primauté du
statut civil de droit commun, contraire au principe d’égalité des statuts recherché, et à méconnaitre « l’un des principaux engagements contenus dans l’accord constitutionnalisé de Nouméa,
qui est de préserver et garantir l’identité kanak, notamment au travers du statut personnel ».
Le jugement a fait l’objet d’un appel par le ministère public qui s’est opposé à cette interprétation nouvelle et extensive de la loi organique.
Dans l’arrêt « Saïto » du 29 septembre 2011784, la cour d’appel a affirmé l’existence d’une action
générale en revendication de statut coutumier kanak, fondée sur la possession d’état. Cet arrêt
interprète l’article 15 de la loi organique du 19 mars 1999 qui affirme que « toute personne a le
droit d’agir pour faire déclarer qu’elle a ou qu’elle n’a point le statut civil coutumier ». La cour d’appel
considère, sur la base de cette disposition, que toute personne peut agir pour revendiquer son
statut coutumier, sans qu’on puisse lui opposer les délais pour agir posés par l’article 12 alinéa
1er de cette même loi : à savoir l’obligation d’agir pour le requérant exclusivement dans un délai
de 3 ans à compter de sa majorité (soit entre ses 18 ans et 21 ans).
784 - � A Nouméa 29 septembre 2011, RG n° 2011/46, Madame le Procureur Général contre Saïto, D., 2011, p. 2904, note
C
P. Gourdon, préc.
319
�La cour d’appel s’appuie en outre sur le principe du respect dû à la vie privée, posé par l’article
8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, lequel prévaut sur le principe d’indisponibilité de l’état des personnes ainsi que l’a jugé la
Cour de Cassation dans une affaire emblématique touchant à l’identité des personnes.
320
Ce principe d’indisponibilité de l’état des personnes est grandement mis à mal par la possibilité offerte sans limite pour toute personne majeure de « renoncer » au statut coutumier pour
le statut de droit commun (articles 13, alinéa 4, et article 14 de la loi organique), alors que la
procédure équivalente n’existe pas pour les citoyens de droit commun. En effet, nul citoyen
de statut de droit commun ne peut sans avoir à en justifier « renoncer » à ce statut pour le
statut de droit coutumier kanak, ce qui souligne une inégalité de traitement dont il résulte
que le principe de l’indisponibilité de l’état des personnes est en quelque sorte à géométrie
variable sur la base d’un critère ethnique : très souple d’application lorsqu’il s’agit d’un citoyen
de statut coutumier kanak, beaucoup plus rigide lorsqu’il s’agit d’un citoyen de droit commun.
Pour la cour d’appel, le principe d’indisponibilité de l’état des personnes ne peut faire obstacle
à un principe conventionnel de valeur supérieure (le respect dû à la vie privée) et donc interdire la modification de la mention du statut civil d’appartenance du requérant, dès lors que le
statut personnel constitue un élément essentiel de l’identité et donc de l’état de la personne.
En conséquence la cour d’appel qui écarte les conditions de délai pour agir, posées par l’article
12 alinéa 1er de la loi organique, affirme que cette « action en revendication de statut » n’est
conditionnée que par la preuve d’une possession d’état durable et continue correspondant au
statut civil revendiqué785, en l’espèce, le statut coutumier kanak.
Cet arrêt, sous son apparente technicité juridique, éprouve la cohérence des grands principes
juridiques qui déterminent les droits de la personne et le respect de son identité, voire le respect
de sa dignité. Confirmé par la Cour de Cassation786, il constitue une avancée significative dans
la reconnaissance des droits fondamentaux au profit des citoyens de statut coutumier kanak.
785 - � ’arrêt estime (en se référant au document d’orientation de l’accord de Nouméa lequel « affirme de manière
L
générale l’objectif […] de traduire la vérité sociologique dans le statut juridique des citoyens, dans le contexte
d’une société marquée par l’existence d’une pluralité de statuts personnels ») qu’il résulte de ces dispositions,
qui définissent le régime du « retour » et de « l’accession » au statut coutumier ; qu’outre les deux cas spécifiques
« d’accession » – déterminés à l’article 12, alinéa 1, correspondant à la situation des jeunes majeurs, et à l’article
13, alinéa 2, renvoyant à d’autres situations, lequel pose peu d’exigences pour l’accession au statut civil mais
dont la durée d’effet a été limitée à cinq ans à compter de la promulgation de la loi –, il existe une troisième
situation définie par l’article 15, qui doit s’interpréter comme une action en revendication de statut, et qui se
traduit par une forme d’accession au statut coutumier, puisque l’article 16 définit des règles communes aux
articles 13 à 15 inclus de cette loi ; que force est de constater que cette action en revendication de statut, nécessairement fondée sur la possession d’état, correspond parfaitement à l’esprit comme aux termes du document
d’orientation précité ». Et il ajoute, en rappelant la jurisprudence de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation
au sujet des transsexuels (Cass. Ass. Plén., 11 décembre 1992 (2 arrêts) : Bull., 1992, AP, n° 13), que « au regard du
comportement social du requérant, le principe du respect dû à la vie privée, posé par l’article 8 de la Convention
européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales justifie de faire droit à cette
demande, le principe de l’indisponibilité de l’état des personnes invoqué par le ministère public dans ses observations orales, ne faisant pas obstacle à la modification de la mention du statut civil d’appartenance de M. X,
dès lors que le statut personnel constitue un élément essentiel, sinon le plus important, de l’identité et donc de
l’état des personnes ».
786 - � ass. Civ. 1re, 26 juin 2013, n 12-30.154 : JCP G., 2013, 986, note É. Cornut ; D. 2013, p. 2092, note I. Dauriac ; JDI
C
2014, comm. 8, note S. Sana-Chaillé de Néré.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
II. 2. La reconnaissance de la personnalité juridique du clan, à l’occasion d’un conflit foncier
Le développement économique entraînerait prétendument un bouleversement des structures coutumières, ou bien s’effectuerait en dehors d’elles. Pourtant des solutions originales,
rendant compatibles le régime des terres coutumières et les contrats de droit privé, ont été
i
maginées pour permettre de concilier la nature de la propriété coutumière avec la nécessité
d’un développement économique, bénéficiant à la population et aux clans concernés.
Les enjeux que comporte ce développement économique, les enrichissements qu’il apporte,
ont évidemment entraîné des conflits relatifs à la propriété coutumière, et le tribunal s’est
régulièrement trouvé face à des coutumiers qui invoquaient une légitimité, contestée par
d’autres. Le sentiment d’instrumentalisation de la juridiction a régulièrement été perceptible
car les conflits de ce type, lorsqu’il n’existe pas de contestation sur les représentants des clans
fonciers, titulaires des droits, sont réglés par les institutions et autorités coutumières.
L’exemple suivant, qui concernait la zone proche de l’usine du Nord, a donné l’occasion, à la
Cour d’appel, d’affirmer la reconnaissance de la personnalité juridique du clan.
Le clan T, a saisi en référé le président du tribunal de Koné, en vue de constater l’irrégularité de l’autorisation, donnée par la SAEML « Grand projet VKP » à certains entrepreneurs,
d’occuper une parcelle de terre appartenant au clan T, et d’ordonner, en conséquence, le retrait
des engins immobilisés sur ledit terrain avec le concours de la force publique.
La SAEML « Grand projet VKP » a conclu à l’irrecevabilité de cette requête au motif que le
clan n’aurait pas de personnalité juridique, et qu’il ne disposerait d’aucun droit foncier ; subsidiairement, elle soulignait que le clan Baco, dont ferait partie le clan T avait constitué un
GDPL avec trois autres clans, eux-mêmes constitués en trois GDPL (dénommés Poavidaphtia,
Wabealo et Poadjane) ; que tous, réunis au sein de la tribu de Baco, s’étaient mis d’accord pour
lancer un programme de réalisation d’un lotissement à vocation industrielle et artisanale sur
terres coutumières ; que ce projet avait été approuvé, ainsi qu’en fait foi un procès-verbal de
palabre en date du 22 décembre 2006, émanant du conseil des anciens de la tribu de Baco.
Selon la SAEML, dans ce cadre, le GDPL Clanique de Baco, alors représenté par M. Ferdinand
T, aurait donné son accord à l’unanimité pour la réalisation de ce projet, selon un procès-verbal de palabre en date du 26 octobre 2007, ledit GDPL allant jusqu’à constituer une SCI (la SCI
Parc d’aménagement et de développement du GDPL clanique de Baco) laquelle aurait confié,
par convention du 24 mars 2010, à la SAEML, la maîtrise d’ouvrage déléguée en vue de la réalisation des opérations d’aménagement sur le terrain appartenant au GDPL Clanique de Baco.
Dès lors à défaut d’être irrecevable, la requête se heurterait, selon la SAEML, à une contestation
sérieuse, justifiant le rejet des demandes présentées par MM. Ferdinand et Victor T. es qualités ;
Par ordonnance de référé en date du 13 septembre 2010, rendue en présence de deux assesseurs
coutumiers de l’aire Hoot Ma Waap787, la juridiction des référés a déclaré M. Ferdinand T
irrecevable à agir en qualité de représentant du clan T, et en conséquence a refusé d’accueillir
ses demandes, au motif notamment que si M. Ferdinand T se présente comme le chef de clan,
787 - �Ces deux assesseurs sont d’une aire différente car le conflit était tel que les assesseurs de l’aire Paici-cemuhi, où se
situent les terres, n’ont pas voulu siéger, au regard des liens qu’ils entretenaient, tous, avec les parties concernées.
Cette composition a été acceptée par ces dernières, spécialement interrogées.
321
�il résulte sans équivoque possible, au vu d’une délibération n°01-2009/CCPC du 28 avril 2009,
que c’est M. Djessé T qui a été désigné à ces fonctions.
322
Par arrêt du 22 août 2011788, sur appel du demandeur, la cour d’appel a affirmé que « les clans
kanak, en ce qu’ils sont dotés d’une possibilité d’expression collective pour la défense des intérêts dont ils ont la charge, possèdent la personnalité juridique qui leur permet d’ester en justice ».
Reconnaître la personnalité juridique au clan kanak est une forme de reconnaissance de la
société autochtone. Jusque-là avait été reconnue la personnalité juridique aux tribus (en réalité aux districts par l’arrêté de 1867), ou aux GDPL : en fait dans les deux cas à des institutions
autochtones, qui n’ont pas de titre, ou alors sommaire pour les GDPL, sauf celui que leur
confère la loi pour être détenteur ou gestionnaire de la terre. Tout semblait avoir été fait pour
contourner et se passer de la seule entité qui est détentrice des droits fonciers dans la société
traditionnelle. Cette décision rend visible la réalité ; elle restitue la plénitude d’autorité que
revêt le clan pour les Kanak. En effet, c’est le clan qui détient le nom, attaché à un espace
foncier ; c’est lui qui décide d’accueillir en son sein un nouveau membre ou de le rejeter : ce
faisant, il détermine et il influence la structuration de la société coutumière, dans ses éléments
fondamentaux.
Cette solution annonce la possibilité de voir, à l’avenir, les chefs de clan comparaître aux côtés
des parties au procès pour éclairer le contexte du litige, ou rendre compte de la façon dont le
clan a assumé ses responsabilités à l’égard de ses membres.
Cette décision sur la personnalité juridique du clan, en ce qu’elle constate son rôle central dans
la société kanak, impose de prendre en compte cette réalité en ne limitant plus les contentieux
dont sont saisies les juridictions à de simples différends interindividuels.
Car, le conflit interindividuel n’offre souvent qu’une approche biaisée et réductrice de la
dimension véritable du litige et ne permet pas d’en saisir toujours les causes et encore moins
l’exacte portée au plan du groupe familial tout entier.
C’est d’ailleurs cette logique que l’on retrouve dans le préalable de conciliation coutumière en
cas de dissolution d’une union ou mariage coutumier.
II. 3. La dissolution d’une union coutumière (ou mariage coutumier)
La motivation de principe, fondée sur les termes de la délibération n° 424 du 3 avril 1967 (relative à l’état civil des citoyens de statut civil particulier) est la suivante :
Les époux sont mariés coutumièrement et en conséquence la procédure engagée par X. obéit aux
règles de la coutume, en application de l’article 7 de la loi organique 99-209 du 19 mars 1999 et
des articles 40 et suivants de la délibération n° 424 du 3 avril 1967 ;
L’article 44 de cette délibération prévoit que « la déclaration de dissolution du mariage devra en
être faite « dans les conditions prévues pour le mariage ». Il affirme plus précisément, en son alinéa
1, que « la dissolution du mariage est régie par la coutume » ;
788 - � A Nouméa, 22 août 2011, RG n° 10/00531 et RG n° 10/00532.
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Afin de respecter le parallélisme des formes et des compétences, en ce domaine, il appartient aux
clans des époux de décider ensemble de défaire le mariage qu’ils ont formé.
Ce n’est qu’en cas de refus des clans de s’accorder sur la dissolution que la juridiction coutumière
devra se prononcer ;
Le principe posé par l’article 44 constitue un préalable coutumier, moins souvent méconnu
actuellement, qui impose de ne saisir la juridiction, en cas de demande de dissolution d’une
union, qu’après avoir porté au préalable le litige devant les clans réunis, pour que ceux-ci
décident de la dissolution de l’union et de ses conséquences, ainsi que le réaffirme, par exemple,
un arrêt de la cour du 28 avril 2011789. Les clans ont donc la priorité sur le juge. Le non-respect
de ce préalable coutumier constitue une fin de non-recevoir, dont le caractère d’ordre public
n’est pas douteux (puisqu’il n’est que l’expression du parallélisme des formes et des procédures qui ont prévalu lors de la formation de l’union). Toutefois, le caractère d’ordre public de
cette procédure antérieure à l’instance juridictionnelle, en d’autres termes le caractère d’ordre
public de cette procédure de divorce déjudiciarisé, n’a jamais été affirmé clairement en ce qui
concerne la Nouvelle-Calédonie.
Dans certains cas et avec des juges professionnels peu au fait de ces dispositions, comme
on pourra le voir dans certaines décisions de la base de données, il a été rendu, devant la
juridiction coutumière de Nouméa, « une ordonnance de non-conciliation du 11 mai 2009,
inconnue dans la procédure coutumière et qui ignore la portée de cette union décrite précédemment, qui a fixé la résidence des enfants chez la mère et une pension alimentaire à la
charge du père ».
Les conséquences de la dissolution – L’arrêt rendu par la première Chambre civile de la Cour
de cassation le 1er décembre 2010, qui s’est prononcé sur les conséquences patrimoniales,
affirme, après avoir relevé que les parties étaient de statut civil coutumier kanak, que les obligations de l’époux à l’égard de son épouse étaient régies par le droit coutumier, dont l’application échappe au contrôle de la Cour de cassation au regard de l’ordre public, et que c’est à
bon droit que la cour d’appel, a décidé que les articles 270 et suivants du code civil ne s’appliquaient pas790.
En l’espèce, à la suite d’un divorce l’ex-épouse, soumise au statut civil coutumier kanak, sollicitait des indemnités financières et l’octroi d’une prestation compensatoire. Les juges du fond
l’ayant déboutée de sa demande, elle forma un pourvoi en cassation au motif, d’une part, qu’en
l’absence de toute disposition relative au droit à prestation compensatoire, qui est d’ordre
public, la coutume l’ignorant est contraire à l’ordre public. D’autre part, elle estime que le
refus du bénéfice des dispositions relatives à l’octroi d’une prestation compensatoire à raison
du statut civil de l’époux demandeur constitue une discrimination contraire à l’article 14 de
789 - � ouméa 28 avril 2011, RG n° 10/54, Imeot : « Attendu que le particularisme de ces règles explique que le régime
N
de la dissolution de l’union interpersonnelle implique qu’elle soit décidée par les parties et déclarée à l’officier
de l’état civil (article 44 de la Délibération n° 424, du 3 avril 1967, relative à l’état civil des citoyens de statut civil
particulier) selon une procédure similaire à celle qui a prévalu lors de la formation de l’union (s’agissant d’un
“mariage par enregistrement”) ; que ce n’est qu’en cas d’échec des clans réunis à s’accorder sur la dissolution de
l’union et ses conséquences que la juridiction est appelée à statuer ».
790 - � ass. Civ., 1er, 1er décembre 2010, n° 08-20.843 : JDI, 2011, comm. 12, p. 589, note S. Sana-Chaillé de Néré ; Rev.
C
crit. DIP, 2011, p. 610, note V. Parisot.
323
�la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour rejette le pourvoi et alimente les
commentaires791.
II. 4. Les actes coutumiers
324
L’officier public coutumier est chargé de rédiger l’acte coutumier, qualifié d’acte authentique
lorsqu’il est pris en certains domaines par la loi du pays n° 2006-15 du 15 janvier 2007 relative
aux actes coutumiers.
Cet acte est prévu dans tous les moments importants de la vie coutumière et a des conséquences juridiques certaines. Il est rédigé pour les attributions foncières, pour les accords de
gestion des terres coutumières, pour l’union coutumière et également pour sa dissolution. Les
adoptions sont de même formalisées par un acte coutumier, pris en compte par l’état civil coutumier, de même que l’accord pour un changement de statut, qu’il s’agisse d’un majeur ou d’un
mineur. D’autres cas, plus improbables, sont également l’objet d’un acte coutumier, comme
par exemple l’installation d’un compteur électrique sur une parcelle coutumière.
Cet acte a démontré son utilité et a trouvé sa place dans l’ordonnancement juridique coutumier. Les juridictions coutumières ont régulièrement à examiner de tels actes dans les requêtes
concernant les affaires citées précédemment (adoption, changement de statut, dissolution du
mariage).
Ces actes souffrent souvent d’une absence de motifs, exposant les raisons pour lesquelles les
parties ont décidé de s’accorder sur une décision, ce qui ne permet pas à la juridiction d’avoir
une connaissance de ces motivations coutumières.
Il n’y a pas eu de recours sur des décisions entérinées par un acte coutumier, leur contestation
est possible devant la juridiction coutumière, après épuisement des voies de recours devant le
conseil coutumier, saisi, à peine d’irrecevabilité de l’action en justice, dans le délai d’un mois792.
Le principe même de l’acte coutumier, qui est un accord de volonté, et l’absence de formalisation d’un acte lorsqu’il n’y a pas accord de toutes les parties, expliquent, sans doute, qu’il n’y ait
pas de nécessité de former un recours. Des procès-verbaux de carence sont néanmoins exigés, à
peine d’irrecevabilité, par la juridiction dans les affaires en dissolution de l’union coutumière,
pour s’assurer que les clans et les époux n’ont pu s’entendre pour défaire le « mariage coutumier » qu’ils avaient fait.
791 - � ar exemple : Dalloz actualité 04 janvier 2011 C. Siffrein-Blanc, « Dissolution du mariage et droit coutumier
P
kanak : absence de contrôle à l’ordre public », qui écrit : « Cette décision s’inscrit parmi les arrêts surprenants
fondés sur le droit applicable outre-mer. Ainsi, une demande de divorce peut être rejetée en raison de l’opposition
formelle du clan à toute rupture du lien conjugal (Nouméa, 11 déc. 2003, Juris-Data, n° 2003-247723) ; un enfant
né hors mariage peut être privé de ce fait de sa qualité d’héritier (Civ., 1er, 25 févr.1997, D., 1997. Jur. 453, note H.
Fulchiron ; Rev. crit. DIP, 1998. 602, note G. A. L. Droz ; JCP, 1997. II. 22968, note L.-A. Barrière et Th. Garé) ; un
clan peut se voir reconnaître la personnalité morale (Nouméa, 9 avr. 1987, JCP, 1987. II. 20880, obs. J.-L. Vivier).
Si ces décisions sont remarquables sur le plan de la reconnaissance des identités culturelles, elles sont pourtant
source d’inquiétudes (G. Agniel, « Statut coutumier kanak et juridiction de droit commun en Nouvelle-Calédonie », Revue Aspects, 2008-3, p. 81). En effet, dans la coutume kanake notamment, les relations hommes femmes
apparaissent inégalitaires. Dès lors, le risque existe de voir la prise en considération juridictionnelle de la coutume
aboutir à une éventuelle régression du statut social de la femme kanake tel que l’illustre l’arrêt. »
792 - � oi du pays n° 2006-15 du 15 janvier 2007 relative aux actes coutumiers. JONC du 30 janvier 2007 page 647 (articles
L
21 à 29).
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Néanmoins il a pu être constaté quelque rédaction surprenante, comme l’exemple ci-dessous
le révèle, dans une affaire concernant une dissolution de mariage793.
[…] Attendu que l’acte coutumier porte mention de ce que l’accord a été donné par les clans de
manière séparée, que le fait est corroboré par les déclarations des parties à l’audience où avaient
été convoqués non seulement les ex-époux mais encore leurs chefs de clan respectifs ; qu’il apparaît
établi qu’il n’y a pas eu de véritable échange, ni de discussion entre les clans, au moment de l’établissement de l’acte coutumier, ce qui explique que les points litigieux n’aient pas été traités par cet
acte coutumier qui reste silencieux sur les questions dont se trouve saisie notre juridiction ; que cet
acte apparaît à l’évidence souffrir d’un vice de méthode et d’une grave insuffisance, en ce qu’il ne
respecte pas la philosophie même du mariage par enregistrement qui suppose que la dissolution de
l’union coutumière et toutes ses conséquences soient l’affaire des clans réunis, ce qui supposerait à
tout le moins de les réunir pour qu’il y ait un échange sur les points en suspens, avant que d’acter
l’accord, voire le désaccord des clans ; que telle est la raison d’être du préalable devant les clans
réunis et pour tout dire la mission de l’officier public coutumier, censé rédiger un acte qualifié
d’acte authentique par la loi du pays n°2006-15 du 15 janvier 2007 relative aux actes coutumiers,
et non un procès-verbal sommaire et incomplet traduisant, comme en l’espèce, une procédure mal
conduite, doublée d’une ignorance flagrante des principes coutumiers.
Attendu que cet acte public coutumier souffre d’un vice de fond en ce qu’il énonce une règle juridique non conforme au droit coutumier à savoir que la dissolution de l’union (interpersonnelle)
entre les deux époux s’accompagnerait de la « disjonction » des clans unis ou « attachés entre eux »
par cette union ; que les quatre assesseurs coutumiers présents pour juger cette affaire qui revêt
une portée de principe, réaffirment le principe: à savoir, que l’union contractée entre les clans est
indissoluble et durera jusqu’au décès du dernier enfant issu de cette union (enfant donné par les
maternels aux paternels) ; qu’en outre, si l’union des clans est indissoluble, cela n’interdit pas aux
époux de se séparer et d’obtenir la fin de leur union interpersonnelle ; qu’il s’agit là de ce que les
Kanak appellent dans le langage courant une « séparation de corps » pour ne pas raisonner comme
s’il existait deux unions en une (l’union des clans et l’union des individus), car il n’existe qu’une
seule union, mais qui n’annihile pas la liberté individuelle, d’autant que l’engagement coutumier
a été tenu (le don de vie) ; qu’ainsi, la femme qui a donné des enfants au clan du mari a tenu l’engagement pris par son clan de donner de la vie au clan paternel, et peut une fois cet engagement
honoré reprendre sa liberté ; que la dissolution de ce qui apparaît comme une union interpersonnelle ne remet pas en cause le fait que les clans restent « attachés » entre eux, puisque la parole
donnée (le don de vie) a été respectée ; que ce principe qui vaut sur la Grande Terre, se retrouve à
l’identique aux Îles Loyautés ; […]
II. 5. L’indemnisation des victimes de statut coutumier
Parmi ces dossiers coutumiers-civils, il y a les affaires sur intérêts civils dont on dit qu’elles
se heurteraient à des obstacles tenant à la lenteur des procédures, née du souci des juridictions coutumières de provoquer des arrangements coutumiers, au détriment de la réparation
pécuniaire immédiate des victimes d’infractions pénales. Curieusement, la rumeur de ce qui
serait une forme de déni de justice persiste. Mais force est de constater que la cour d’appel n’a
connu que peu de recours, portant sur ce type de contentieux : ce qui laisse présumer que les
parties ont vu leurs demandes satisfaites.
793 - � ect Koné (siégeant en audience foraine à Pouébo) 10 mai 2010, RG 09/56 n° 97/2010 T. épouse K c/K.
S
325
�326
Surtout la cour d’appel n’a a fortiori jamais été saisie d’un quelconque recours, émanant tant
du parquet que des parties en litige, attestant l’existence fût-ce en filigrane de ce qui serait (à
en croire la rumeur), un déni des droits des victimes. Aucun contentieux en responsabilité de
l’État en raison d’un mauvais fonctionnement de la justice n’existe à notre connaissance et si
des recours existent devant la Cour européenne ce n’est certainement pas le contentieux coutumier qui en fournit le motif. Faut-il voir dans cette rumeur persistante un nouvel avatar de
la défiance qui a entouré le fonctionnement des juridictions coutumières dès leur installation
effective en 1990 et qui les poursuit encore et toujours ?
À la suite de l’avis de la Cour de cassation de 2007, la compétence de la formation coutumière
a été affirmée, au motif que les « intérêts civils » relèvent du périmètre matériel d’application
du droit civil. Et parce que dans son avis de 2007, la Cour de cassation fait le constat que la
juridiction pénale ne peut comporter en son sein d’assesseurs coutumiers, elle indique comme
seule possibilité de dissocier la phase pénale de la phase civile. Cette seconde phase (civile)
relevant de la compétence exclusive de la formation coutumière chargée d’appliquer la norme
coutumière, puisque – pour faire court – le droit coutumier est le corpus de normes juridiques
civiles applicable aux personnes de statut coutumier entre elles.
La difficulté est que ce système impose à la victime de ressaisir la juridiction coutumière en introduisant un second procès, succédant dans le temps au procès pénal, alors que la victime de droit
commun, en application de l’article 3 du code de procédure pénale, peut obtenir réparation immédiate devant la même juridiction pénale des conséquences de l’infraction dont elle a été reconnue
victime. Pour y remédier, en l’absence de toute initiative législative pour adopter un texte répondant au vœu de la Cour de cassation, le juge a eu l’idée d’introduire une continuité entre les deux
phases pénale puis civile par le biais du « pont procédural ». En d’autres termes, le juge pénal saisi
d’une demande d’indemnisation ne statue donc pas, mais transmet le dossier au juge civil et donne
aux parties une date d’audience pour qu’elles se présentent à bref délai devant la juridiction coutumière. Ce procédé simple permet à la victime, sans frais de procédure supplémentaires, de ne faire
qu’une seule demande de réparation adressée à la juridiction pénale, laquelle transfère le dossier
à la juridiction civile, en évitant à la victime d’avoir à faire de nouvelles démarches. Le juge avait
créé cette règle procédurale, dès 2008 à Koné, afin de donner effectivité à la règle posée par l’avis de
2007. Cela lui a valu les reproches (n’a-t-on pas parlé de « l’arbitraire » du juge ?) de ceux qui, malgré
l’absence de textes sur la « médiation pénale coutumière », désignent des médiateurs coutumiers
(sans mandat pour le faire ni coordination avec les autorités coutumières), et font procéder de
façon « prétorienne » à des « médiations pénales coutumières » en l’absence de dispositif légal ou
réglementaire les y autorisant. Serait-ce là du droit « spontané » ?
C’est ce système prétorien, validé par une pratique de plusieurs années, que visait à instituer
un amendement portant réforme du code de procédure pénale794. Cet amendement, présenté
en novembre 2012, a été retiré au dernier moment de l’ordre du jour de l’Assemblée nationale.
Il se heurtait à l’hostilité de ceux qui posent pour principe que la coutume n’a pas à régir
l’ensemble des relations de nature civile entre personnes de statut coutumier (contrairement
à ce qu’affirme la Cour de cassation dans ses avis de 2005 et de 2007), et qui prétendent que la
juridiction pénale, non seulement, peut statuer sur les intérêts civils puisque les intérêts civils
ne relèvent pas de la sphère d’application du droit coutumier, qu’elle le doit même, au nom
794 - �Projet de loi relatif à la régulation économique outre-mer et portant diverses dispositions relatives à l’outre-mer,
amendement présenté par M. Philippe Gomès et Mme Sonia Lagarde.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
d’un principe d’égalité, quel que soit le statut civil personnel des citoyens, et ce en dépit des
dispositions des articles 7, 9 alinéa 1er, et 19 de la loi organique du 19 mars 1999.
C’est cette position qu’a longtemps défendue, puisqu’il a fallu plus de cinq ans pour adopter
une réforme, le parquet général près la cour d’appel de Nouméa en demandant à la chambre
des appels correctionnels de la cour d’appel de ne pas renvoyer les intérêts civils devant la juridiction coutumière, comme le lui enjoint l’avis de la Cour de cassation de 2007 confirmé par
un arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de cassation 30 juin 2009795.
En d’autres termes, le parquet général, dont la mission est de défendre l’intérêt de la loi et de
la société (de quelle société s’agit-il, puisque l’accord de Nouméa reconnait à côté du peuple
français un peuple kanak ?), demandait à la cour d’appel de Nouméa d’entrer en dissidence par
rapport à position clairement définie par la jurisprudence de la Cour de Cassation.
À côté de l’argumentation juridique, sont soulevées des objections de pure opportunité pour
justifier que la chambre des appels correctionnels ne renvoie pas l’affaire devant la juridiction
coutumière : refus de comparaître exprimé par la victime devant des juges coutumiers ; contestation du principe de tout renvoi de l’affaire sur le plan civil devant une autre juridiction,
alors que de façon courante les plaideurs demandent la dissociation du procès purement pénal
pour faire juger les intérêts civils dans le cadre d’une audience spécifique consacrée à l’examen
des intérêts civils. On voit bien là que la raison sous-jacente de cette résistance tient dans la
contestation de la légitimité des assesseurs coutumiers à connaître de ces affaires, et au refus
de voir prise en compte la sensibilité coutumière dans un contentieux civil que le parquet
prétend traiter comme des affaires purement pénales, en excluant toute considération pour la
norme coutumière.
Au final, la différence entre les deux options est d’importance au plan symbolique. Toutes
deux soulignent, en tout état de cause, que le débat récurrent sur les modalités de traitement
des intérêts civils coutumiers et sur les règles de fond applicables est tranché en faveur d’une
composition coutumière appliquant en toute hypothèse le droit coutumier – ce que le parquet
général de Nouméa a eu longtemps quelque mal à admettre.
Étienne Cornut a parfaitement analysé les enjeux de cette question dans une chronique (à
laquelle il est renvoyé) de la revue juridique de Nouvelle-Calédonie796, dont on reprendra les
extraits suivants :
C’est une voie médiane qu’a choisie le législateur en réformant l’article 19 de la loi organique du 19 mars 1999 par celle n° 2013-1027 du 15 novembre 2013. L’article 19 de la loi
organique dispose dorénavant que :
La juridiction civile de droit commun est seule compétente pour connaître des litiges et
requêtes relatifs au statut civil coutumier ou aux terres coutumières. Elle est alors complétée
par des assesseurs coutumiers dans les conditions prévues par la loi.
Par dérogation au premier alinéa et sauf demande contraire de l’une des parties, après
s’être prononcée sur l’action publique concernant des faits de nature pénale commis par une
795 - � ass. crim., 30 juin 2009, pourvoi n° 08-85. Bull. crim. 2009, n° 139, JCP G, 2009, n° 44, 384 (2nde esp.), obs. É. Cornut.
C
796 - � . Cornut, « Chronique judiciaire », RJPENC, 2014/2, n° 24, p.150 et s.
É
327
�328
p
ersonne de statut civil coutumier à l’encontre d’une personne de même statut civil coutumier, la juridiction pénale de droit commun, saisie d’une demande de dommages et intérêts,
statue sur les intérêts civils dans les conditions prévues par la loi.
En cas de demande contraire de l’une des parties, prévue au deuxième alinéa, la juridiction pénale de droit commun ordonne le renvoi devant la juridiction civile de droit commun,
siégeant dans les conditions prévues au premier alinéa, aux fins de statuer sur les intérêts
civils. La décision de renvoi constitue une mesure d’administration judiciaire qui n’est pas
susceptible de recours.
Le choix fait par le législateur d’une extension de compétence automatique en faveur de la
juridiction pénale peut s’expliquer par l’objectif de simplifier la procédure en rétablissant
pour ces litiges entre personnes de statut civil coutumier l’unité des actions publique et
civile prévue à l’article 3 du Code de procédure pénale. Pour faire échec à cette unité, il
appartient donc à l’une des parties au moins de demander le renvoi devant la juridiction
civile en la formation coutumière. Le texte suppose quelques précisions relatives à sa mise
en œuvre.
Lorsque l’une des parties est absente et qu’elle ne peut formuler expressément son choix, la
Cour d’appel de Nouméa considère que « l’article 19 alinéa 1er recouvre son plein effet lorsqu’une au moins des parties est absente et ne peut exprimer son accord à la procédure d’exception introduite par l’article 19 alinéa 2 »797.
La compétence de la juridiction coutumière pour statuer sur les intérêts civils a, hélas, encore
été limitée par l’arrêt de la Cour de cassation du 16 juin 2015798, de sorte qu’elle se réduit à une
portion congrue. Mais il reste la réserve d’interprétation du Conseil constitutionnel dans sa
décision n° 2013-678 DC du 14 novembre 2013799 qui rappelle que la juridiction qui statue sur
les intérêts civils doit faire application de la coutume.
Le débat sur la compétence étant tranché, il importe de réfléchir à une nomenclature des préjudices réparables, adaptée à la situation des personnes de statut coutumier kanak, ce que fait
un arrêt du 12 juin 2013800.
797 - � A Nouméa, 20 mars 2014, RG n° 2013/68 ; 22 juillet 2014, ch. app. corr., n° 14/130.
C
798 - � ass. crim., 16 juin 2015, n° 14-84522, publié au bulletin : « Attendu que pour retenir la compétence de la juriC
diction pénale de droit commun, les juges énoncent que l’ensemble des parties privées au procès ne sont pas de
statut civil coutumier kanak , dès lors que la CAFAT et la compagnie d’assurances Axa, assureur du véhicule de
M. V.., sont incontestablement des parties au procès au sens de la loi organique ; Attendu qu’en l’état de ces énonciations, la cour d’appel a justifié sa décision ». Sur cette décision, voir É. Cornut, supra Partie 1 – Chapitre 4,
spéc. I.B.1.
799 - � e Conseil a considéré « que l’instauration de la faculté pour la juridiction pénale de droit commun de statuer
L
sur les intérêts civils dans des instances concernant exclusivement des personnes de statut civil coutumier kanak,
lorsqu’aucune de ces personnes ne s’y oppose, n’a pas pour objet et ne saurait avoir pour effet de permettre à la
juridiction pénale de droit commun de ne pas faire application de la coutume lorsqu’elle statue sur les intérêts
civils » (cons. 37). Il a dans le même temps relevé que la juridiction pénale de droit commun ne serait pas démunie
pour faire application de la coutume : « en toute hypothèse, la juridiction pénale peut décider de recourir à une
expertise en droit coutumier pour l’évaluation du préjudice, ou, selon l’alinéa 2 du paragraphe I de l’article 150
de la loi organique du 19 mars 1999, consulter le conseil coutumier sur l’interprétation des règles coutumières ».
800 - CA Nouméa, 12 juin 2013, RG 12-387.
�
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Cet arrêt précurseur contredit la position soutenue par le Parquet Général qui considère
que la matière des intérêts civils est trop « sensible » (car intéressant les droits des victimes)
pour être confiée aux assesseurs coutumiers. Il apparaît clairement à la lecture de l’arrêt que
selon le Parquet Général comme selon l’association SOS Violences sexuelles, la coutume
ne pourrait pas régler les questions qui excèdent le droit familial et les terres coutumières.
L’arrêt apporte un démenti à cette prévention à l’égard des assesseurs coutumiers, en faisant
la démonstration que la coutume est bien le droit civil des personnes de statut coutumier, et
tout leur droit civil, et non un droit d’exception dont l’application serait limitée à quelques
rares matières.
On retrouve, en effet, cette contestation de la légitimité des assesseurs coutumiers à s’occuper de ces affaires dans l’arrêt du 12 juin 2013 précité, notamment dans les conclusions d’un
ancien bâtonnier qui y sont reproduites en intégralité. Ces conclusions en arrivent même à
mettre en doute le fait que la coutume puisse être du droit.
En voici la teneur :
La cour d’assises a statué le 12 juin de manière classique, pour un crime prévu par le code pénal
français [...] le crime a été objectivement constaté, et le code pénal appliqué, comme en toute affaire
de droit commun.
Puis le régime de la réparation a été transmis aux “coutumiers” et soumis au régime du droit
coutumier tant appelé de leurs vœux par certains, et c’est ainsi que devant la section détachée de
Koné, quatre Mélanésiens érigés en assesseurs coutumiers face à un seul magistrat de formation
classique européen ont fait prévaloir leur point de vue et ont jugé selon leur système de valeur.
Le jugement rendu par le tribunal de Koné est particulièrement bien rédigé, il apporte des éléments essentiels à la compréhension du litige, notamment le rôle de Paul KAS. qui a été surabondamment entendu devant la cour d’assises, et qui avec talent et éloquence a évoqué la récupération
du nom KAR. par la famille KAS. Il apparaît que celui-ci a en quelque sorte instrumentalisé la
victime. Tout cela, les assesseurs coutumiers le savent, et il se déduit du jugement qu’ils en ont
été choqués. Il se déduit aussi du jugement du tribunal de Koné que les magistrats de ce tribunal
comprennent mal la condamnation des jeunes KAR. qui, nonobstant le rôle de l’alcool dans la commission des faits, ont un peu agi comme les jeunes de Maré qui ont comparu à la barre du tribunal
correctionnel de Nouméa, lesquels ont agi par soumission à leur Grand chef, et qui ont tenu leur
rôle, au plan coutumier.
Nonobstant le résultat, la mort d’un homme, qui choque les juristes occidentaux que nous sommes,
il est vraisemblable qu’en droit coutumier, puisqu’il faut l’appeler comme ça, si l’on avait été
jusqu’au bout de l’évolution en cours, les 3 accusés auraient été acquittés. La contradiction est là.
La justice va reprendre d’une main ce qu’elle a donné de l’autre.
On a jugé en droit commun pénalement les 3 accusés, dont 2 sont condamnés définitifs, puis, en
droit coutumier, la réparation civile découlant de la première décision.
Le jugement dont appel est inacceptable, illogique selon nos valeurs, qu’il s’agit de faire dominer
en appel, ce sont les valeurs de la réparation de droit commun qui doivent avoir valeur prépondérante. Fût-ce pour n’accorder qu’un franc de dommages-intérêts.
Les valeurs coutumières ont été exprimées par des sachants en première instance. Le jugement dont
appel doit être confirmé.
Les développements qui précèdent sont bien sûr aux antipodes de ce qui est brillamment, et avec
humanisme, développé dans les conclusions de l’avocat pour les parties civiles, ces développements
sont dépouillés de toute intention de provocation. Ils ne sont que des commentaires qui se veulent
logiques.
La question, que l’avocat soussigné se pose, est : « comment cette situation de grande contradiction
n’est-elle pas arrivée plus tôt.
329
�330
Le magistrat qui a siégé dans la formation en première instance avec les assesseurs coutumiers
est tenu au secret du délibéré et ne peut apporter de commentaires sur la manière dont on
est parvenu à la solution critiquée, c’est pourquoi les échanges ci-dessus reproduits doivent
permettre de comprendre les sentiments des parties en présence. La décision de première instance a néanmoins été réformée par l’arrêt de la cour d’appel.
L’arrêt rendu par une composition assez exceptionnelle, afin d’en faire une décision de principe, montre que non seulement la coutume n’est pas incompatible avec la prise en compte
des intérêts des victimes mais surtout que la composition coutumière permet de prendre en
considération des types de préjudices qui n’existent pas en droit commun (préjudices liés à des
atteintes aux valeurs communautaires). Car, si la victime de statut coutumier doit, comme les
autres victimes, bénéficier du droit à la réparation intégrale de son préjudice, l’effectivité de ce
principe suppose de se placer du point de vue des critères et valeurs de la coutume pour apprécier la nature et la consistance du préjudice éprouvé par la victime. Et c’est précisément ce que
fait l’arrêt du 12 juin 2013, qui démontre que l’application de règles uniformes (hermétiques à
toute considération du statut personnel) reviendrait à indemniser imparfaitement les personnes
de statut civil coutumier, et donc à préjudicier aux droits des victimes de statut coutumier.
La juridiction de première instance a motivé son refus d’indemniser le préjudice en considération du contexte local, qui voit deux clans réactiver une guerre ancestrale pour des enjeux de
pouvoir, afin d’éviter de nouvelles violences et enrayer le cycle des représailles. Ceci n’a toutefois
pas empêché de nouvelles violences car peu après la condamnation par la Cour d’assises des trois
membres du clan Kar., un autre membre du clan Kar., qui revenait de métropole, a été abattu par
les Kas., ce qui laisse présager que l’on est loin d’une éventuelle coutume de pardon.
Dès lors, rien ni sur le plan des principes ni en opportunité ne pouvait justifier de refuser l’indemnisation des Kas. au prétexte que cela envenimerait la situation. C’est ce que la juridiction
d’appel, en composition coutumière élargie à quatre aires coutumières, a affirmé avec force le
12 juin 2013. Une coutume de pardon n’est pas une réparation du préjudice individuel. Les deux
choses sont différentes. L’arrêt le dit encore très clairement. Le fait que ce principe soit réaffirmé
par autant d’assesseurs coutumiers souligne le rôle pédagogique de cette instance coutumière.
La portée « doctrinale » de cet arrêt, en ce qu’il explique la nécessité d’adapter la nomenclature de la réparation des préjudices pour envisager la réparation des atteintes aux valeurs
communautaires, doit également être soulignée. Il propose d’adapter notre nomenclature de
la réparation des préjudices en lien avec le statut coutumier des parties, afin de parvenir à
donner sens au principe fondamental, accepté dans la société coutumière, qui est celui du
« droit (pour tout individu) à la réparation intégrale de son préjudice ». Cette réparation intégrale passe donc par l’examen des préjudices éprouvés par les parties au regard de leur propre
grille de lecture culturelle, adossée à leur statut personnel. Ainsi, sans remettre en cause la
nomenclature des préjudices de droit commun que nous connaissons, il appréhende l’existence de « préjudices personnels éprouvés en lien avec les valeurs coutumières », peu ou prou
liés aux valeurs de respect si fortes dans une société, de type hiérarchique, qui valorise les
solidarités intergénérationnelles (respect des ancêtres et respect dû à la terre comme matrice
de l’ensemble des rapports sociaux).
En définitive, si le traitement « coutumier » n’apportait pas de plus-value par rapport au traitement de droit commun, à quoi servirait-il de conserver cette compétence à la juridiction
c
outumière ? Et si ce traitement coutumier apporte une plus-value réelle, en termes d’effectivité
du droit coutumier, et de démonstration de la capacité de ce droit à s’adapter aux défis de son
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
temps, alors la juridiction coutumière y aura acquis une légitimité incontestable par la qualité
reconnue de ses décisions du fait de leur adéquation aux spécificités de la société autochtone.
II. 6. La Charte du peuple kanak au soutien des décisions du tribunal coutumier
La Charte des valeurs du peuple kanak adoptée le 12 avril 2014 et proclamée le 26 avril a pour
objectif « de doter le peuple kanak d’un cadre juridique embrassant à la fois la réalité historique est
tendant à garantir son unité et l’expression de sa souveraineté ».
Les signataires s’engagent :
À œuvrer pour l’affirmation d’un pluralisme juridique coopératif et équilibré permettant aux
Valeurs et Principes de la présente Charte fondée sur l’humanisme Kanak/océanien de se décliner
dans les différents secteurs et domaines de la société, ainsi que dans l’ensemble des institutions du
Territoire ou de l’État ;
Cette démarche étant une contribution préalable et incontournable à la construction d’un destin
commun. 801
Il ne lui est reconnu aucune force juridique, mais la juridiction coutumière n’a pu ignorer
cette publication, qui a donné lieu à des débats entre assesseurs coutumiers et magistrats professionnels, sur les éléments de la charte, pertinents, pouvant être utilisés au soutien des décisions prises.
De prime abord, ce qui a rassuré c’est de constater que les principes coutumiers formalisés
dans la charte correspondaient aux motivations des décisions coutumières rendues jusque-là.
Tous les principes n’intéressent pas le « droit civil coutumier », ceux qui ont été utilisés dans
les décisions, et intégrés dans les motivations, sont principalement issus de la « Section 2 : du
Cycle de la vie et de la personne802 » (principes 56 à 72).
Ils ont pour vocation, par le rappel dans la motivation de la décision, de donner « à voir » et
ainsi montrer concrètement aux justiciables kanak que la référence sur laquelle s’appuie la
juridiction, au-delà de la parole des assesseurs exprimée lors de l’audience, est approuvée par
la quasi-totalité les autorités coutumières803.
La référence à la charte permet ainsi de rappeler les devoirs de chacun dans des affaires, soumises à la juridiction coutumière, où, par principe, un différend existe, un litige est en cours,
une opposition apparaît, une confrontation se déroule.
Les Kanak qui se présentent devant leur justice sont parfois de mauvaise foi et, volontairement ou pas, espèrent s’exonérer des règles qui régissent leur société.
Mais le plus souvent c’est une situation d’inégalité qui est soumise à la juridiction, entre
l’homme, qui impose sa volonté parfois par la force et la violence, et la femme, qui voit nier ses
droits parentaux, dans un couple qui se sépare et se déchire, sans parvenir à s’accorder sur le
sort des enfants communs, qui portent le nom du clan paternel.
801 - � harte du Peuple Kanak-Socle Commun des Valeurs et les Principes Fondamentaux de la Civilisation Kanak ;
C
http://www.senat-coutumier.nc/phocadownload/userupload/nos_publications/charte.pdf.
802 - � nclus dans le Chapitre II, Principes generaux de la civilisation kanak.
I
803 - �L’unanimité ou le consensus, cher à la méthode kanak de prise de décision, ne serait pas acquis, car des assesseurs
ont fait part de voix discordantes sur la méthode utilisée et le résultat obtenu. Il n’est, cependant, pas précisé
l’importance de ces oppositions, qui semblent bien minoritaires.
331
�Le jugement, dans ce type d’affaire, indique, après l’avoir longuement souligné à l’audience,
que la charte rappelle (paragraphe 68) que « L’homme a autorité sur la terre et la femme sur les
enfants, leur éducation et la vie familiale. La femme est l’être sacré qui donne la vie et doit être respectée comme telle. Elle a un rôle d’assise et de cohésion sociale dans la famille et dans le clan ».
332
L’effet de ce rappel a toujours été salutaire et redonné une cohérence à la décision qui pouvait confier les enfants à la mère, compte tenu de leur âge et de la nécessité de maintenir les
relations d’affection maternelle, sans remettre en cause l’appartenance au clan paternel, qu’ils
sont appelés à rejoindre.
De même le paragraphe relatif au mariage coutumier, ci-dessous, sert de référence lorsqu’une
opposition infondée, tenant au seul argument qu’un mariage célébré coutumièrement doit
durer jusqu’au décès est avancée pour s’opposer à des demandes de dissolution : « 69 - Le
mariage coutumier est, aujourd’hui, un choix accompli par un homme et une femme. Pour un clan, dans
la tradition, le mariage a pour finalité d’assurer une descendance, de perpétuer le nom et d’assurer la
prospérité de la famille, de la Maison, du clan, de la chefferie. Ainsi le mariage coutumier est renforcé
dès la naissance du premier enfant et du premier fils ».
D’autant que le paragraphe qui suit reconnaît la possibilité de séparation entre les époux,
ce que les coutumiers appellent séparation de corps pour le distinguer du divorce du Code
civil, et qui est une dissolution du mariage coutumier sans remise en cause de l’alliance entre
les clans. « 71 - La séparation intervenant dans un couple lié par la Coutume n’est pas de nature à
remettre en cause l’alliance conclue entre les clans en particulier quand il y a des enfants ».
Dans les conflits fonciers il est également fait référence, dans des décisions de Koné et
N
ouméa, aux paragraphes 73 à 79 issus de la « Section 3 : des Terres et des ressources (A - Des
droits fonciers) », dont les termes sont forts. Leur appropriation par la juridiction renvoie
chaque belligérant à sa légitimité foncière et la décision prise s’appuie sur des principes, destinés à rappeler la responsabilité de chaque clan et chefferie, tels que :
74 - À l’intérieur des tribus et des réserves, l’usage du sol se fait par cessions (dons, échanges de
droits), par alliances, pour services rendus, par le travail (premier labour et défrichage) dans le
respect des principes d’inaliénabilité et des droits des clans terriens originels.
75 - L’usage et l’occupation d’un territoire, dans le respect des règles et des conditions coutumières
prédéfinies, confèrent aux clans et familles intéressées une sécurité coutumière dont les chefferies
sont garantes.
78 - Les clans ayant récupéré leurs terres ancestrales s’y installent et les mettent en valeur. Ils
doivent faire en sorte de maintenir la solidarité et l’harmonie avec les clans les ayant assis au
moment de la colonisation. Ils doivent instaurer d’autre part de nouvelles relations avec la nouvelle chefferie de proximité.
Ainsi l’utilisation, dans les décisions, des éléments de la Charte du peuple kanak, qui entrent
dans le périmètre du champ de la coutume, confère à celle-ci une reconnaissance certaine. Faute
d’être une norme juridique en tant que telle, la charte influence, sans conteste, le travail et la
méthode des juridictions coutumières, et moins les décisions qu’elles prennent, car il n’y a pas de
hiatus révélé entre la jurisprudence antérieure à sa publication et les éléments qu’elle contient.
Elle modifie, en quelque sorte, la manière de juger car elle permet de s’appuyer sur des éléments textuels, sans que les principes coutumiers n’en soient codifiés, pour introduire dans
le débat judiciaire une règle coutumière, supposée connue et acceptée par les justiciables
kanak de statut coutumier. C’est le magistrat professionnel, siégeant dans cette juridiction,
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
qui devrait se réjouir de trouver des textes auxquels se raccrocher. On imagine mal qu’il vienne
discuter l’interprétation de règles coutumières, proclamées par la charte et confirmées par les
assesseurs coutumiers.
Au final on peut donc considérer qu’elle fait autorité, en ses principes pertinents, pour la
juridiction coutumière.
CONCLUSION804
Le débat sur le droit applicable aux intérêts civils coutumiers, et sur la légitimité des assesseurs
coutumiers à investir ce domaine, si sensible, revêt un caractère essentiel car il touche à la
cohésion sociale et à la solidarité d’une société à l’égard des plus faibles des siens (les victimes).
D’aucuns ont tenté de confisquer et oblitérer le débat suscité par l’avis de la Cour de cassation
de 2007 (avis rendu à la demande de la Cour d’appel, pour tenter de limiter la portée du précédent avis de 2005) lequel n’est lui-même que la déclinaison d’un premier avis de 2005 (avis
rendu à la demande du juge de Koné) portant sur le périmètre du droit coutumier, tel que
défini par l’article 7 de la loi organique du 19 mars 1999. Ce fut peine perdue, car si certains
ne veulent pas débattre, rien n’interdit à la jurisprudence d’agir et de proposer des solutions
pratiques.
Alors oui, certes, le juge ne vote pas la loi. Il ne crée pas non plus la coutume kanak. Mais le
juge métropolitain et les juges coutumiers, dans la juridiction coutumière kanak, chargée de
son application, l’interprètent et au besoin complètent les vides juridiques, sous la garantie
du débat contradictoire et par le moyen de décisions soumises aux voies de recours (appel et
cassation). Ces garanties existant, il crée de la norme pour faire avancer le droit, et remplir son
office qui est de « dire » le droit coutumier.
Il le doit même, lorsqu’il s’agit de donner vie et effectivité à des principes supérieurs, comme
le rappelle, à l’adresse du requérant, un arrêt en forme de désaveu805.
L’absence de texte n’a donc pas empêché la jurisprudence (les juges et les assesseurs coutumiers) d’agir et de défricher le terrain fertile des principes coutumiers, entre autres domaines
de la « coutume judiciaire »806, et ce, en dépit de résistances stériles rencontrées pas-à-pas, et du
refus de toute évolution, dans le seul but de geler l’état du droit à un stade antérieur. Antérieur
à quoi, si ce n’est à la reconnaissance du statut coutumier kanak ?
804 - � nspirée de mes entretiens avec Régis Lafargue.
I
805 - � ass civ., 1ère, 26 juin 2013, pourvoi n° 12-30.154, Procureur général près la CA de Nouméa c/ M. Poadey, préc.
C
806 - � égis Lafargue, La Coutume Judiciaire en Nouvelle-Calédonie - Aux sources d’un droit commun coutumier, préc. ; du
R
même auteur : La Coutume face à son destin. Réflexions sur la coutume judiciaire en Nouvelle-Calédonie et la résilience
des ordres juridiques infra-étatiques, LGDJ, coll. « Droit et Société », 2010, 417 p.
333
�§ 2 - juridiction administrative
Régis Fraisse
334
Conseiller d’état et ancien président du Tribunal administratif de Nouméa
Professeur associé à l’Université Jean Moulin (Lyon 3)
Le juge administratif est rarement confronté à la coutume : il n’est pas le juge du statut civil
coutumier et de la propriété coutumière.
Toutefois, il peut connaître de la coutume à travers ses institutions (désignation des membres
du sénat coutumier et des conseils coutumiers ; constatation de la désignation des autorités
coutumières ; respect des compétences du sénat coutumier). Ce n’est que de façon indirecte et
exceptionnelle qu’il peut en connaître à l’occasion des autres contentieux (GDPL, indemnisation, contravention de grande voirie, fonction publique…).
I. COMPÉTENCE DU JUGE ADMINISTRATIF
Le juge administratif est compétent pour connaître de la contestation :
– �de l’arrêté du président du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie constatant la désignation
de membres du sénat coutumier (TANC, 20 avril 2000, n° 9900315, M. Nidoïsh Naisseline) ;
– � e la délibération par laquelle le sénat coutumier de Nouvelle-Calédonie constate la désid
gnation d’un grand chef du district (TANC, 26 avril 2012, n° 1100446, conseil coutumier de
l’aire Djubea Kapone) ;
– � u refus du sénat coutumier de constater la désignation d’une autorité coutumière (TANC,
d
21 février 2007, n° 06267, conseil coutumier de l’aire Djubea Kapone et M. Hilaire Maou
Kouathe ; CAAP, 7 juin 2010, n° 07PA01595, M. Hilaire Kouathe et conseil coutumier de l’aire
Djubea Kapone, chef de tribu de Comagna dans le district de l’île des Pins ; CE, 6 décembre
2013, n° 343688, M. Kouathe et le conseil coutumier de l’aire Djubea Kapone) ;
– � e la désignation du président du sénat coutumier et de son bureau (TANC, 21 février 2007,
d
n° 06307, M. Gabriel Païta) ;
– � ’une décision d’un conseil coutumier de radier du registre des autorités coutumières de
d
l’aire la nomination de l’ensemble du Conseil de chefs de clans ainsi que du président de
ce conseil et de suspendre tous actes coutumiers dans cette tribu (TANC, 19 février 2015,
n° 1400245, M. Vincent Meandu Gorodey).
Mais il n’appartient pas au juge administratif de connaître de la régularité d’un procès-verbal
de non-tenue de palabres (TANC, 22 mars 2012, n° 1100404, M. Waheo).
De même, l’existence d’un litige sur l’interprétation d’un procès-verbal de palabre coutumier
implique la saisine, par les parties, du conseil coutumier, en application des dispositions de
l’article 150 de la loi organique (TANC, 21 février 2007, n° 06267, conseil coutumier de l’aire
Djubea Kapone et M. Hilaire Maou Kouathe).
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
II. RECEVABILITÉ
Un requérant qui indique agir en qualité d’autorité coutumière mais qui ne figure pas parmi
les autorités coutumières dont la désignation a été constatée par délibération du conseil coutumier et qui ne produit aucun acte coutumier ou procès-verbal de palabres ayant « une pleine
force juridique » au sens du point 1.2.1 du document d’orientation de l’accord de Nouméa et
permettant de justifier de sa désignation comme autorité coutumière n’établit sa qualité à agir,
ce qui a pour effet de déclarer sa requête irrecevable (TANC, 13 septembre 2012, n° 1200197,
Chefferie N’Umia Kambwa, We-Cho Pweyta et autre).
Les conseils coutumiers sont au nombre des institutions de la Nouvelle-Calédonie et les
décisions qu’ils prennent pour l’exercice des compétences que leur attribue la loi organique,
notamment en ce qui concerne la désignation des membres du sénat coutumier, constituent
des actes administratifs susceptibles de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir devant
le juge administratif (TANC, 29 janvier 2015, n° 1400245, M. Vincent Meandu Gorodey).
Si les conseils coutumiers peuvent contester, par la voie du recours pour excès de pouvoir, la
légalité des actes administratifs faisant grief aux missions qui leur sont confiées ou produire des
observations en défense dans le cadre de recours pour excès de pouvoir dirigés contre leurs actes
administratifs, ils n’ont pas la capacité d’agir en justice, soit en demande soit en défense, dans
le cadre d’un recours de plein contentieux. Par suite, le président du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie est compétent pour défendre la Nouvelle-Calédonie dans le cadre d’un recours
en indemnisation en raison d’une faute qu’aurait commise le conseil coutumier (TANC, 28 juin
2012, n° 1100387, M. Félix Tiaouniane et autres ; CAAP, 31 juillet 2014, n° 12PA03952, M. Tiaouniane et autres, AJDA 2014, p. 2309, La désignation irrégulière d’un chef de clan engage-t-elle
la responsabilité de la Nouvelle-Calédonie ? Conclusions d’Olivier Rousset, rapporteur public).
Le Sénat coutumier dispose d’un intérêt à agir pour demander l’annulation d’un arrêté du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie créant un observatoire des affaires coutumières ayant
vocation à connaître des questions intéressant l’identité kanak qui entrent dans le champ de
ses compétences (TANC, 26 novembre 2015, n° 1500049, Sénat coutumier et autres).
III. FOND
III. A. Légalité externe
Si les membres du sénat coutumier sont désignés selon les usages reconnus par la coutume, ils
ne pouvaient l’être après l’entrée en vigueur de la loi organique du 19 mars 1999 que par les
nouveaux conseils coutumiers mis en place dans les conditions fixées par le III de l’article 232 de
cette loi organique. Par suite, une décision signée, en cette qualité, par le président et le vice-président de l’ancien conseil coutumier ne peut être regardée comme émanant du nouveau conseil
coutumier issu de la loi organique du 19 mars 1999 et est donc entachée d’incompétence. Cette
incompétence a pour effet de rendre illégal l’arrêté par lequel le président du gouvernement a
constaté cette désignation (TANC, 20 avril 2000, n° 9900315, M. Nidoïsh Naisseline).
La délibération du sénat coutumier qui se borne à constater la désignation de son président
en se fondant sur les décisions prises dans le cadre du consensus coutumier lors de l’assemblée
des huit pays du 24 août 2006 est entachée d’incompétence (TANC, 21 février 2007, n° 06307,
M. Gabriel Païta).
335
�Les décisions des conseils coutumiers qui sont prises pour l’exercice des compétences que
leur attribue la loi organique doivent être motivées si elles entrent dans le champ de la loi
du 11 juillet 1979 relative à la motivation des actes administratifs (TANC, 29 janvier 2015,
n° 1400245, M. Vincent Meandu Gorodey).
336
La création d’un observatoire des affaires coutumières, par un arrêté du gouvernement de
la Nouvelle-Calédonie lui conférant par sa composition (notamment haut-commissaire de la
République, premier président de la cour d’appel) et ses missions (notamment par ses trois formations « terres coutumières », « statut civil et droit civil coutumier » et « résolution de conflit
en milieu coutumier ») une dimension sans rapport avec un simple organe consultatif interne
et l’investissant d’une mission qui l’autorise notamment à suggérer des améliorations de la
législation et de la réglementation coutumière en vigueur, porte atteinte à l’équilibre institutionnel défini par la loi organique qui confie au sénat coutumier des attributions spécifiques
s’agissant des questions intéressant l’identité kanak et, par suite, est entachée d’incompétence
(TANC, 26 novembre 2015, n° 1500049, Sénat coutumier et autres).
III. B. Légalité interne
L’auteur d’un recours contre une décision d’un conseil coutumier prise pour l’exercice des compétences que lui attribue la loi organique peut invoquer utilement devant le juge de l’excès de
pouvoir tout moyen tiré de la violation d’une disposition législative ou réglementaire, d’un principe général du droit ou de la coutume. En revanche, il lui appartient d’établir le contenu de
la norme qu’il invoque et le fait qu’elle ne fait l’objet d’aucune contestation. Si, en l’espèce, le
requérant soutient que la désignation du membre du sénat coutumier n’a pas « emprunté le
chemin de la parole », que la désignation doit être préalablement soumise aux instances coutumières telles que le conseil de famille, le conseil de clan, le conseil des chefs de clan et le conseil
de district avant d’être soumis au conseil de l’aire, il ne justifie pas du contenu de la règle coutumière invoquée et ne permet ainsi au juge d’apprécier la régularité de la procédure suivie ni la
légalité au fond de la décision contestée (TANC, 10 novembre 2005, n° 05290, chefferie N’Umial
Kambwa We-Cho Pweyta et du clan Kambwa We-Cho Pweyta, AJDA 2006, p. 1561, Jean-Pierre
Vogel et Thierry Xozame, Le juge administratif face à la coutume kanak).
L’auteur d’un recours contre une décision d’un conseil coutumier prise pour l’exercice des
compétences que lui attribue la loi organique peut invoquer utilement devant le juge de l’excès de pouvoir tout moyen tiré de la violation d’une disposition législative ou réglementaire,
d’un principe général du droit ou de la coutume. Le règlement intérieur du conseil coutumier
peut ainsi être invoqué et notamment une disposition aux termes de laquelle : « Chaque chefferie qui compose l’aire de Djubéa-Kaponé désigne deux candidats au poste de sénateur selon les us et
coutumes » (TANC, 3 mars 2011, n° 10301, M. Roch Alphonse Wamytan).
Est entachée d’une erreur de fait une délibération du sénat coutumier qui constate la cessation de fonction d’un grand chef et le déclare démissionnaire alors que celui-ci n’a jamais
entendu démissionner de sa fonction. Par suite, l’arrêté par lequel le président du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie a fait cesser l’indemnité de grand chef dont il bénéficiait est
annulé (TANC, 4 mars 2004, n° 03325, M. Clovis Paama).
Il résulte des dispositions de l’article 141 et du II de l’article 150 de la loi n° 99-209 du 19 mars
1999 relative à la Nouvelle-Calédonie que le sénat coutumier, saisi d’une demande en ce sens,
est tenu de constater la désignation des autorités coutumières dès lors que le procès-verbal de
palabre les désignant n’est pas entaché d’une irrégularité d’une gravité telle qu’il devrait être
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
regardé comme inexistant (CE, 6 décembre 2013, n° 343688, M. Kouathe et le conseil coutumier de l’aire Djubea-Kapone).
Même si le sénat coutumier a saisi pour avis le conseil coutumier de la désignation d’un grand
chef de district, l’avis défavorable émis par ce conseil coutumier ne s’imposait pas à lui dès lors
que le conseil coutumier ne s’était pas prononcé sur un recours introduit sur le fondement
de l’article 21 de la délibération du 17 janvier 2007. Par suite, le sénat coutumier était tenu
de constater cette désignation établie par acte coutumier (TANC, 26 avril 2012, n° 1100446,
conseil coutumier de l’aire Djubea Kapone). Si les modalités de désignation des autorités coutumières relèvent des usages de la coutume, la constatation d’une telle décision par le sénat
coutumier exige l’établissement d’un acte coutumier. Par suite, lorsque l’officier public coutumier dresse un procès-verbal de non-tenue de palabres pour constater l’absence de décision en
ce sens, le sénat coutumier est tenu de refuser de constater une désignation d’un « petit chef »
au motif qu’elle n’avait pas été établie par acte coutumier (TANC, 22 mars 2012, n° 1100404,
M. Waheo).
Un requérant qui occupe sans droit ni titre une parcelle du droit public maritime, qui ne fait
donc pas partie des terres coutumières au sens de l’article 18 de la loi organique, ne peut utilement invoquer des droits coutumiers et peut être passible d’une contravention de grande
voirie (TANC, 12 décembre 2013, n° 1300122, province Sud).
Le statut civil coutumier n’est pas suffisant, à lui seul, pour que soit reconnu en Nouvelle-
Calédonie le centre des intérêts moraux et matériels pour l’attribution de l’indemnité temporaire de retraite prévue par l’article 137 de la loi n° 2008-1443 du 30 décembre 2008 (TANC,
29 octobre 2015, n° 1500101, M. Josia Aramion). Si les tribus, les clans et les groupements de
droit particulier local (GDPL) sont des personnes morales, ils ne sont pas dotés d’une personnalité morale de droit public et ne sont pas chargés d’une mission de service public. Ils ne
peuvent donc accueillir des personnes condamnées à des travaux d’intérêt général (TIG) en
application de l’article 138-1 du code pénal. En revanche, le sénat coutumier et les conseils
coutumiers, même s’ils ne sont pas dotés de la personnalité morale, peuvent, à la demande de
la Nouvelle-Calédonie, accueillir de telles personnes (TANC, avis n° 5/2015 du 20 avril 2015).
X
X X
SECTION 2. LES RELAIS INSTITUTIONNELS
Orale, la coutume s’extériorise par des relais coutumiers traditionnels – clan notamment – ou
institutionnels – conseils coutumiers et Sénat coutumier – dont le rôle doit bien être compris
et mesuré afin de permettre cette collaboration indispensable entre eux et les institutions de
la Nouvelle-Calédonie (§ 1). Pour assurer ce lien des instruments institutionnels ont été créés :
l’acte coutumier et le corps des officiers publics coutumiers chargés de les rédiger (§ 2) ; l’état
civil coutumier afin d’assurer l’identification des personnes relevant du statut civil coutumier et
des événements les concernant (§ 3). Pour cela, une réglementation existe et doit être analysée
afin de vérifier si elle est en mesure d’assurer une pleine intégration de la coutume dans le corpus
normatif de la Nouvelle-Calédonie ou si, dans cette optique, elle doit être modifiée et comment.
337
�§ 1 - Le rôle des autorités et institutions coutumières
Guylène Nicolas
338
Maître de conférences de droit public, HDR
Aix-Marseille Université, Centre de droit de la santé (UMR 7268 ADES, AMU/EFS/CNRS),
en délégation à l’Université de la Nouvelle-Calédonie de 2010 à 2014
Le chef est « le représentant du clan dans tous ses intérêts mystiques et pratiques, il est le père
et fils qui assurent la continuité de la puissance dans le clan, il est le grand fils »807, constatait
Maurice Leenhardt en 1930. Ces observations sont le fruit des premières études anthropologiques des Européens sur les autorités et institutions coutumières kanak. Elles sont marquées par la difficulté de compréhension des premiers scientifiques, tel que le souligne Michel
Naepels : « La description de la chefferie par M. Leenhardt est fort ambigüe, son texte oscillant
entre la description de la chefferie comme lieu d’un pouvoir absolu (de vie et de mort) ou
d’une absence de tout pouvoir réel ». Il faut attendre, dix-sept ans plus tard, que Maurice
Leenhardt se soit suffisamment immergé dans la culture kanak pour en comprendre toutes les
subtilités pour écrire son célèbre Do Kamo et y trouver transcrite la dimension mystique de la
chefferie. Il y écrit : « Toute la société gravite autour de ce personnage. Neveu du clan utérin,
il est l’honneur du sang maternel ; fils héritier des ancêtres, il est garant de la permanence de
leurs bienfaits. Il n’a pas de fonction de gouvernement et il ne commande pas. Sa présence
rend sensible à tous la réalité mythique des totems et des aïeux ; il est leur présence” et, par
cette qualité, il préside à tous les comportements du clan »808.
Toutefois, si elle permet d’approcher la culture kanak, cette perception anthropologique ne
correspond pas à l’usage des termes qui sont ceux utilisés actuellement pour appréhender
l’influence de la coutume kanak sur le droit calédonien. Il faut d’abord passer par l’incidence
du système colonial pour comprendre le maillage complexe d’influence des institutions françaises sur la structure sociale kanak et leur impact sur la construction de la norme.
Isabelle Merle a brillamment retracé l’histoire du peuplement calédonien par l’intermédiaire
d’une politique de peuplement pénal et libre809. Cette dernière a généré la délimitation des
terres par l’État français et la création des réserves810. Le gouverneur Guillain est le premier à
avoir instauré « un dispositif juridique central dans la définition de la place des Kanak dans la
807 - � aurice Leenhardt, Notes d’ethnologie néo-calédonienne, Paris, Institut d’ethnologie, 1930, p. 98, cité par Michel
M
Naepels, « Le devenir colonial d’une chefferie kanake (Houaïlou, Nouvelle-Calédonie) », Annales, Histoire,
Sciences Sociales, 2010/4 (65e année), p. 916.
808 - � aurice Leenhardt, Do kamo, La personne et le mythe dans le monde mélanésien, Paris, Gallimard, 1ère édition 1947,
M
réédition 2005, p. 186.
809 - � ous renvoyons à Isabelle Merle, Expériences coloniales. Nouvelle-Calédonie (1853-1920), Paris, Belin, 1995, 479 p.
N
810 - � […] les projections d’un peuplement à venir de colons pénaux ou libres […] expliquent une politique indi«
gène qui, à bien des égards, puise son inspiration dans les stratégies menées au XIXe siècle en Algérie, et en
particulier les stratégies foncières qui conduisirent à une politique de cantonnement rigoureuse menée en
N
ouvelle-Calédonie jusqu’à son terme, à savoir la création de véritables réserves indigènes, expérience singulière dans le contexte de l’Empire français », Isabelle Merle, « La Nouvelle-Calédonie, terre d’expériences coloniales », Hermès, La Revue, 2013/1 (n° 65), p. 51.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
colonie, en liant l’organisation de la tribu à la mise en réserve »811. Il appliquera avant la lettre
le statut de l’indigénat aux Kanak en s’inspirant du sénatus-consulte impérial du 4 uillet
1 j
1865 définissant ce statut en Algérie812. Ce sont ses arrêtés de 24 décembre 1867 et du 22 janvier 1868 qui nous intéressent plus particulièrement puisqu’ils créent le terme et le concept
de tribu et en déclinent le régime. Selon l’arrêté n°147 du 24 décembre 1867, la tribu se
définit comme « l’agrégation indigène politiquement et administrativement constituée en
Nouvelle-Calédonie »813. Cette définition est éloignée de la conception tribale antérieure à la
présence française qui se caractérise par une formation homogène par sa provenance d’origine
issue de « la parenté du sang due à un ancêtre commun, historique ou mythique, de la communauté de langage vernaculaire (dialecte), de culte, de coutume et de comportement psychique
des membres »814. Les liens politiques de la tribu sont alors ceux de la famille. L’intérêt de
cette construction juridique était de doter la tribu du régime de la personne morale afin de
lui faire porter une responsabilité administrative et civile. En effet, le gouverneur Guillain
entendait, de cette façon, rendre responsable solidairement les habitants d’un même espace
en cas d’exaction815.
Ainsi, la création de la tribu n’est qu’indirectement en lien avec la coutume kanak. Elle correspond à la transposition de la perception qu’avaient alors les colonisateurs de la coutume kanak
à travers les liens familiaux et l’attachement à la terre aux catégories juridiques du droit français. Elle a permis de convertir une notion inconnue d’union et d’appropriation intemporelle
et foncière en notion perceptible, pratique et utile pour l’État français. Ni famille, ni commune, ni société, la tribu offre au droit français une nouvelle catégorie de personne morale
qui puisse être appréhendée par les règles ancestrales de la propriété et de la responsabilité du
droit romano-germanique.
L’objectif premier de cette création était, pour le gouverneur Guillain, de permettre aux autorités coloniales de contrôler l’occupation des terres par les autochtones en utilisant le cantonnement en réserve. Dans cette logique, l’arrêté du 22 janvier 1868 créa les réserves où la terre
était propriété incommutable de la tribu et insusceptible d’appropriation privée816. Servant
le projet de colonisation par peuplement, le régime foncier spécifique à la tribu n’en est pas
moins relativement proche de la conception coutumière par l’absence d’appropriation. Il est
toutefois dans l’impossibilité de transposer le fondement même de la coutume qui repose sur
la propriété de la communauté kanak à la terre et non l’inverse comme c’est le cas en Europe.
Si l’homme appartient à la terre, la terre ne lui appartient pas817. Surtout, les déplacements de
clans qui s’en suivirent brisèrent de façon durable ce lien entre les clans et la terre ancestrale,
811 - � ichel Naepels, op. cit., p. 922.
M
812 - � our un développement historique plus approfondi de cette période historique voir Antoine Leca et Bernard
P
Gille, Histoire des institutions de l’Océanie française, Paris, L’Harmattan, Mondes océaniens, 2009, p. 139-144.
813 - � ONC, 1867, pp. 350-357.
B
814 - � aurice-H. Lenormand, « L’évolution politique des autochtones de la Nouvelle-Calédonie », Journal de la Société
M
des océanistes, 1953, vol. 9, n° 9, p. 256.
815 - � ’arrêté du 24 décembre 1867 dispose : « la tribu indigène […] forme une agrégation légale ayant des attributs de
L
propriété […] La tribu est administrativement et civilement responsable », voir Antoine Leca et Bernard Gille,
Histoire des institutions de l’Océanie française, op. cit., p. 143. L’auteur précise que « cette responsabilité collective
fut confirmée par plusieurs décrets successifs (23 mars 1907, 29 septembre 1928 et 12 mars 1937) ».
816 - �Ibid.
817 - �Sur le lien à la terre qui ne sera pas développé ici, nous renvoyons à P.-Y. Le Mmeur, « La terre en Nouvelle-Calédonie :
pollution, appartenance et propriété intellectuelle », Multitudes, 2010/2 n° 41, p. 91-98.
339
�ce qui est encore actuellement la cause de conflits fonciers inextricables dont l’ADRAF818 à la
charge819. De plus, les déplacements bouleversèrent et modifièrent les liens familiaux générant
des perturbations irrémédiables dans la structure de la société kanak.
340
Sans qu’il ne soit besoin de poursuivre plus avant une explication de l’histoire de la colonisation calédonienne820, l’exemple de la tribu suffit à comprendre que dès la prise de possession de l’île en 1853 le droit français a dû composer avec la particularité de la communauté
kanak et se soucier de sa structure coutumière. Toutefois, la politique de relégation jumelée à
celle du peuplement aurait pu mettre fin à cette interaction entre droit français et coutume
kanak. Les réserves ont permis un cantonnement des hommes mais aussi de leurs croyances et
de leurs pratiques coutumières qui les a isolés de tout maillage extérieur. Cet « hermétisme »
provoqué est néanmoins, sans aucun doute, la raison de sa préservation jusqu’au xxie siècle.
De plus, la politique de peuplement et les vagues de migration qui se sont succédé n’ont pas
permis de faire disparaître la spécificité du peuple premier. Ses revendications de reconnaissance et de préservation de sa culture, dans un contexte de décolonisation, ont abouti aux
accords de Matignon-Oudinot de 1988 puis de Nouméa en 1998, bases du pluralisme juridique calédonien.
Alors que les échéances politiques de 2018 poussent à imaginer les évolutions du droit calédonien en fonction de son statut, la place actuelle des autorités coutumières au sein des autorités
politiques calédoniennes doit être expliquée. Il s’agit d’éclairer la place réelle des autorités
coutumières kanak telle qu’elle est inscrite dans les textes mais aussi telle qu’elle est revendiquée et vécue. Le pluralisme juridique calédonien évolue avec la pratique institutionnelle. Les
autorités et institutions coutumières ont une influence sur la création du droit calédonien
non seulement parce que la coutume est prise en compte mais aussi parce que, par hybridation
avec le droit métropolitain, elles œuvrent à la création d’un droit spécifique à la Nouvelle-
Calédonie. Les institutions coutumières sont elles-mêmes issues du maillage de la reconnaissance de la coutume kanak et de la tradition républicaine (I) et elles ont à ce titre une incidence décisive sur la constitution du pluralisme normatif (II).
I. � ES INSTITUTIONS ISSUES DU MAILLAGE DE LA RECONNAISSANCE DE LA
D
COUTUME KANAK ET DE LA TRADITION RÉPUBLICAINE
Les institutions calédoniennes, telles qu’elles existent à présent, sont dès lors le résultat d’une
évolution historique qui permet aujourd’hui à la coutume kanak de trouver un lieu d’expression spécifique au cœur d’une structuration administrative classique de la République
française (particulièrement des communes). La hiérarchie coutumière structure le territoire
818 - � gence de Développement Rural et d’Aménagement Foncier.
A
819 - �Nous renvoyons, entre autres, sur ce point à P.-Y. Le Meur, « Politique et savoirs fonciers en Nouvelle-Calédonie :
retour sur une expérience d’anthropologie appliquée », Le Journal de la Société des Océanistes, 132, 1er semestre
2011, p. 93-108. Pour comprendre la nature particulière du lien à la terre, lire aussi : Jean-Marie Tjibaou,
« echerche d’identité mélanésienne et société traditionnelle », JSO, t XXXII n° 53, 1976, p. 284 ou Christine
R
Salomon-Nekiriai, Médecine traditionnelle et représentations de la maladie, Paris, INSERM, PUF, 2000, 160 p.
820 - � i l’histoire de la colonisation en Nouvelle-Calédonie explique la perception que le droit français a construite,
S
au fil du temps, de la coutume kanak, elle n’est pas l’objet de cette étude. Face à une bibliographie très riche
sur le sujet, nous nous contentons de renvoyer au plus récent des ouvrages : Jean-Christophe Gay, La Nouvelle-
Calédonie, un destin peu commun, IRD Édition, juillet 2014, 242 p.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
c
alédonien par la reconnaissance de circonscriptions propres à la communauté kanak, support des autorités politiques coutumières. Nous proposons de retenir ici, les définitions de ces
institutions coutumières telles qu’elles ont été publiées par l’institut de la statistique et des
études économiques de la Nouvelle-Calédonie, validées par le Sénat coutumier821. Elles sont
reprises (et complétées822) ci-dessous à commencer par ce graphique synthétique :
CIRCONSCRIPTION
INSTITUTION
REPRÉSENTANTS
Le clan* : C’est un groupe de familles qui se rattachent à un ancêtre fondateur d’un site à partir
duquel les membres du clan se sont dispersés selon un itinéraire précis. Le clan est une unité patrilinéaire. Il se subdivise en lignages. Entre les clans s’est constitué tout un réseau d’échanges et d’alliances, allant de l’échange de nourriture aux alliances matrimoniales. Lors d’un mariage, la femme est
nécessairement d’un autre clan.
On ajoutera la définition donnée par le Sénat coutumier dans la Charte du peuple kanak
dans son article 28 : « Le clan regroupe toutes les lignées qui se revendiquent d’un ancêtre-
esprit commun. Le discours sur le mythe clanique situe le moment dans l’espace où est apparu
l’Ancêtre ».
Le conseil du clan* : Il est composé des représentants de chaque groupe familial constituant le clan.
La tribu : Il n’y a pas d’autre définition officielle que celle de l’arrêté Guillian de 1867. On peut
toutefois la compléter par la synthèse rédigée par Léon Wamytan : « Ainsi, à l’instar de la cité
politique négro-africaine formée de cercles concentriques de plus en plus larges qui s’étagent
les uns sur les autres, imbriqués les uns dans les autres et formés sur le type de la famille, en
général plusieurs familles qui parlent le même dialecte et qui se sentent une origine commune,
forment une tribu »823. Cette définition permet de comprendre la façon dont sont composées les
tribus, elle ne permet pas, néanmoins, de la distinguer réellement des critères qui constituent
un clan sauf à entendre un cercle concentrique élargi. Aussi, en 1996, un panorama des tribus a
été réalisé par l’institut de la statistique et des études économiques de la Nouvelle- alédonie, en
C
821 - � outes les définitions suivies de * sont issues de l’ISEE, « Panorama des tribus, Notes et Documents n° 78 », avril
T
1998 et repris dans le Tableau de l’économie calédonienne de 2011 (p. 23 et s.) consultable en version complète ou
en version abrégée de 2015 à l’adresse http://www.isee.nc/publications/tableau-de-l-economie-caledonienne-tec
(consulté le 28 août 2016).
822 - � es développements complémentaires, issus d’autres sources, sont matérialisés par l’absence d’italique.
L
823 - � éon Wamytan, « Tribu », in Léon Wamytan, Antoine Leca et Florence Faberon (dir.), La coutume kanak et ses
L
institutions, Nouméa, CDPNC, 101 mots pour comprendre, 2016, p. 233.
341
�342
p
artenariat avec le Sénat coutumier. Chaque tribu se voit attribuer un code dont les deux premiers chiffres correspondent à la commune de rattachement et les deux suivants à un numéro
d’ordre. Chaque tribu est ainsi identifiée par son rattachement à une province et à une commune puis à une aire coutumière et à un district (sauf pour les tribus indépendantes de tout district). L’ISEE a ainsi dressé le portrait statistique des 341 tribus et des 57 districts coutumiers824.
Le conseil des chefs de clan*: Depuis 1981, dans toute tribu où un conseil de chefs de clan peut se
constituer, il se substitue au conseil des anciens en place.
Chef (ou « Petit Chef »)*: Hormis pour les tribus indépendantes où il est l’autorité principale, c’est
la seconde autorité de la tribu après le Grand Chef. « Il commande la tribu. Il y maintient l’ordre et la
tranquillité ». Dans certaines tribus, il n’y a pas de Chef ou Petit Chef ; dans ce cas, c’est le Grand Chef
s’il réside dans la tribu qui assure cette fonction. Cet état de fait n’est pas mentionné.
Le district coutumier* : Le district, création purement administrative respectant plus ou moins
l’organisation des aires d’influence de chaque grand chef. Le gouverneur Feillet fut à l’origine de la
création de cette nouvelle circonscription administrative par l’arrêté du 9 août 1898 dont l’article 21
rappelle l’existence légale et l’autonomie de la tribu. Selon l’article 19, « le territoire de la Nouvelle-
Calédonie et de ses dépendances est divisé en districts indigènes. Chaque district est divisé en tribus et
est soumis à l’autorité d’un grand chef qui est nommé par le gouverneur ». Petit à petit l’administration
est de moins en moins intervenue dans la désignation des autorités coutumières et une désignation des
chefs plus en adéquation avec la coutume s’est mise en place.
Le conseil de district* : Structure essentiellement informelle qui réunit l’ensemble des chefs de tribus
d’un même district.
Grand Chef*: C’est l’autorité la plus élevée dans la hiérarchie tribale sous laquelle est placé le district
qui regroupe une ou généralement plusieurs tribus (à l’exception des tribus indépendantes).
L’aire coutumière : La création de la notion d’aire coutumière est le fruit des accords Matignon-
Oudinot du 26 juin 1988. Le texte établit : « Afin de traduire l’importance de la coutume dans l’organisation sociale mélanésienne, et sa nécessaire prise en compte dans l’organisation publique
du Territoire, des conseils consultatifs coutumiers sont créés pour chacune des huit aires coutumières ainsi qu’un conseil coutumier territorial. Ces institutions donnent des avis aux provinces
et au Territoire en matière de droit civil particulier et de droit foncier ». La loi organique du
19 mars 1999 relative à la Nouvelle- alédonie mentionne dans son article 1er les 8 aires coutuC
mières : « Les aires coutumières de la Nouvelle-Calédonie sont : Hoot Ma Whaap, Paicî-Cèmuhi,
Ajië-Aro, Xârâcùù, Drubea-Kapumë, Nengone, Drehu, Iaai ». Elles sont énoncées ici dans l’ordre
de leur position successive du nord au sud de la Grande Terre pour cinq aires, puis d’est en ouest
des îles Loyauté pour les trois autres825. Leur découpage a été élaboré en fonction des langues
kanak qui y sont parlées. On notera pour finir que le Sénat coutumier préfère utiliser le terme
de « 8 pays coutumiers » ou encore de « 8 pays kanak » (voir not. les considérants finaux, la Parole
du Sénat coutumier, et la Proclamation de la Charte du peuple kanak).
824 - � oir http://www.isee.nc/publications/la-nouvelle-caledonie-en-cartes-et-en-chiffres/portrait-de-votre-tribu pour
V
pouvoir consulter chacune de ces fiches (consulté le 28 août 2016).
825 - � ette précision est apportée par Léon Wamytan, « Aires coutumières, configuration », in La coutume kanak et ses
C
institutions, op. cit., p. 24.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Le conseil d’aire coutumière*: Le territoire est découpé en huit aires coutumières, compétentes
pour les affaires de droit privé liées au statut civil coutumier, les terres coutumières et les questions
relatives aux langues et à la culture kanak. Chaque aire est représentée par un conseil coutumier,
consultatif.
Selon les chiffres de l’ISEE-NC, « en 2009, 23 % de la population de la Nouvelle-Calédonie
déclarait résider en tribu alors que 40 % des individus déclaraient appartenir à la communauté
kanak (97 % de la population de la province des îles Loyauté, 74 % de province Nord et 27 %
de province Sud) »826. On en déduit que la majorité de la population kanak oscille entre son
appartenance administrative à l’institution républicaine qu’est la commune où elle réside et
le lien coutumier ancestral qui forge son essence et sa soumission à la coutume que sont la
famille, le clan ou la tribu. Les circonscriptions administratives calédoniennes ont ainsi cette
particularité unique d’être à la fois une transposition adaptée des circonscriptions administratives et de la décentralisation de la République française avec les communes et la reconnaissance des territoires ancestraux (chamboulés par la colonisation) des terres coutumières et
des autorités tribales qui les régissent. Les communautés kanak bénéficient depuis les accords
de Matignon-Oudinot de la reconnaissance de leur structuration coutumière mais celle-ci
se superpose et non supplée l’existant républicain communal ou la création plus récente des
provinces. Cette superposition, sur terre coutumière, génère un cumul des responsabilités qui
doit, pour être cohérent, se calquer sur le rôle politique ancestral. Ainsi, les autorités coutumières se retrouvent souvent être les autorités communales.
Cette particularité du découpage du territoire calédonien permet de reconnaître la spécificité de l’organisation de la communauté kanak, de lui accorder sa place et de lui concéder
une organisation spécifique par égard pour la coutume. Il en résulte un maillage complexe
entre les circonscriptions administratives représentatives de la République (les communes),
l’adaptation de la décentralisation adaptée au statut de la Nouvelle-Calédonie avec les Provinces et la reconnaissance de la hiérarchie coutumière kanak. Si les autorités politiques
sont bien distinctes, l’usage des services publics et des infrastructures nécessaires à la vie
collective fait les liens entre ces « deux mondes » administratifs : les fiches de tribus mises
en place par l’ISEE-NC précisent ainsi, les emplacements des écoles, des voiries, de la poste,
des lieux de cultes… la partition des compétences est très claire parce qu’elle est définie par
les textes mais, au quotidien, la vie publique nécessite de jongler au sein de la complexité de
ces deux structures superposées. Cette complexité étant renforcée par le fait que, comme
le précise Léon Wamytan, « une tribu peut se trouver sur plusieurs communes, plusieurs
districts et sur plusieurs aires tout comme une commune ou un district peuvent se trouver
sur plusieurs aires »827.
Pour être le plus complet et le plus juste dans cette présentation, sommaire, de la structure de
la société kanak on soulignera que les structures antérieurement présentées sont celles reconnues par les textes nationaux tels qu’ils ont été précisés. Le Sénat coutumier, dans le travail
didactique, tant de valorisation que de préservation, qu’il a mené dans le cadre de la définition
du socle commun des valeurs kanak, présente une hiérarchie un peu différente :
826 - � ableau de l’économie calédonienne de 2011, op. cit., p. 26.
T
827 - � éon Wamytan, « Aires coutumières, configuration », in La coutume kanak et ses institutions, op. cit., p. 24.
L
343
�Article 38 de la Charte du peuple kanak :
344
La société Kanak repose sur plusieurs niveaux d’organisation :
a) � e niveau familial et intra-clanique concerne en général deux à trois générations : le grandL
père, le père et le petit fils. C’est le lieu où naît la vie, lien intime avec la nature, le lieu où la vie
nous berce, le lieu de l’affection. C’est l’espace où on découvre, où on apprend, l’espace racine,
ciment et ossature de la société Kanak.
b) � e niveau clanique regroupe les branches et les Maisons au-delà de la troisième génération et
L
en référence à l’ancêtre commun.
c) � e niveau inter clanique ou chefferie, regroupe les clans selon leurs affinités et fonctions dans
L
l’organisation sociale de la chefferie ou de la grande chefferie.
d) � e niveau inter chefferie correspond aux relations d’alliances entre les chefferies limitrophes
L
dans une région donnée. Les clans charnières ou passerelles jouent un rôle déterminant dans
ces relations.
Le terme de chefferie est très souvent utilisé par la communauté kanak et on le trouve très
fréquemment dans les textes du Sénat. Mais, il a entièrement disparu des normes françaises.
On en trouve une définition à l’article 29 de la Charte du peuple kanak :
La chefferie est dans un espace donné, le regroupement – sous l’autorité d’un poteau central appelé
« l’aîné » ou « grand frère » – de lignées composantes du même ancêtre ou de clans aux fonctions
complémentaires. Elle est la forme achevée de l’organisation socioculturelle et politique Kanak. La
chefferie détient, dans l’histoire de la tradition Kanak, les éléments constitutifs de la souveraineté
autochtone que sont : un territoire, un peuple et une autorité exerçant son pouvoir sur tous les
attributs liés à ladite souveraineté.
Cette définition explique à elle seule le fait que les textes nationaux n’aient pas repris cette
terminologie, potentiellement polémique, trop proche de la définition de l’État et soulignant
une souveraineté concurrentielle aux instances nationales. Antérieurement, le 15 juin 1994,
le conseil consultatif coutumier du territoire de Nouvelle-Calédonie avait, à Neouyo (Houailou), défini la chefferie comme « l’organisation sociale où évoluent plusieurs clans autour d’un
chef reconnu et désigné par l’ensemble des chefs de clan »828. Selon cette définition, moins
polémique, la chefferie aurait eu vocation à se substituer à la tribu, terme colonial, cette substitution n’a toutefois pas été opérée en 1999.
Si la chefferie a disparu, dans les textes, au profit de la tribu, le droit français a également
innové par la création d’une institution qui ne trouve pas d’origine coutumière. Le Sénat coutumier permet de pallier l’absence de structure coutumière à l’échelle de l’île entière. En effet,
la grande diversité des langues vernaculaires est une des explications essentielles au manque
d’unité politique préexistante à l’arrivée des Européens sur le sol du caillou829. Il faut attendre
828 - � éon Wamytan, « Chefferie », in La coutume kanak et ses institutions, op. cit., p. 50.
L
829 - �« En l’absence de langue unique ou de langue commune, il n’existait d’abord aucune unité d’ensemble », Antoine
Leca, Histoire des institutions de l’Océanie française, op. cit., p. 113. Le professeur Leca cite aussi le Révérend Père
Lambert, missionnaire en Nouvelle-Calédonie au milieu du XIXe siècle, dans ses écrits Mœurs et superstitions
des néo-calédoniens : « L’archipel Calédonien, relativement peu étendu, se divise en une multitude de tribus qui
presque toutes, ont un idiome à part. Ne dirait-on pas Babel sortie des eaux ? ».
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
la loi du 6 septembre 1984830, dite statut Lemoine831, pour que la reconnaissance de la culture
kanak apparaisse au plan institutionnel avec une division du territoire en 6 aires coutumières832
appelées « pays » et surtout, à côté de l’Assemblée du territoire, la création d’une seconde
chambre dénommée Assemblée des pays833 qui a un rôle consultatif. L’année suivante, le statut
Pisani834, transforme cette seconde chambre en Conseil coutumier territorial835 chargé d’émettre
un avis sur tous les textes ou questions qui lui sont soumis par le haut-commissaire. À la suite des
accords de Matignon en 1988, la loi référendaire836 transforme cette seconde chambre en conseil
consultatif coutumier. Ce dernier préfigure le Sénat coutumier actuel puisqu’il est composé,
selon les usages reconnus par la coutume, des représentants des huit aires coutumières (telles
qu’elles existent toujours). Selon l’article 60 de la loi, il peut être consulté sur les projets et propositions de délibération du Congrès du territoire et Assemblées de province. Il peut, également,
être consulté sur toute autre matière à l’initiative du haut-commissaire.
Le Sénat coutumier est un symbole fort de la reconnaissance de la place de la coutume
kanak dans les institutions calédoniennes. Il est mentionné dans l’accord de Nouméa, dès le
préambule, point 5 :
La pleine reconnaissance de l’identité kanak conduit à préciser le statut coutumier et ses liens
avec le statut civil des personnes de droit commun, à prévoir la place des structures coutumières
dans les institutions, notamment par l’établissement d’un Sénat coutumier, à protéger et valoriser
le patrimoine culturel kanak, à mettre en place de nouveaux mécanismes juridiques et financiers
pour répondre aux demandes exprimées au titre du lien à la terre, tout en favorisant sa mise en
valeur, et à adopter des symboles identitaires exprimant la place essentielle de l’identité kanak du
pays dans la communauté de destin acceptée.
L’article 2 de la loi organique du 19 mars 1999 prévoit le Sénat coutumier parmi les institutions
de la Nouvelle-Calédonie : « les institutions de la Nouvelle-Calédonie comprennent le congrès,
le gouvernement, le sénat coutumier, le conseil économique et social et les conseils coutumiers ».
Les articles 137 et 148 l’organisent et en fixent la composition : 16 sénateurs coutumiers du pays
nommés par paire par les huit aires coutumières « selon les usages reconnus par la coutume »837.
830 - � oi n° 84-821 du 6 septembre 1984 portant statut du territoire de la Nouvelle-Calédonie et dépendances, JORF,
L
7 septembre 1984, p. 2840.
831 - � e statut est la concrétisation des revendications formulées à la table ronde de Nainville-Les-Roches en 1984
C
invoquant « la volonté commune des participants de voir confirmer définitivement l’abolition du fait colonial »
reconnaissant aux Kanak un « droit inné et actif à l’indépendance » et contenant une clause finale mentionnant
« la nécessité d’élaborer un statut d’autonomie transitoire et spécifique ».
832 - � ans la loi de 1984, le « pays des Loyauté » comprenait les 3 aires coutumières actuelles que sont Nengone,
D
Drehu et Iaai.
833 - �Cette seconde chambre n’incarne alors que très partiellement la place de la coutume puisqu’elle est composée de
24 membres coutumiers auxquels s’adjoignent 24 membres représentant les communes.
834 - � oi n° 85-892 du 23 août 1985 sur l’évolution de la Nouvelle-Calédonie, JORF, 24 août 1985, p. 9775.
L
835 - L’article 19 dispose que, dans les 4 régions qu’elle crée (régions centre, sud, nord, loyauté), un conseil consultatif cou�
tumier est chargé d’émettre un avis sur tous les textes ou questions qui lui sont soumis par les autorités régionales.
836 - � oi n° 88-1028 du 9 novembre 1988 portant dispositions statutaires et préparatoires à l’autodétermination de la
L
Nouvelle-Calédonie en 1998, JORF, 10 novembre 1988, p. 14087.
837 - � e juge administratif est le garant du respect de la procédure de désignation des membres du sénat coutumier.
L
Voir Jean-Pierre Vogel, « Le juge administratif face à la coutume kanak », AJDA, 2006, p.1561 et surtout l’analyse
de Régis Fraisse, supra Partie 2 – Chapitre 3 – Section 1 – § 2.
345
�346
Le sénateur est placé, de la sorte, dans ce que l’on peut considérer comme étant le sommet de
l’ordre hiérarchique coutumier si l’on regarde cet édifice depuis la métropole. La réalité est
plus complexe puisque cette institution est celle de la République et non de la coutume. Elle
est donc bien plus la jonction entre deux mondes et deux systèmes de normes838. De fait, son
rôle est central dans la production normative calédonienne et sa capacité à transcrire la coutume au cœur du droit calédonien.
II. � ES INSTITUTIONS AYANT UNE INCIDENCE DÉCISIVE SUR LA CONSTITUD
TION DU PLURALISME NORMATIF
Rappelons rapidement que la Nouvelle-Calédonie est compétente dans les matières suivantes :
statut civil coutumier ; terres coutumières et palabres coutumiers ; limites des aires coutumières, selon l’article 22.5 de la loi organique du 19 mars 1999. Le Congrès adopte des lois du
pays dans tous ces domaines ainsi que celui des signes identitaires et de noms qui y sont liés.
Ce domaine de compétence comprend également les modalités de désignation au Sénat coutumier et aux Conseils coutumiers. « Le cœur de l’identité kanak »839 est donc soumis, dans le
domaine législatif, à l’intervention du législateur calédonien et de lui seul. Selon l’article 142
de la loi organique tout projet ou proposition de loi concernant ces domaines doit être transmis au Sénat par le président du Congrès. Le Sénat se prononce dans les deux mois (en cas de
silence, le texte est considéré adopté) et son texte est soumis à la délibération du Congrès. Si
ce dernier n’adopte pas le texte à l’identique, une navette s’engage entre les deux chambres qui
donnent, dans le délai d’un mois, le dernier mot au Congrès. Ajoutons pour être complet sur le
mécanisme normatif que, pour les délibérations, l’article 143 dispose que « le sénat coutumier
est consulté, selon les cas, par le président du gouvernement, par le président du Congrès ou
par le président d’une assemblée de province sur les projets ou propositions de délibération
intéressant l’identité kanak ». Il ne s’agit alors que d’un avis consultatif.
Le Sénat coutumier est ainsi l’interface entre le mécanisme normatif issu de la tradition républicaine et le droit coutumier. À ce titre, c’est le président du Sénat coutumier qui convoque le
congrès du pays kanak pour recueillir son avis sur les questions relatives à l’identité kanak. Le
congrès du pays kanak est prévu à l’article 19 du règlement intérieur du Sénat coutumier. Il se
compose du Sénat coutumier, des conseils coutumiers, des grands chefs de districts et de leur
porte-parole, des chefs, des présidents des conseils des chefs de clan et des chefs de clan des tribus. Il se veut ainsi être : « une représentation la plus large possible du monde des institutions
coutumières traditionnelles ainsi que celles du droit moderne »840. Il tient ainsi une réunion
ordinaire par an à l’occasion de l’élection du président du Sénat, dans l’aire du président sortant. L’élection s’accompagne de la présentation du bilan de l’année écoulée mais également
838 - � a délégation sénatoriale à l’outre-mer en déduit : « L’institutionnalisation de cette structure coutumière crée
L
deux modes de représentation du monde coutumier potentiellement concurrents : l’un installé par le législateur,
l’autre reconnu par les pratiques traditionnelles. La légitimité effective du sénat coutumier dépend du lien qu’il
parvient à maintenir avec les autorités coutumières traditionnellement reconnues. Selon les aires coutumières,
cette légitimité des sénateurs est plus ou moins assise et leur autorité pour dire le droit coutumier plus ou moins
contestée », Thani Mohamed Soilihi, Mathieu Darnaud et Robert Laufoaulu, « Rapport d’information au nom
de la délégation sénatoriale à l’outre-mer sur la sécurisation des droits fonciers dans les outre-mer », n° 721, 23
juin 2016, p. 121.
839 - Antoine Leca, Introduction au droit civil coutumier kanak, Aix-en-Provence, PUAM, Collection Droit d’Outre-mer,
�
2e éd. 2016, p. 53.
840 - � arie-Madeleine Vakie, « Congrès du pays kanak », in La coutume kanak et ses institutions, op. cit., p. 64.
M
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
des projets pour l’année à venir. Il se clôt par une cérémonie coutumière de passation de pouvoir de l’ancien au nouveau président. Cette cérémonie est une illustration importante de la
nécessité pour les sénateurs (particulièrement du président) de fonder sa légitimité dans les
coutumes kanak. Incarnant une institution qui n’est pas coutumière, son action ne peut être
entendue que si elle émane de la coutume et de son autorité. Le président du Sénat se tournera ainsi vers le congrès du pays kanak, en le convoquant en session extraordinaire, chaque
fois qu’il devra se prononcer sur l’identité kanak ou toute compétence d’origine coutumière.
Les sénateurs sont ainsi soumis aux décisions qui seront prises par les instances coutumières.
Ils en font la synthèse pour être ensuite en mesure de les transcrire dans le système normatif
républicain. Avant la transcription, le Sénat réalise donc surtout une synthèse. Ce sont dès
lors sur ces deux points majeurs que se place l’action normative du Sénat : la synthétisation
des majeures de la coutume kanak entre l’ensemble de ses variables entre les huit aires coutumières (A) et la transcription de la coutume dans le droit positif (B).
II. A. Du socle commun des valeurs kanak à la charte du peuple kanak : le travail novateur
des autorités coutumières dans la construction de la norme
Si l’on parle de coutume au singulier, la coutume est plurielle. Dans un pays aux 28 langues
vernaculaires, la coutume se décline selon les aires coutumières et même en deçà. Si cette
richesse doit être préservée, il est important de mettre en exergue les points communs, les
valeurs socles, les règles principales de ces coutumes pour pouvoir les retranscrire dans le droit
positif. Ce travail est récent au plan normatif. Il s’inscrit dans la continuité de la définition et
de la revalorisation de l’identité kanak amorcée dans les années 1970 et 1980 par Jean-Marie
Tjibaou avec l’aboutissement de la reconnaissance du peuple kanak au sein de la Constitution
de la Ve République. Christine Demmer fait remarquer que « le travail identitaire mené n’est
donc en rien un processus d’auto identification – qui suppose l’affirmation individuelle d’un
cadre collectif » mais qu’« il peut toutefois y conduire »841. En effet, pour l’instant, seuls les
magistrats des juridictions civiles coutumières, aidés par les assesseurs, œuvrent à côté du
Sénat coutumier, pour défendre les spécificités culturelles au sein de la construction du droit
calédonien. Toutefois, le Sénat est la seule autorité politique au sein des institutions calédoniennes à être habilitée à définir l’identité collective kanak. Dans cette optique, le travail
réalisé afin de faire émerger les valeurs communes de la coutume kanak est crucial.
Aussi, la délibération cadre n° 02/2013/SC du 30 avril 2013 relatif au socle commun des valeurs
kanak et les principes fondamentaux des droits autochtones coutumiers842 a permis au Sénat
coutumier de mettre en œuvre la définition du socle commun des valeurs kanak (SCVK). Le
processus est, en lui-même, intéressant et mérite que l’on s’y arrête. L’exposé des motifs qui
précède le texte de la délibération rappelle la cohérence du processus qui s’inscrit, bien sûr,
dans la logique du titre I de l’accord de Nouméa et « l’approche globalisante de la société kanak
en tant que civilisation propre ». Mais surtout, l’exposé des motifs justifie cette entreprise de
définition du SCVK comme étant le résultat de plusieurs années de travaux menés sur la tentative d’écriture du droit coutumier qui ont conduit à s’opposer à une pratique de codification
du droit coutumier. Dès lors, la transcription écrite des valeurs communes est une nécessité
841 - � hristine Demmer, « Identités politiques et sciences sociales », in L’identité à la croisée des États et de l’Europe,
C
Quel sens ? Quelles fonctions ?, sous la direction de Marthe Fatin-Rouge Stefanini, Anne Levade, Valérie Michel et
Rostane Mehdi, Bruxelles, Bruylant, Collection À la croisée des droits, 2015, p. 45.
842 - � ONC, 1er août 2013, p. 6119.
J
347
�348
pour poursuivre l’évolution d’un système juridique dans le cadre d’un pluralisme juridique
coopératif et équilibré. La définition de ce socle commun est annoncée comme permettant
une rupture « au niveau de la conscience et surtout de la pratique du monde kanak sur son
projet de société et sur les fondements juridiques de celui-ci ». Cette démarche est annoncée
comme s’inscrivant dans le cadre du droit national, particulièrement la Constitution, et le
droit international, la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones,
entre autres. Dès lors, le processus prolonge le « vœu adopté le 27 août 2012 à l’unanimité par
le Congrès de la Nouvelle-Calédonie portant sur la mise en œuvre, en Nouvelle-Calédonie,
de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, dans le respect
de la constitution et de l’accord de Nouméa »843. La définition du socle des valeurs doit ainsi
conduire la société kanak comme l’ensemble de la société calédonienne dans « un pluralisme
juridique coopératif et équilibré ». Le rôle du Sénat est réaffirmé dans ce sens afin de définir
les valeurs d’une société à la fois contemporaine et en devenir.
La délibération suit en énonçant, dans son article 1er, que la définition du socle commun des
valeurs kanak et des principes fondamentaux des droits autochtones coutumiers est le chantier prioritaire de l’année 2013/14. Mais, surtout, le calendrier annoncé est celui de l’igname844
afin de donner un cadre coutumier à ce processus « pré-normatif ». La démarche est donc
initiée par le pouvoir législatif calédonien, comme un travail préalable à la construction de
normes respectueuses de la diversité culturelle et dans le respect des normes supérieures supra
législatives mais la procédure est, elle, confiée au monde coutumier qui reprend son rôle pour
donner l’essence de la coutume. On voit mal comment il pourrait en être autrement si l’on
souhaite donner un fondement légitime à la démarche ! L’article 3 de la délibération décrit la
méthode de travail arrêtée qui est participative et menée sous l’autorité du Sénat coutumier
et des Conseils coutumiers. Une instance de pilotage préside l’ensemble des travaux, elle est
composée « des représentants des autorités coutumières, des institutions d’élus et des représentants des forces vives ».
Tout au long de l’année 2013 une vingtaine de réunions et d’une dizaine d’ateliers ont été
organisés qui ont permis de présenter un document de synthèse à l’issue des états généraux de
décembre 2013. Un intéressant parcours a ensuite été mené de février à mars 2014 avec une
réunion par conseil d’aire puis trois pirogues itinérantes sont allées de chefferie en chefferie.
À chaque fois, les sénateurs ont rencontré les chefs et les présidents de conseil de districts et
de clans pour recueillir leur sentiment. À l’issue, le 12 avril 2014, chaque conseil coutumier a
réuni ses autorités coutumières (grands chefs, chefs de tribus, présidents de conseils de chefs
de clans, présidents de conseils de districts) pour adopter et signer, simultanément, la Charte
du peuple kanak. Les chefferies des huit aires coutumières ont adopté les textes et la Charte a
été proclamée le 26 avril 2014.
843 - � e vœu est publié au JONC, 13 septembre 2013, p. 6883.
C
844 - � ’article 2 de la déclaration rappelle le cycle de l’igname, de sa plantation à sa récolte et calque à chaque étape
L
celles de la réflexion constructive du processus de définition du SCVK : « Le socle commun des valeurs kanak
s’apparente à l’igname sacrée que les familles et les clans sont en train de récolter provenant des saisons passées,
laquelle va servir aux coutumes notamment de mariages durant l’année en cours. C’est précisément en fin mai
que vont se tenir les États généraux sur le droit civil coutumier […] En février, au moment où apparaissent les
premières prémisses de l’igname nouvelle, [elle] sera présentée au socle commun des valeurs kanak dont la qualité à tout point de vue sera la résultante de l’effort fourni collégialement et collectivement par les dépositaires
de l’igname sacrée ».
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
La procédure menée porte à réflexion. Elle innove à tout point de vue, tant dans la démarche
coutumière que dans la procédure normative. C’est effectivement la première fois que l’ensemble des instances coutumières travaillent ensemble à dire la coutume et qu’il en résulte
un texte. Le texte en question, intitulé Charte, n’a aucune valeur juridique845 puisqu’il est
issu d’autorités qui n’ont aucune compétence dans l’ordonnancement juridique calédonien.
Pourtant, il s’agit bien d’une création normative coutumière, le premier texte coutumier écrit
par des autorités coutumières qui détiennent le pouvoir ancestral de dire la coutume. Ce texte
est proclamé par le peuple kanak comme ayant force coutumière mais d’une coutume inédite
puisqu’elle est la première synthèse des coutumes existantes émanant d’un travail collectif de
l’ensemble des autorités coutumières. Sachant que ce texte émane d’un processus volontaire
choisi, établi et concerté par des autorités compétentes dans le domaine concerné peut-on
remettre en question sa valeur ? Certes, le domaine est nouveau puisque la coutume kanak n’a
jamais été établie à l’échelle de l’ensemble du pays. Rien n’est dit, dans la coutume elle-même
comme dans le droit positif, de l’autorité compétente pour forger la coutume à l’échelle de la
Nouvelle-Calédonie. Dès lors, le texte en question est une innovation tant dans la forme que
dans le fond.
Il émane d’autorités coutumières ancestrales qui ont statué ratione loci et ratione materiae de
façon innovante car répondant à un objectif jusqu’à présent inconnu. Le peuple kanak dont
l’existence constitutionnelle date de 1999, a eu, pour la première fois en 2014, la nécessité
de parler d’une seule voix sur les valeurs qui sont les siennes. Le texte qui en résulte est présenté comme « historique et fondateur » par le Sénat qui précise : « Il s’agit du premier texte
où le peuple kanak, réuni en Assemblée du peuple kanak, utilise clairement le “nous” et fait
la preuve de son unité »846. Pour le juriste métropolitain, l’emploi du terme de charte comme
celui, d’ailleurs, du peuple unifié, renvoie immanquablement à 1789.
Rappelons, avec le professeur Norbert Rouland, que pendant longtemps la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen n’a pas eu de valeur juridique non plus847.
Il apparaît, néanmoins, une différence essentielle, cette Charte est celle d’un peuple au sein
d’un pays pluriel. Elle ne concerne que la minorité autochtone du pays calédonien et à ce
titre il est difficile de concevoir qu’elle puisse avoir le même devenir constitutionnel que la
DDHC. Son rôle est ailleurs.
Tel qu’il est décrit par le Sénat coutumier, il est d’asseoir « le Droit Coutumier kanak dans
le champ juridique de la Nouvelle Calédonie et de l’État. Elle est le fondement d’un système
juridique de droit coutumier qui pourra coexister, avec des passerelles, avec le système juridique de droit commun »848.
Si l’objectif d’un travail préalable indispensable à la production normative est clair, il soulève
toutefois un paradoxe, celui de l’écrit. La Charte est ainsi le résultat d’un refus de la codification des coutumes, n’en est-elle pas pour autant les prémices ? Trop rapidement, nous rappellerons, pour faire un dernier parallèle, que la codification du droit civil en France a commencé
845 - � orbert Rouland, « Autonomie et autochtonie dans la zone Pacifique sud : approches juridique et historique »,
N
Revue française de droit constitutionnel, 2015/4, n° 104, p. 933.
846 - � ttp://www.senat-coutumier.nc/le-senat-coutumier/actualites/61-la-charte-du-peuple-kanak-a-ete-proclamee
h
On renverra également à cette page (comme à d’autres sur le même site) pour trouver plus de détail sur le processus suivi lors de la rédaction du SCVK (consultée le 28 août 2016).
847 - � orbert Rouland, op. cit., p. 933.
N
848 - � ttp://www.senat-coutumier.nc/le-senat-coutumier/actualites/61-la-charte-du-peuple-kanak-a-ete-proclamee.
h
349
�350
par l’établissement d’un droit commun coutumier849… Cette crainte a d’ailleurs été exprimée
par le public présent lors des états généraux. Sortant du processus coutumier classique, tout
en cristallisant le contenu le plus conservateur de cette coutume, la constitution du SCVK
a fait l’objet de critiques au cœur même de la population concernée. Elle a manifesté « des
inquiétudes sur la fixation des principes oraux par écrit ou sur la rapidité du processus devant
gommer les différences existantes d’une aire à l’autre »850. Si le SCVK sert effectivement d’interface avec le législateur calédonien, elle en appauvrit le contenu puisqu’elle procède de la
synthèse des coutumes existantes. Les dangers que l’on peut pressentir de voir disparaitre peu
à peu les coutumes au profit de l’essence qu’il en restera dans cet écrit synthétisé, sont réels851.
Pourtant sont-ils évitables ? Ne sont-ils pas préférables à la disparition par érosion de ces
coutumes plurielles dont la complexité d’appréhension par le législateur du pays conduit à
l’ignorer par facilité ? Le devenir de cette Charte et l’usage du SCVK qui sera faite par le Sénat
au sein du pouvoir législatif calédonien sera déterminant. Pour ce faire, le rôle du Sénat coutumier, dans la construction du droit calédonien, doit être interrogé.
II. B. La transcription de la coutume dans le droit positif, vers l’émergence d’un « législateur coutumier » ?
La transcription de la coutume dans le droit positif est d’ores et déjà une réalité. Certes, il
n’existe qu’une loi du pays sur le droit coutumier mais la loi du pays n° 2006-15 du 15 janvier
2007 relative aux actes coutumiers852 est fondatrice de la place des actes coutumiers dans le
droit positif calédonien. Elle a permis de sécuriser les transactions économiques passées en
terre coutumière. Le Sénat de la République reconnaît son importance : « Plus poussée et plus
significative dans la pratique quotidienne, la formalisation des palabres coutumiers est rendue
possible par leur transcription dans des actes coutumiers. Elle est essentielle pour sécuriser
vis-à-vis des tiers le processus de décision traditionnel au sein des collectifs sociaux kanak,
aussi bien clans et chefferies que dans les GDPL »853. La loi institue ainsi l’acte coutumier,
qui succède au procès-verbal de palabre héritier de la période coloniale. La loi conduit donc
à découper l’acte juridique en plusieurs phases d’une même procédure décisionnelle854 afin
de transcrire en droit une décision coutumière : le palabre855 est lui-même organisé selon les
usages de la coutume kanak, il aboutit à une décision coutumière qui, elle, est transcrite dans
849 - � our ne donner qu’une référence alors que le sujet a suscité beaucoup d’écrits : Saman Safatian, « La rédaction
P
du Code civil », Napoleonica La Revue, 2013/1, n° 16, pp. 57-58 : « […] l’existence d’un « droit commun coutumier ».
Cette dernière expression visait à rendre compte de l’idée, très répandue dans le monde des jurisconsultes de
l’Ancien Régime, selon laquelle, derrière le foisonnement coutumier et la diversité de jurisprudence des Parlements qui étaient autant de cours souveraines, se dissimulait, à travers la récurrence de dispositions coutumières
ou d’interprétations judiciaires communes, un « droit français ». Cette conception d’un « droit commun coutumier » peut rétrospectivement apparaître comme l’embryon d’un droit national dont le futur Code Napoléon
confirmerait l’existence et consacrerait l’avènement ».
850 - � hristine Demmer, « Identités politiques et sciences sociales », op. cit., p. 46.
C
851 - � ur ces craintes et parallèles entre l’ancien droit coutumier et la coutume kanak, voir Étienne Cornut, « La
S
non-codification de la coutume kanak », in L’intégration de la coutume dans l’élaboration de la norme environnementale, éd. Bruylant, 2012, p. 137-160.
852 - � ONC, 30 janvier 2007, p. 647.
J
853 - � hani Mohamed Soilihi, Mathieu Darnaud et Robert Laufoaulu, « Rapport d’information », op. cit., p. 122.
T
854 - � ’article 1 de la loi dispose : « Le palabre est une discussion organisée selon les usages de la coutume kanak, à
L
l’issue de laquelle une décision coutumière est adoptée. Cette décision peut être transcrite dans le cadre d’un
acte coutumier ».
855 - � l est défini à l’article 2 al 1 de la loi : « La tenue d’un palabre est libre. II se tient sous l’autorité du chef de clan,
I
du chef de la tribu ou du grand chef ou, à défaut, du président du conseil des chefs de clans ».
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
un acte coutumier. L’article 3 alinéa 1 de la loi donne ainsi la nature de l’acte coutumier :
« Acte juridique de nature conventionnelle, l’acte coutumier se caractérise par un concours
de volontés interdépendantes qui en détermine les éléments et les effets. Sa portée peut être
individuelle ou collective ». L’article 3 alinéa 2 en définit le champ d’application : « l’acte coutumier revêt les qualités d’un acte authentique lorsqu’il est pris en matière de statut civil
coutumier ou de propriété coutumière ». Au-delà de la formation de l’accord de volonté, la loi
établit aussi la prépondérance de la coutume pour régler le contentieux. Ainsi, tout recours
contentieux devant la juridiction judiciaire n’est possible qu’après épuisement d’un recours
précontentieux devant le Conseil coutumier de l’aire concernée. Ce recours préalable a été
reconnu d’ordre public par la Cour d’appel de Nouméa dans un arrêt du 25 mars 2013856.
La loi n° 2006-15 étant la seule loi du pays en matière coutumière, on pourrait douter de la
possibilité d’une transposition de la coutume dans le droit positif et penser que seules les
nécessités économiques légitiment ce premier texte. Il est vrai que cette transposition est délicate et nécessairement hésitante. Toutefois, la démarche réalisée par le Sénat avec la rédaction
de la Charte du peuple kanak augure d’une évolution prochaine. La délégation sénatoriale à
l’outre-mer estime d’ailleurs que « le sénat coutumier multiplie les initiatives pour construire
sa légitimité et pour trouver un point d’équilibre susceptible d’harmoniser progressivement la
coutume »857. Le Sénat est déjà considéré comme « la deuxième chambre du parlement calédonien dans le cadre d’un bicamérisme partiel puisque limité à la matière coutumière »858. Il est
dans ce sens saisi pour avis de tous les avant-projets de loi du pays qui concernent la coutume
et cet avis a une incidence sur le contenu de la loi.
La loi du pays sur le domaine public maritime de 2002859 donne un exemple intéressant du
rôle du Sénat coutumier lorsque le droit calédonien doit construire une solution normative
issue d’une hybridation entre le droit français et la coutume mélanésienne. En l’occurrence,
il convenait, dans ce texte, de trouver une voie médiane entre les conceptions européennes
et océaniennes du rivage de la mer. Dans son avis rendu sur cet avant-projet de loi, le Sénat
a rappelé selon la conception coutumière du domaine maritime que ce dernier fait partie
intégrante des terres coutumières. Sur ce fondement, il a souligné « la nécessité de demander
à tout le moins l’avis des conseils coutumiers pour toute décision relative au domaine public
maritime »860, cet avis devant s’imposer pour toutes les opérations réalisées sur le domaine
public maritime. Cette position du Sénat n’a été que très partiellement suivie. La loi a retenu
la consultation des autorités coutumières uniquement pour la délimitation transversale de la
mer aux embouchures, le tracé des servitudes transversales de passage et l’attribution d’une
indemnité suite à ces servitudes ou aux transferts de gestion de dépendances du domaine
public. Carine David relève qu’« en revanche, la saisine des conseils coutumiers d’aire n’est
pas prévue pour les opérations les plus significatives, à savoir la délimitation et le déclassement de la zone des pas géométriques, les autorisations d’occupation temporaire, y compris
celles constitutives de droits réels ou encore les concessions d’endigage »861. On regrettera avec
856 - � our d’appel de Nouméa, Chambre coutumière, 25 Mars 2013, RG n° 12/74, Ludovic X.
C
857 - � hani Mohamed Soilihi, Mathieu Darnaud et Robert Laufoaulu, « Rapport d’information », op. cit., p. 122.
T
858 - � arine David, « Lois du pays et Question prioritaire de constitutionnalité. Vers un renforcement de l’État de
C
droit en Nouvelle-Calédonie », Revue française de droit constitutionnel, 2014/2 (n° 98), p. 341.
859 - � oi du pays n° 2001-017 du 11 janvier 2002 sur le domaine public maritime de la Nouvelle-Calédonie et des proL
vinces, JONC, 18 janvier 2002, p. 240 et s.
860 - � arine David, op. cit., p. 342.
C
861 - � bid.
I
351
�352
elle que la loi sur le domaine public maritime soit « une occasion manquée de faire prévaloir
le consensus sur les intérêts particuliers d’un groupe»862. Elle aurait dû permettre de mettre
en place des mécanismes intégrant totalement les autorités coutumières pour l’ensemble des
décisions concernant le domaine public maritime. On relèvera toutefois que l’intervention
du Sénat coutumier a permis que ces autorités ne soient pas totalement oubliées. Ce résultat
insatisfaisant peut aussi être analysé comme une première étape que d’autres viendront compléter, d’autant plus facilement que la Charte du peuple kanak est à présent un symbole fort
et récurrent de la nécessité de ne plus ignorer la coutume.
Le rôle innovant du Sénat lors de la construction du SCVK relance à notre sens les réflexions
sur l’évolution du Sénat coutumier dans la construction d’un véritable bicamérisme en
N
ouvelle-Calédonie. Ce questionnement a déjà été brillamment mené par Carine David863
mais peut être actualisé et remis en perspective. Lorsque l’on s’interroge sur la place de la
coutume kanak dans le pluralisme juridique calédonien, on doit reconnaître la « nécessité
de renforcer une logique consensuelle dans le système actuel essentiellement majoritaire en
Nouvelle-Calédonie »864. Faire évoluer le rôle du Sénat coutumier pour aller vers un bicamérisme plus égalitaire pourrait être la solution.
Le Sénat coutumier est une seconde chambre qui peine à trouver sa légitimité. Représentant
le système coutumier, sa légitimité est encore mise en cause par les autorités coutumières
dont il n’est qu’indirectement issu. Toutefois, la procédure inaugurée lors de la construction
du SCVK a permis au Sénat de trouver une place qu’il est le seul à pouvoir tenir, celle d’une
instance unique de représentation d’une coutume unifiée telle qu’elle peut être appréhendée
plus facilement par le législateur. Il s’est alors auto attribué un pouvoir que ne lui confèrent
pas les textes. La rédaction de la Charte du peuple kanak a ainsi eu la double conséquence de
renforcer ses pouvoirs en même temps que sa légitimité. Cette première étape essentielle est
soutenue par la place de la réflexion menée par les sénateurs dans des domaines qui s’éloignent
de l’identité kanak stricto sensu.
Deux exemples peuvent être donnés. Le Sénat coutumier a été associé aux travaux de préparation, commencés en 2010, d’un projet de loi du pays relatif à la sauvegarde du patrimoine
immatériel autochtone865. Pour la première fois, le Sénat coutumier et le conseil économique,
social et environnemental ont mené ensemble des réflexions croisées afin d’échanger sur
un problème sensible de construction du droit calédonien à la suite du transfert de compétence du droit civil. Il ne s’agit pas encore de la fusion entre les deux institutions qu’évoque
Carine David866 pour faire évoluer la seconde chambre du parlement calédonien mais leur
travail croisé ne peut que faire progresser la prise en compte de la tradition mélanésienne
dans la construction du droit calédonien en dehors des domaines qui lui sont strictement
réservés. Le second exemple concerne, lui, la greffe d’organe. Le Sénat coutumier a été amené,
en 2013, à confronter la coutume avec le principe du consentement post mortem transcrit de la
862 - � bid.
I
863 - � arine David, « Quel bicamérisme pour la Nouvelle-Calédonie ? », Politeia, n° 20, 2011, p. 175-186.
C
864 - �Ibid., p. 179.
865 - � ous ne rentrerons pas ici dans les détails de l’évolution de ce texte et renvoyons à Thomas Burelli et Régis
N
Lafargue, « Le patrimoine ethno-environnemental : nouveau paradigme pour la définition des droits intellectuels autochtones », in Le droit de la santé en Nouvelle-Calédonie : de la médecine traditionnelle à la bioéthique, sous la
direction de Guylène Nicolas, 2017, Nouméa, Presses universitaires de la Nouvelle-Calédonie, p. 80-110.
866 - � arine David, « Quel bicamérisme pour la Nouvelle-Calédonie ? », op. cit., p. 183.
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
loi rançaise dans la pratique calédonienne867. Ici, c’est avec le comité d’éthique de la Nouvelle
f
Calédonie pour les sciences de la vie et de la santé que les réflexions ont été échangées. La
place du corps, de son usage, de son éventuelle appartenance entre les traditions européennes
et mélanésiennes a été l’occasion de réfléchir à une éthique commune à l’ensemble de la population calédonienne. Ces deux exemples dans des domaines qui dépassent le statut civil coutumier ou les terres coutumières sont la preuve de l’intégration progressive du Sénat coutumier
dans l’écriture des textes législatifs calédoniens. On peut en déduire que le Sénat trouve, ces
dernières années, sa place dans les institutions calédoniennes, la prise en compte de la coutume s’en trouve grandie. Il ne s’agit pas pour autant d’une évolution vers un bicamérisme plus
égalitaire mais seulement d’une étape préalable. Il ne s’agit pas encore de la commission mixte
paritaire œuvrant pour « un meilleur dialogue entre les deux chambres qui soit plus conforme
à la tradition mélanésienne, tout en étant conforme à la tradition parlementaire française »868
que souhaite Carine David. Toutefois, l’évolution de la pratique peut faire espérer que l’on
s’en rapproche en préparant une évolution des institutions cohérente avec un prochain statut
de la Nouvelle-Calédonie.
Il reste néanmoins une difficulté majeure qui est celle de la composition du Sénat. Est-il réellement possible de la faire évoluer pour qu’elle soit plus conforme au principe démocratique ?
Peut-on envisager que les femmes y aient une place ? Si des discussions ont eu lieu dans ce
sens en 2005 et 2010, les coutumiers se sont montrés hostiles à toute évolution craignant
« l’irruption du mode électif et donc conflictuel des pratiques politiques dans la sphère coutumière »869. Il nous semble impossible d’envisager que la seconde chambre du parlement calédonien reste composée de 16 sénateurs nommés par les aires coutumières. Il reste à inventer
une autre représentation mais sera-t-elle alors conforme à la coutume ? Est-ce la limite ultime
à l’hybridation entre la démocratie européenne et la coutume mélanésienne sans que ni l’une
ni l’autre ne perde leur âme ?
§ 2 - L’acte coutumier
Cyprien Élia
Chef du service des affaires foncières et coutumières
Direction de la Gestion et de la Réglementation des Affaires Coutumières (DGRAC)
Afin de bien dresser les mécanismes juridiques de prise en compte de la coutume d’essence
orale par le droit écrit, notamment par un bilan de la pratique de l’acte coutumier, il est important de situer au préalable sa place dans les grandes étapes du droit coutumier.
867 - � oir sur ce point le texte du Sénat coutumier, « Les dons d’organes et la crémation des personnes des personnes
V
de statut civil coutumier : valeurs kanak, morale coutumière et bioéthique : quelles articulations », in Le droit de
la santé en Nouvelle-Calédonie : de la médecine traditionnelle à la bioéthique, sous la direction de Guylène Nicolas,
2017, Nouméa, Presses universitaires de la Nouvelle-Calédonie.
868 - Carine David, « Quel bicamérisme pour la Nouvelle-Calédonie ? », op. cit., p. 183.
�
869 - � ité par Carine David, ibid.
C
353
�I. INTRODUCTION
I. A. Enjeux et perspective du statut civil coutumier et du dispositif coutumier
354
Contexte : Lors de la découverte de la Nouvelle-Calédonie, il existait sur ce territoire une
population, le peuple kanak, avec une organisation sociale et politique très élaborée. Ce premier contact et la coexistence des deux cultures ne se sont pas faits sans heurts. Le colonisateur a usé intelligemment de l’existence de cette organisation, tout d’abord en la reconnaissant
pour faciliter sa machine de conquête du territoire et des populations870.
Au préalable, les premiers conflits connus de l’histoire sont partis des chefs coutumiers, le plus
célèbre est bien sûr celui du grand chef de guerre Ataï et de la révolution de 1878. Le mouvement politique kanak est basé sur la reconquête de son identité, culturelle, politique et territoriale, Jean-Marie Tjibaou systématisa sans équivoque ce courant fondamental et essentiel de
la lutte du peuple kanak pour sa liberté et sa dignité :
Le retour à la tradition, c’est un mythe ; je m’efforce de le dire et de le répéter. C’est un mythe. Aucun
peuple ne l’a jamais vécu. La recherche d’identité, le modèle, pour moi, il est devant soi, jamais en
arrière. C’est une reformulation permanente. Et je dirai que notre lutte actuelle, c’est de pouvoir
mettre le plus possible d’éléments appartenant à notre passé, à notre culture dans la construction du
modèle d’homme et de société que nous voulons pour l’édification de la cité. Certains ont peut-être
d’autres analyses, mais c’est là ma façon personnelle de voir. Notre identité, elle est devant nous.871
L’histoire politique et institutionnelle de la Nouvelle-Calédonie tout au long de ce demi-siècle
est celle d’une décolonisation amorcée toujours proclamée, mais encore inachevée. La mondialisation, qui est devenue une intrusion très forte de l’économie dans la sphère interne de
l’État Nation, illustre également les nouvelles donnes, les risques, les enjeux d’une réflexion sur
l’avenir de la coutume. Le projet du Sénat coutumier « Le socle commun des valeurs kanak »
est le fruit de ce travail. Ce projet de société peut suggérer un nouveau modèle institutionnel
permettant de renforcer l’État Nation, avec une nouvelle gouvernance de l’identité kanak.
C’est l’esprit et la lettre de la pleine reconnaissance de l’identité kanak, objectif stratégique de
l’accord de Nouméa.
Quelle que soit la lecture que l’on peut avoir de l’accord de Nouméa (ouverte ou fermée)872,
la consécration de l’identité kanak est le socle fondamental de cet accord. Plus concrètement
c’est la mise en œuvre d’un système juridique du droit coutumier.
Cette donnée largement acceptée dans les textes fondamentaux, se met en œuvre notamment
au travers de la loi de pays du 15 janvier 2007 sur l’acte coutumier, rédigé par des officiers
publics coutumiers. L’acte coutumier remplace à compter du 1er septembre 2008 l’ancien procès-verbal de palabre, qui était rédigé par les gendarmes.
870 - � ur cet historique, voir G. Nicolas, supra Partie 2 – Chapitre 3 – Section 2 – § 1 et réf. citées.
S
871 - Interview, Les Temps modernes, n° 464, mars 1985.
�
872 - � ecture ouverte pour un accord de décolonisation externe, lecture fermée pour un accord de décolonisation
L
interne, une approche qui cadre avec la doctrine internationale et la pratique de l’ONU en matière de décolonisation, devant une colonie de peuplement ou non. Le rôle préalable de civilisation des églises rivales, catholiques
et protestantes avant la mise en œuvre concrète de la colonisation, sur les populations locales, des naturels à une
colonie pénitentiaire et enfin à une colonie de peuplement.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Le texte de cette loi de pays873 met les autorités coutumières au centre du dispositif, particulièrement les conseils coutumiers, institution qui représente directement les autorités coutumières que sont les chefs de clan, les présidents de chef de clan, les petits chefs de tribu et les
grands chefs de district.
Il important de distinguer également les institutions coutumières, que sont le Sénat coutumier et les huit conseils coutumiers, prévues aux articles 137 à 152 de la loi organique du
19 mars 1999.
Le conseil coutumier est, d’une part, au début de la formalisation de la norme coutumière par
l’acte coutumier. Il collabore étroitement en tenant un registre des autorités coutumières,
notamment des chefs de clan. Il intervient, d’autre part, en tant que premier degré de juridiction
de droit coutumier en cas de contestation de l’acte coutumier, il tient un répertoire des requêtes,
et sa décision est le préalable à tout recours juridictionnel devant le juge de droit commun.
L’accord de Nouméa qui reconnaît la juridicité de la coutume kanak en certains domaines et
donne des compétences aux autorités et institutions coutumières, conduit à mettre en place
et à développer un système juridique de droit coutumier.
L’étude du dispositif de droit coutumier permet de comprendre les outils juridiques disponibles et les fonctions des institutions coutumières, Sénat coutumier et conseils coutumiers
et met en évidence, par la voie de cette réflexion, le travail important de restructuration des
autorités coutumières.
I. B. État des lieux
Coutume et identité kanak – L’accord de Nouméa place au point 1 « L’identité kanak », et
pose un postulat en forme d’impératif, selon lequel « l’organisation sociale et politique de la
N
ouvelle-Calédonie doit mieux prendre en compte l’identité kanak ». C’est un objectif stratégique clair et sans équivoque.
Les cinq éléments constitutifs sont détaillés en forme d’objectifs opérationnels874, et l’acte
coutumier avec la loi du pays du 15 janvier 2007 met en œuvre la recommandation du point
1.2 droits et structures875.
Le statut civil coutumier consacré au point 1 de l’accord de Nouméa est fondé traditionnellement sur l’article 75 de la constitution de 1958, et maintenant inscrit dans le titre XIII de la
constitution à l’article 77, et nouvellement appelé ainsi par la loi organique. L’article 7 de la loi
organique : dispose que « les personnes dont le statut personnel […] est le statut civil coutumier
kanak […] sont régies en matière de droit civil par leurs coutumes ». La proportion démographique de la population de statut coutumier représente environ 44 % de la population totale.
873 - � rise en vertu de l’article 99 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie.
P
874 - � ’identité kanak au point.1 se détaille au 1. 1 le statut civil coutumier, 1. 2 droit et structures coutumières, 1. 3
L
patrimoine culturel, 1. 4 la terre, 1. 5 les symboles.
875 - � tatut juridique du procès-verbal de palabre et rôle du syndic des affaires coutumières exercé par les gendarmes
S
sera tenu par un agent public.
355
�Alors qu’il a pendant longtemps été dit que le droit coutumier ne concernait que l’état des
personnes et la famille, il est désormais acquis que son domaine s’étend sur l’ensemble du droit
civil876.
356
Le dispositif issu de l’accord de Nouméa met en place un système juridique de droit coutumier
initié par les sujets de droit coutumier, notamment au travers de l’acte coutumier. Le domaine
est large : le foncier (ADRAF, GDPL), l’état des personnes (délibération de 1967, acte coutumier,
projet de loi du pays sur les successions coutumières), l’éducation (programme, langues kanak
ALK), la culture (Direction des affaires culturelles, Centre culturel Tjibaou-ADCK…), l’économie
(fonds de garantie de développement en terres coutumières 2011, les zones de développement
prioritaires 2012), l’expression culturelle kanak (projet loi pays sur les savoirs traditionnels).
L’acte coutumier, les autorités coutumières, le conseil coutumier, le sénat, les assesseurs coutumiers, les GDPL, l’ADCK ou encore l’ADRAF constituent l’armature de ce système, tous interdépendants les uns et des autres, d’où l’intérêt de mettre ce dispositif en synergie, et l’acte coutumier
a un rôle moteur d’impulsion d’une dynamique et de pilotage de sa mise en œuvre. Rendre accessible et compréhensible la pratique de l’acte coutumier cadre avec cette nouvelle perspective.
I. C. Perspectives : du culturel au juridique
Longtemps rattachées à la direction des affaires culturelles et de la condition féminine, les
affaires coutumières et foncières ont été intégrées dans une nouvelle direction de la Nouvelle
Calédonie, la Direction de la Gestion de la Réglementation des Affaires Coutumières (DGRAC)
créée par un arrêté du 12 janvier 2010, signe d’une lente et longue maturation de l’identité
kanak.
I. C. 1. Le fondement culturel
La coutume est le fondement, la source de ce droit d’essence oral qui tisse, organise et structure le
système juridique de l’organisation sociale kanak877. L’état civil coutumier garantit l’identité et la
mémoire des sujets de droit coutumier, palliatif ou corollaire de la mémoire orale qui s’estompe878,
le nom et le prénom kanak constituent un réseau de liens coutumiers essentiels et fondamentaux.
La lecture des noms permet de déterminer la généalogie et les itinéraires de ces ancêtres.
Un homme debout – « Do Kamo » – c’est un homme accompli dans son identité et dans sa
fonction sociale.
L’acte coutumier est une preuve, un soutien à l’oralité dans sa relation avec le droit commun,
faite de liens, de relations et d’interactions.
La diversité, l’altérité, l’oralité et l’universalité de la coutume relèvent du monde invisible, du
tabou, du non-dit que l’acte coutumier préservera, tout en garantissant la sécurité juridique
de la relation, du lien à l’autre.
L’acte coutumier est la pierre angulaire du système juridique de droit coutumier, il est le
réseau, le tissu de liens et de relations entre les sujets de droit coutumier, les autorités coutu-
876 - � es avis rendus par la cour de cassation les 16 décembre 2005 et 17 janvier 2007 reconnaissent que le domaine du
L
statut civil coutumier s’étend sur tout le droit civil, confirmant la conception extensive du domaine matériel de
la coutume. Voir É. Cornut, « La juridicité de la coutume kanak », Droits & Cultures 2010, p. 151-175.
877 - � ’organisation sociale kanak a été reconnue dans ses principes, cf. préambule de l’accord de Nouméa, § 3.
L
878 - �Le cadre traditionnel de la transmission orale a été bouleversé par la colonisation, l’exode rural et la scolarisation.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
mières et avec les autres sujets de droit (de droit commun ou calédonien, personnes physiques
ou morales).
La coutume est la norme coutumière de base. Novateur, le sujet de droit coutumier crée des
liens, des relations sécurisées, il est maître et producteur de droit coutumier.
Dans l’espace kanak, les unités domestiques (familles, sous clans et clans) sont liées par leur fonction sociale et coutumière, dans un système interdépendant, unifié et hiérarchisé, le réseau de relation dans cet espace est commandé par un chemin coutumier qui se décline de manière binaire :
– le lien à la terre, lien paternel, socle objectif ;
– le lien de sang, lien maternel, socle subjectif.
Le sujet de droit coutumier a donc un cadre d’action très structuré et organisé. Le dispositif de
droit coutumier présente un ensemble de règles cohérentes qu’il convient de mettre en synergie.
La collaboration étroite entre l’officier public coutumier (OPC) et le conseil coutumier pour
la mise en œuvre de la loi de pays du 15 janvier 2007 témoigne de l’importance des autorités
coutumières879 et des institutions coutumières.
I. C. 2. La mise en œuvre juridique
Le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie a créé la direction de la gestion et de la réglementation des affaires coutumières (DGRAC) afin, « dans un souci de cohérence et d’efficacité du travail
gouvernemental, que tout ce qui relève de l’identité kanak et de ses déclinaisons législatives et
réglementaires, soit traité par une seule et même entité administrative »880. La DGRAC a une
double mission : de gestion des moyens matériels et humains, d’une part, et de règlementation
des projets de texte relatifs au statut civil coutumier et au foncier coutumier, d’autre part.
Plusieurs projets de textes sur l’identité kanak sont actuellement en attente, parfois depuis
longtemps, comme les projets de loi sur les successions coutumières, les savoirs traditionnels,
l’état civil coutumier, la restructuration des autorités coutumières, ou encore la proposition
du sénat coutumier de réforme de la loi du pays relative à l’acte coutumier.
II. EXPLICATION DE L’ACTE COUTUMIER
II. A. Cadre juridique de l’acte coutumier
Dans le cadre d’une réflexion sur l’intégration de la coutume dans le droit écrit, l’acte coutumier constitue un outil juridique novateur et réactualisé pour mieux prendre en compte
l’identité kanak881.
879 - � es autorités coutumières sont le chef de clan, le chef de tribu, le président du conseil des chefs de clan, le grand
L
chef de district, le président du conseil de district. Les institutions coutumières sont le sénat coutumier et les
huit conseils coutumiers, garants des us et coutumes spécifiques à chaque aire : Hoot Maa Wap, Paicî Cemuki,
Ajïe-Aro, Xârâcùù, Djubéa-Kapone, Nengone, Ïaaï et Drehu.
880 - � rrêté 2010-279/GNC du 12 janvier 2010, JONC du 11 février 2010, p. 971.
A
881 - � e document d’orientation de l’accord de Nouméa au point 1 sur l’identité kanak, précise que « L’organisation
L
politique et sociale de la Nouvelle-Calédonie doit mieux prendre en compte l’identité kanak. »
357
�358
La coutume étant orale, l’acte coutumier a pour fonction principale de donner à la parole coutumière la valeur d’un écrit, à fin de preuve d’une décision coutumière qui aura été prise dans
un cadre particulier : le palabre. Le palabre est une discussion organisée selon les usages de la
coutume kanak, à l’issue de laquelle une décision coutumière est adoptée. Cette décision peut
être transcrite dans le cadre d’un acte coutumier882.
L’acte coutumier, régi par l’unique loi du pays en matière d’identité kanak883, constitue une
mise en œuvre concrète des recommandations du point 1.2.1 de l’accord de Nouméa au titre
des mécanismes juridiques et financiers. Ce point précise que :
Le statut juridique du procès- erbal de palabre (dont le nom pourrait être modifié) doit être redév
fini, pour lui donner une pleine force juridique, en fixant sa forme et en organisant une procédure
d’appel permettant d’éviter toute contestation ultérieure. Le rôle de syndic des affaires coutumières, actuellement tenu par les gendarmes, sera exercé par un autre agent, par exemple de la
commune ou de l’aire coutumière. La forme du procès-verbal de palabre sera définie par le Congrès
en accord avec les instances coutumières […]. L’appel aura lieu devant le conseil d’aire et l’enregistrement se fera par le conseil d’aire ou la mairie.
On s’attachera d’abord à mettre en lumière le mécanisme juridique de l’acte coutumier, et dans
un deuxième temps, à en dresser le bilan.
II. B. Rappel historique
Avant que la loi du pays du 17 janvier 2007 ne crée l’acte coutumier, le procès-verbal de palabre
était rédigé par la gendarmerie, en qualité de syndic des affaires coutumières884. Rédigé sur
papier libre, le procès-verbal de palabre avait une valeur incertaine, et sans doute ne valait que
pour simple renseignement885.
À l’origine, à l’initiative du grand chef du district du Wetr Pascal Sihaze, devant la fragilité
juridique du procès-verbal de palabre, le président Richard Kaloi, premier président de la province des Îles, et les coutumiers se sont réunis pour définir un cadre juridique plus conforme
aux us et coutumes de l’aire Drehu. Une délibération adoptée en 1994886 fixa la procédure.
En substance, les détenteurs du foncier devaient recueillir la position du chef de tribu ou du
grand chef pour tous les actes relatifs à une occupation du foncier. Cette préoccupation était
en réaction aux premiers conflits coutumiers sur l’île de Lifou, notamment suite à des procès-verbaux de palabres rédigés par les gendarmes qui bien souvent n’avaient aucune connaissance de l’environnement coutumier.
882 - � rt 1er de la loi n° 2006-15 du 15 janvier 2007 relative aux actes coutumiers.
A
883 - � n 2007, aux 8 ans de l’accord de Nouméa, à titre de comparaison, il y avait environ 39 lois de pays en matière
E
fiscale, cette situation se comprend certainement par le caractère oral de la coutume.
884 - � égi par le décret du 20 mai 1903 (JORF du 19 juillet 1903, p. 4599), puis par l’arrêté n° 581 du 25 septembre 1958
R
(JONC 1958, p. 597), ce syndic reçut plusieurs appellations selon les époques : syndic des affaires indigènes, puis
syndic des affaires autochtones et syndic des affaires coutumières.
885 - � rt. 110 et 113 de l’arrêté n° 581 du 25 septembre 1958.
A
886 - � élibération modifiée de la province des Îles n° 95-31/API du 20 septembre 1995 fixant la procédure d’établisseD
ment des procès-verbaux de palabre : JONC du 10 octobre 1995, p. 2947.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Depuis, le projet de renforcer le procès-verbal de palabre voulu par le document d’orientation
de l’accord de Nouméa a abouti avec le vote de la loi du pays du 15 janvier 2007 relative à l’acte
coutumier, largement inspirée par la délibération adoptée à Lifou. Avec une force juridique
plus probante dans la mesure où il a une valeur authentique en certaines matières, l’acte coutumier se voit conférer, conformément à l’accord de Nouméa, une plus grande sécurité juridique que celle qu’avait le procès-verbal de palabre, notamment pour les investisseurs.
II. C. Le mécanisme juridique de l’acte coutumier
II. C. 1. Philosophie
Deux préoccupations majeures différentes dominent la question : celle des coutumiers qui
veulent un outil qui garantisse leur légitimité et celle de l’accord de Nouméa qui souhaite
donner une plus grande sécurité juridique au palabre et à la décision prise à son issue. Pour les
premiers, il s’agit de garantir la cohésion sociale à travers l’acte coutumier887, pour le second
il convenait de sécuriser le foncier coutumier notamment pour favoriser l’investissement en
terre coutumière, conformément à l’intention du législateur : « mettre en place de nouveaux
mécanismes juridiques et financiers pour répondre aux demandes exprimées au titre du lien
à la terre »888.
II. C. 2 Régime juridique
De nature conventionnelle et donc ayant la valeur probante d’un acte sous seing privé, l’acte
coutumier a cependant la valeur d’un acte authentique lorsqu’il intervient en matières de
statut civil coutumier et de propriété coutumière889. Comme pour les actes d’huissier de justice et notariés, l’acte coutumier authentique ne peut être contesté que selon une procédure
judiciaire d’inscription de faux, lourde à mettre en œuvre, ce qui lui donne une forte valeur
probante.
L’acte coutumier est un instrument supplémentaire d’expression de la coutume. Ainsi au
même titre que la juridiction coutumière qualifiée de bouche de la coutume890, l’acte coutumier apporte lui la preuve « des us et coutumes », dans la mesure où il est censé exprimer
une règle coutumière de fond et/ou de forme, propre à chaque aire. De plus, en raison des
formalités qui entourent sa rédaction, de l’autorité qui le rédige et de sa valeur probante, l’acte
coutumier est une passerelle entre le droit écrit et le droit coutumier d’essence orale891.
L’acte coutumier révèle la pratique coutumière, qui s’exprime et se développe lors des évènements coutumiers. La culture et la langue définissent le sens des organisations sociales kanak.
Le monde de l’invisible et du visible, le système binaire et le mode de pensée circulaire constituent des fondamentaux ou des outils d’analyse du droit coutumier. Entre le fond – les us et
coutumes – et la forme – le chemin coutumier –, l’équilibre est le garant de la juridicité de la
887 - � ’appellation acte coutumier à la place de procès-verbal de palabre qui signifiait discussion sans fin, traduit une
L
approche plus juridique.
888 - � réambule. 5 documents d’orientation de l’accord de Nouméa.
P
889 - � rt. 3 Lp 15 janvier 2007 relative à l’acte coutumier.
A
890 - � . Agniel, « Les adaptations juridiques des particularismes sociologiques locaux », in P. de Deckker (dir.), Coutume
G
autochtone et évolution du droit dans le Pacifique Sud, éd. L’Harmattan, 1995, p. 52.
891 - Cf. Réflexions sur les premiers états généraux sur la famille à Koe Paici Camuki, atelier sur l’acte coutumier.
�
359
�360
norme coutumière. La dualité de la personnalité kanak est fondée sur le lien à la terre et sur le
lien de sang892. Les us et coutumes de la famille kanak se déclinent ainsi, et se concrétisent, se
renouvellent pendant les évènements coutumiers importants du sujet de droit coutumier893.
Ainsi, depuis sa naissance, en passant par le mariage et jusqu’au décès, ces deux liens fondent
les échanges et les réseaux de relations et de chemins coutumiers. Également, les offrandes
effectuées lors de la fête de l’igname renforcent la cohésion sociale à chaque niveau de l’organisation sociale kanak : de la famille, du clan et à l’égard des autorités coutumières894, le chef
de tribu et le grand chef de district.
Lors de ces évènements, la transmission orale de ces deux fondements doit se perpétuer, au
travers des discours d’accueil (qemek), de travail (huliwa) et d’au revoir (iani). Ces trois niveaux
de l’échange sont fondamentaux et constituent l’intégralité de tous ceux qui sont transmis
(ianithekeü). Ce réseau d’échanges permet à juste titre de parler d’une plus-value économique
de l’identité kanak895. Ainsi, comme disait l’éminent économiste libéral, John Smith, « il n’y a
d’économie que d’échanges ».
Le régime juridique du foncier coutumier fondé sur la règle des quatre « i » selon laquelle « les
terres coutumières sont inaliénables, incommutables, incessibles et inviolables »896, plaçant ces
terres hors du commerce juridique, n’est pas incompatible avec le développement, les outils
existants et les innovations juridiques897. Les expériences connues sur le pays ont fait la preuve
d’une parfaite compatibilité.
Toutefois ce régime du foncier coutumier, gage de stabilité pour l’identité kanak, est perçu
comme rétrograde dans une économie libérale de marché régulée par l’offre, la demande mondiale et la libre cession des biens.
III. BILAN DE L’ACTE COUTUMIER
Chargés de rédiger les actes coutumiers à compter du 1er septembre 2008, les officiers publics
coutumiers (OPC) ont été créés par la délibération du 29 septembre 2007898. Ils assurent également la fonction d’huissier de justice dans certaines circonstances899. Rapidement accepté par
les citoyens de statut coutumier, le dispositif a également a connu quelques difficultés.
892 - � . Leenhardt, Do Kamo, la personne et le mythe dans le monde mélanésien, Paris, Gallimard, 1947, 261 p.
M
893 - � a naissance, le mariage et le deuil, la fête de l’igname et les activités de la grande chefferie.
L
894 - �Art.2. Lp du 15 janvier 2007, qui prévoit qu’un registre de ces autorités coutumières est instauré pour chaque aire
coutumière auprès des conseils coutumiers respectifs qui en assurent la tenue : chef de clan, chef de tribu, grand
chef et conseil des chefs de clan (ancien conseil des anciens).
895 - � n 2013 avec environ 80 mariages sur l’aire Drehu, les coutumiers de l’île ont évalué à 320 millions FCFP le flux
E
financier, sans compter la consommation de biens et de services.
896 - � rt. 18 al. 2 de la loi organique du 19 mars 1999.
A
897 - �Voir not. R. Lafargue, Terres de mémoires : « Les Terres coutumières une question d’identité et d’obligations
fiduciaires », supra Partie 1 – Chapitre 3 ; É. Cornut, « La valorisation des terres coutumières par celle du droit
coutumier », in Patrimoine naturel et culturel de la Nouvelle-Calédonie : aspects juridiques, éd. L’Harmattan, coll.
Droit du patrimoine culturel et naturel, 2015, p. 125-154.
898 - � élibération n° 339 du 13 décembre 2007 portant statut particulier des corps des officiers publics coutumiers,
D
JONC du 25 décembre 2007, p. 3584.
899 - � rrêté n° 2010-5061/GNC du 28 décembre 2010 fixant les tarifs des constats dressés par les officiers publics
A
coutumiers de la Nouvelle-Calédonie en qualité d’huissiers auxiliaires.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
III. A. L’acceptation de l’acte coutumier
Au sein de la DGRAC en 2011, un premier bilan d’étape a été réalisé en interne devant le
succès des actes coutumiers. Des difficultés pratiques ont également été remontées par les
OPC concernant souvent une assistance de secrétariat pour la gestion de l’instruction des
demandes d’actes. De plus la fonction d’huissier des OPC, justifiant la notification des actes
civils, commerciaux et surtout pénaux, semble être venue perturber leur fonction première. Il
était souvent reproché que les notifications d’actes d’huissiers entamaient la confiance avec
les usagers. Les actes coutumiers commençaient à être assez importants, la population dans la
plupart des aires s’est rapidement approprié l’outil, et ceci pour des raisons variées touchant à
l’organisation de la société collective et individuelle : en matière d’état civil (reconnaissance,
adoption, annulation d’adoption, changement de nom, mariage, succession) ; en matière foncière, comme la construction de maison d’habitation ; ou encore pour la nomination d’autorité coutumière : chef de clan, chef de tribu, grand chef, président du conseil des chefs de clan,
le président du conseil de district.
En pratique également, certains conseils coutumiers ont très vite mis en place leur répertoire
des autorités coutumières.
III. B. Les enseignements de l’acte coutumier
Certains conseils coutumiers se sont véritablement approprié l’acte coutumier, en instaurant
une procédure de validation des chefs de clans et des autorités coutumières, et la pratique des
actes coutumiers s’en est très vite ressentie. Ainsi l’aire Paicî-Camuki dispose d’un répertoire
des autorités coutumières très bien tenu.
En pratique, la validation à chaque niveau des autorités coutumières du chef de clan est une
procédure garantie et fiable, concrètement, au niveau du chef de tribu et du grand chef de
district et enfin au niveau du conseil coutumier.
De 2008 à aujourd’hui, chaque aire coutumière a eu une pratique spécifique de l’acte coutumier :
– �’aire Djubea-Kapone a eu une pratique très encadrée de l’acte coutumier par une forte
l
emprise du conseil coutumier, qui exige une validation systématique du chef de clan ;
– �’aire Xârâcùù a eu beaucoup de difficultés à identifier les chefs de clan en raison de
l
l’histoire de la région qui a beaucoup été affectée par la colonisation. En effet la révolte
du Grand chef de guerre Ataï, a entrainé des représailles de la part du colonisateur qui
ont bouleversé les autorités coutumières ;
– �’aire Ajië-Aro a connu le même bouleversement ce qui a produit les mêmes effets. La
l
pratique de l’acte coutumier a été progressive ;
– l’aire Paicî-Camuki s’est très vite approprié l’acte coutumier ;
– �’aire Hoot Maa Whaap, également bouleversée par la colonisation, a connu un début
l
difficile, accentué par les enjeux économiques de l’usine Vho, Khoné et Pouembout
(VKP). Les actes coutumiers sur le foncier sont les plus sensibles et connaissent le plus
de difficultés ;
– �l’aire Iaai a connu également un début timide en raison d’un conseil coutumier qui a mis
du temps pour tenir son répertoire des autorités coutumières. Désormais, la pratique de
l’acte coutumier est très bien maîtrisée ;
– �’aire Nengone a connu une réticence par rapport aux actes coutumiers, notamment sur
l
le district de Guhama. La situation géographique du conseil coutumier sur le district de
361
�362
la Roche a semble-t-il été mal appréciée au regard des rivalités anciennes900. Par ailleurs, la
tenue du répertoire des autorités coutumières n’est pas entièrement fiable, parce qu’aucune procédure claire n’a été validée, laissant pour chaque demande d’acte coutumier un
travail préalable d’identification du chef de clan. On peut mentionner que dès le début le
district de Guhama a refusé les actes coutumiers, principalement les actes coutumiers de
mariage, ce qui a conduit pendant un certain temps à une certaine insécurité ;
– �’aire Drehu, chef-lieu de la province des îles Loyauté, s’est bien approprié la pratique
l
de l’acte coutumier, de par une organisation sociale bien assise et qui n’a pas connu les
bouleversements extérieurs de la religion et de la colonisation. Le conseil coutumier
semble avoir la confiance des autorités coutumières et leur collaboration a facilité la
production d’actes coutumiers.
Devant cette diversité, le projet de stipulations communes devant être intégrées dans les règlements intérieurs des conseils coutumiers, n’a pas trouvé écho, d’une part parce cinq conseils
coutumiers ont édicté leur règlement intérieur, et d’autre part par l’affirmation autonome des
« us et coutumes » de chaque aire.
Avec ce service public de proximité de l’acte coutumier, jusqu’au fin fond de la chaîne et des
tribus, les actes coutumiers qui requièrent la signature du chef de clan ou d’autre autorité
c
outumière, ont eu un double impact positif. D’une part, un renforcement de la cohésion
sociale par une réactualisation des liens coutumiers entre le sujet et son autorité coutumière.
D’autre part, par la résolution de problèmes ou de conflits fonciers souvent laissés en l’état.
Ainsi, un acte coutumier d’adoption permet de régulariser l’identité d’un sujet de droit coutumier en relation avec sa fonction coutumière.
La facilité et l’accessibilité de l’acte coutumier ont permis d’apaiser la pratique coutumière.
Des situations souvent en attente d’une procédure de régularisation ont pu être résolues à
l’initiative des sujets intéressés en relation avec leur autorité coutumière, le plus souvent le
chef de clan. Les actes sur le foncier pour l’habitation, le développement des terres notamment
ont un impact très positif sur les populations des terres coutumières. Touchant au quotidien,
les actes sur les installations de compteurs électriques sont les plus nombreux, signe d’une
facilité d’accès à l’électricité et à une amélioration de la qualité de vie, notamment par l’accès
aux moyens de communication modernes. Les projets de développement, avec la maîtrise du
bail emphytéotique901, des montages de défiscalisation ou avec d’autres institutions902 et partenaires903, se sont également développés.
900 - � aré a connu un bouleversement de son organisation sociale juste avant l’arrivée de l’évangile et de la colonisaM
tion, avec le massacre des Eletoks. Cf. M. J. Dubois, Mythes et traditions de Maré, Paris, 1975.
901 - �Le régime des quatre « i » du foncier coutumier peut être valorisé avec un bail de 18 à 99 ans, octroyant des droits
réels durant la durée du bail, permettant de garantir ou nantir l’investissement, le montage de l’hôtel Drehu
Village et celui de la zone artisanale et industrielle VKP sont les témoins de la réussite du mécanisme en terre
coutumière.
902 - � e plus, la création du fonds de garantie de développement en terres coutumières par la Délibération CP/71 du
D
21 octobre 2011, est un outil supplémentaire.
903 - � a création des zones de développement prioritaires (ZODEP) par la délibération n° 194 du 5 mars 2012.
L
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
III. C. Le bilan depuis 2008 des actes coutumiers
Actes coutumiers établis dans les 8 aires coutumières de 2008 à 2014904
AJIE
ARO
DJUBEA
KAPONE
363
DREHU
LIFOU
HOOT
MA
WAAP
IAAI
OUVEA
NENGONE
MARE
PAICI
CEMUKI
XARACUU
ACTE COUTUMIER
AUTHENTIQUE
I - ÉTAT CIVIL
ET SUCCESSIONS
214
272
1015
713
366
393
510
501
II - FONCIER &
TERRES
COUTUMIÈRES
336
306
194
883
179
37
896
677
DÉVELOPPEMENT
ECONOMIQUE
34
58
33
36
34
28
42
106
AUTRES
141
112
1
395
0
0
574
511
ACTE COUTUMIER
SIMPLE
12
7
6
39
5
4
31
27
PROCES VERBAL DE
CARENCE
1
12
0
0
0
0
0
0
738
767
1249
2066
584
462
2053
1822
TOTAL
ACTES COUTUMIERS ÉTABLIS DANS LES 8 AIRES
DE 2008 À 2014
Ces données constituent un bilan chiffré global du nombre d’actes coutumiers établis depuis
leur mis en place le 1er septembre 2008. Sur cette période, ce sont 9741 actes coutumiers qui
ont été dressés.
904 - � ource : DGRAC.
S
�Histogramme par aires coutumières :
ACTES COUTUMIERS 2008-2014
364
IV. �L’ACTE COUTUMIER ENTRE RECONNAISSANCE OU CONNAISSANCE DE LA
COUTUME : FOCUS SUR L’ADOPTION COUTUMIÈRE ?
Peut-on déduire de la pratique de l’acte coutumier une consistance des us et coutumes propres
à chaque aire ou une pratique commune ?
En matière d’adoption, lors d’une mission du Sénat coutumier au Canada avec le peuple Inuit
sur un partage des pratiques coutumiers en matière de statut civil et droit de la famille, des
enseignements intéressants ont permis d’expliquer la pratique de l’adoption905.
L’adoption par les grands-parents Inuit pose problème dans les bandes, appellation donnée
aux réserves coutumières octroyées par le gouvernement fédéral Canadien. Cette forme
d’adoption est une institution qui avait sa raison d’être pendant leur migration de chasse du
caribou en hiver vers l’intérieur des terres. En effet, pendant que les adultes sortaient chasser,
les enfants étaient sous la surveillance des grands-parents qui leur transmettaient les savoirs
traditionnels. À la fin de l’hiver, à la fonte des neiges, la prolifération des moustiques à l’intérieur incite les Inuit à migrer vers la mer et les embouchures pour pêcher le saumon, la loutre
et la baleine et échanger les peaux et fourrures contre d’autres produits. Ce rythme de vie
bien rôdé concerne un million d’Inuit sur une superficie de trois fois la France, et une seule
et même langue est parlée. Cette unité linguistique est vitale pour un peuple de nomades.
On peut affirmer que l’adoption inuit par les grands-parents est plus fonctionnelle, et le
contexte de la ville a dénaturé le sens de cette relation. Comparée au calendrier de l’igname,
la sédentarité des Kanak s’est imposée par un environnement agréable et non hostile comme
905 - � . Elia, « Coutume, famille et adoption chez les Kanak », conférence prononcée à USHUAT, sommet autochtone
C
sur la coutume et l’adoption le 30 juin 2014, en partenariat avec la chaire de recherche du Canada de l’Université
d’Ottawa, sur la diversité juridique et les peuples autochtones, sous la Direction du Pr. G. Otis ; H. Fulchiron,
La filiation, supra Partie 1 – Chapitre 2 – Section 2.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
au unavut, la multiplicité des langues kanak s’explique par une sédentarité qui ne nécessite
N
pas de se mouvoir ni d’échanger pour survivre, comparé aux Inuits qui vivent en hiver à l’intérieur des terres et qui rejoignent la mer et les embouchures pour fuir les moustiques en été.
Les peuples autochtones ont développé ainsi des stratégies de survie en créant leur modèle et
leur cadre de référence. La pratique de l’adoption Inuit n’est donc pas à proprement parlé une
véritable adoption, mais correspondait à une fonction sociale importante de transmission des
savoirs traditionnels, que les grands-parents assurent pendant que les adultes sont occupés à
la chasse au caribou.
Dans le monde kanak, l’adoption est une institution centrale qui noue et relie les généalogies.
On distingue des pratiques qui n’apportent aucune incidence en matière de filiation ou d’état
civil et celles qui modifient la filiation.
Les adoptions coutumières sans incidence sur la filiation sont très importantes :
– pour renforcer la cohésion d’une fratrie, cela consiste en des devoirs dans une fratrie à
�
l’égard des enfants ;
– pour pallier l’absence de descendance de personnes âgées, dans le but de les accompagner
�
jusqu’à leur fin de vie, et après l’enfant retourne dans sa famille ou son clan d’origine.
Les adoptions coutumières ayant une incidence sur la filiation :
– les adoptions de reconnaissance du lien de sang de la mère : généralement une fille est
�
donnée aux oncles utérins pour remercier la descendance du clan du père scellée dans
le sang maternel ;
– les adoptions pour sceller des alliances claniques ;
�
– les adoptions pour assurer une descendance ;
– les adoptions des enfants des filles mères soit par les grands-parents, soit par les frères de
�
la mère, c’est-à-dire les oncles utérins.
Sur un plan plus concret et pratique de l’acte coutumier, il est intéressant de voir l’aspect
qualitatif en analysant à travers les huit aires coutumières, la pratique de l’adoption coutumière et en déduire un enseignement sur la consistance « des us et coutumes ». Avec
un échantillon de trois actes coutumiers sur l’adoption par aires coutumières, Hoot Maa
Whaap, Paicî-Camuki, Ajië-Aro, Xârâcùù, Djubea-Kapone, Iaii, Drehu et Nengone, qui ne
seront pas communicables en raison du caractère nominatif des informations, on retiendra
une constante. La plupart des adoptions concernent l’enfant d’une fille mère que le clan de
ses frères adopte pour que l’enfant reste dans le clan. Ce type d’adoption est conforme à un
fondement de la coutume, le lien de sang, l’enfant hors mariage ne peut porter un autre nom
que celui du clan de sa mère, comme en l’espèce. Même s’il y a eu un geste coutumier de la
part du père biologique, celui-ci n’a aucune incidence, seul le mariage emporte changement
de nom.
V. PROSPECTIVES SUR LES MODIFICATIONS DE L’ACTE COUTUMIER
Lors des premiers états généraux sur le socle commun des valeurs kanak, particulièrement
sur le thème du droit civil et de la famille, lors d’un atelier de réflexions sur l’acte coutumier
comme passerelle des « us et coutumes » dans le droit écrit, un bilan a été dressé avec quelques
recommandations fortes :
– l’oncle utérin est vivement recommandé pour les actes d’état civil et surtout de succession ;
�
– la légitimité du lien à la terre doit être atténuée, pour les filles mères qui ont besoin de
�
365
�366
prendre soin de leur enfant, avec les effets parfois négatifs de l’adoption pour l’intérêt
de l’enfant ;
– les actes coutumiers relatifs aux successions sont trop longs. En pratique l’instruction
�
peut prendre six mois, la raison est souvent l’attente des courriers adressés aux organismes financiers et bancaires pour l’inventaire du patrimoine ;
– la possibilité de prendre en compte les dernières volontés du vivant ou testament.
�
Une volonté affirmée du Sénat coutumier de réformer la loi de pays sur l’acte coutumier, formulée lors de cet atelier, s’est accompagnée d’une proposition de loi de pays.
V. A. Analyse de la proposition du Sénat coutumier
Une proposition de loi de pays datée du 30 juin 2015 tendant à modifier la loi de pays n° 200615 du 15 janvier 2007 relative à l’acte coutumier a été rédigée par le Sénat coutumier906, et
déposée auprès du gouvernement en vertu de l’article 125 de la loi organique du 19 mars 1999
et au Congrès de la Nouvelle-Calédonie.
Ce texte propose plusieurs pistes de réformes :
– � ne meilleure reconnaissance des institutions kanak (Sénat coutumier, conseils couu
tumiers) et des autorités coutumières (chef de tribu, grand chef, chef de clan…). Une
procédure de légitimation du chef de clan est prévue par défaut, avec un rappel de la
notion, du régime juridique et de l’administration des actes des institutions et autorités
coutumières ;
– � éfinir l’acte coutumier comme une institution supplémentaire kanak ainsi que le rôle
d
juridictionnel des conseils coutumiers et celui du Sénat comme organe exécutif de l’assemblée du pays kanak ;
– � largir la nature juridique de l’acte coutumier, expressément limitée par l’article 3 à une
é
nature conventionnelle et, partant, le régime juridique de l’acte ;
– �prévoir un formalisme adapté selon la nature juridique de l’acte coutumier et une obligation de motivation pour les décisions faisant grief et notamment statuant sur des droits.
La hiérarchie des normes est préservée et sera garantie par le contrôle des juridictions suprêmes.
L’acte coutumier hybride, sui generis, deviendrait la pierre angulaire du système juridique de
droit coutumier.
V. B. Controverse et enjeux du débat
La proposition de modification de la loi de pays sur l’acte coutumier est un aspect de la mise
en œuvre du pluralisme juridique coopératif et équilibré suggéré par le projet de société au
travers du socle commun des valeurs kanak. L’acte coutumier semble permettre de rendre
effectif et opposable la coutume comme norme juridique.
Le Sénat coutumier a entrepris une réflexion sur l’avenir de la transmission des valeurs coutumières, qui doit prendre en compte, avec le mode de vie davantage citadin, un nouvel environnement peu favorable et non plus adapté, entre la codification et le souci de préserver le caractère
906 - �JONC du 4 août 2015, p. 6831.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
sacré et tabou de la coutume, un compromis est établi pour un système de valeurs907. Le Sénat met
en œuvre l’accord de Nouméa sur le volet de l’identité kanak, et suggère en substance une véritable décolonisation interne, comme rempart au néocolonialisme. On parle d’une gouvernance
coutumière novatrice, allant pour consolider l’État en devenir face à la mondialisation de l’économie et de la finance et non pas selon la définition classique à affaiblir le centralisme étatique.
Cette lecture ne semble pas être partagée par les politiques, en effet beaucoup de textes du
gouvernement sur le domaine coutumier et les terres coutumières n’ont pas fait l’objet d’une
consultation préalable obligatoire du Sénat pour un avis consultatif908. Cette violation des
articles 99-5, 142 et 143 combinés de la loi organique, qui donnent au Sénat coutumier une
autonomie à part entière pour tout ce qui relève de l’identité kanak, est perçue par ce dernier
comme un manque de considération de son domaine de compétence.
Ce débat met en exergue l’opposition entre deux légitimités : celle issue du suffrage universel
– le politique – et celle issue de la légitimité traditionnelle – la coutume. La crainte du communautarisme, du repli identitaire et l’extrémisme sont souvent avancés, parfois exagérément.
L’absence de capacité de nuisance de l’identité kanak et les dix-huit valeurs nuancent largement ces craintes. La politisation de la question de l’identité kanak traduit plus l’enlisement
du traditionnel débat politique calédonien sur le pour ou le contre l’indépendance, que les
bases d’un vrai débat de société sur l’avenir institutionnel et sur le destin commun.
La philosophie de la Charte du peuple kanak est d’abord de se connaître, se faire connaître
pour permettre à l’un de reconnaître l’autre. « Connais-toi toi-même et le monde te reconnaîtra », c’est l’altérité, la relation à l’autre qui est fondamentale, c’est le mouvement, c’est la vie.
§ 3 - L’état civil coutumier
Christine Bidaud-Garon
Maître de conférences (HDR)
Université de la Nouvelle-Calédonie – LARJE
Ancienneté de l’institution, rareté des textes – L’état civil coutumier est sans doute la plus
ancienne marque de reconnaissance par l’État du statut dit au départ « indigène » puis « particulier »909 et enfin « civil coutumier », et il en a d’ailleurs été longtemps la seule. Pour autant
907 - � ix-huit valeurs sont inscrites expressément dans la Charte du peuple kanak
D
908 - � es zones de développement durable, le fonds de garantie de développement en terres coutumières, l’arrêté sur
L
l’observatoire de l’identité kanak, cf. extrait cahier n° 23 du Sénat, site du Sénat coutumier.
909 - � ’État civil « coutumier » a successivement été régi par les textes suivants :
L
- arrêté n° 1.305, du 30 décembre 1908, Arrêté au sujet de l’état civil indigène, JONC, 1er février 1909, p. 51 ;
- � écret du 30 mai 1933 relatif à la condition juridique des métis nés de parents inconnus en Nouvelle-Calédonie,
d
JONC, 29 juillet/5 août 1933, p. 463 ;
- arrêté n° 631 du 21 juin 1934, portant création d’un état civil des indigènes, JONC, 15 juillet 1934, pp. 299-301 ;
- � rrêté n° 1195 du 28 août 1954 modifiant l’arrêté n° 631 du 21 juin 1934 portant création d’un état civil des india
gènes, JONC, 13 septembre 1954, p. 453 ;
- � rrêté n° 1913 du 20 décembre 1955 modifiant l’arrêté 631 du 21 juin 1934 portant création d’un état civil des
a
indigènes, JONC, 26 décembre 1955, p. 691 ;
367
�368
peu de textes le régissent. L’actuel état civil coutumier n’est réglementé que par une délibération du 3 avril 1967910, complétée à la marge par une délibération du 18 mai 1994 pour ce qui
concerne la rectification des actes ainsi que les transcriptions et mentions des décisions sur
les registres de l’état civil mais non de l’état civil coutumier911. En matière de conséquences
sur les actes de l’état civil d’une constatation ou d’un changement de statut, d’importants
éléments sont également fournis par la loi organique du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-
Calédonie912, mais uniquement dans sa version postérieure à la réforme du 3 août 2009913. On
est donc très loin de la multitude de texte qui régit l’état civil des personnes de statut civil. En
outre, il n’existe pas d’équivalent à l’instruction relative à l’état civil (IGEC) pour les actes de
l’état civil coutumier. Seule une circulaire d’application914 de la délibération du 3 avril 1967
permet d’avoir des indications supplémentaires sur l’état civil coutumier
Difficultés terminologiques – Soucieux de mettre en avant l’égalité des statuts et de moderniser
le droit, le législateur national comme le législateur calédonien ont mis en place de nouvelles terminologies au fur et à mesure des réformes. Aussi louable que soit cette volonté, on remarquera
tout de même que les termes et les expressions qu’il convient d’utiliser aujourd’hui sont source
de confusion. Ainsi, les procès-verbaux de palabre sont devenus des actes coutumiers depuis la
loi du pays du n° 2006-15 du 15 janvier 2007915. Ces actes coutumiers intéressent l’état civil et
sont notamment rédigés à l’occasion des mariages, dissolutions de mariage, reconnaissances et
adoptions. Mais ils ne doivent pas être confondus avec les actes de l’état civil coutumier. Quant
aux officiers de l’état civil coutumier, ils doivent être distingués des officiers publics coutumiers,
ces derniers étant une sorte de « notaire » coutumier916. De la même manière, la loi organique de
1999 utilise l’expression « statut civil coutumier », alors qu’au point 1.1 du document d’orientation de l’accord de Nouméa, il est précisé : « le statut civil particulier s’appellera désormais statut coutumier ». Le changement terminologique ne pose pas de difficulté en tant que tel, mais il oblige
à une rigueur extrême, faute de quoi la confusion entre le statut civil coutumier et le statut civil
de droit commun est vite arrivée. Par souci de clarté, les expressions suivantes seront utilisées :
– � ctes de l’état civil coutumier, officiers de l’état civil coutumier et registres de l’état civil
a
coutumier à propos de l’état civil coutumier aussi appelé état civil des citoyens de statut
particulier ;
– � ctes de l’état civil, officiers de l’état civil et registres de l’état civil à propos de l’état civil
a
des personnes de statut civil aussi appelé état civil de droit commun ;
– �’expression « acte coutumier » sera réservée aux actes établis par les officiers publics
l
coutumiers ;
– �’expression « statut civil » ne désignera pas le statut civil coutumier, mais uniquement
l
les personnes dont le statut personnel relève du droit civil. Certaines décisions de justice
emploient toutefois l’expression de statut de droit commun ;
- délibération n° 189 du 19 novembre 1964, JONC, 21 décembre 1964 p. 1060.
910 - � élibération n° 424 du 3 avril 1967, JONC, 27 avril 1967 p. 360.
D
911 - � élibération n° 314 / CP du 18 mai 1994 portant réforme de la procédure civile relative au droit des personnes,
D
au droit de la famille, aux droits de l’enfant, et à diverses dispositions, JONC, 14 juin 1994, p. 1935.
912 - � oi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie, JORF 21 mars 1999, p. 4197
L
913 - � oi organique n° 2009-969 du 3 août 2009 relative à l’évolution institutionnelle de la Nouvelle-Calédonie et à la
L
départementalisation de Mayotte, JORF 6 août 2009, p. 13095.
914 - � irculaire, n° 13-2815/STAG, du 25 août 1967 du Gouverneur de la Nouvelle-Calédonie & Dépendances, relative
C
au fonctionnement de l’état civil des citoyens de statut particulier (prise en application de la délibération 424
du 3 avril 1967).
915 - � oi du pays n° 2006-15 du 15 janvier 2007 relative aux actes coutumiers, JONC 30 janvier 2007, p. 647.
L
916 - � oir C. Elia, supra Partie 2 – Chapitre 3 – Section 2 – § 2 : L’acte coutumier.
V
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
– � ’expression « statut coutumier » sera préférée à celle de « statut civil coutumier » et sera
l
employée à propos des personnes dont le statut personnel relève de la coutume.
De plus, la compétence en matière d’état civil coutumier a été partagée entre les autorités
calédoniennes et l’État jusqu’au 1er janvier 2000, date du transfert effectif de cette compétence.
Les textes régissant l’état civil coutumier sont donc aussi bien des délibérations du Congrès de
la Nouvelle-Calédonie que des lois organiques. Par commodité de langage et souci de clarté, l’expression « droit légiféré » sera utilisée pour désigner les règles posées par les deux « législateurs ».
Pour ce qui est de l’état civil, il est également de la seule compétence du législateur calédonien
depuis le 1er juillet 2013, mais à l’heure actuelle aucun nouveau texte n’a été adopté en la matière.
Précisions terminologiques : constatations de statut / changement de statut – Les actions
prévues par la loi organique du 19 mars 1999 (art. 12, 13 et 15) et celles développées par la jurisprudence (spécialement l’action prétorienne en revendication de statut fondée sur l’article 15
de la loi organique)917 peuvent être regroupées en deux grandes catégories si l’on ne les envisage
qu’en termes de liens avec les modifications d’état civil. La première catégorie sera dénommée
« constatation de statut » et l’expression sera utilisée chaque fois qu’il ne s’agira pas véritablement d’un changement de statut mais d’une erreur de statut ayant entraîné une erreur d’état
civil ou plus largement d’une erreur du service de l’état civil auprès duquel la déclaration a été
faite sans que l’on se soit particulièrement interrogé quant au statut de l’intéressé au moment
de la déclaration. La seconde catégorie sera appelée « changement de statut » et comprendra
tous les cas dans lesquels il y a véritablement passage d’un statut à l’autre.
Échantillon de jurisprudences étudiées – Outre l’analyse des textes, l’étude a porté sur
48 décisions de justice rendues entre 1991 et 2015, réparties comme indiqué ci-dessous :
Année
Nombre
de décisions
de première
instance
1991
Nombre de
décisions de la
Cour d’appel
de Nouméa
1
1
5
1992
1993
2
2004
6
2007
3
Nombre
total
de décisions
sur l’année
5
2
6
17
2
2008
14
2
2010
2
2
2011
4
4
2012
4
2015
4
3
2013
1
3
1
2
917 - � a question du changement de statut faisant l’objet d’un chapitre autonome du présent rapport, il ne sera enL
visagé ici qu’en termes de conséquences et de liens avec l’état civil coutumier. Pour le détail de ces actions, il
convient de se reporter audit chapitre : P. Deumier, P. Dalmazir, supra Partie 1 – Chapitre 1.
369
�370
L’identification des décisions a été réalisée grâce à une recherche par mots-clés et thématiques
à partir de la base de jurisprudence créée pour l’étude. Seules les décisions présentant une
réelle difficulté d’état civil ont été retenues. Celles impliquant une modification des actes de
l’état civil ou une mention (décision de divorce par exemple), mais ne faisant pas état d’une
difficulté relative à l’état civil ont été écartées.
D’un point de vue chronologique, il est surprenant qu’aucune décision ne révèle de difficulté
d’état civil entre 1993 et 2004. La lecture des décisions rendues au cours de cette période
montre que les magistrats se sont surtout concentrés sur les problèmes de droit applicable à
la question d’état de la personne qui leur était soumise. En particulier, elles témoignent des
réelles difficultés existant en matière de conflits internes, i.e. lorsqu’il s’agit de déterminer s’il
convient d’appliquer la coutume ou le droit civil.
Spécificité de l’état civil coutumier – Contrairement à d’autres thèmes, l’état civil coutumier
présente la particularité de ne pas être régi par la coutume mais par les droits étatique et calédonien. Un acte de l’état civil, qu’il soit coutumier ou non, est le reflet de l’état d’une personne qui
lui-même dépend du statut de cette personne. Or, si les règles applicables au statut personnel
dépendent du droit civil ou de la coutume, les règles applicables à l’instrumentum de l’acte et à la
tenue des registres de l’état civil relèvent, quant à elles, toujours du législateur. La nature d’un
acte de l’état civil est en ce sens double : le fond de l’acte, son negocium, i.e. l’état de la personne
qu’il contient et dont il atteste, relève de la « loi » personnelle (droit civil ou coutume) ; alors
que la forme de l’acte, son instrumentum, i.e. les actes qu’il est possible d’établir, les mentions que
l’acte peut et doit contenir… ne dépendent que du droit légiféré. La seule lecture des décisions
de justice ne permet donc nullement de saisir le fonctionnement de l’état civil coutumier. Une
étude des textes a également été réalisée en complément de l’étude de jurisprudence. En outre,
un entretien a été organisé avec six membres de la Direction de la Gestion et de la Réglementation des Affaires Coutumières (DGRAC) en charge de l’état civil coutumier. Cet entretien a
permis l’identification de difficultés absentes du contentieux judiciaire, mais récurrentes dans
la pratique. Compte tenu de l’ancienneté des textes, de leur absence de réforme et de leur caractère lacunaire, des doctrines administratives se sont développées afin de trouver des solutions
et d’uniformiser les règles gouvernant l’état civil coutumier.
Problématique générale et plan du rapport – La cohabitation de deux statuts personnels
(civil et coutumier) sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie se traduit par la coexistence
de deux états civils distincts : un état civil coutumier pour les personnes de statut coutumier
et un état civil pour les personnes de statut civil. Et cette dissociation des statuts et des états
civils induit même une sorte de présomption : une personne possédant des actes de l’état civil
coutumier est présumée être de statut coutumier et une personne possédant des actes de l’état
civil est présumée être de statut civil. Toutefois, aussi clair et simple que soit ce principe au
départ, la détermination de l’appartenance à l’un ou l’autre des statuts ainsi que les possibilités
données aux personnes de changer de statut (qu’il s’agisse d’un passage du statut coutumier
au statut civil ou inversement du statut civil au statut coutumier) rendent délicats les liens
qu’il est possible de faire entre statut et état civil. Une constatation du véritable statut ou un
changement de statut impliquent-ils un changement d’état civil, au sens d’un transfert des
actes d’un service/registre à l’autre ? Et dans ce cas, quel est le sort des actes correspondant
à l’ancien statut ? Et bien d’autres questions encore. À chacun son statut, à chacun son état
civil (I)… certes, mais force est de constater que difficulté de statut rime nécessairement avec
difficulté d’état civil… (II).
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
I. À CHACUN SON STATUT, À CHACUN SON ÉTAT CIVIL…
Le principe de dissociation des états civils en fonction du statut des personnes a engendré la
création de règles spécifiques à l’état civil coutumier (A). Cependant, on ne peut que constater
que le législateur s’est largement inspiré des règles de l’état civil pour créer l’état civil coutumier malgré quelques spécificités (B).
I. A. Des règles spécifiques à l’état civil coutumier
Principe de dissociation / Textes spécifiques – La dissociation des états civils se traduit par
l’existence de textes spécifiques, chaque corpus ne gérant qu’un seul état civil. Dit autrement,
cela signifie qu’il n’existe aucun texte régissant à la fois l’état civil et l’état civil coutumier. Les
textes rassemblés dans l’IGEC ne sont pas applicables à l’état civil coutumier et les textes relatifs
à l’état civil coutumier ne sont pas applicables à l’état civil. Malgré l’apparente rigidité de cette
dissociation, certaines situations vont pourtant engendrer l’application des deux corpus918.
Texte de référence de l’état civil coutumier – Le principal texte relatif à l’état civil coutumier
est la délibération n° 424 du 3 avril 1967919. Ce texte ne se contente pas de régir les questions d’état civil stricto sensu, il va bien au-delà. Il précise également les règles relatives aux
é
léments identifiants des personnes de statut coutumier, en particulier les noms et prénoms,
aux mariages coutumiers, à la dissolution du mariage coutumier, à l’adoption, à la filiation, aux
situations impliquant un conflit de statuts personnels… Comme l’état civil lui-même, ce texte
est mêlé d’éléments touchant au statut personnel et d’éléments relatifs à sa traduction écrite
qu’est l’état civil.
Services et officiers de l’état civil coutumier – Si à Nouméa les services de l’état civil et de
l’état civil coutumier sont clairement séparés bien que tous deux à la mairie, il n’en va pas
toujours ainsi. Dans les petites communes, il n’existe qu’un seul service de l’état civil qui gère
à la fois l’état civil coutumier et l’état civil. Quant aux officiers de l’état civil coutumier, la
délibération de 1967 vise à la fois le maire et les officiers de l’état civil. Aucune indication
n’est donnée quant à l’identification précise des personnes habilitées à exercer les fonctions
d’officier de l’état civil coutumier. Il semble que les règles régissant les officiers de l’état civil
soient applicables aux officiers de l’état civil coutumier. Autrement dit, les personnes pouvant établir les actes de l’état civil coutumier seraient les mêmes que celles pouvant établir les
actes de l’état civil. Il s’agirait du maire et par délégation (prise par arrêté du maire en conseil
municipal), de ses adjoints et des agents titulaires travaillant dans la commune. Cette absence
de texte spécifique aux officiers de l’état civil coutumier n’est pas forcément surprenante
puisque les registres de l’état civil coutumier sont des registres publics tout comme le sont
les registres de l’état civil. En revanche, il n’a pas été possible d’identifier un texte général
faisant état de l’application des dispositions relatives aux personnes habilitées à exercer les
fonctions d’officier de l’état civil aux personnes pouvant exercer les fonctions d’officier de
l’état civil coutumier. Une telle disposition n’est certes pas représentative des principales
difficultés existant en matière d’état civil coutumier, mais elle permettrait tout de même de
gagner en clarté.
918 - Cf. infra, II.
919 - Cf. supra.
371
�Nombre de registres coutumiers – Aucune disposition légale ne détermine les catégories de
registres de l’état civil mais, le plus souvent, les municipalités font le choix d’en tenir trois920 :
372
Un registre des actes de naissance, sur lequel figurent également les actes de reconnaissance, les
actes de consentement du majeur à la modification de son patronyme et les transcriptions des
jugements relatifs à la naissance et à l’adoption plénière ainsi que les procès-verbaux de découverte des enfants nouveau-nés ; Un registre des actes de mariage, sur lequel figurent également
les déclarations de reprise de la vie commune des époux séparés de corps ; Un registre des actes
de décès, sur lequel figurent également les actes relatifs aux enfants sans vie (art. 79-1 C. civ.), les
transcriptions des jugements déclaratifs de décès (art. 91 C. civ.) et d’absence (art. 127 C. civ.) et
les transcriptions des actes de décès au dernier domicile du défunt (art. 80 C. civ.). 921
À l’inverse, les articles 1 à 7 de la délibération de 1967 font clairement état de l’obligation
de tenir quatre registres coutumiers. Les trois premiers correspondent à peu près à ceux
existant en matière d’état civil puisqu’il s’agit : d’un registre des naissances, reconnaissances
et adoptions ; d’un registre des mariages et dissolutions de mariages ; et d’un registre pour
les décès.
Le quatrième registre, appelé registre de recensement, est tout à fait original et découle de la
spécificité du statut coutumier. Selon l’article 3 de la délibération de 1967, « Les maires tiendront dans leur circonscription respective, et en un exemplaire par tribu, des registres de recensement
sur lesquels figureront, par ordre alphabétique et par famille, toutes les ersonnes originaires de la
p
tribu. Seront recensés dans chaque tribu les citoyens de statut civil particulier dont la famille est
originaire du lieu considéré ». Ces registres de recensement permettent de connaître l’identité
des personnes qui composent la tribu, mais en plus, ils reprennent l’intégralité des actes de
l’état civil intéressant les membres de la tribu922. Dans la pratique ils sont d’ailleurs appelés
« registres de tribu ».
Nombre d’actes de l’état civil coutumier existant – La délibération de 1967 fait apparaître
sept différents actes de l’état civil coutumier : actes de naissance, acte d’enfant sans vie, acte de
décès, actes de mariage, acte de reconnaissance d’enfant, acte de dissolution de mariage et acte
d’adoption. Si les cinq premiers sont connus du droit civil, les deux autres sont propres à l’état
civil coutumier. Il faut garder à l’esprit que la coutume gère l’intégralité du statut personnel
des personnes de statut coutumier. Dès lors, la dissolution du mariage comme l’adoption ne
dépendent pas d’une décision judiciaire mais d’une décision coutumière inscrite dans un acte
coutumier. La création d’un acte de l’état civil coutumier relatif à ces « événements » intéressant l’état des personnes permet une certaine matérialisation de la situation personnelle des
intéressés. Toutefois, la création et le développement des actes coutumiers923 rendent ces deux
actes de l’état civil coutumier quelque peu superfétatoires aujourd’hui. Il paraîtrait en effet
plus judicieux de prévoir uniquement un système de transcription et/ou de mention en marge
des actes coutumiers sur les actes de l’état civil coutumier, i.e. mention de l’adoption sur l’acte
de naissance et transcription de l’acte coutumier établissant la filiation envers le ou les parents
adoptifs et mention de la dissolution du mariage sur l’acte de l’état civil coutumier de mariage.
920 - IGEC § 40.
921 - Ibid.
922 - Article 7 de la délibération de 1967.
923 - Cf. infra.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
En pratique, le greffe de l’état civil coutumier demande systématiquement l’acte coutumier
relatif à ces « évènements » avant tout établissement de l’acte de l’état civil lui correspondant.
Il n’y a donc pas de transcription « de droit », mais « de fait ». Une réforme permettant de
consacrer cette pratique et de lui donner une base légale serait des plus judicieuses.
Autorité supérieure – Si les officiers et les registres de l’état civil sont placés sous la seule autorité du Procureur de la République, il n’en va pas de même en matière d’état civil coutumier.
L’article 17 de la délibération de 1967 érige le Chef du Service Territorial de l’Administration
Générale (CSTAG) en tant qu’autorité responsable des registres de l’état civil coutumier. Au
fur et à mesure des réformes institutionnelles, le CSTAG est devenu le président du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie. En théorie, c’est donc à lui que revient ce rôle d’autorité
supérieure. Néanmoins, un système de double délégation a été mis en place. Les fonctions sont
d’abord déléguées au directeur la Direction de la Gestion et de la Réglementation des Affaires
Coutumières (DGRAC) et celui-ci délègue alors cette fonction au chef du service de l’état
civil coutumier. C’est auprès de lui que doivent être déposés chaque année par les maires des
communes les registres coutumiers et c’est à lui qu’il incombe de les vérifier. En cas d’erreur, le
pouvoir d’ordonner les rectifications nécessaires lui appartient, il ne doit aviser le Procureur
de la République que des infractions qu’il aurait relevées. Son rôle ne s’arrête d’ailleurs pas là,
il joue un rôle fondamental en matière d’établissement des actes omis. Par souci de cohérence
avec le vocabulaire utilisé dans la délibération et commodité de langage, le présent rapport
utilisera l’acronyme CSTAG pour désigner l’autorité supérieure, mais il s’agit en réalité du
chef du bureau de l’état civil coutumier, ce bureau assumant également la fonction de greffe
central de l’état civil coutumier.
Naissances, décès, mariages et dissolutions de mariage de personnes de statut coutumier
non déclarés dans les délais prévus par la délibération / autorité compétente pour ordonner l’établissement de l’acte omis / Problématique générale – Selon la délibération, les naissances, les mariages et les dissolutions de mariages doivent être déclarés dans les trente jours
suivant l’événement (art. 31, 40 et 44) et les décès dans les huit jours suivant la mort (art. 50).
Si ces délais sont dépassés la « procédure » générale à suivre est donnée par la combinaison des
articles 18, 19 et 20 du texte :
Art. 18. - La transcription est l’opération par laquelle un officier de l’état civil recopie sur les
registres qu’il détient, une décision judiciaire ou administrative relative à l’état civil.
Elle a pour objet d’assurer aux actes et aux jugements une meilleure publicité et de remplacer ou
rectifier des actes omis ou erronés.
Art. 19. - Seront transcrits sur les registres de l’état civil des citoyens de statut civil articulier :
p
– les jugements déclaratifs de décès ;
– les décisions judiciaires prescrivant une transcription ;
– �ous les actes dont la déclaration n’aura pas été faite dans les délais fixés par la présente
t
délibération et chaque fois qu’il sera fait la preuve que l’acte recherché n’existe pas postérieurement au 1er janvier 1935.
Art. 20. - Les transcriptions visées au dernier alinéa de l’article 19 ne seront effectuées que sur
décision du chef du service territorial de l’administration générale saisi, soit par le maire, soit par
requête des intéressés.
En cas d’omission de déclaration dans les délais impartis, les intéressés ne doivent donc pas
s’adresser au juge pour obtenir un jugement déclaratif, mais au CSTAG. Les juridictions judiciaires, même statuant en formation coutumière, sont incompétentes en ces domaines. La
seule autorité ayant le pouvoir d’ordonner l’établissement de l’acte de l’état civil coutumier
373
�omis est donc une autorité administrative. Le contraste avec l’état civil est alors saisissant
puisque toute demande relative à l’état civil est de la compétence exclusive du Tribunal de
Grande instance (Tribunal de première instance en Nouvelle-Calédonie).
374
À ces articles généraux, il faut toutefois ajouter la disposition spécifique à chaque « événement ».
Naissance d’un enfant de statut coutumier non déclarée dans le délai de 30 jours – Pour ce
qui est des naissances, l’article 32 de la délibération prévoit que :
Si elle n’est pas déclarée dans le délai ci-dessus indiqué, elle ne pourra être inscrite sur les registres
qu’après décision du chef du service territorial de l’administration générale.
Dans ce cas, la transcription se fera sur les registres de l’année en cours à la suite des actes déjà
existants. Un exemplaire de la décision de transcription sera annexé à l’acte.
Ainsi, lorsque le statut coutumier de l’enfant ne fait pas de doute, seul le CSTAG peut pallier la
déclaration omise et donc l’absence d’acte de naissance. Les parents de l’enfant ne peuvent pas
saisir le juge judiciaire d’une demande de jugement supplétif d’acte de naissance, un tel jugement serait « rendu au terme d’une procédure irrégulière et par une autorité incompétente ratione
personae » comme l’a affirmé la Cour d’appel de Nouméa lorsqu’elle a été confrontée au problème924. Cette décision du 11 mars 2013 a annulé le jugement déclaratif de naissance qui avait
été rendu par les premiers juges et la Cour a pris le soin de préciser « qu’il convient de renvoyer
Mme X. à saisir le chef du service de l’état civil coutumier ».
Mariage ou dissolution de mariage de personnes de statut coutumier non déclaré dans le
délai de 30 jours – Pour les mariages et les dissolutions de mariage, les articles 43 et 44 exigent
également une décision du CSTAG si le délai de déclaration est dépassé. Comme pour les
naissances, l’autorité judiciaire serait incompétente pour ordonner l’établissement de l’acte
omis. La situation n’a pas été rencontrée dans les décisions étudiées et aucune difficulté n’a été
mentionnée par les praticiens. Le mariage coutumier fait l’objet de cérémonies coutumières
souvent étalées sur plusieurs jours et le premier écrit dressé quant à ce mariage est, depuis
2007, un acte coutumier de mariage, non un acte de l’état civil coutumier de mariage. Ce dernier n’est établi qu’ensuite sur la déclaration des époux et de deux témoins925. La délibération
de 1967 n’ayant pas été revue depuis la loi du pays de 2007 ayant instauré les actes coutumiers,
aucun lien n’est fait dans les textes entre ces deux actes. Toutefois, en pratique, les officiers de
l’état civil coutumier demandent l’acte coutumier de mariage pour établir l’acte de l’état civil
coutumier de mariage.
Décès d’une personne de statut coutumier non déclaré dans le délai de 8 jours – La délibération est ici bien plus délicate à comprendre que pour les autres cas d’absence de déclaration
dans les délais impartis. En effet, d’une part l’article 54 précise que « L’inscription du décès ne
pourra avoir lieu après le délai fixé à l’article 50 que dans les formes prévues à l’article 20 de la présente délibération », autrement dit sur décision du CSTAG. D’autre part, l’article 19 prévoit que
les jugements déclaratifs de décès seront transcrits sur les registres de l’état civil des citoyens
de statut particulier. Il faut donc prendre garde à ne pas confondre les deux hypothèses. En
droit civil, il n’existe aucun délai pour effectuer la déclaration de décès. L’esprit de la loi com-
924 - � A Nouméa, ch. Cout.,11 mars 2013, RG n° 12/00348.
C
925 - � f. supra I.
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
mande évidemment de le déclarer le plus rapidement possible, mais aucun délai n’est expressément prévu. Dès lors, en cas de découverte du corps longtemps après le décès, la déclaration
de décès est toujours recevable et l’acte de décès peut toujours être établi. Il n’est point besoin
de recourir à un jugement déclaratif de décès, celui-ci n’est requis qu’en l’absence de corps et
en présence de circonstances particulières faisant présumer le décès926. La délibération de 1967
impose un délai pour effectuer la déclaration de décès de la personne de statut coutumier à
l’état civil coutumier. Si ce délai est dépassé, mais qu’il n’existe aucun doute quant au décès,
autrement dit si le corps du défunt est « présent », il n’est pas nécessaire de saisir le juge pour
obtenir un jugement déclaratif de décès. Il faudra s’adresser au CSTAG et c’est la décision du
CSTAG qui sera transcrite sur les registres de l’état civil coutumier pour établir l’acte de décès.
En revanche, comme pour les personnes de statut civil, s’il n’y a pas de corps et que la personne
de statut coutumier a disparu dans des circonstances de nature à faire présumer le décès, il sera
nécessaire de saisir le juge judiciaire pour obtenir un jugement déclaratif de décès. Celui-ci
sera transcrit dans les registres de l’état civil coutumier.
Il est toutefois possible de s’interroger quant à l’utilité de ce délai pour déclarer les décès des
personnes de statut coutumier à l’état civil coutumier. La coutume s’accommode mal avec
la tradition écrite et la preuve littérale927. Il n’est aucunement évident de songer à porter à
la connaissance de l’autorité publique le décès d’une personne dans la coutume. La mort est
vécue comme un phénomène social dont tous les membres du clan ont connaissance puisqu’il
se traduit par l’organisation de coutumes de deuil, souvent sur plusieurs jours, auxquelles tous
les membres du clan participent. Sans doute ce délai a-t-il été mis en place afin de contraindre
les personnes de statut coutumier à déclarer les décès. Une étude comparative des registres de
naissance et de décès ainsi qu’une enquête de terrain pourraient s’avérer utile afin de mesurer
le nombre de décès non déclarés et le nombre de décès déclarés hors délai. En fonction des
résultats, il pourrait être envisagé soit de supprimer le délai, soit d’organiser une campagne
d’information destinée à alerter les personnes de statut coutumier (notamment les chefs de
clan et de tribu) quant à l’existence de cette obligation de déclaration des décès.
Actes de l’état civil coutumier précédés, voire procédant d’un acte coutumier / Généralités –
Depuis la loi du pays du 15 janvier 2007928, les procès-verbaux de palabre ont été remplacés par
des actes coutumiers. Cette loi définit également le statut des officiers publics coutumiers et
le régime des actes coutumiers. On remarquera qu’un document intitulé « Instructions générales et particulières des demandes d’actes coutumiers »929 précise un certain nombre de cas
dans lesquels l’établissement d’un acte coutumier doit précéder l’enregistrement de « l’événement » à l’état civil coutumier. En effet, si les actes de naissance et de décès sont établis sur
déclaration, il n’en va pas de même des actes de mariage, de dissolution de mariage, d’adoption,
de reconnaissance et d’annulation de reconnaissance. Dans toutes ces hypothèses, selon le
document en question, il est d’abord nécessaire qu’un acte coutumier soit établi par un officier
public coutumier. Ensuite seulement les intéressés devront se rendre à l’état civil coutumier
afin de faire dresser l’acte de l’état civil coutumier correspondant qui résultera d’une sorte de
926 - � oir les articles 78 et 88 du Code civil.
V
927 - � f. infra.
C
928 - � oi de pays n° 2006-15 du 15 janvier 2007 relative aux actes coutumiers, JONC 30 janvier 2007, p. 647. Voir égal.
L
délibération n° 339 du 13 décembre 2007 portant statut particulier du corps des officiers publics coutumiers de
la Nouvelle-Calédonie, JONC 25 décembre 2007, p. 8584.
929 - � e document est une circulaire non publiée.
C
375
�376
transcription de l’acte coutumier. L’officier public coutumier ayant l’obligation de s’assurer
du statut coutumier des intéressés930, l’instauration du procédé apporte une sécurité juridique
et une stabilité de l’état des personnes non négligeables. Les « erreurs » de statut (statut civil
ou statut coutumier) entrainant des erreurs de norme applicable (droit civil ou coutume) et
consécutivement des erreurs d’état civil ne devraient plus se produire dans ces domaines-là.
Lorsqu’il est certain que tous les intéressés sont de statut coutumier, il n’existe guère de difficultés. En revanche, dans les situations « mixtes » des règles particulières existent. Ainsi, le
mariage entre une personne de statut coutumier et une personne de statut civil ne peut jamais
être célébré en la forme coutumière. L’article 23 de la délibération de 1967 permet l’inscription du mariage célébré civilement en marge de l’acte de naissance de l’état civil coutumier
du conjoint de statut coutumier, mais il ne peut jamais exister d’acte coutumier de mariage
ou d’acte de l’état civil coutumier de mariage dans ce cas. De la même manière, l’adoption
coutumière ne peut être réalisée qu’en présence de personnes toutes de statut coutumier. Il
est, au contraire, possible qu’il existe des actes coutumiers relatifs à des situations mixtes dans
d’autres cas.
Actes de l’état civil coutumier précédés d’un acte coutumier / acte de reconnaissance et
d’annulation de reconnaissance – Lorsque l’enfant (mineur ou majeur) reconnu est de statut
coutumier et que le père souhaitant en faire la reconnaissance est de statut civil ou bien de
statut particulier, mais autre que le statut coutumier kanak, en principe, la reconnaissance
est régie par le droit commun. Toutefois, lorsque les parents sont tous deux de statut particulier mais différent (par exemple, une mère de statut coutumier kanak et un père de statut
particulier Wallisien), ils peuvent, par clause expresse prévue à l’article 9 alinéa 2 de la loi
organique du 19 mars 1999, opter pour l’application de la coutume à la reconnaissance. Dans
cette hypothèse, depuis la loi du pays de 2007, un acte coutumier dans lequel cette optio juris
sera clairement exprimée sera établi et l’acte coutumier devra ensuite être apporté à l’état civil
coutumier afin que l’acte de l’état civil coutumier de reconnaissance soit établi et la reconnaissance mentionnée dans l’acte de l’état civil de naissance coutumier de l’enfant. La même
possibilité existe quant à l’annulation de la reconnaissance. Au paragraphe d-1 du document
intitulé « Instructions générales et particulières des demandes d’actes coutumiers », il semble
être indiqué que la même possibilité est donnée en cas de situation mixte impliquant une
mère et un enfant de statut coutumier et un père de statut civil. L’article 9 de la loi organique
prenant le soin de bien distinguer cette situation de celle impliquant des personnes de statuts
particuliers différents, l’extension de la possibilité d’optio juris entre droit civil et coutume
paraît erronée931.
Changement de nom, changement de prénom, adjonction d’un nom kanak – Ces changements n’entrainent pas l’établissement d’un acte de l’état civil coutumier, mais engendrent
nécessairement la modification de ceux existant. Contrairement au droit civil, ces changements volontaires ne requièrent pas l’intervention d’un juge ou du Garde des sceaux, mais
d’un d’officier public coutumier. Ils ne sont possibles que par rapport à une personne de statut
930 - � rt. 5 de la loi du pays du 15 janvier 2007.
A
931 - � rt. 9 de la loi organique du 19 mars 1999 : « Dans les rapports juridiques entre parties dont l’une est de statut
A
civil de droit commun et l’autre de statut civil coutumier, le droit commun s’applique.
Dans les rapports juridiques entre parties qui ne sont pas de statut civil de droit commun mais relèvent de statuts personnels différents, le droit commun s’applique sauf si les parties en disposent autrement par une clause
expresse contraire ».
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
coutumier et ils requièrent eux aussi l’établissement d’un acte coutumier préalable à la modification d’état civil depuis 2007. Le nom kanak étant le principal signe d’appartenance à un clan,
ces changements volontaires nécessitent l’avis des chefs de clan des intéressés. On regrettera
là encore qu’aucun lien n’ait été fait entre les textes, alors qu’en pratique l’acte coutumier
est systématiquement demandé avant l’inscription du changement dans l’acte de l’état civil
coutumier.
Officier de l’état civil coutumier territorialement compétent en matière de naissances et
décès – Aucune règle ne prévoit spécifiquement la compétence territoriale des officiers de
l’état civil coutumier pour les déclarations de naissance et de décès. La logique commande ici
d’appliquer les mêmes règles qu’en matière d’état civil et de considérer que ces déclarations
doivent être faites à l’officier de l’état civil coutumier du lieu de survenance de l’événement. À
l’inverse, il est clairement fait obligation, par l’article 5 de la délibération de 1967, au maire de
la circonscription municipale où est située la tribu d’origine paternelle d’inscrire les enfants
de cette tribu nés hors de sa circonscription sur le registre de recensement de la tribu. Il faut
toutefois prendre garde à ne pas mélanger ces différents registres. La déclaration de naissance
de l’enfant doit d’abord être effectuée auprès de l’officier de l’état civil coutumier du lieu de
naissance et c’est à cet officier qu’il incombe de dresser l’acte de naissance. L’inscription de
l’enfant sur le registre de recensement de la tribu ne se fait que dans un second temps. On
pourrait presque comparer le fonctionnement de ce registre de recensement à celui du livret
de famille. Comme le livret de famille réalise une compilation de toutes les données d’état civil
des membres de la famille, le registre de recensement compile toutes les informations d’état
civil des membres de la tribu. La seule différence entre les deux tient au détenteur du « document » : le livret de famille est conservé par la famille alors que le registre de recensement est
conservé par la mairie.
Officier de l’état civil coutumier territorialement compétent en matière d’enregistrement
des mariages coutumiers et de leur dissolution – En ce domaine, les règles de compétence
sont bien plus claires. Les mariages coutumiers et les dissolutions de mariage coutumier
doivent être enregistrés auprès du maire « du lieu de célébration » selon les articles 40 et 44 de
la délibération de 1967. Autrement dit, il faut déterminer de quelle mairie dépend le lieu où a
été scellée l’union coutumière ou décidée la dissolution coutumière et s’adresser aux officiers
de l’état civil coutumier de celle-ci.
Officier de l’état civil coutumier territorialement compétent en matière d’enregistrement
des adoptions coutumières et des reconnaissances d’enfant – Aucun texte n’indique l’officier
de l’état civil coutumier auquel les intéressés doivent s’adresser. Pour ce qui est des adoptions
coutumières, il est nécessaire de préciser qu’elles donnent lieu à établissement d’un acte autonome, distinct de l’acte de naissance932. Il est logique de supposer qu’elles sont enregistrées
par le maire du lieu d’établissement de l’acte coutumier d’adoption ou bien par le maire de
la commune qui détient d’ores et déjà l’acte de naissance de l’enfant adopté, mais rien ne
l’impose formellement. En outre, un système de mention en marge et de mise à jour des actes
étant prévu par la délibération (art. 22 et s. et 29 et s.), le rapprochement entre l’acte d’adoption
et l’acte de naissance de l’enfant devrait être effectué. Quant aux reconnaissances d’enfant,
rien n’est précisé. En toute hypothèse, l’article 29 de la délibération de 1967 met en place un
système de mise à jour des actes par mention en marge strictement identique à celui existant
932 - � rt. 38 de la délibération de 1967.
A
377
�en matière d’acte de l’état civil. Dès lors, la consultation de l’acte de naissance de l’intéressé
devrait permettre de connaître sa filiation. En pratique, le greffe de l’état civil coutumier
veille autant que faire se peut à l’inscription de ces mentions.
378
Système de mise à jour des actes de l’état civil coutumier – Aux termes de l’article 29 de la
délibération de 1967, tout acte dressé par un maire doit être transmis au CSTAG afin que
celui-ci puisse le diffuser aux maires détenant des actes relatifs à l’intéressé pour que ceux-ci
procèdent à l’inscription des mentions en marge nécessaires. L’article 30 prévoit le même dispositif en matière de décisions judiciaires et administratives intéressant l’état civil des personnes de statut coutumier. Au-delà de la reproduction du système des mentions en marge
de l’état civil, on remarque ici l’existence d’un système de centralisation. C’est par une seule
et unique autorité, le CSTAG autrefois et le chef de l’état civil coutumier aujourd’hui, que
transitent tous les actes de l’état civil coutumier et toutes les décisions administratives et judiciaires intéressant l’état civil coutumier. Il fait donc office d’autorité centrale et il conserve un
double des registres.
I. B. Des règles largement inspirées de l’état civil
Délicate compatibilité entre état civil et coutume – L’état des personnes, quel que soit leur
statut, est par essence immatériel. L’état civil n’en est que la traduction écrite rendue nécessaire tant pour des questions de preuve qu’en raison de l’attachement profond du législateur
français (et au-delà des systèmes juridiques dits romano-germaniques) à l’écrit. À l’inverse, la
coutume est par essence orale. La notion de preuve écrite n’en est pas totalement absente,
mais il n’y a aucun attachement à l’écrit. Au contraire, ce sont les « gestes coutumiers » qui
créent les états et les témoins de ces gestes qui en rapporteront la preuve au besoin. Le système
coutumier est basé sur une preuve comparable à la commune renommée du droit civil. Dès
lors, l’enregistrement dans des documents écrits de l’état des personnes de statut coutumier
est loin d’être évident tant dans son principe que dans sa finalité qu’est la constitution d’une
preuve écrite.
Inadaptation de l’état civil à la coutume / Généralités – L’état civil coutumier a été créé
à l’image de l’état civil. Certes, différentes spécificités ont été mises en place telles que l’allongement des délais de déclaration, la création d’un acte d’adoption ou encore d’un acte de
dissolution de mariage respectant le contenu de la coutume…, mais l’enregistrement même de
l’état d’une personne de statut coutumier dans des registres d’état civil contenant des actes
et des mentions en grande partie calqués sur le droit civil demeure une opération complexe
compte tenu de l’absence de convergence entre certaines notions existant en droit civil et au
sein de la coutume.
Difficultés relatives aux mariages coutumiers – Bien que la délibération de 1967 fasse état de
la déclaration du mariage coutumier et en aucun cas d’une célébration du mariage coutumier,
les mentions que doit contenir l’acte de l’état civil coutumier de mariage ne correspondent
pas à ce qu’est le mariage dans la coutume. La Cour d’appel de Nouméa donne une explication
particulièrement claire du contenu de la coutume dans une décision du 20 mars 2014933. Selon
elle, « l’union coutumière […] est une alliance entre deux clans agnatiques aux termes de laquelle un
clan (maternel ou « utérin ») s’engage à donner « de la vie » (des enfants) à un clan paternel qui, à cette
933 - � A Nouméa, ch. Cout, 20 mars 2014, RG n° 12/519.
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
fin, accueille une femme issue du clan maternel et s’engage à la protéger elle et les enfants à naître, les
enfants étant dès lors promis au clan paternel ; Que, dans cette conception, le mariage qui unit l’homme
et la femme n’est que la traduction de cet accord interclanique ». Les mariages coutumiers sont
avant tout des unions claniques impliquant l’avis des clans934. Le clan tout entier est concerné
par le mariage et il ne s’agit pas d’une « affaire privée » comme dans le droit civil contem
porain. Les futurs époux doivent consentir au mariage, mais le mariage concerne les clans dans
leur ensemble. De plus, tous les membres des clans auxquels appartiennent les futurs époux
sont témoins du mariage. Pourtant, l’acte de l’état civil coutumier de mariage doit contenir
les noms, prénoms et nom mélanésien des témoins et la présence de deux témoins est exigée
lors de la déclaration de mariage. Aucun lien n’est fait entre l’exigence des témoins posée par
les textes législatifs et l’avis des clans requis par la coutume. Là encore, la loi du pays de 2007
relative aux actes coutumiers permet la mise en place d’une pratique bien plus respectueuse
de la coutume tout en préservant la sécurité juridique inhérente à tout registre d’état civil.
Le contenu de l’acte coutumier de mariage est clairement défini par les Instructions générales
et particulières des demandes d’actes coutumiers. On remarquera que celui-ci doit être signé par
l’officier coutumier, par les époux et par leurs chefs de clan. On saluera les praticiens qui ont
d’ores et déjà tiré les conséquences de la loi du pays de 2007, mais on regrettera qu’aucun lien
officiel, au sens d’une réforme législative de l’état civil coutumier, n’ait été fait depuis 2007
entre cet acte coutumier de mariage et l’acte de l’état civil de mariage. L’actuelle proposition
de loi du pays visant à réformer le texte de 2007 n’en traite d’ailleurs pas935. Il serait logique
et simple de prévoir que l’établissement de l’acte de l’état civil coutumier de mariage doive
se faire par transcription de l’acte coutumier de mariage. Dans les mentions de l’acte, l’exigence de deux témoins pourrait utilement être remplacée par la mention de l’identité des
chefs de clans et du fait qu’ils ont signé l’acte coutumier de mariage, ce qui serait conforme à
la coutume et augmenterait la sécurité juridique puisque les officiers publics coutumiers sont
– comme leur nom l’indique – des officiers publics et qu’en matière de statut civil coutumier,
les actes coutumiers sont des actes authentiques936.
Difficultés relatives à la filiation / Notion de filiation dans la coutume937 – Certaines décisions rendues par les juridictions nouméennes permettent de comprendre la notion de filiation
et, au-delà, de parenté dans la coutume. On notera d’abord une décision rendue le 21 février
2011 par le TPI de Nouméa en formation coutumière938, dans laquelle le juge explique que
« Selon la coutume, il existe pour tout individu deux formes de parenté, la parenté par la mère qui est
un lien de sang reconnu comme tel, et la paternité qui est sociale et procède de l’échange coutumier ».
Mais on relèvera surtout une décision de la chambre coutumière de la Cour d’appel de Nouméa du 20 mars 2014939 qui est sans doute l’une des plus claires et des plus complètes jamais
rendues quant à la notion de filiation dans la coutume :
Selon la coutume kanak, la naissance d’un enfant est un événement social en ce que l’enfant,
indépendamment du fait de savoir si ses parents sont mariés ou non, appartient au clan maternel,
934 - � ur la question, voir B. Cagnon, supra Partie 1 – Chapitre 2 – Section 1.
S
935 - � roposition de loi du pays portant modification de la loi du pays 2006-15 du 15 janvier 2007 relative aux actes
P
coutumiers, JONC 4 août 2015, p. 6832.
936 - � rt. 3 de la loi du pays n°2006-15 du 15 janvier 2007 relative aux actes coutumiers.
A
937 - � ur la notion de filiation dans la coutume, voir H. Fulchiron, supra Partie 1 – Chapitre 2 – Section 2.
S
938 - � PI Nouméa, ch. Cout., 21 février 2011, RG n° 9/451.
T
939 - � A Nouméa, ch. Cout., 20 mars 2014, RG n° 12/519.
C
379
�sauf s’il a été demandé par le clan paternel et effectivement donné à celui-ci par le clan maternel
au terme de ce que l’on dénomme un « geste coutumier », lequel recouvre un « don de vie » appelant ensuite un « contre-don » ;
380
Que ce « don de vie » ne peut se comprendre qu’à la lumière de la spécificité d’une institution qui
est « l’union coutumière », laquelle est une alliance entre deux clans agnatiques aux termes de
laquelle un clan (maternel ou « utérin ») s’engage à donner « de la vie » (des enfants) à un clan
paternel qui, à cette fin, accueille une femme issue du clan maternel et s’engage à la protéger elle
et les enfants à naître, les enfants étant dès lors promis au clan paternel ;
Que, dans cette conception, le mariage qui unit l’homme et la femme n’est que la traduction de cet
accord interclanique ;
Que lorsque l’alliance et les promesses de don de vie n’ont pas été scellées avant le mariage du mari
et de la femme, et que ces derniers décident de s’unir sans en référer à leurs clans respectifs, le père des
enfants doit procéder à une coutume dite « de pardon » pour, d’abord, s’excuser de n’avoir pas respecté
l’avis des clans, mais encore pour être autorisé à « prendre l’enfant », c’est-à-dire à le reconnaître ;
Qu’ainsi, le statut social de l’enfant dépend de ce que les individus et les clans décideront ensemble ;
que ces décisions ont une incidence directe sur l’appréciation de ce que recouvre l’intérêt supérieur
de l’enfant.
La même décision ajoute :
Qu’il résulte de cette jurisprudence constante, fondée tout à la fois sur les normes coutumières et
sur l’article 35 de la délibération du 3 avril 1967 précitée :
– � ’abord, que le sort des enfants dépend des accords passés ; qu’ainsi, si les enfants ont été
d
donnés au clan paternel (au terme de « gestes coutumiers ») ils sont membres de ce clan, et
sont destinés à y occuper une fonction sociale précise et doivent y être éduqués en fonction de
leur place dans la coutume et y demeureront quoi qu’il advienne ;
– � u’inversement, s’ils n’ont pas été donnés au clan paternel, ils demeurent membres du clan
q
maternel et le demeurent toute leur vie ; qu’en somme, le statut de l’enfant est à l’abri des
vicissitudes de la vie du couple parental, l’enfant étant un membre à part entière du clan et
non un enjeu pour ses père et mère notamment en cas de séparation ;
– � u’ensuite, la distinction entre enfant naturel et enfant légitime est dénuée de portée juriq
dique, puisque l’enfant est, en principe, membre du clan maternel, sauf le cas où ayant été le
sujet d’un « don de vie » et, à ce titre, promis au clan paternel, il se trouve dès sa naissance,
voire même avant celle-ci, promis et irrévocablement intégré au clan paternel dont il est un
membre « légitime » que ses père et mère soient ou non mariés ;
Qu’il en résulte que seul le clan d’appartenance de l’enfant a vocation à élever celui-ci, en ce qu’il se
trouve placé sous la responsabilité de ce clan, et que son intérêt supérieur est de ne pas être coupé de son
clan d’appartenance – lequel exerce sur l’enfant une «autorité parentale collective, laquelle ne se réduit
pas au père et à la mère (Sect. Lifou, 25 juillet 2012, RG n° 12/18) ; que lorsque l’enfant a été « donné »
cette autorité parentale est exercée par un collectif (le clan paternel), sous la « donné la vie ») ;
Qu’enfin, l’enfant a (selon les règles coutumières) deux pères : d’abord, un père « par le sang » qui est
son oncle utérin (le frère de sa mère), et, en second lieu, un « père social » (membre du clan paternel)
à condition que celui-ci ait été autorisé à reconnaître l’enfant par le clan maternel, conformément
aux accords passés et manifestés publiquement par des «gestes coutumiers » ;
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Qu’ainsi, en toute hypothèse, le fait d’être géniteur n’emporte nulle conséquence juridique, ni droit
ni obligation du géniteur à l’égard de l’enfant ;
Qu’ainsi, la paternité même fondée sur une réalité biologique, est exclusivement un fait social institué par la norme coutumière (cf. Sana-Chaillé de Néré, « Miroir d’outremer. La famille, le droit civil
et la coutume kanak », Mélanges Hauser, p. 662) ;
On voit aisément que la filiation n’a pas le même sens dans la coutume que dans le droit civil.
L’état civil coutumier étant en grande partie calqué sur l’état civil, des difficultés se posent
inexorablement.
État civil coutumier et filiation maternelle – Dans la coutume, la filiation maternelle est un
lien de sang. Il n’est jamais discuté, la matérialité de l’accouchement ne permettant pas d’en douter. On peut y voir une sorte d’application de l’adage mater semper certa est. Toutefois, au niveau
de l’état civil coutumier, la délibération de 1967 est des plus confuses quant aux démarches que
la mère doit accomplir pour que sa filiation soit considérée comme établie en dehors du clan et
en particulier dans les rapports qu’elle pourrait avoir avec des « nstitutions » régies par le droit
i
commun (école, hôpital, administrations publiques…). Il est à la fois fait référence à la « connaissance » des parents (art. 35), à la désignation des parents dans l’acte de naissance (art. 33) et à la
reconnaissance d’enfant (art. 35). Cette dernière possibilité, offerte à la mère comme au père, n’a
pas de sens au regard de la filiation maternelle dans la coutume. De plus, elle ne reflète pas non
plus le droit civil positif puisque la filiation maternelle que l’on appelait légitime jusqu’à l’ordonnance du 4 juillet 2005 a toujours été établie par l’indication du nom de la mère dans l’acte
de naissance et qu’il en est de même pour la filiation que l’on qualifiait de naturelle depuis cette
même réforme de la filiation. Il est vrai qu’une seule écision de justice étudiée940 fait état de difd
ficulté quant à l’établissement de la filiation maternelle et qu’aucune n’est relative à la preuve de
la filiation maternelle d’un enfant de statut coutumier. Toutefois, il serait souhaitable de revoir
la délibération de 1967 et de préciser que l’indication du nom de la mère dans l’acte de naissance
établit la filiation et permet de rapporter la preuve de cette filiation en toute hypothèse (enfant
né en mariage comme hors mariage). Il y aurait ainsi respect de la coutume et clarification des
règles de l’état civil coutumier.
État civil coutumier et filiation paternelle / généralités – La filiation paternelle telle qu’elle
est entendue en droit civil n’a pas de sens dans la coutume941. Lorsque la filiation paternelle est
considérée comme établie vis-à-vis d’un père selon la coutume, elle a pour finalité de déterminer
à quel clan (paternel ou maternel) appartient l’enfant et cette appartenance sera symbolisée par
le nom porté par l’enfant. S’il porte le nom de son père, cela signifie que l’accord interclanique
a été scellé soit par la célébration d’un mariage, soit par l’accomplissement des gestes coutumier
de pardon (l’enfant a été conçu sans union clanique préalable et le père biologique doit commencer par prier le clan maternel de l’en excuser) et de « réservation » de l’enfant (le père biologique demande aux frères de la mère et au clan maternel que l’enfant intègre le clan paternel), ces
deux gestes devant en plus être acceptés par le clan maternel. S’il porte le nom de sa mère, c’est
nécessairement que l’accord clanique n’a pas été passé et qu’il n’y a donc eu ni mariage, ni gestes
coutumiers ou bien ceux-ci ont été refusés. En dehors du nom, la filiation « coutumière » n’em-
940 - � PI Nouméa, sect. Koné, 25 août 1993, RG n° 76/93, cf. infra, II, A. Erreur d’état civil / enfant considéré comme
T
n’ayant pas de filiation connue lors de l’établissement de l’acte de naissance
941 - � f. supra, CA Nouméa, Ch. cout., 20 mars 2014, RG 12/519 et H. Fulchiron, préc.
C
381
�382
porte aucune conséquence juridique comparable au droit civil : les obligations que l’on pourrait
qualifier d’alimentaires pèsent sur le clan et non sur le père, il n’existe pas de droits successoraux,
la dévolution successorale étant faite par le chef du clan entre les membres du clan sans référence
particulière à la cellule familiale telle qu’entendue en droit civil… L’enfant est avant tout l’enfant
du clan et non l’enfant du père. La filiation paternelle coutumière revêt une importance considérable puisqu’elle donne sa place et « son rang » à l’enfant au sein du clan et de la tribu, mais elle
ne produit pas les conséquences que le droit civil lui attache. Au niveau de l’état civil coutumier,
la distinction est faite entre l’enfant dont les parents sont mariés et l’enfant dit naturel dont les
parents ne sont pas mariés. La référence à ces qualificatifs n’a rien de surprenant, la délibération
datant de 1967. Par commodité de langage, ils seront employés dans le présent rapport.
État civil coutumier et filiation paternelle légitime – Rien n’est clairement précisé dans la
délibération quant à la filiation paternelle légitime, mais, in fine, à la lecture des différents
articles, elle semble être inscrite dans l’acte de l’état civil coutumier de naissance de l’enfant
au moment même de la déclaration de naissance par simple désignation du père. Il n’y a donc
ici aucune difficulté particulière ni au regard de la coutume, ni quant aux divergences qui
pourraient exister quant à la question de l’établissement de la filiation paternelle légitime
entre droit civil et coutume. La coutume est respectée puisque l’accord clanique a été scellé
par le mariage coutumier et que l’enfant entrera donc dans le clan paternel dès sa naissance.
La présomption de paternité du droit civil entraine elle aussi un établissement automatique de
la filiation paternelle de l’enfant et il est donc assez logique d’utiliser les mêmes mécanismes
qu’en droit civil. C’est uniquement sur les conséquences qu’il faut de tirer de l’établissement
de ce lien de filiation qu’il convient d’être prudent.
État civil coutumier et filiation paternelle naturelle – En ce qui concerne la filiation paternelle naturelle, la délibération est bien plus confuse. On relèvera d’abord que dans l’article 33
relatif aux mentions que l’acte de naissance doit contenir, il est indiqué que « si les père et mère
de l’enfant ou l’un des deux ne sont pas désignés à l’Officier de l’Etat Civil, il ne sera fait aucune mention sur les registres à ce sujet » (souligné par l’auteur). Que comprendre de l’utilisation du verbe
« désigner » ? Que la filiation paternelle naturelle peut être établie par simple désignation
du nom du père dans l’acte de naissance ? Ce serait assez surprenant tant au regard des règles
coutumières, qu’au regard des autres articles de la délibération. On l’a dit, lorsque l’enfant est
né hors mariage, le père doit accomplir les gestes coutumiers de pardon et de réservation de
l’enfant pour que l’accord clanique soit scellé et que la filiation paternelle soit établie, ce qui
permet à l’enfant d’entrer dans le clan paternel. La seule désignation du père naturel dans
l’acte de naissance ne témoigne en rien du respect de ces règles coutumières. Dès lors, un tel
acte, pourtant valable au regard des règles de l’état civil coutumier, n’aurait aucune valeur dans
la coutume. Il ne serait nullement la représentation fidèle de l’état de la personne que tout
acte de l’état civil est censé être.
Si l’on attache aux autres articles de la délibération de 1967, et en particulier à ceux relatifs à la
reconnaissance d’enfant naturel, d’autres problèmes apparaissent. Certes, l’article 35 témoigne
d’une volonté de respect de la coutume. Le premier alinéa de ce texte dispose que « La reconnaissance de l’enfant naturel ne pourra se faire qu’avec le consentement de celui de ses parents déjà connu et,
si aucun de ses parents n’est connu, qu’avec le consentement de la personne qui l’a élevé ». La Cour d’appel de Nouméa942 y voit la traduction des règles coutumières puisque, selon elle, le consentement
942 - � f. supra.
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
exigé est en quelque sorte la marque de l’accord clanique : si la filiation maternelle est déjà établie,
le père ne pourra reconnaître l’enfant qu’avec le consentement de la mère et inversement. Plus
encore, selon la Cour, l’accord de la mère semble devoir s’entendre comme l’accord du clan943. Il
est toutefois permis d’être plus réservé que la Cour d’appel. Selon la délibération, le consentement
exigé pour l’établissement de l’acte de l’état civil coutumier de reconnaissance n’est pas celui du
clan d’appartenance du parent envers lequel la filiation est déjà établie, mais celui du seul parent.
Même à supposer que le parent en question ne se permettra pas de donner son consentement sans
l
’accord de son clan, il serait tout de même préférable d’exiger ici un acte coutumier de reconnaissance d’enfant (acte d’ailleurs prévu et mentionné par les Instructions générales et particulières
des demandes d’actes coutumiers) qui contiendrait les consentements requis par la coutume et qui
traduirait la réalité de l’accomplissement et de l’acceptation des gestes coutumiers. Surtout, le
consentement du parent dont la filiation est déjà établie à la reconnaissance par l’autre parent ne
garantit nullement que les gestes ont été accomplis et acceptés comme en témoigne une décision
de la chambre coutumière de la Cour d’appel de Nouméa du 23 avril 2015944. Dans cette espèce, une
reconnaissance d’enfant avait bien été effectuée par le père à l’état civil coutumier avec l’autorisation de la mère, mais un doute existait quant à l’accomplissement des gestes coutumiers. Résumant
la décision des juges de première instance, la Cour d’appel relève que :
De ces constatations de fait le tribunal a déduit, conformément aux principes coutumiers, que l’enfant appartenait toujours au clan maternel ; qu’elle devait donc demeurer chez les maternels, au
moins tant que les gestes coutumiers ne seraient pas accomplis et acceptés, peu important la reconnaissance souscrite formellement par le père à l’état civil, laquelle est de peu de portée dans la détermination du statut réel de l’enfant.
L’établissement de la filiation paternelle ne résulte pas de la reconnaissance d’enfant, mais de
l’accomplissement des gestes. Dès lors, si les gestes n’ont pas été accomplis, la reconnaissance n’a
aucune force probante. Quelle est alors l’utilité d’une telle reconnaissance à l’état civil coutumier ? De plus, la nature des actes de l’état civil coutumier n’est précisée nulle part, mais en tant
qu’actes de l’état civil établis par des officiers de l’état civil, il n’y a aucune raison qu’ils ne soient
pas qualifiés d’actes authentiques au sens du droit civil. Comment accepter de faire établir des
actes authentiques par des officiers publics tout en n’ayant pas vérifié que ces actes n’étaient pas
conformes à la réalité juridique coutumière qu’ils sont censés refléter ?
Pour obtenir une concordance certaine entre le droit coutumier et l’état civil, et donc pour
redonner à l’acte de l’état civil coutumier tout son sens et toute sa valeur, il serait souhaitable de
ne pas se contenter du seul accord de la mère. Une vérification de l’accomplissement et de l’acceptation des gestes coutumiers paraît bien plus adaptée. Là encore, la mise en place d’une telle
solution paraît assez simple depuis la loi du pays de 2007 relative aux actes coutumiers. Il suffirait de prévoir dans les textes régissant l’état civil coutumier que la reconnaissance d’enfant par
un père non marié avec la mère ne se fera que par transcription de l’acte coutumier de reconnaissance. L’acte de l’état civil de reconnaissance et/ou la mention de la reconnaissance de l’enfant
sur l’acte de l’état civil coutumier de naissance de l’enfant, ainsi que l’inscription de l’identité du
père serait alors « garantis conformes » à la réalité coutumière grâce à l’acte coutumier.
943 - � ur ce point, voir H. Fulchiron, supra Partie 1 – Chapitre 2 – Section 2
S
944 - � A Nouméa, ch. Cout., 23 avril 2015, RG n° 14/00168, rapp. R. Lafargue.
C
383
�Nom et prénoms – L’article 8 de la délibération de 1967 précise que :
384
L’identité des citoyens de statut civil particulier comprend trois éléments :
– le nom patronymique ou nom de famille ;
– le (ou les) prénom chrétien ;
– le nom individuel mélanésien.
La femme mariée prend le nom de son époux à la suite du sien.
Le nom de famille est transmis du père à ses enfants, ou de la mère à ses enfants lorsque ceux-ci ne
font pas l’objet d’une reconnaissance paternelle.
Si l’enfant n’est reconnu ni par le père, ni par la mère, l’enfant, né de père et mère inconnus, mais
présumé de statut civil de droit particulier, ne sera enregistré que sous des prénoms.
Ces éléments identifiants doivent figurer dans les actes de l’état civil coutumier de naissance. On
remarquera que le texte tient compte de la spécificité de la coutume puisqu’il indique que tant
le nom de famille que le nom mélanésien doivent figurer dans les actes de l’état civil outumier.
c
Cependant, on s’étonnera de la référence au prénom « chrétien » de l’enfant. La référence à
une quelconque religion dans un texte de droit de 1967 est en effet assez surprenante. Le droit
civil applicable à cette époque aux personnes de statut civil945 imposait de choisir les prénoms
des enfants dans les calendriers ou parmi les personnages historiques mais il n’était jamais fait
explicitement référence à une religion. Du point de vue de la coutume, la Charte du peuple
kanak précise que « La spiritualité Kanak et la spiritualité chrétienne ont pour fondement la même
croyance en un Être - Esprit divin. Pour le Kanak, croire en Dieu se situe dans le prolongement de la
croyance à l’Esprit des ancêtres. Ainsi a été accompli l’enracinement dès l’origine de la chrétienté dans
le monde Kanak ». Toutefois, il s’agit ici de spiritualité et d’esprit de la coutume, non de règles de
droit coutumier au sens strict. Si l’on s’attache au seul droit coutumier, il n’existe nulle trace
d’une obligation de porter un prénom chrétien. L’étude des décisions de justice montre d’ailleurs
clairement que les enfants de statut coutumier ne portent pas systématiquement de prénom
« chrétien ». Il serait sans doute temps de faire disparaître ce qualificatif des textes régissant
l’état civil coutumier puisqu’il n’est vraisemblablement plus appliqué depuis longtemps et qu’il
ne correspond à aucune règle de droit coutumier, ni même à aucune règle civile.
Mention du sexe dans les actes de l’état civil coutumier et changement de sexe d’une personne de statut coutumier – La délibération régissant l’état civil coutumier datant de 1967,
elle prévoit que le sexe des individus doit être mentionné dans les actes qui les concernent,
mais elle ne dit évidemment rien du changement de sexe. La question s’est pourtant posée dans
une décision de la section détachée de Koné du TPI de Nouméa du 12 juin 2015946. Après avoir
vérifié l’absence d’opposition de principe de la coutume au changement de sexe et après avoir
vérifié quelles étaient les autorisations nécessaires dans la coutume (avis du chef de clan ou
non) auprès d’un assesseur coutumier présent en tant qu’amicus curiae, le tribunal a ordonné
le changement de la mention du sexe dans l’acte de naissance de l’intéressé qui, bien que le
jugement ne le précise pas, est nécessairement un acte de l’état civil coutumier.
945 - � oi du 11 germinal an XI, art. 1er : « Les noms en usage dans les différents calendriers, et ceux des personnages
L
connus dans l’histoire ancienne pourront seuls être reçus, comme prénoms, sur les registres destinés à constater
la naissance des enfants ; et il est interdit aux officiers publics d’en admettre aucun autre dans leurs actes ».
946 - �TPI Nouméa, sect. Koné, 12 juin 2015, n° 15/00050. Pour une étude plus approfondie de ce jugement, voir Cahiers
du LARJE, 2016, « Veille et éclairage juridiques », https://larje.unc.nc, comm. C. Bidaud-Garon.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Absence de mention du clan dans les actes de l’état civil coutumier – Le clan est le cœur à la
fois du système coutumier et des règles coutumières. Au cœur du système coutumier puisque
celui-ci est justement basé sur la cohabitation des clans, sur leur rapport à la terre et sur les
règles d’échange entre les clans. Au cœur des règles coutumières puisqu’en réalité, il n’existe
pas une coutume kanak mais des coutumes qui peuvent différer entre les aires coutumières
voire entre les clans. Bien qu’ayant une base commune, elles peuvent fortement différer sur
certains points et la Cour d’appel de Nouméa a d’ailleurs plusieurs fois sanctionné des décisions rendues par le TPI en formation coutumière avec des assesseurs coutumiers n’appartenant pas au clan des personnes intéressées par l’instance947. Le clan n’est pas un élément
de l’état des personnes, mais il est un élément identifiant, il est même un élément essentiel
de l’identité kanak et, au-delà, la détermination de l’appartenance clanique est fondamentale
puisque la quasi-totalité des modifications de statut personnel est soumise à l’autorisation
du clan auquel l’intéressé appartient. On peut dès lors se demander pour quelle raison le clan
d’appartenance n’est pas mentionné sur l’acte de l’état civil coutumier de naissance. Le nom
est certes le symbole de l’appartenance clanique, mais pour les « non-coutumiers » la seule
connaissance du nom ne permet pas de connaître le clan, faute de connaissance suffisante
de la généalogie clanique. De plus, au regard du droit civil et plus encore de l’ordre public,
il n’y aurait rien de choquant à faire apparaître la mention du clan sur les actes de l’état civil
coutumier.
II. DIFFICULTÉ DE STATUT, DIFFICULTÉ D’ÉTAT CIVIL…
L’étude des décisions montre la diversité des situations dans lesquelles des difficultés de statut
et d’état civil se posent (A). De plus, la jurisprudence étudiée fait apparaître que les modalités
d’exécution des décisions relatives au statut sur les registres de l’état civil sont loin d’être
évidentes (B).
II. A. Les situations impliquant des difficultés de statut et d’état civil
Situations impliquant l’application des deux corpus de textes / Situation mixte, erreur et
changement de statut – Les décisions de justice font apparaître nombre de problèmes que
l’on peut regrouper en trois grandes catégories : les situations mixtes, l’erreur de statut et le
changement de statut. Les situations mixtes sont celles dans lesquelles il n’existe pas forcément de difficulté quant à la détermination du statut des intéressés, mais un élément va venir
perturber l’application des règles correspondant au statut. Il est, d’une part, possible que l’acte
concerne plusieurs personnes (en particulier les actes de reconnaissance et de mariage) de
statut différent. Des interactions se produisent alors entre les deux statuts et, par ricochet, au
niveau de la détermination des règles d’état civil à appliquer. D’autre part, il est possible que
« l’événement » intéressant l’état civil se soit produit hors du territoire de la Nouvelle-Calédonie, mais qu’il concerne des personnes de statut coutumier. L’erreur de statut est la situation
dans laquelle il y a eu une méprise quant à la détermination du statut de la personne, cette
confusion se traduisant par l’inscription de l’intéressé dans les « mauvais » registres de l’état
civil. Le changement de statut correspond à la situation dans laquelle une personne a choisi ou
a subi un changement de statut. Cette hypothèse, comme celle de l’erreur de statut, engendre
une application successive, voire simultanée, des deux corpus de textes puisqu’il faudra bien
947 - Voir par ex. CA Nouméa, 4 janvier 2007, RG n° 06/334, RG n° 06/338, 06/346.
385
�se poser la question du devenir des actes de l’état civil « d’origine » correspondant à l’ancien
statut ou au statut erroné et de la création des « nouveaux » actes de l’état civil correspondant
au nouveau statut ou au statut réel.
386
Ces trois grandes catégories de situations se déclinent en différentes hypothèses qu’il est
nécessaire de présenter séparément pour les comprendre.
Situation mixte impliquant l’application des deux corpus de textes / Détermination du
nom que peut ou doit porter l’enfant issu d’une mère de statut coutumier et d’un père de
statut civil non mariés – Dans cette hypothèse, l’enfant est de statut coutumier, qu’il ait ou
non été reconnu par son père948. Mais si ce père l’a reconnu à l’état civil et que cette reconnaissance est mentionnée sur l’acte de l’état civil coutumier de naissance de l’enfant, quel
nom cet enfant peut-il / doit-il porter ? Quel corpus de règles faut-il consulter pour le savoir ?
La coutume en tant que corpus applicable à la mère et à l’enfant ou bien le droit civil en tant
que corpus applicable au père et à l’acte de reconnaissance ? La réponse est donnée par un
arrêt de la Cour d’appel de Nouméa du 30 mars 1992949. Après avoir rappelé que la délibération 424 du 3 avril 1967 « régit, sauf dispositions contraires expresses, la situation des seuls citoyens
de statut civil particulier ou les relations entre citoyens de ce même statut », la Cour cite l’article 8
de la délibération selon lequel « le nom de famille est transmis du père à ses enfants ». Elle
poursuit en affirmant que délibération ne précise pas « dans le cas d’un enfant naturel d’abord
reconnu par la mère de statut particulier, s’il convient de distinguer suivant le statut du père » et
que cela « ne permet pas de conclure que le père donne son nom à l’enfant dès la reconnaissance, quel
que soit son statut, ledit article ne pouvant être appliqué en faisant abstraction de l’esprit de la Délibération ». Selon les juges, « l’article 8 a implicitement mais nécessairement fait référence au père
de statut civil particulier ». La Cour raisonne ensuite par analogie au changement de statut et
précise qu’il serait contradictoire de considérer que la reconnaissance par un père de statut
civil d’un enfant de statut coutumier ne provoque pas de changement de statut de l’enfant
mais provoque tout de même un changement de nom, alors que le nom d’origine de l’enfant
(i.e. le nom de sa mère) est « un élément pourtant essentiel de son identité mélanésienne ». À défaut
de disposition spécifique quant au nom des enfants de couple mixte, la Cour estime qu’il doit
être déterminé par le Code civil. Si la solution des juges a le mérite d’être conforme à la règle
qui sera ultérieurement consacrée à l’article 9 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999
relative à la Nouvelle-Calédonie : « Dans les rapports juridiques entre parties dont l’une est de
statut civil de droit commun et l’autre de statut civil coutumier, le droit commun s’applique », on ne
peut s’empêcher de constater la contradiction qui existe en l’espèce entre le rappel de l’importance du nom dans l’identité kanak et l’application du droit civil à la détermination du
nom d’un enfant de statut coutumier. Le résultat de l’application des règles civiles en vigueur
en 1992 attribuait à l’enfant le nom de sa mère, ce qui est conforme au résultat qui aurait été
obtenu par application de la coutume, mais force est de constater que cette identité de résultat n’est que pure coïncidence.
Situation mixte impliquant l’application des deux corpus de règles / Règles applicables à la
reconnaissance d’un enfant de statut coutumier faite par un père de statut civil – Lorsque
l’enfant est de statut coutumier et le père de statut civil, à quel service d’état civil le père
doit-il / peut-il s’adresser pour effectuer la reconnaissance ? À l’état civil coutumier ou bien à
948 - Cf. infra.
949 - CA Nouméa, 30 mars 1992, RG n° 154/91.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
l’état civil ? La délibération est des plus confuses sur ce point. Elle prévoit certes à l’article 35
que :
La reconnaissance de l’enfant naturel ne pourra se faire qu’avec le consentement de celui de ses
parents déjà connu et, si aucun de ses parents n’est connu, qu’avec le consentement de la personne
qui l’a élevé.
Si l’enfant naturel est âgé de plus de dix-huit ans son consentement est également requis.
Pour que la reconnaissance soit effective, il est nécessaire que la mère ou le père et, le cas échéant,
l’un et l’autre, en manifestent leur intention et signent l’acte de naissance dans les trente jours
qui suivent l’événement. Passé ce délai, un acte de reconnaissance indépendant devra être dressé.
Et à l’article 36 que :
L’acte de reconnaissance de l’enfant naturel sera inscrit sur les registres à la date de rédaction et
il en sera fait mention en marge de l’acte de naissance et sur le registre de recensement.
Mais il n’est jamais indiqué que la reconnaissance d’un enfant de statut coutumier ne peut pas
être effectuée auprès de l’officier de l’état civil. Quant à l’article 22, il dispose que la reconnaissance doit être mentionnée sur l’acte de naissance de l’enfant, mais il n’impose pas que cette
mention résulte d’une reconnaissance faite à l’état civil coutumier. Plus encore, la circulaire
d’application de la délibération précise que :
Pour les actes établis à l’état civil de droit commun mais concernant des citoyens de statut civil
particulier (ex. reconnaissance d’un citoyen de statut civil particulier par un citoyen de droit
commun ou un mariage mixte) un avis de mention sera adressé par l’Officier de l’état civil de
droit commun au Chef du service territorial de l’Administration Générale, chargé de la tenue des
registres de l’état civil des citoyens de statut civil particulier, lequel, après mise à jour des registres,
diffusera cet avis aux Officiers de l’état civil intéressés pour mention à porter sur les registres
correspondants.950
Dès lors, il convient de considérer que le père de statut civil peut reconnaître son enfant de
statut coutumier indifféremment dans l’un ou l’autre des services d’état civil. Ce n’est pourtant
pas la solution retenue par la Cour d’appel de Nouméa dans sa décision du 16 septembre 2013951.
L’espèce était particulièrement complexe puisqu’à la question de la validité de la reconnaissance
effectuée à l’état civil par le père, s’ajoutaient des difficultés quant à la détermination du statut
de l’enfant. La mère de l’enfant avait saisi le Tribunal d’une double demande : annulation de la
reconnaissance souscrite par le père auprès de l’état civil concomitamment à la déclaration de
naissance de l’enfant et reconnaissance du statut coutumier de l’enfant. Le 12 août 2012, TPI de
Nouméa952 avait fait droit à ses demandes et avait affirmé que la reconnaissance était entachée
de nullité puisque souscrite sans le consentement de la mère exigé par l’article 35 de la délibération. La Cour d’appel avait alors été saisie par le procureur qui contestait tant la constatation de
statut que l’annulation de la reconnaissance. Sur la question du statut, au terme d’un raisonnement particulièrement détaillé, la Cour affirme qu’il convient de « reconnaître (sur le fondement
950 - � irculaire du Gouverneur de la Nouvelle-Calédonie et dépendances, n° 2815 du 25 août 1967 précisant la
C
délibération n° 424.
951 - � A Nouméa, 16 septembre 2013, RG n° 12/339.
C
952 - � PI Nouméa, 10 août 2012, RG n° 10/02234.
T
387
�388
de l’article 15 de la loi organique), qu’eu égard à sa possession d’état de membre du clan utérin et donc de
sujet de la coutume, l’enfant relève, et a toujours relevé, du seul statut coutumier kanak, et ce quand bien
même il aurait été formellement reconnu par une personne de statut de droit commun ». Compte tenu
de ses conclusions quant au statut de l’enfant, la Cour d’appel confirme la nullité de la reconnaissance en reprenant les motifs du TPI :
Qu’il en résulte que la reconnaissance de paternité naturelle relève non des règles de droit commun, mais des règles spécifiques de l’article 35 de la Délibération n°424 du 3 avril 1967, relative à
l’état civil des citoyens de statut civil particulier, dont il résulte que la reconnaissance de l’enfant
naturel ne pourra se faire qu’avec le consentement de celui de ses parents déjà connu » ; Mais elle
ajoute que « la reconnaissance souscrite par le père est entachée de nullité en ce qu’elle a été faite
selon une procédure irrégulière et devant une autorité incompétente (le seul officier de l’état civil
pouvant recueillir cette déclaration étant l’officier de l’état civil coutumier).
L’affirmation est à la fois surprenante et compréhensible. On s’étonne, en effet, de la confusion
que semble faire la Cour d’appel entre la compétence de l’officier de l’état civil pour recevoir
la reconnaissance et le texte à appliquer quant à la validité de la reconnaissance. On l’a dit, rien
n’interdit au père de statut civil d’effectuer la reconnaissance de son enfant de statut coutumier
auprès de l’état civil. L’incompétence de l’officier de l’état civil dans une telle situation n’est
prévue par aucun texte et la circulaire d’application de la délibération prévoit même expressément la mention d’une telle reconnaissance sur l’acte de l’état civil coutumier de naissance.
En revanche, la reconnaissance étant relative à un enfant de statut coutumier, les prescriptions
de la délibération de 1967 doivent être respectées quant à la validité au fond et, en particulier,
le consentement de la mère à la reconnaissance paternelle doit être obtenu préalablement à la
reconnaissance. Or, c’est justement sur ce point que l’incompatibilité de la compétence de l’officier de l’état civil et le respect de la délibération de 1967 apparaissent… Les actes de l’état civil
sont des actes publics, établis par des autorités publiques et leur contenu est strictement règlementé. Ainsi, un acte de reconnaissance « civil » ne peut contenir que les mentions prévues par
l’article 62 du Code civil et un acte de naissance « civil » celles prescrites par l’article 57. Quant à
l’article 35 du même Code, il fait défense aux officiers d’en ajouter d’autres. Mais l’article 35 de la
délibération exige que les deux parents signent l’acte de naissance, notamment à titre de preuve
du consentement à la reconnaissance... Comment faire apparaître ces deux signatures sur l’acte
de naissance et in fine le consentement de la mère dans une reconnaissance souscrite à l’état civil
compte tenu de l’interdiction d’ajout de mention ? Il y a ici une incompatibilité des textes qui
aboutit non pas à l’incompétence de l’officier de l’état civil, mais à une impossibilité matérielle
de rédiger l’acte de reconnaissance en respectant à la fois les règles de l’état civil et les règles
de l’état civil coutumier. L’établissement de règles de conflit interne de statut spécifiques953 à
chaque situation et une révision des règles de l’état civil coutumier apparaissent plus qu’urgents
tant la situation concerne en pratique un nombre important d’enfants.
Situation mixte / « événement » intéressant l’état civil survenu hors du territoire de la
N
ouvelle-Calédonie / Cas de l’enfant de statut coutumier né en métropole – Dans cette
hypothèse la difficulté ne vient pas d’une différence de statut entre les intéressés, mais de l’élé-
953 - � ur la question de la reconnaissance d’enfant, il serait d’ailleurs possible de s’inspirer des règles de droit interS
national privé et en particulier de l’article 311-17 du Code civil : « La reconnaissance volontaire de paternité ou de
maternité est valable si elle a été faite en conformité, soit de la loi personnelle de son auteur, soit de la loi personnelle de
l’enfant ».
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
ment factuel qu’est le lieu de naissance. Le statut coutumier est reconnu par la loi organique
de 1999 et il n’existe aucun doute quant à la réalité de son existence sur l’intégralité du territoire français. En revanche, l’état civil coutumier n’existe qu’en Nouvelle-Calédonie. Dès
lors, lorsqu’un enfant de statut coutumier nait en dehors de la Nouvelle-Calédonie, pour que
l’obligation de déclaration de naissance soit satisfaite, les parents n’ont pas d’autre choix que
de s’adresser à l’état civil qui ne peut pas dresser un acte de l’état civil coutumier puisque
celui-ci n’existe pas en métropole. Il ne peut pas plus faire mention du statut coutumier de
l’enfant sur l’acte puisque cette mention n’est pas prévue dans les actes de l’état civil de naissance… C’est ce qui s’était produit dans une affaire sur laquelle le TPI de Nouméa a été appelé
à statuer le 20 septembre 2012954. L’enfant dont les deux parents étaient de statut coutumier
était né à Bordeaux et avait donc été déclaré à l’état civil de cette ville. Une fois rentrés à Nouméa, les parents ont saisi le Tribunal d’une requête en accession au statut coutumier. Après
avoir précisé que la requête s’analysait « aussi bien en une action en revendication de statut qu’en
une demande d’accession au statut coutumier kanak », le tribunal ajoute qu’« il convient dès lors, en
application du principe du droit au respect de la vie privée, mais encore en application du principe de
sécurité juridique, et des dispositions de l’article 15 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999,
de constater que Tala X., relève du statut coutumier ». Le tribunal ordonne en conséquence qu’un
acte de naissance coutumier soit dressé pour l’enfant. Le dispositif est toutefois formulé de
manière très étonnante : « Ordonne qu’à la requête du procureur de la République l’acte de naissance
correspondant au nouveau statut de l’intéressé soit dressé sur les registres de l’état civil coutumier de
la commune de son lieu de naissance, soit celui de ouméa et en marge des différents exemplaires
N
de l’acte de naissance » (souligné par l’auteur). L’enfant est né à Bordeaux… On l’a dit, bien
que la délibération de 1967 ne prévoie pas expressément de règles de compétence territoriale
pour les officiers de l’état civil coutumier, la logique commande que les naissances et les décès
soient déclarés au lieu de leur survenance. Dès lors, il y a en l’espèce une incompatibilité matérielle entre les règles et la situation factuelle. Le lieu de naissance (une ville métropolitaine)
ne possédant pas de service de l’état civil coutumier, l’établissement de l’acte coutumier de
naissance de l’enfant n’est pas possible. Toutefois, compte tenu de cette absence de règle claire
quant à la compétence territoriale des officiers de l’état civil coutumier, il aurait été préférable
de ne pas inscrire dans le dispositif que l’acte de l’état civil coutumier de naissance devait
être établi dans la commune du lieu de naissance et d’indiquer uniquement que l’acte devait
être établi par les services de l’état civil coutumier de Nouméa sans autre précision. Bien que
cette difficulté n’apparaisse que dans une seule décision de justice, elle est récurrente selon
les membres du service de l’état civil coutumier. Il serait judicieux d’instaurer un système et
une procédure permettant aux parents de l’enfant d’envoyer l’acte de l’état civil de naissance
au CSTAG aux fins de transcription sur un registre spécial de l’état civil coutumier qu’il faudrait créer. Comme le service central de Nantes tient les registres des Français de l’étranger, le
CSTAG pourrait tenir des registres des personnes de statut coutumier résidant en dehors de
la Nouvelle-Calédonie.
Situation mixte / « événement » intéressant l’état civil survenu hors du territoire de la
N
ouvelle-Calédonie / Cas du PACS conclu par une ou deux personnes de statut coutumier
en métropole – Cette hypothèse n’est pas apparue dans les décisions de justice mais a été
rapportée par les services de l’état civil coutumier. Il arrive régulièrement que des personnes
de statut coutumier vivant en métropole concluent un PACS soit entre elles, soit avec une
personne de statut civil. Mais le PACS n’existe pas dans la coutume et elle ne contient aucune
954 - � PI Nouméa, 20 septembre 2012, RG n° 12/00844.
T
389
�390
union équivalente. Les greffes des tribunaux civils de la Nouvelle-Calédonie refusent en conséquence d’enregistrer les PACS pour des personnes de statut coutumier. En revanche, compte
tenu de l’ignorance de l’existence du statut coutumier dans le droit français, les greffiers métropolitains, voire les notaires métropolitains, ne se posent pas la question du statut et s’arrêtent
à la nationalité des intéressés. Les personnes de statut coutumier étant françaises, ils ne s’interrogent jamais sur la question de la validité de ce PACS ou encore à propos son efficacité vis-à-vis
de la coutume qui régit pourtant l’intégralité du statut de la personne. Au niveau de l’état civil,
le PACS doit être mentionné sur l’acte de naissance de chaque partenaire955. La délibération
relative à l’état civil coutumier datant de 1967, rien n’a été prévu quant à l’état civil coutumier. À
l’heure actuelle, chaque fois que le greffe de l’état civil coutumier est saisi d’une demande d’inscription en marge de l’acte de naissance coutumier d’un PACS conclu en métropole, il refuse
de l’apposer. Selon eux, le PACS n’existant pas dans la coutume, il ne peut faire l’objet d’une
mention sur un acte de l’état civil coutumier puisque celui-ci est censé refléter l’état de la personne de statut coutumier. Il ne peut donc témoigner que d’éléments existant dans la coutume.
Le raisonnement se comprend, mais la situation qui en résulte est délicate, voire dangereuse. Il
serait souhaitable que la question de la validité d’un tel PACS soit résolue afin que celle de l’inscription de la mention sur l’acte de naissance coutumier puisse être tranchée. L’un ne peut aller
sans l’autre puisque l’acte de l’état civil, qu’il soit coutumier ou non, doit témoigner de l’état de
la personne et des éléments l’intéressant. En tant qu’acte public et authentique, l’acte de l’état
civil ne saurait comporter de mention relative à un PACS entaché de nullité.
Situation mixte / « événement » intéressant l’état civil survenu hors du territoire de la
N
ouvelle-Calédonie / Cas du mariage entre personnes de même sexe célébré en métropole
et intéressant un ou deux conjoints de statut coutumier – L’hypothèse n’a pas été rencontrée
dans les décisions de justice et elle n’a pas non plus été mentionnée par les membres du service
de l’état civil coutumier, mais elle est la suite logique de la précédente. Sur le territoire de la
Nouvelle-Calédonie, la question de la célébration d’un mariage de personne de même sexe
impliquant une personne de statut coutumier ne pourrait se poser que si les conjoints étaient
de statut différent. En effet, lorsque les personnes sont toutes deux de statut coutumier le
mariage est célébré en la forme coutumière et la coutume ne connaissant pas ce type d’union,
il n’aurait pas lieu. En revanche, lorsque le mariage concerne un couple mixte (un conjoint de
statut coutumier et l’autre de statut civil), il doit obligatoirement être célébré par l’officier de
l’état civil. Ce dernier accepterait-il de célébrer un mariage mixte entre personnes de même
sexe ? Compte tenu de l’objet du présent rapport, aucune analyse ne sera développée sur ce
point. On précisera seulement qu’il serait préférable que le législateur calédonien s’intéresse
à la question afin de ne pas laisser les officiers de l’état civil dans l’expectative. Si le mariage
entre personnes de même sexe concerne deux personnes de statut coutumier ou bien une personne de statut coutumier et une personne de statut civil et que sa célébration est envisagée
en métropole, il est fort probable que l’officier de l’état civil y procède. Comme en matière de
PACS, il ne se posera probablement pas la question du statut des personnes et s’arrêtera à leur
nationalité. Les futurs conjoints étant deux Français, il célébrera le mariage sans aucune hésitation. Quid de ce mariage ensuite ? Quid de son inscription sur l’acte de l’état civil coutumier
de naissance ? Et même sur le registre de recensement de la tribu ? Il est fort probable que
cela soit refusé par le greffe de l’état civil coutumier. L’insécurité juridique en résultant est là
encore très regrettable et ne peut qu’entraîner le constat de l’urgence de la mise en place de
véritables règles de conflit interne et d’une réforme de celles régissant l’état civil coutumier.
955 - � rt. 515-3-1 du Code civil.
A
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Erreur de service d’état civil auquel la déclaration de naissance est faite – Ces erreurs sont
souvent découvertes lors d’une demande de changement de statut956, la juridiction constatant
alors que la demande est sans objet, l’intéressé étant déjà du statut sollicité. Toutefois, dans
les décisions postérieures à 1999 relatives à des demandes de changement de statut visant à
un abandon du statut coutumier et une accession au statut civil, le dispositif de la décision
« déclare » ou « constate »957 le statut coutumier de l’intéressé, l’article 15 de la loi organique
du 19 mars 1999 ayant consacré un droit d’agir pour faire déclarer son appartenance ou sa
non-appartenance au statut coutumier. On citera à titre d’exemple une décision de la section
détachée de Koné du TPI de Nouméa du 16 juillet 2007958. Dans cette affaire, une femme
s
ollicitait un changement de statut, en l’occurrence un abandon du statut civil et une adoption du statut coutumier, ainsi qu’un transfert de son acte de naissance dans les registres de
l’état civil des citoyens de statut particulier, celui-ci étant pour l’instant dans les registres de
l’état civil. Après avoir constaté que les parents de l’intéressée n’étaient pas mariés, que sa
mère était de statut coutumier et que son père (qui l’avait reconnu) était de statut civil, les
juges ont constaté que la requête était sans objet, la requérante étant déjà de statut coutumier.
C’est apparemment une erreur d’identification du service d’état civil auquel la déclaration de
naissance aurait dû être faite et sans doute également une absence de vérification du statut de
l’enfant par l’officier de l’état civil qui a reçu la déclaration qui ont provoqué cette confusion.
L’intéressée a ainsi vécu 31 ans dans l’ignorance de son statut personnel réel et par conséquent
avec un état civil non conforme à son statut.
Dans d’autres cas, l’objet de la demande n’est pas un changement de statut, mais une demande
de jugement supplétif de naissance. On remarquera en particulier la décision de la section
détachée de Koné du TPI de Nouméa du 8 mars 2007959. Ce jugement, rendu en présence
d
’assesseurs coutumiers, fait état de l’enregistrement à l’état civil d’un enfant né d’une mère
de statut coutumier et d’un père de statut civil non mariés. La déclaration de naissance avait
été effectuée par le propre père de l’enfant, mais les critiques sont adressées à l’officier de l’état
civil ayant enregistré cette déclaration. Les juges font état d’une « erreur patente » de l’officier de l’état civil. Sans aller au-delà d’une interprétation raisonnable, il semble tout de même
pouvoir être déduit de cette décision qu’il pèse sur les officiers de l’état civil une obligation de
vérification du statut des intéressés et qu’ils sont donc censés maitriser les règles de détermination des statuts avant d’accepter d’établir un acte. L’idée se comprend et elle ne peut même
qu’emporter la conviction, mais il ne faut pas trop vite oublier qui sont les officiers de l’état
civil : le maire, par délégation ses adjoints et des fonctionnaires titulaires. Dans l’immense
majorité des cas, ils n’ont aucune réelle formation juridique. Comment faire peser sur eux
une telle obligation alors qu’elle requiert le maniement de règles d’une complexité extrême ?
À moins qu’une professionnalisation des officiers de l’état civil et de l’état civil coutumier
ne soit envisagée, l’inscription dans un texte d’une telle obligation ne permettra nullement
de diminuer le nombre d’erreur d’enregistrement, i.e. d’enregistrement de l’intéressé dans un
registre de l’état civil ne correspondant pas à son statut.
956 - � oir par ex. TPI Nouméa, 2 août 2010, RG n° 10/1023 ; TPI Nouméa, 8 juin 2012, RG n° 12/660. Voir également
V
P. almazir, P. Deumier, supra Partie 1 – Chapitre 1.
D
957 - � ompte tenu de l’objet du présent chapitre, on ne s’attardera pas sur la contradiction entre ces deux termes, on
C
se contentera d’observer qu’ils sont tous deux utilisés dans les décisions.
958 - � PI Nouméa, sect. Koné 16 juillet 2007, RG n° 222/07.
T
959 - � PI de Nouméa, sect. Koné, 8 mars 2007, RG n° 40/07.
T
391
�392
Ignorance de son propre statut et des liens entre état civil et statut – Cette hypothèse a été
rencontrée dans une décision de la section détachée de Koné du TPI de Nouméa rendue le
1er avril 2004960. En l’espèce, un homme possédant un acte de l’état civil coutumier de naissance
et ayant déjà le statut coutumier avait saisi le tribunal d’une demande de changement de statut
sollicitant de passer du statut civil au statut coutumier et demandant également le transfert
de son acte de naissance dans les registres des citoyens coutumiers. Après avoir constaté que
l’intéressé était déjà de statut coutumier et que son acte de naissance était dans les registres
de l’état civil coutumier, les juges ont estimé qu’il n’y avait pas lieu à statuer. L’ignorance de
l’intéressé de son propre statut et des liens existant entre état civil coutumier et statut coutumier ne doit pas être interprétée comme le niveau de connaissance de l’ensemble des citoyens
kanak. Nombre d’entre eux ont bien saisi la distinction des statuts et des états civils. Toutefois,
une information systématique des règles de dévolution des statuts et du service d’état civil
compétent pour recevoir la déclaration de naissance pourrait utilement être mise en place
avec le concours des maternités, des médecins et des sages-femmes procédant aux suivis de
grossesse et aux accouchements.
Erreur d’état civil / enfant considéré comme n’ayant pas de filiation connue lors de l’établissement de l’acte de naissance – On l’a dit, la délibération de 1967 est des plus confuses
quant aux modalités d’inscription du nom de la mère dans l’acte de naissance de l’enfant. En
particulier, il n’est pas évident qu’une reconnaissance d’enfant soit nécessaire lorsque la mère
n’est pas mariée puisque dans la coutume la mère est la femme qui accouche de l’enfant (sauf
adoption) et que la délibération est censée respecter la coutume. Pourtant, une décision du
Tribunal civil de Koné du 25 août 1993961 fait état d’une erreur d’état civil liée à l’absence de
filiation maternelle connue au moment de l’établissement de l’acte de naissance. Le jugement
indique que « l’événement (la naissance) a été transcrit sur les registres de droit commun, en l’absence
de filiation connue lors de l’établissement de l’acte de naissance ». Puis il est précisé que quelques
jours après la naissance « l’enfant a été reconnue par sa mère […] et a de ce fait acquis le statut de
celle-ci ». Dans cette espèce, la mère avait donc été obligée de saisir le Tribunal pour demander l’annulation de l’acte de naissance de son enfant dressé sur les registres de l’état civil et la
transcription du jugement sur les registres de l’état civil coutumier. La décision ne précise pas
l’identité de la personne qui a procédé à la déclaration de naissance, ni son degré de proximité
avec la mère (un personnel hospitalier ?), mais cela n’est sans doute pas étranger à l’erreur
d’état civil ici commise. De plus, l’erreur se comprend puisque le statut et donc le service
d’état civil auquel la déclaration de naissance doit être faite dépendent de l’établissement de
la filiation. Si aucun lien de filiation n’est établi, l’enfant prend le statut civil « par défaut » au
terme d’une interprétation très extensive de l’article 9 de la loi organique de 1999. Mais il n’en
demeure pas moins qu’exiger de la mère qu’elle ait fait une reconnaissance d’enfant pour établir sa filiation n’est pas expressément exigé dans la délibération de 1967 et n’est pas conforme
à la coutume. Bien que cette décision semble isolée, il paraîtrait tout de même judicieux de
revoir le texte sur ce point pour éviter qu’un tel dysfonctionnement ne se reproduise.
Changement subi de statut / légitimation par le mariage de ses parents d’un enfant issu
d’un couple mixte non marié au moment de la naissance – Dès 1992, les décisions de justice
font apparaître cette hypothèse de changement de statut lié à la légitimation de l’enfant par
960 - � PI Nouméa, sect. Koné, 1er avril 2004, RG n° 45/2004.
T
961 - � PI Nouméa, sect. Koné, 25 août 1993, RG n° 73/93.
T
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
le mariage de ses parents lorsque la mère est de statut coutumier et le père de statut civil962.
Dans ces décisions, les parents n’étaient pas mariés au moment de la naissance de l’enfant et
l’enfant avait le statut coutumier de sa mère malgré la reconnaissance faite ultérieurement
par son père de statut civil. Quant aux conséquences du mariage des parents sur le statut de
l’enfant, on relèvera en particulier une décision de la Cour d’appel de Nouméa du 15 janvier
1992963 qui précise que « s’il est désormais admis que la reconnaissance de l’enfant naturel de droit
civil particulier par un citoyen de statut civil de droit commun ne doit pas modifier pour autant
le statut de l’enfant qui doit continuer à relever de son statut d’origine, la situation est différente
en cas de mariage, l’enfant légitimé par le mariage de ses parents devant l’officier de l’état civil de
droit commun acquérant à cette date le statut de droit commun ». Ce changement de statut semble
d’ailleurs automatique, i.e. il n’a pas besoin d’être ordonné par une décision. On remarquera
pourtant une décision du TPI de ouméa du 30 août 2010964 qui dans une hypothèse similaire
N
ordonne le changement de statut des enfants. Les deux décisions tirent les conséquences de
ce changement de statut et ordonnent l’inscription des enfants sur les registres de l’état civil.
Bien qu’aucune décision n’en fasse état, il est possible de s’interroger quant à la date de ce
changement de statut et quant au sort des « actes » qui ont pu être effectués depuis. Puisque
c’est le mariage des parents qui modifie le statut de l’enfant, il est logique de retenir que c’est
à la date du mariage que l’enfant a changé de statut et non à la date de la décision de justice
dans laquelle la question du statut s’est posée. Dès lors, il convient d’être extrêmement rigoureux quant à la mention apposée sur l’acte de l’état civil coutumier de naissance. Si la mention
apposée est formulée en indiquant « changement de statut par décision du XXX », elle sera
erronée. Pour éviter toute erreur, il serait souhaitable d’apposer une mention dont la formulation pourrait être la suivante : « constatation du changement de statut intervenu le XXXX
suite au mariage des parents dans la décision XXX ». En ce qui concerne le sort des « actes », la
question est des plus complexes. Si l’intéressé était convaincu qu’il était de statut coutumier et
qu’en plus son acte de naissance était un acte de l’état civil coutumier, il a pu en toute bonne
foi contracter un mariage coutumier ou encore adopter un enfant de manière coutumière.
Quid de ce mariage et de cette adoption ? Ils sont entachés de nullité puisque le mariage et
l’adoption coutumiers ne sont possibles que si tous les intéressés sont de statut coutumier.
Peut-on concevoir que la nullité soit couverte si l’intéressé change de nouveau de statut pour
recouvrer le statut coutumier, ce qui est envisageable s’il fonde son action sur la possession
d’état ? Peut-on imaginer une sorte de putativité ? Des pistes de réflexion peuvent être données, mais l’on est très loin des certitudes et donc de la sécurité juridique et de la stabilité de
l’état des personnes.
Changement subi de statut / adoption par une personne de statut coutumier d’un enfant
de tatut civil – Une décision du TPI de Nouméa du 21 août 1993965 fait apparaître un cas
s
de changement de statut consécutif à l’adoption par une personne de statut coutumier d’un
enfant de statut civil. L’objet du présent chapitre n’étant pas une étude approfondie ni de la
filiation, ni de l’adoption966, le bien-fondé et la conformité du jugement d’adoption au droit
civil et à la coutume ne seront pas discutés. On relèvera uniquement que les magistrats se sont
préoccupé des conséquences qu’une telle adoption provoquera au niveau du changement de
962 - � oir par ex. CA Nouméa, 15 janvier 1992, 3 décisions : RG n° 425/90, n° 421/90 et n° 345/90.
V
963 - � oir spéc. CA Nouméa, 15 janvier 1992, RG n° 423/90.
V
964 - � PI Nouméa, 30 août 2010, RG n° 10/1205.
T
965 - � PI Nouméa, sect. Koné, 21 août 1991, RG n° 77/91.
T
966 - � f. H. Fulchiron, supra Partie 1 – Chapitre 2 – Section 2 : La filiation.
C
393
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statut et d’état civil. En l’espèce, il s’agissait d’une adoption intrafamiliale au sein d’un couple
marié composé d’un homme de statut coutumier et d’une femme vraisemblablement de statut
civil. La décision ne le précise pas clairement, mais l’enfant étant de statut civil, il est logique
de le supposer. Après avoir rappelé que :
L’article 356 du Code civil dispose que l’adoption confère à l’enfant une filiation qui se substitue
à sa filiation d’origine », le Tribunal précise « qu’elle (la nouvelle filiation) aurait pour conséquence en l’espèce d’opérer un changement de statut civil, André (le père adoptif) relevant du
statut civil particulier alors que l’enfant Andréa T. possède un statut de droit commun ». Après
avoir prononcé l’adoption, le tribunal « ordonne la transcription du jugement sur les registres
de l’état civil de l’année en cours des citoyens de statut civil particulier de la commune de Nouméa,
lieu de naissance de l’adoptée, avec la mention en marge de l’acte de naissance le plus rapproché
en temps sur les registres de l’année de sa naissance » et « dit que l’acte de naissance originaire sur
les registres de l’état civil des citoyens de droit commun sera considéré comme nul et revêtu de la
mention “adoption et changement de statut subséquent”.
Changement volontaire de statut – Les différents cas de changement volontaire de statut
(preuve du statut coutumier des parents, possession d’état, renonciation au statut coutumier…)
faisant l’objet d’un chapitre autonome du présent rapport, ils ne seront pas envisagés967. Seules
les conséquences en matière d’état civil subséquentes aux changements de statut seront traitées. Elles seront appréhendées dans les modalités d’exécution des décisions de constatation et
de changement de statut sur les registres de l’état civil.
II. B. Les modalités d’exécution des décisions de constatation et de changement de statut
sur les registres de l’état civil
Conséquences de la dissociation des statuts et des états civils / problématique générale – Si
les personnes de statut coutumier sont censées être inscrites dans les registres de l’état civil
coutumier et avoir des actes de l’état civil coutumier et si les personnes de statut civil sont censées être enregistrées à l’état civil et avoir des actes de l’état civil, alors, toute décision relative
à une constatation ou un changement statut implique nécessairement un changement d’état
civil. Mais, les modalités pratiques de ces passages d’un état civil à l’autre sont très obscures
dans la plupart des cas.
Distinction entre : établissement d’actes omis / changement d’état civil consécutif à une
constatation de statut / changement d’état civil consécutif à un changement de statut –
L’hypothèse du passage d’un statut à l’autre ne doit pas être confondue avec la situation dans
laquelle un acte de l’état civil coutumier aurait dû être établi dans un certain délai et ne l’a
pas été968. Dans ce dernier cas, il n’y a aucun doute quant au statut coutumier de l’intéressé et
quant aux registres dans lesquels l’acte en cause doit être inscrit. Surtout, il n’y a pas eu d’établissement d’un acte de l’état civil à la place d’un acte de l’état civil coutumier « par erreur ».
Il y a seulement eu non-respect du délai de déclaration prescrit par la délibération de 1967
pour déclarer une naissance, un mariage, une dissolution de mariage ou encore un décès. Il
a été précédemment expliqué que dans ces situations, les intéressés ne doivent pas s’adresser
967 - �Cf. P. Deumier, P. Dalmazir, supra Partie 1 – Chapitre 1 : Le contentieux préalable du changement de statut.
968 - � f. supra I. A.
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�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
au juge judiciaire, celui-ci est incompétent969, ils doivent demander au CSTAG d’établir l’acte
omis conformément aux articles 19, dernier alinéa, et 20 de délibération. Il n’en va pas de
même lorsqu’il y a constatation ou changement de statut. Dans ces deux cas, il y a eu un doute
sur le statut de l’intéressé ou une difficulté quant à sa détermination ou encore une erreur
quant au service de l’état civil auquel la déclaration de naissance a été faite ce qui a entraîné
l’établissement d’un acte de naissance dans les « mauvais » registres d’état civil. Dès lors, il ne
s’agit plus seulement de l’établissement d’un acte hors délai. Il faut d’abord statuer sur le statut
de l’intéressé et ensuite seulement s’attacher aux modifications d’état civil consécutives. Le
juge étant compétent pour statuer sur les difficultés de statut, les modifications d’état civil
en résultant devraient dans ce cas être ordonnées par décision de justice. Telle est d’ailleurs la
solution qui ressort de la quasi-totalité des décisions de justice jusqu’en 2013. Mais une décision
rendue par la Cour d’appel de Nouméa le 16 septembre 2013970 semble mettre en place une distinction entre la constatation de statut et le changement de statut, ce qui se répercute au niveau
des modalités du changement d’état civil, en particulier quant à l’autorité compétente pour
o
rdonner l’établissement de l’acte de l’état civil coutumier de naissance de l’enfant déclaré
par erreur au service de l’état civil. Dans cette affaire particulièrement complexe971, la Cour
d’appel de Nouméa, se fondant sur l’article 15 de la loi organique, avait constaté que « l’enfant
relève, et a toujours relevé, du seul statut coutumier kanak ». Elle avait en conséquence confirmé la
nullité de l’acte de naissance de l’enfant dressé à l’état civil. En revanche, elle n’a ordonné ni
la transcription de la décision sur les registres de l’état civil coutumier, ni l’établissement de
l’acte de naissance coutumier de l’enfant par les services de l’état civil coutumier. S’appuyant
sur les articles 31 et 32 de la délibération de 1967, elle a renvoyé la mère à saisir le chef du
service de l’état civil coutumier aux fins d’établissement de l’acte de naissance coutumier. Elle
semble considérer que dans un tel cas, la compétence du juge judiciaire se borne au constat
du statut coutumier et de l’erreur d’enregistrement ainsi qu’au sort des actes de l’état civil.
En revanche, elle ne s’estime vraisemblablement pas compétente pour ordonner l’établissement de l’acte de l’état civil coutumier de naissance. Elle semble donc assimiler les actes de
l’état civil coutumier qu’il faut établir suite à la constatation de statut à des actes établis hors
délai. L’analyse se comprend aux vues du caractère déclaratif d’une telle décision : l’enfant
avait effectivement le statut coutumier depuis sa naissance. Toutefois, il a tout de même été
nécessaire qu’une décision de justice soit rendue pour que ce statut soit constaté. Dès lors, l’assimilation de cette situation à celle de l’acte établi hors délai paraît très discutable. En outre,
en pratique, il n’est pas du tout évident qu’il soit plus simple pour les intéressés et plus fiable
juridiquement de renvoyer les requérants à saisir eux-mêmes le CSTAG. Au contraire, si pour
une quelconque raison ceux-ci ne le font pas, l’acte de l’état civil coutumier de naissance ne
sera pas établi alors que l’acte de l’état civil de naissance a été annulé et l’intéressé n’aura donc
plus aucun acte de l’état civil valable. Or, comme la Cour d’appel de Nouméa l’a rappelé ellemême à plusieurs reprises en citant les décisions de la Cour de cassation972, « l’acte de naissance,
en ce qu’il est la constatation par l’autorité publique de l’existence d’un événement dont dépend l’état
d’une personne, est une base essentielle de l’ordre social (Civ 14 juin 1858) » et « un intérêt d’ordre
public s’attache à ce que toute personne soit pourvue d’un état civil (Civ 2 avril 1998) ».
969 - � f. supra et voir en particulier CA Nouméa, ch. Cout., 11 mars 2013, RG n° 12/00348 et CA Nouméa, ch. Cout.,
C
24 avril 2013, RG n° 12/350.
970 - � A Nouméa, ch. Cout., 16 septembre 2013, RG n° 12/339.
C
971 - � f. supra II. A. Situation mixte impliquant l’application des deux corpus de règles / Règles applicables à la reconC
naissance d’un enfant de statut coutumier faite par un père de statut civil.
972 - � oir Par exemple, CA Nouméa, 4 janvier 2017, RG n° 06/338.
V
395
�396
Conséquences des décisions de constatation de statut et de changement de statut / Problématique générale – Chaque fois qu’une décision de justice constate le statut d’une personne
ou bien fait droit à sa demande de changement de statut, il est nécessaire de se préoccuper du
sort des actes de l’état civil (ou de l’état civil coutumier) antérieurs à la décision et des modalités selon lesquelles les actes correspondant à son nouveau statut doivent être dressés à l’état
civil ou à l’état civil coutumier.
Passage du statut coutumier au statut civil / conséquences en matière d’état civil – Dans
l’échantillon de jurisprudence retenue pour l’étude de l’état civil coutumier, seules six décisions
sont relatives à des passages du statut coutumier au statut civil. Quatre d’entre elles concernent
des cas de changement automatique de statut d’enfants naturels légitimés par le mariage subséquent de leur mère de statut coutumier et leur père de statut civil973. Les deux autres sont relatives à une renonciation au statut coutumier974. Dans tous les cas, deux questions se posent : celle
du devenir des actes de l’état civil coutumier et en particulier de l’acte de l’état civil coutumier
de naissance, et celle de l’établissement des actes de l’état civil, en particulier de l’acte de l’état
civil de naissance. Quant à ces deux questions, on observe une différence très nette entre les trois
décisions rendues en 1992 et les autres qui sont toutes postérieures à 2009.
Les décisions rendues en 1992 ne se posent pas réellement de question sur des modalités de
« transfert » d’état civil. Elles se contentent d’annuler les actes de l’état civil coutumier de naissance des intéressés et d’ordonner la transcription de la décision sur les registres de l’état civil
aux fins d’établissement de l’acte de naissance. Aucun détail n’est donné quant aux mentions
devant figurer sur les actes annulés. Pour ce qui est de l’établissement des actes de naissance
à l’état civil, aucune difficulté ne se pose puisque le Procureur de la République est l’autorité
supérieure de l’état civil et que l’intégralité du contentieux des actes de l’état civil relève du juge
judiciaire. Quant à l’annulation des actes de l’état civil coutumier, en tant que tel, ces dispositifs
n’ont rien de contra legem puisque l’article 23 de la délibération de 1967 prévoit que les « décisions administratives ou judiciaire portant rectification ou annulation d’acte » « donnent lieu à mention marginale » sur les actes de l’état civil coutumier. Il semble pouvoir en être déduit qu’une
décision judiciaire peut annuler un acte de l’état civil coutumier et que, dans cette hypothèse,
la mention de la nullité (i.e. « acte nul » ou « acte annulé ») doit être apposée en marge de l’acte
annulé. Toutefois, ce n’est vraisemblablement pas la seule mention qui doit être apposée sur cet
acte puisque le même article prévoit que « Donnent également lieu à mention […] le jugement déclaratif de changement de statut ». La délibération étant bien antérieure à la loi organique, il n’est
pas certain qu’il faille limiter l’application de l’article 23 au seul « droit d’agir » dont dispose
toute personne « pour faire déclarer qu’elle a ou qu’elle n’a point le statut civil coutumier » prévu par
l’article 15 de la loi organique de 1999. Certes, la délibération fait état d’un jugement déclaratif,
mais cet adjectif ne doit pas être interprété dans son sens le plus strict puisque les différentes
possibilités de changement de statut n’étaient pas clairement définies avant la loi organique
de 1999. Si l’on retient un sens plus large et que l’on admet que cet alinéa de l’article 23 de la
délibération s’applique à tous les jugements de changement ou de constatation de statut, il
aurait fallu que ces décisions de 1992 ordonnent aussi l’apposition de la mention « changement
de statut » en marge des actes de l’état civil coutumier annulé. Il faut en effet se rappeler qu’un
acte de l’état civil annulé ne disparaît jamais des registres de l’état civil. Il y a seulement une
973 - � A Nouméa, 15 janvier 1992, n° 423/90 ; CA Nouméa, 15 janvier 1992, n° 421/90 ; TPI Nouméa 30 août 2010,
C
n° 10/1205 ; TPI Nouméa, 20 septembre 2012, n° 12/1117.
974 - � A Nouméa, 30 mars 1992, n° 154/91 ; TPI Nouméa, 21 février 2011, RG n° 10/02334.
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
interdiction d’exploitation de l’acte et de délivrance de copie ou d’extrait pour l’avenir. Dès lors,
rien ne s’oppose à ce qu’une autre mention soit inscrite en plus de celle indiquant la nullité.
En ce qui concerne les décisions postérieures à 2009, elles sont plus précises quant aux conséquences du changement ou de la constatation de statut au niveau de l’état civil. On peut y voir
une prise de conscience des difficultés d’état civil qui apparaissent nécessairement lorsqu’il y
a un changement ou une constatation de statut. Au niveau des textes, on relèvera la réforme
de la loi organique de 1999 par la loi organique du 3 août 2009975. En effet, parmi les modifications apportées figurent d’utiles précisions quant aux conséquences de la renonciation au
statut coutumier sur les actes de l’état civil.
Dans sa version initiale, l’article 14 de la loi organique prévoyait que « la renonciation est
constatée par le juge qui ordonne les modifications correspondantes sur les registres d’état
civil » sans plus amples précisions.
Depuis 2009, le même texte indique que :
La renonciation est constatée par le juge. Dans les quinze jours suivant la date à laquelle la décision du juge est passée en force de chose jugée, l’acte de naissance correspondant au nouveau statut
de l’intéressé est dressé sur le registre de l’état civil pertinent de la commune du lieu de naissance
à la requête du procureur de la République.
L’acte de naissance établi avant le constat de renonciation est, à la diligence du procureur de la
République, revêtu de la mention renonciation et est considéré comme nul.
En cas de retour au statut civil d’origine ou abandonné, la mention de renonciation visée au précédent alinéa est annulée à la diligence du procureur de la République. L’acte peut de nouveau être
exploité après avoir été, le cas échéant, mis à jour.
L’acte de naissance correspondant au statut civil abandonné est, à la diligence du procureur de la
République, revêtu de la mention « renonciation » et est considéré comme nul.
La décision du 21 février 2011 relative à une renonciation au statut coutumier fait une stricte
application de ce texte, dans son dispositif, le tribunal :
Ordonne qu’à la requête du procureur de la République l’acte de naissance correspondant au
nouveau statut de l’intéressé soit dressé sur le registre de l’état civil de la commune de son lieu de
naissance, soit celui de XXX et en marge des différents exemplaires de l’acte de naissance ;
Ordonne qu’à la requête du procureur de la République l’acte de naissance N°XXX dressé à l’état
civil coutumier au nom de XXXX soit revêtu de la mention « renonciation » ;
Rappelle que ledit acte de naissance devra être considéré comme nul.
Les deux autres décisions postérieures à 2009 sont relatives à des enfants nés d’une mère de statut coutumier et d’un père de statut civil qui se sont mariés postérieurement à leur naissance.
Selon ces décisions, les enfants, bien que reconnus par leur père, étaient de statut coutumier
jusqu’au mariage de leurs parents, mais ont automatiquement changé de statut lors de la célébration du mariage. Pourtant, la plus ancienne décision, du 30 août 2010, ordonne le changement
de statut alors que la plus récente, du 20 septembre 2012, constate le changement de statut. De
plus, la décision de 2010 « ordonne que la mention du choix du statut de droit commun » soit portée en
975 - � oi organique n° 2009-969 du 3 août 2009 relative à l’évolution institutionnelle de la Nouvelle-Calédonie et à la
L
départementalisation de Mayotte, JORF 6 août 2009, p. 13085.
397
�398
marge de l’acte de l’état civil coutumier de naissance des enfants et que la décision soit transcrite
sur les registres de l’état civil de droit commun. La nullité des actes de l’état civil coutumier n’est
à aucun moment ordonnée. Elle peut paraître évidente, mais elle doit être ordonnée, faute de
quoi l’acte demeure en l’état dans les registres. En effet, qu’il s’agisse des registres de l’état civil
ou de l’état civil coutumier, il s’agit de registres publics ne souffrant aucune modification sans
décision administrative ou judiciaire l’ordonnant expressément. À l’inverse, la décision de 2012
ordonne l’établissement des actes de naissance des enfants à l’état civil et l’annulation des actes
de l’état civil coutumier de naissance. Elle rappelle également que ces actes doivent être considérés comme nuls. Deux situations identiques, deux décisions différentes tant sur le « type »
de changement de statut que sur les conséquences quant aux actes de naissance d’origine. On
regrettera que d’autres décisions sur ces questions n’aient pu être identifiées afin de savoir si une
normalisation de la pratique s’est mise en place depuis. En toute hypothèse, il serait utile qu’un
nouveau texte prévoyant précisément les mentions devant être apposées sur les actes en cas de
changement ou de constatation de statut soit adopté. Au-delà d’une normalisation souhaitable,
de telles précisions seraient gage de sécurité juridique quant à la portée des actes de l’état civil
coutumier en matière de preuve du statut personnel.
Passage du statut civil au statut coutumier / conséquences en matière d’état civil / autorité
compétente – Dans les cas de passage du statut civil au statut coutumier se pose d’abord la
question des autorités compétentes pour ordonner l’annulation des actes de l’état civil et l’établissement des actes de l’état civil coutumier. Il a précédemment été expliqué qu’une décision
relativement récente avait assimilé une situation de constatation de changement de statut à
un établissement d’acte omis et avait donc renvoyé les intéressés à s’adresser au CSTAG pour
l’établissement des actes de l’état civil coutumier976. Toutefois, en dehors de cette décision, il
ne semble pas que la compétence du juge judiciaire pour ordonner l’établissement d’actes de
l’état civil coutumier en cas de constatation ou de changement de statut soit sujette à discussion. Elle est d’ailleurs parfaitement justifiée au regard de la généralité des termes de l’article
18 de la délibération de 1967 qui prévoit que « les décisions judiciaires prescrivant une transcription » seront transcrites « sur les registres de l’état civil des citoyens de statut civil particulier ».
Passage du statut civil au statut coutumier / conséquences en matière d’état civil / sort de
l’acte de l’état civil de naissance – La question du sort de l’acte de l’état civil de naissance se
pose nécessairement lorsqu’il y a passage du statut civil au statut coutumier. Il a été expliqué
que depuis la réforme de la loi organique de 1999 par celle de 2009, d’utiles précisions avaient été
apportées. Toutefois, ces précisions ne concernent que les cas de renonciation au statut prévus
par l’article 13 et non les autres cas de changement ou la constatation de statut, i.e. les actions
prévues par les articles 11, 12 et 15 de la loi organique, tels qu’interprétés par la jurisprudence.
Dans les autres cas, rien n’est prévu et les dispositifs des décisions de justice, même postérieures
à 2009, sont relativement variés et plus ou moins précis quant aux conséquences du passage du
statut coutumier au statut civil au niveau des actes de l’état civil. On peut ainsi lire dans une
décision de changement de statut du 19 mai 2004977, soit avant la réforme de la loi organique,
que la section détachée de Koné du TPI de Nouméa « prononce l’annulation de l’acte de naissance
dressé le : […] » autrement dit l’acte de naissance de l’état civil. Puis, la juridiction « supplée » et « dit
que : […] », s’ensuivent tous les détails devant figurer dans l’acte de l’état civil de naissance coutumier (date, heure et lieu de naissance de l’intéressé, nom et prénoms des parents…). Et enfin,
976 - � A Nouméa, ch. Cout., 16 septembre 2013, RG n° 12/339.
C
977 - � PI Nouméa, sect. Koné, 19 mai 2004, RG n° 56/2004.
T
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
elle « ordonne la transcription du présent jugement sur les registres de l’état civil des citoyens de statut
coutumier de la mairie de XXX (Nouvelle-Calédonie)978 et la mention en marge de l’acte de naissance
de l’intéressé tant sur les registres de naissances classés au greffe du tribunal de Nouméa et au dépôt des
archives de la France d’Outre-Mer ». La nullité de l’acte de l’état civil de naissance est ici clairement
prononcée et la voie choisie par la juridiction pour l’établissement de l’acte de l’état civil coutumier de naissance paraît adaptée pour éviter toute difficulté ultérieure979.
Tel n’est pas le cas dans une autre une décision relative à une constatation de statut coutumier
rendue par la Cour d’appel de Nouméa le 2 mai 2011980, soit postérieurement à la réforme de la
loi organique. Dans cet arrêt, la Cour « ordonne qu’à la requête du procureur de la République l’acte
de naissance correspondant au statut coutumier de l’intéressé soit dressé sur le registre de l’état civil de la
commune de son lieu de naissance, soit celui de XXX et en marge des différents exemplaires de l’acte de
naissance », sans autre précision. Si l’on ne peut sérieusement douter que ce dispositif correspond
à un ordre d’établissement de l’acte de l’état civil coutumier de naissance, il est permis de rester
plus perplexe quant au sort de l’acte de l’état civil de naissance… Faut-il déduire de ce dispositif
que la décision de changement de statut doit être transcrite en marge de cet acte ? Quelles mentions doivent figurer dessus ? L’acte peut-il être revêtu de la mention « acte nul » alors que la
nullité n’a pas été ordonnée et qu’il ne s’agit ni plus ni moins que d’un acte authentique inscrit
dans un registre public ? Cette absence de précision est des plus regrettables. Dans une autre
décision de la Cour d’appel de Nouméa du 10 août 2012981, le dispositif est bien plus clair quant
aux conséquences de la constatation de statut coutumier. La Cour « constate que l’acte de naissance XXX dressé le XXX 2010 à l’état civil de droit commun au nom de XXXX est entaché de nullité
et prononce son annulation ; Ordonne qu’à la requête du Procureur de la République l’acte de naissance
correspondant au statut de l’intéressé soit dressé sur le registre de l’état civil coutumier de la commune
de son lieu de naissance, soit celui de XXX et en marge des différents exemplaires de l’acte de naissance ;
Ordonne qu’à la requête du Procureur de la République l’acte de naissance n° XXX dressé à l’état civil
de droit commun au nom de XXX soit annulé ; Rappelle que ledit acte de naissance devra être considéré
comme nul ». Toutes les conséquences sont ici envisagées aussi bien au niveau de l’état civil que
relativement à l’état civil coutumier. Une telle rigueur mérite d’être saluée car elle simplifiera
grandement la tâche tant du procureur que des officiers de l’état civil qui devront procéder aux
modalités concrètes d’exécution de la décision. Il en résulte assurément une plus grande fiabilité
des actes de l’état civil et de l’état civil coutumier et, partant, une plus grande sécurité juridique.
En toute hypothèse, il n’est pas concevable de maintenir l’acte de l’état de civil de naissance en
l’état. Il ne correspond pas ou plus au statut de l’intéressé et son rôle probant quant au statut
n’a plus lieu d’être. Pourtant, huit décisions rendues par la Cour d’appel de Nouméa le 4 janvier
2007982 affirment le contraire. Ces décisions adoptent toutes la même structure.
Après avoir tranché la question du statut (constatation ou changement), elles s’intéressent
expressément aux « modalités pratiques d’exécution de la décision d’accession au statut civil
coutumier ».
978 - � n gras dans le jugement lui-même.
E
979 - � our une solution identique, voir TPI Nouméa, sect. Koné, 8 mars 2007, RG n° 06/331.
P
980 - � A Nouméa, ch. Cout., 2 mai 2011, RG n° 10/02195.
C
981 - � A Nouméa, ch. Cout., 10 août 2012, RG n° 10/02234.
C
982 - � A Nouméa, 4 janvier 2007, 8 arrêts : RG n° 06/333, 06/334, 06/336, 06/338, 06/341, 06/343, 06/344, 06/348. Ces
C
décisions sont relatives à des demandes formulées pour eux-mêmes par des intéressés majeurs et des personnes
majeures pour leurs enfants mineurs.
399
�S’ensuivent les précisions suivantes :
Attendu que l’exécution de la présente décision conduit à s’interroger :
– sur les conséquences de la décision quant à l’acte de naissance d’origine ;
– sur le registre de l’état civil compétent pour recevoir la transcription de la présente décision ;
400
Puis la Cour développe son raisonnement quant à la question du sort de l’acte de l’état civil
de naissance :
Attendu que l’acte de naissance, en ce qu’il est la constatation par l’autorité publique de l’existence
d’un événement dont dépend l’état d’une personne, est une base essentielle de l’ordre social (Civ 14
juin 1858) ; qu’un intérêt d’ordre public s’attache à ce que toute personne soit pourvue d’un état
civil (Civ 2 avril 1998) ;
Qu’il en découle que l’annulation d’un acte de naissance régulièrement dressé ne peut être ordonnée que dans des cas exceptionnels prévus par la loi et que la technique de la mention modificative
en marge de l’acte originel doit prévaloir ;
Qu’il en est d’ailleurs ainsi en cas de changement de nom (art. 61-4 du Code civil) ou en cas de
francisation de nom des étrangers accédant à la nationalité française (art 12 de la loi n° 72-964
du 25 octobre 1972) ;
Attendu qu’aucune disposition de la loi organique ne prévoit qu’en cas d’accession ou de retour au
statut civil coutumier, l’acte de naissance d’origine soit annulé ;
Que la loi précise simplement :
– �que « la renonciation est constatée par le juge qui ordonne les modifications correspondantes sur
les registres d’état civil » (art. 14) ;
– � ue « toute requête qui a pour objet de demander l’accession ou le retour au statut coutumier est
q
motivée et précise le registre d’état civil coutumier sur lequel l’inscription de l’accession ou du
retour au statut civil coutumier sera portée » (art. 16).
Et, selon les arrêts, elle conclut en affirmant soit que « la décision déférée, si elle n’avait été annulée, aurait été réformée en ce qu’elle a annulé les actes de naissance »983, soit que « la décision
déférée sera réformée en ce qu’elle a annulé les actes de naissance »984. Dans tous les dispositifs, la
Cour ordonne uniquement « l’inscription de l’accession au statut civil coutumier » « en marge de
l’acte de naissance » du ou des intéressés(s). Toutes ces personnes ont donc changé de statut mais
pas d’état civil. Autrement dit, leur acte de naissance continuera d’être détenu par l’état civil et
comme il n’a pas été annulé il pourra toujours être exploité. Certes, la mention « accession au
statut coutumier » figurera dessus, mais une telle solution est source de confusion et d’insécurité
juridique. De plus elle ne correspond ni à la lettre ni à l’esprit de la loi organique de 1999 et de
la délibération de 1967, i.e. les personnes de statut coutumier sont enregistrées à l’état civil coutumier alors que les personnes de statut civil sont enregistrées à l’état civil. Il y a rupture totale
des liens entre statut et état civil. Cette solution n’a jamais été réitérée en dehors de ces huit
arrêts et elle doit être considérée avec la plus grande prudence. Surtout, la réforme opérée par la
loi organique de 2009 a clairement inscrit la possibilité et même l’obligation d’annuler l’acte de
naissance initial en cas de renonciation à un statut. Par une interprétation extensive et pour des
raisons de pure logique juridique, la même solution doit être adoptée pour tous les cas de passage
d’un statut à l’autre (constatation, revendication en raison de la possession d’état…).
983 - � rrêts 06/333, 06/334, 06/338, 06/341, 06/343, 06/348.
A
984 - � rrêts 06/336, 06/344.
A
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Passage du statut civil au statut coutumier / conséquences en matière d’état civil / détermination de l’acte à établir et du registre de l’état civil coutumier concerné – Ces questions
relatives à l’acte devant être établi à l’état civil coutumier et du registre de l’état civil coutumier sur lequel cet acte doit être inscrit peuvent paraître surprenantes, mais elles résultent
de la même série de décisions rendues par la Cour d’appel de Nouméa le 4 janvier 2007985. En
effet, dans ces décisions, la Cour ne se contente pas d’affirmer que les actes de l’état civil de
naissance des intéressés ne doivent pas être annulés, mais seulement revêtus d’une mention
« accession au statut coutumier », elle se livre également à une curieuse analyse des conséquences de la modification du statut au niveau de l’état civil coutumier.
Dans toutes les décisions, les motifs de la Cour contiennent les affirmations suivantes :
Attendu qu’il convient de rappeler en préalable que la notion de statut civil coutumier est étroitement liée à l’appartenance du citoyen mélanésien à un milieu géographique déterminé, traditionnellement la tribu d’origine paternelle ;
Qu’ainsi, aux termes de la délibération n° 424 du 3 avril 1967 relative à l’état civil des citoyens
de statut civil particulier (devenu statut civil coutumier), le citoyen de statut civil coutumier est
recensé dans la mairie du lieu de situation de la tribu d’origine paternelle ;
Que cette disposition qui n’est que la traduction du fonctionnement de la coutume, démontre que
l’accession ou le retour au statut civil coutumier est indissociable de la notion de tribu d’origine
paternelle;
Que la situation géographique de la tribu d’origine détermine tant la compétence de l’autorité qui
doit être consultée (art. 16 de la loi organique) que celle de la mairie sur les registres de laquelle
doit être portée la mention de la décision prise, qu’enfin celle des assesseurs appelés à compléter
la juridiction et qui doivent représenter la coutume des parties (art. L 562-22 du Code de l’organisation judiciaire) ;
Qu’il en découle également que la détermination du registre d’état civil coutumier sur lequel doit être
portée la mention de l’accession ou du retour au statut coutumier n’est pas laissée à la seule volonté
du requérant mais est fonction de la localisation de la tribu à laquelle le requérant appartient.
Puis, dans tous les dispositifs il est indiqué :
Que mention doit également en être portée sur le registre d’état civil coutumier de la mairie à
laquelle est rattachée la tribu d’origine du requérant (art. 16 de la loi organique) ;
Qu’il convient sur ce point, à défaut de précision dans la loi organique, de se reporter aux modalités de tenue des registres de l’état civil particulier définies par la délibération n° 424 du 3 avril
1967 susvisée et précisées par la circulaire d’application n° 13 du 25 août 1967 ;
Qu’il résulte de ces textes que, dans chaque mairie, sont tenus d’une part trois registres, pour
les naissances reconnaissances et adoptions, pour les mariages et dissolutions de mariages, pour
les décès, d’autre part un registre de recensement sur lequel “sont recensés dans chaque tribu les
citoyens de statut civil particulier dont la famille est originaire du lieu considéré” (art. 3 alinéa 2)
étant précisé que “tout enfant né dans une autre circonscription que celle d’origine sera toujours
recensé par le maire de la circonscription municipale où est située la tribu d’origine paternelle”
(art.5) ;
Que la circulaire d’application visant la situation de la renonciation au statut civil particulier
mais dont la logique est totalement réversible, précise qu’en un tel cas les actes d’état civil d’origine
conservent toute leur valeur et qu’il convient de porter la référence du jugement sur le registre de
recensement ;
985 - � our les références des décisions, cf. supra § préc. et les notes associées.
P
401
�Attendu que l’on doit dès lors considérer que la mention du changement de statut doit être portée
sur le registre de recensement dont les modalités de tenue sont définies par les articles 3 à 7 de la
délibération.
402
Dit autrement, cela signifie, d’une part, qu’aucun acte de l’état civil coutumier n’est établi pour
les intéressés alors même qu’ils sont devenus ou ont recouvré leur statut coutumier et, d’autre
part, qu’une mention doit être inscrite sur le registre de recensement de la tribu à laquelle les
intéressés sont rattachés. Il est difficile de ne pas être perplexe quant à cette solution… On
l’a dit, le registre de recensement n’est pas un registre des naissances, il contient « par ordre
alphabétique et par famille, toutes les personnes originaires de la tribu »986. La Cour ordonnant de mentionner le changement de statut sur le registre de recensement, il faut sans doute
comprendre qu’il faut en même temps inscrire l’intéressé sur le registre de recensement et à
côté de son nom indiquer le changement de statut. Mais il ne faut pas oublier que le registre
de recensement est également une sorte de livret de famille de la tribu qui reste toutefois en la
possession de la mairie. « Tous les actes de l’état civil des citoyens de la tribu »987 doivent être mentionnés dessus. Étant donné que dans ces espèces, l’acte de l’état civil de naissance est le seul
qui existe pour l’intéressé devenu de statut coutumier, faute d’avoir ordonné l’établissement
d’un acte de l’état civil coutumier de naissance, il faudrait donc mentionner cet acte de l’état
civil sur un registre coutumier… On est ici très loin du principe de dissociation des statuts et
des états civils !
Comme précédemment cette solution n’a jamais été réitérée en dehors de ces huit décisions
et il convient de ne pas lui accorder plus de valeur qu’elle n’en a. Dans la quasi-totalité des
décisions impliquant le passage d’un statut civil à un statut coutumier (décisions antérieures
comme postérieures à celles-ci), l’établissement d’un acte de l’état civil coutumier de naissance
est ordonné. On reconnaîtra toutefois que ces décisions ont le mérite d’attirer l’attention sur
les registres de recensement dont le fonctionnement est assez particulier. Il ne semble en effet
pas de la compétence du juge judiciaire d’en ordonner la mise à jour par inscription de mention ou par transcription d’une décision. L’article 7 de la délibération prévoit que « Les registres
de recensement devront être rigoureusement tenus à jour et tous les actes de l’état civil des citoyens de
la tribu y seront mentionnés. Le maire dressant un acte devra en informer, pour avis, en trois exemplaires, le Service Territorial de l’Administration Générale chargé de la tenue du greffe, à charge pour
ce service de diffuser les avis sur les maires intéressés ». Cet article peut être interprété en ce sens
que le juge n’a pas à ordonner quoi que ce soit par rapport au registre de recensement, mais
qu’il appartient à l’officier de l’état civil coutumier, lorsqu’il dresse l’acte de naissance coutumier par transcription d’une décision de constatation ou de changement de statut, d’en aviser
le CSTAG. Il incombe alors au CSTAG de diffuser aux maires intéressés les avis nécessaires à
la mise à jour des registres de recensement.
CONCLUSION
Obsolescence de la délibération de 1967 – La délibération est l’unique texte régissant l’état
civil coutumier. Elle date de 1967 et n’a jamais été réformée. Outre des précisions désuètes
telle que l’obligation de donner des prénoms « chrétiens », on relèvera surtout qu’elle a été
986 - � rt. 3 de la délibération de 1967.
A
987 - � rt. 7 de la délibération de 1967.
A
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
adoptée dans un contexte totalement différent de celui de l’époque actuelle. Elle est antérieure à l’accord de Nouméa et à la loi organique de 1999 et elle n’est pas adaptée au contenu
de ces deux textes fondamentaux, en particulier, quant aux conséquences en matière d’état
civil de passage du statut civil au statut coutumier. Elle est également bien antérieure à la loi
du pays de 2007 relative aux actes coutumiers. Dès lors, aucun lien n’est fait entre les actes
coutumiers et les actes de l’état civil coutumier, alors qu’il y a ici une véritable possibilité de
sécurisation de l’état civil coutumier. En effet, les officiers publics coutumiers ayant l’obligation de vérifier le statut coutumier des intéressés avant tout établissement d’acte coutumier
(pour ce qui intéresse l’état civil, les actes coutumiers relatifs au mariage, à la dissolution du
mariage, à la reconnaissance d’enfant et à l’adoption), le risque d’erreur sur la détermination
du statut des personnes et par conséquent du service de l’état civil compétent pourrait être
largement diminué par l’organisation d’un système de transcription des actes coutumiers sur
les registres de l’état civil coutumier.
Inadaptation de la délibération de 1967 à la coutume – C’est en particulier en matière de
filiation que cette inadaptation se constate. La reconnaissance d’enfant par la mère n’a aucun
sens dans la coutume ; quant à celle faite par le père, elle ne correspond pas aux règles coutumières d’établissement de la filiation paternelle hors mariage. Là encore le recours à l’acte coutumier de reconnaissance et à la transcription de cet acte coutumier sur les registres de l’état
civil serait une solution bien plus respectueuse de la coutume. Par ailleurs, l’appartenance
clanique est d’une telle importance dans la coutume, en particulier au regard de l’accord que
le ou les chefs de clan doivent donner, qu’il est surprenant qu’elle ne soit pas mentionnée sur
les actes de l’état civil coutumier.
Répercussion de l’absence de règles de conflit interne de normes sur l’état des personnes
et l’état civil – La seule réelle règle de conflit interne de normes existante est celle prévue
par l’article 9 de la loi organique de 1999 : « Dans les rapports juridiques entre parties dont l’une
est de statut civil de droit commun et l’autre de statut civil coutumier, le droit commun s’applique ».
Elle est inadaptée à bien des situations intéressant l’état des personnes et l’état civil, en particulier aux cas de reconnaissance d’enfant de statut coutumier par un père de statut civil. De
même, l’élément déclenchant la difficulté n’est pas nécessairement un rapport de droit entre
des personnes de statut différent. La naissance d’un enfant de statut coutumier en métropole,
la conclusion d’un PACS par des personnes de statut coutumier en métropole, la célébration
d’un mariage entre personne de même sexe impliquant des personnes de statut coutumier
en métropole, ne sont que quelques exemples des situations problématiques qui existent en
pratique. Comme il existe un raisonnement déclenchant l’application du droit international
privé et des règles précises et détaillées de conflit de lois en droit international privé, il est
nécessaire et urgent d’établir un mode de raisonnement quant aux conflits internes de normes
et des règles précises et détaillées de leur résolution988. Faute de règle, il existe aujourd’hui de
très nombreux cas dans lesquels il est bien difficile de savoir quels sont exactement le statut
et l’état de la personne. Les actes de l’état civil coutumier en étant le reflet, ils s’en trouvent
lacunaires et / ou erronés.
988 - � ur cette question, voir Parisot et S. Sana-Chaillé-de-Néré, infra Partie 2 – Chapitre 3 – Section 3 : La méthode
S
conflictuelle, une méthode de résolution du conflit de normes adaptée à l’intégration de la coutume dans le
corpus juridique calédonien.
403
�404
Liens et présomptions entre statut et état civil – En théorie, toute personne de statut coutumier doit avoir des actes de l’état civil coutumier et réciproquement, toute personne de statut
civil doit avoir des actes de l’état civil. Dès lors, une double présomption s’est constituée :
lorsqu’une personne possède des actes de l’état civil coutumier elle présumée de statut coutumier et lorsqu’elle possède des actes de l’état civil elle est présumée de statut civil. Certes, ce
n’est pas l’enregistrement dans l’un ou l’autre des registres de l’état civil qui confère le statut
aux personnes, mais les actes de l’état civil sont censés refléter le statut et il est absolument
impossible de demander à tous les « interlocuteurs » (notaires, banques en cas de souscription
d’un prêt …) qui ont besoin de connaître le statut des personnes de le vérifier. Ils s’en tiennent
à l’acte de l’état civil qui leur est présenté. Compte tenu du nombre très important d’erreurs
d’enregistrement et des divergences de pratique quant aux modifications d’état civil consécutives à une constatation ou un changement de statut, les actes de l’état civil (coutumier
ou non) ne sont pas fiables, ou du moins pas suffisamment. Dès lors, si le statut s’avère non
conforme à l’acte de l’état civil qui a été présenté, le contrat ou l’acte qui a été passé risque
d’être annulé « par ricochet » puisqu’il n’aura pas été fait selon le « bon » corpus juridique. À
titre d’exemple, on peut s’interroger sur le sort du testament reçu par un notaire pour une
personne possédant des actes de l’état civil et qui se révèle ultérieurement être de statut coutumier. Le notaire s’est fié aux actes de l’état civil, mais ceux-ci étaient erronés, le testament
conforme au statut civil et au droit civil s’en trouve fatalement atteint. L’insécurité juridique
que provoquent ces erreurs de statut et / ou d’état civil ne pourra diminuer qu’avec la création
de règles de conflit de statuts et de conflit interne de normes ainsi qu’avec une réforme des
règles relative à l’état civil coutumier.
X
X X
SECTION 3. LA MÉTHODE CONFLICTUELLE, UNE MÉTHODE DE
RÉSOLUTION DU CONFLIT DE NORMES ADAPTÉE À L’INTÉGRATION
DE LA COUTUME DANS LE CORPUS JURIDIQUE CALÉDONIEN
Valérie Parisot
Maître de conférences à l’Université de Rouen, CUREJ – EA 4703
et
Sandrine Sana-Chaillé de Néré
Professeur à l’Université de Bordeaux, CRDEI – EA 4193
INTRODUCTION GÉNÉRALE
I. LES CONFLITS DE NORMES PRIVILÉGIÉS
L’analyse des conflits de normes est ici menée au regard de la question spécifique de l’intégration de la coutume kanak dans le corpus juridique calédonien. Elle doit donc être centrée
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
sur les relations juridiques qui mettent en présence des personnes relevant toutes du statut
coutumier ou des personnes relevant du statut coutumier et des personnes relevant du statut de droit commun. Sont également concernées, en raison de l’article 9 alinéa 2 de la loi
organique n° 99-209 du 19 mars 1999989, les relations entretenues entre personnes de statuts
particuliers différents (Kanak, Mahorais et Wallisiens-Futuniens). Toutes ces relations supposent que l’on s’interroge sur la compétence de la coutume à les régir, ou au contraire sur
la place qu’elle doit laisser au droit civil commun. Ce sont là des conflits de nature personnelle, par opposition aux conflits de normes de nature territoriale qui existent également en
Nouvelle-Calédonie990.
Les conflits de nature territoriale, que l’on qualifie aussi de conflits « interlocaux », résultent
de « la coexistence, au sein d’une même souveraineté, de corps de règles propres à différentes
portions du territoire »991. Ils découlent, sur le territoire calédonien, de deux situations juridiques différentes.
La première source de conflits interlocaux de lois tient au principe de « spécialité législative ».
Ce principe992, apparu à la fin du xviie siècle afin de prendre en compte les spécificités des
colonies, signifiait que les textes élaborés en métropole ne s’appliquaient pas de plein droit dans
les colonies : une mention expresse d’applicabilité et une promulgation locale par le gouverneur
étaient nécessaires à cet effet. À défaut de l’une ou de l’autre de ces conditions, des conflits
internes de lois s’élevaient entre la loi de la métropole et celle de la colonie. Le principe est
aujourd’hui consacré explicitement, pour la Nouvelle-Calédonie, par l’article 6-2 alinéa 1er de la
loi organique993. Ainsi, la loi du 30 juin 2000 relative à la prestation compensatoire en matière
de divorce994 ou encore l’alinéa 2 de l’article 1152 du Code civil, introduit par les lois du 9 juillet
1975 et du 11 octobre 1985 afin de donner au juge un pouvoir modérateur en matière de clause
pénale995, n’étaient, du moins lors de leur promulgation, pas applicables en Nouvelle-Calédonie,
faute d’y avoir été étendus expressément996. Cette diversification des normes, purement territoriale et ne concernant pas la coutume, sera exclue du champ de notre étude.
989 - � oi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie, JORF n° 68, 21 mars 1999, p. 4197 [ciL
après : « la loi organique »].
990 - � ur la distinction entre conflits de normes de nature personnelle et conflits de normes de nature territoriale,
S
voir V. Parisot, « Les conflits internes de lois », Préf. P. Lagarde, IRJS, 2013, vol. 1, spéc. p. 297-641.
991 - � . Parisot, « Conflits internes de lois », Rép. internat. Dalloz, janv. 2015, n° 1.
V
992 - � oir, pour une présentation générale, V. Parisot, « Le pluralisme juridique au sein de la République française.
V
I
nvitation au voyage dans les outre-mer », in R. M. Beckmann, H. P. Mansel, A. Matusche-Beckmann (dir.), Weitsicht
in Versicherung und Wirtschaft. Gedächtnisschrift für Ulrich Hübner, Heidelberg, C. F. Müller, 2012, spéc. p. 734-740.
993 - � ux termes de cette disposition, « dans les matières qui relèvent de la compétence de l’État, sont applicables en
A
Nouvelle-Calédonie les dispositions législatives et réglementaires qui comportent une mention expresse à cette
fin. » Certaines dispositions, figurant aux alinéas 2 et 3 du même texte, échappent néanmoins à ce principe dans
la mesure où elles sont déclarées « applicables de plein droit ».
994 - � ass. civ. 1re, 14 déc. 2004, n° 02-18391 ; RJPENC 2005-1, n° 5, Jur. p. 70, note R. Lafargue.
C
995 - � ass. civ. 3e, 8 avr. 2010, n° 08-20525 : Bull. civ. 2010, III, n° 75, et Cass., 10 janv. 2011, avis n° 01000007P, disponible
C
à l’adresse suivante http://www.courdecassation.fr.
996 - � es dispositions précitées au texte s’appliquent désormais en Nouvelle-Calédonie. La loi du 26 mai 2004 sur le
L
divorce, qui modifie les dispositions du Code civil relatives à la prestation compensatoire, est applicable dans ce
territoire (art. 32, I). Quant à l’art. 1152 al. 2 du Code civil, il y a été étendu par l’ord. n° 2013-516 du 20 juin 2013
portant actualisation du droit civil applicable en Nouvelle-Calédonie et dans les îles Wallis-et-Futuna (art. 1er).
405
�406
La seconde source de conflits interlocaux résulte du transfert, au Congrès de la Nouvelle-
Calédonie, de la compétence normative en matière de droit civil, de règles concernant l’état
civil et de droit commercial. Ce transfert de compétence, réalisé par la loi du pays n° 2012-2
du 20 janvier 2012997, a pris effet au 1er juillet 2013998. Le domaine en est fixé par une annexe à
la loi du pays qui indique que ce transfert de compétence s’étend aux matières couvertes par
les quatre premiers livres du Code civil ainsi qu’aux autres matières qui, par leur objet, se rattachent au droit civil, telles que la copropriété, les baux d’habitation ou à usage professionnel,
les baux ruraux, la propriété littéraire et artistique ou la publicité foncière par exemple. Sont
en revanche exclus du transfert les dispositions sur la nationalité999, l’article 9 du Code civil sur
la protection de la vie privée, les principes relatifs au respect du corps humain1000, les dispositions des articles 544 et 545 du Code civil sur le caractère fondamental du droit de propriété,
le Titre V et le Chapitre III du Titre II du Livre 1er qui assurent le respect de la liberté matrimoniale et, enfin, les règles sur la liberté d’association. Depuis le 1er juillet 2013, les autorités
délibérantes de Nouvelle-Calédonie ont donc le pouvoir d’écrire leurs propres lois en matière
civile et commerciale et, depuis cette date, les lois votées en métropole qui entrent dans le
champ de la compétence transférée ne sont plus applicables en Nouvelle-Calédonie1001. Ainsi
donc, petit à petit, le droit civil calédonien va s’éloigner du droit civil métropolitain, soit que
les lois métropolitaines auront été réformées ou supprimées sans que les lois calédoniennes
aient suivi la même évolution, soit que le pouvoir normatif calédonien aura eu l’initiative de
réformer son droit civil dans un sens différent de celui pris en métropole1002. Le bloc constitué
de ce que l’on appelait jusqu’alors le droit commun – par opposition au droit coutumier – est
désormais scindé entre le droit civil métropolitain et le tout jeune droit civil calédonien1003.
Or, cette situation nouvelle soulève deux questions aussi cruciales que délicates.
La première tient à la définition des règles de conflit qui permettront de choisir entre le droit
civil métropolitain et le droit civil calédonien. Cette question n’est pas envisagée par la loi
du 20 janvier 2012 et elle n’a fait l’objet, pour l’heure, que d’études doctrinales1004. Elle est
997 - � oi du pays n° 2012-2 du 20 janv. 2012 relative au transfert à la Nouvelle-Calédonie des compétences de l’État en
L
matière de droit civil, de règles concernant l’état civil et de droit commercial, JONC, 26 janv. 2012, p. 571.
998 - � rt. 1er de la LP n° 2012-2.
A
999 - � itre I bis du Code civil.
T
1000 - � hapitre II et III du Titre 1er du Code civil.
C
1001 - �Il en va ainsi de la réforme du droit des obligations adoptée par l’ordonnance du 10 févr. 2016, entrée en vigueur
en métropole le 1er oct. 2016. En raison du transfert à la Nouvelle-Calédonie de la compétence normative en
droit civil, cette réforme n’est pas applicable en Nouvelle Calédonie. Il y a donc, depuis octobre 2016, deux
droits civils des contrats, désormais très distincts.
1002 - � ien évidemment, cette compétence nouvelle n’a pas encore modifié substantiellement le droit applicable.
B
Pour l’heure, le dispositif juridique est sensiblement le même qu’avant que ce transfert ne devienne effectif.
Voir sur ce point, S. Sana-Chaillé de Néré, « L’avènement d’un droit civil calédonien », in C. David (dir.), Quinze
ans de lois du pays, Sur les chemins de la maturité, PUAM, 2017, p. 231 (Coll. Droit de l’outre-mer).
1003 - � l en va exactement de même pour l’état civil et pour le droit commercial.
I
1004 - � . Sana-Chaillé de Néré, « Un droit calédonien pour qui ? », in Le transfert à la Nouvelle-Calédonie de la compétence
S
normative en droit civil et en droit commercial, Actes du Colloque organisé à Nouméa le 27 sept 2011, sous la direction
de S. Sana-Chaillé de Néré, consultable en livre électronique sur https://larje.unc/fr/le-transfert-du-droit-civil-etdu-droit-commercial/. Du même auteur, « Les conflits de normes internes issus du transfert à la Nouvelle-Calédonie de la compétence normative en droit civil », JDI 2014, p. 33 et le « Rapport à la demande du Gouvernement de
la Nouvelle-Calédonie, Les conflits de normes produits par le transfert à la Nouvelle-Calédonie de la compétence
normative en droit civil et en droit commercial », 2012 ; voir également É. Cornut, « Les conflits de normes internes en Nouvelle-Calédonie, Perspectives et enjeux du pluralisme juridique calédonien ouvert par le transfert
de la compétence normative du droit civil », JDI 2014, p. 51.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
pourtant une question essentielle à laquelle les juges seront tôt ou tard confrontés. Mais nous
ne l’aborderons pas ici car elle n’est pas directement liée au problème de l’intégration de la
coutume kanak dans le corpus juridique calédonien.
La seconde question tient à la notion même de « droit commun » et elle a une incidence directe
sur l’objet de notre étude. Jusqu’alors, le droit commun entrant en concurrence avec la coutume
kanak était constitué du droit civil applicable en Nouvelle-Calédonie, c’est-à-dire pour l’essentiel
du droit civil de métropole, qu’il ait été ou non pleinement étendu à la Nouvelle-Calédonie1005.
Aujourd’hui, le droit civil n’est plus unifié en raison du transfert de la compétence normative et
de l’existence, au sein de l’ordre juridique français, d’un droit civil « métropolitain » et d’un droit
civil « calédonien »1006. Or, s’agissant des conflits de normes entre la coutume et le droit civil, il
est décisif de savoir ce que recouvre désormais la notion de « droit commun » car la loi organique
du 19 mars 1999 donne compétence au « droit civil commun » dans les litiges mixtes. L’article 9
est à cet égard emblématique : « Dans les rapports juridiques entre parties dont l’une est de statut
civil de droit commun et l’autre de statut civil coutumier, le droit commun s’applique. Dans les
rapports juridiques entre parties qui ne sont pas de statut civil de droit commun mais relèvent de
statuts personnels différents, le droit commun s’applique sauf si les parties en disposent autrement par une clause expresse contraire ». À l’heure où existe désormais un droit civil calédonien,
il faut donc savoir si « le droit commun » au sens de ce texte est le droit civil métropolitain ou s’il
s’agit du droit civil calédonien. Plus qu’une réinterprétation de la loi organique, c’est d’ailleurs
une réécriture de l’article 9 qui serait souhaitable car il n’est pas sûr que le droit civil applicable
soit désormais le même dans toutes les relations juridiques concernées par ce texte. En effet, si
l’on peut assez spontanément envisager que le droit civil applicable dans une relation entre un
citoyen calédonien kanak et un citoyen calédonien non-kanak soit le droit civil calédonien parce
que la relation est interne à la Nouvelle-Calédonie, il n’est pas certain que ce soit ce même droit
civil calédonien qui doive s’appliquer dans une relation juridique entre un citoyen français nonkanak et non calédonien, d’une part, et un citoyen relevant du statut coutumier, d’autre part.
À quel titre le droit calédonien s’appliquerait-il alors à cette relation qui n’est pas « interne » à
la Nouvelle-Calédonie ? Où l’on voit combien l’expression de « droit civil commun » est désormais vidée de son sens et combien il est urgent de déterminer à qui s’applique le droit civil de
Nouvelle-Calédonie. Où l’on voit également que la distinction entre les conflits interpersonnels
et les conflits interlocaux de lois perd de sa netteté car on peut légitimement se demander si la
naissance d’un droit civil calédonien ne conduit pas, implicitement, à l’avènement d’un nouveau
statut personnel particulier1007.
En l’état du droit et sous réserve de décisions judiciaires interprétatives qui pourraient advenir, il faut toutefois considérer que le « droit commun » au sens de l’article 9 de la loi organique
est le même que le droit commun au sens de l’article 75 de la Constitution, c’est-à-dire le droit
civil de source nationale qui régit, sauf disposition contraire, l’ensemble des Français. Ce qui
conduit, si on fait une application littérale du texte, à soumettre toute relation mixte, même
intégralement localisée sur le territoire calédonien, au droit civil métropolitain. Ce n’est évidemment pas là le résultat souhaité du transfert de la compétence normative en droit civil au
1005 - � oir supra sur le principe de spécialité législative.
V
1006 - �Ces qualificatifs sont utilisés par simplicité mais renvoient évidemment à la source normative de ces deux corps
de règles : le droit civil adopté par les autorités normatives nationales et le droit civil adopté par les autorités
normatives locales.
1007 - � . Cornut, « Les conflits de normes internes en Nouvelle-Calédonie », JDI 2014, article précité.
É
407
�408
Congrès de la Nouvelle-Calédonie. Il est donc urgent de réécrire l’article 9 de la loi organique
du 19 mars 1999 afin de tenir compte de l’émergence de ce nouveau droit civil calédonien1008.
La présente étude ne nous permet pas de développer davantage cette question car elle déborde
largement la problématique de l’intégration de la coutume kanak dans le corpus juridique
calédonien. Mais elle n’y est pas totalement étrangère car les personnes relevant du statut
coutumier seront soumises à ce droit chaque fois qu’une relation juridique les concernant
sera soustraite à la coutume. Les élus calédoniens de tous statuts, coutumiers comme non coutumiers, ne doivent donc pas perdre de vue que le nouveau droit civil, élaboré au Congrès de
la Nouvelle-Calédonie, concerne potentiellement l’ensemble de la population calédonienne.
Les conflits de normes qui surgissent en Nouvelle-Calédonie puisent donc leurs racines dans
la complexité du tissu juridique calédonien. Les normes susceptibles d’entrer en concurrence pour régir une même question de droit sont les normes produites au niveau national,
les normes élaborées par le Congrès de la Nouvelle-Calédonie et les normes coutumières. La
question de l’intégration de la coutume dans le corpus juridique calédonien invite à aborder les conflits de normes essentiellement sous l’angle de la matière civile puisque c’est dans
ce domaine que la coutume se voit reconnaître une compétence1009. Les conflits de normes
dont l’étude sera privilégiée sont donc les conflits de normes interpersonnels par opposition
aux conflits de normes de nature territoriale. La question de savoir ce qui doit être considéré
comme le « droit civil commun » ne sera donc pas tranchée, pas plus que celle des champs de
compétence respectifs du droit civil de source nationale et de source locale. Dans les développements qui suivent, il s’agira donc essentiellement de comprendre quel est, de lege lata, et
quel doit être, de lege ferenda, le domaine de compétence de la coutume kanak par opposition
au champ de compétence qui appartient au droit civil, entendu ici indifféremment comme le
droit civil « national » ou le droit civil « calédonien ».
II. LA LÉGITIMITÉ DU PROJET D’INTÉGRATION DE LA COUTUME
La légitimité d’un tel projet ne s’impose pas comme une évidence. Des voix se font en effet
régulièrement entendre, qui tendent à remettre en question l’existence même d’une coutume
kanak. Plus souvent encore, mais de manière plus insidieuse, c’est la légitimité même de la coutume à être prise en considération par le droit de l’État qui est discutée. Cette légitimité nous
semble pourtant acquise que ce soit sur le terrain juridique (A), technique (B) ou politique (C).
II. A. La légitimité juridique
C’est d’abord en tant que norme ayant vocation à s’appliquer à une communauté particulière au sein de la population française que la légitimité même de la coutume est régulièrement questionnée1010. Cette légitimité est pourtant consacrée solennellement par l’article 75
de la Constitution qui énonce : « les citoyens de la République qui n’ont pas le statut civil de
droit commun, seul visé à l’article 34, conservent leur statut personnel tant qu’ils n’y ont pas
renoncé ». Est donc autorisée par la Constitution, et même garantie par elle, la possibilité pour
1008 - � ans le même sens, É. Cornut, spéc. n° 28.
D
1009 - � rticle 7 de la loi organique du 19 mars 1999.
A
1010 - � oir encore récemment C. Demmer et C. Salomon, « Droit coutumier et indépendance kanak », Vacarme, n° 64,
V
juill-sept 2013, p. 63.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
certaines populations de vivre sous l’empire de leurs coutumes1011. Il en va ainsi de la population mélanésienne de Nouvelle-Calédonie en vertu de l’article 7 de la loi organique selon
lequel « les personnes dont le statut personnel, au sens de l’article 75 de la Constitution, est
le statut civil coutumier kanak […] sont régies en matière de droit civil par leurs coutumes ».
Il n’empêche, les réticences à faire application de la coutume kanak persistent devant les juridictions calédoniennes. Sans doute le plus souvent par ignorance, par incompréhension des
règles coutumières, par mépris, parfois, à leur égard, il faut bien l’avouer… Les raisons sont
nombreuses pour revendiquer l’application du droit civil là où, en principe, c’est la norme
coutumière qui devrait être mise en œuvre1012.
Mais outre la difficulté pour les praticiens – magistrats, avocats, notaires, mandataires judiciaires… – formés en métropole de s’approprier intellectuellement les raisonnements coutumiers et d’en accepter les solutions inhabituelles, la critique surgit parfois également sur un
terrain qui se veut plus scientifique. Certains chercheurs en sciences sociales ont ainsi fait
valoir que le maintien sous l’empire de la coutume des personnes de statut particulier avait
un effet discriminant, foncièrement inégalitaire, et, en définitive, sous couvert de revendication identitaire, il contribuait à maintenir la population mélanésienne – et singulièrement
les femmes – dans une grave situation d’infériorité sociale1013. Cette violente critique de la
prise en compte de la coutume dans le règlement des litiges est sans aucun doute excessive
et injuste en ce qu’elle fait porter aux juridictions coutumières la responsabilité de décisions
« archaïques » fondées sur « des valeurs qui pénalisent les dominés », et sur un « discours essentialiste » qui « défavorise systématiquement certaines catégories de justiciables kanak »1014. Ces
propos sont cependant contestés1015 et ils sont surtout démentis par l’étude systématique ici
menée des décisions rendues par les juridictions calédoniennes et par celles de la Cour de cassation à leur sujet. Ils montrent cependant combien la légitimité de la coutume à régir certains
rapports sociaux et à être, en cela, soutenue par le droit de l’État, est encore discutée.
En toute hypothèse, ce type d’interrogations soulève une difficile question juridique qui ne
saurait être esquivée car elle est systématiquement mise en avant par ceux qui doutent de
la légitimité qu’il y a à faire une place sérieuse à la coutume dans l’ordre juridique français.
Cette question touche à la contrariété de certaines solutions coutumières à l’ordre public
français. Il faut, pour y répondre, adopter un raisonnement inspiré de celui qui prévaut en
matière de conflits internationaux de lois. À partir du moment où l’on accepte que certaines
situations « en matière de droit civil » soient soumises à des normes autres que le droit civil
1011 - � ur le domaine d’application dans l’espace de l’article 75 de la Constitution et les populations concernées par
S
ce texte, voir V. Parisot, « Conflits internes de lois », article précité, Rép. internat. Dalloz, n° 51.
1012 - � es difficultés ont été souvent relevées, et l’on se contentera ici de renvoyer aux études déjà publiées. Voir,
C
entre autres, S. Sana-Chaillé de Néré, « Miroir d’outre-mer : la famille, le droit civil et la coutume kanak », in
Mélanges en l’honneur du Professeur Jean Hauser, Dalloz, 2012, p. 655 ; É. Cornut, « Les conflits de normes internes
en Nouvelle-Calédonie », JDI 2014, article précité. Il faut d’ailleurs signaler que la prétention à appliquer le
droit civil commun en lieu et place des règles coutumières est parfois le fait de personnes relevant elles-mêmes
du statut coutumier : v. infra, § 1.
1013 - � lus largement, ces chercheurs estiment que « faire reconnaître dans l’État, via l’élaboration d’un droit coutuP
mier, une identité kanak qui surdéterminerait les autres revient à une assignation identitaire qui peut devenir
liberticide » : C. Demmer et C. Salomon, « Droit coutumier et indépendance kanak », Vacarme, n° 64, spéc. p. 70,
2013. Voir l’intéressante réponse de S. Tcherkézoff, « La culture sans essentialisme, L’exemple d’un « droit coutumier » dans la société multiculturelle de la Nouvelle-Calédonie », Le débat, 2015/4, n° 186, p. 81-93.
1014 - � . Demmer et C. Salomon, article précité.
C
1015 - � . Tcherkézoff, article précité.
S
409
�410
commun, il faut accepter du même coup que certaines solutions apportées par ces normes ne
soient pas les mêmes que celles qui résulteraient de l’application du droit civil. Il en va exactement ainsi en droit international privé dès lors que l’on admet le principe qu’une situation
juridique à caractère international peut être régie, en France, par une loi étrangère. L’acceptation du pluralisme juridique et l’acceptation que la loi du for n’est pas nécessairement la plus
pertinente pour trancher une question litigieuse, même soumise au juge français, imposent
cette tolérance à l’endroit de solutions étrangères par hypothèse différentes. Simplement,
cette ouverture du for aux solutions étrangères n’est pas absolue et, comme chacun sait, elle
trouve sa limite dans l’ordre public international, c’est-à-dire dans l’ensemble des valeurs et
principes fondamentaux de la société française qui ne peuvent être écartés alors même que la
situation présente un élément d’extranéité. Cet ordre public international forme le noyau dur
des valeurs et principes fondamentaux et, en cela, il recouvre un champ plus étroit que l’ordre
public interne composé de l’ensemble des règles impératives du for. La distinction est importante car seul le noyau dur peut être opposé aux solutions d’une loi étrangère normalement
compétente, pas les règles qui ne présentent qu’une « impérativité interne ». C’est précisément
la même idée qui doit prévaloir face à la coutume kanak : il n’est pas envisageable que les
solutions qu’elle porte soient écartées chaque fois qu’elles entrent en contradiction avec les
solutions impératives du Code civil. Raisonner autrement reviendrait en réalité à nier toute
place à la coutume. Si quelque chose doit s’opposer à la mise en œuvre de la coutume alors
pourtant qu’elle est compétente, ce ne peut être que ce qui forme le noyau dur intangible,
c’est-à-dire ce que l’on dénomme « l’ordre public international ».
Ce point étant acquis, il faut cependant encore se demander si le juge doit se comporter à
l’égard de la coutume kanak de la même manière qu’il le fait face à une loi étrangère. Autrement dit, le juge peut-il faire exception à la coutume – et donc application subsidiaire du droit
civil – lorsque les solutions qu’elle propose entrent en contradiction avec les valeurs et principes fondamentaux du droit français ? La question est cruciale car, sur un certain nombre de
points, les règles coutumières heurtent effectivement l’ordre public international français. On
pense tout particulièrement au principe de l’égalité des sexes, décliné en égalité des époux ou
égalité des parents. On pense aussi à la possibilité reconnue en droit français de se libérer du
lien conjugal, au principe de l’égalité successorale ou encore au droit de faire établir sa filiation. Ces principes peuvent en effet être contrariés par la mise en œuvre concrète de certaines
solutions coutumières.
À première vue, la plupart des textes relatifs à la reconnaissance des statuts personnels (et
donc implicitement à la reconnaissance de leurs solutions différentes) conditionnent la mise
en œuvre des normes coutumières au respect de l’ordre public entendu dans son acception
stricte des valeurs et principes fondamentaux. Dès l’époque coloniale, les décrets relatifs à
l’organisation judiciaire réservaient, pour la mise en œuvre des coutumes dites « indigènes »,
le respect des « principes de la civilisation française » ou les « principes de la loi française »1016.
Plus explicitement, l’article 82 alinéa 2 de la Constitution du 27 octobre 1946 prévoyait
que « ce statut [personnel] ne peut en aucun cas constituer un motif pour refuser ou limiter
les droits et libertés attachés à la qualité de citoyen français ». Même si ce texte avait sans
1016 - � e fait, nombre de décisions ont ainsi eu recours à l’ordre public afin d’interdire la conclusion d’un mariage
D
polygamique en métropole ou de garantir le libre consentement des époux, en refusant par exemple de donner
effet au droit de contrainte matrimoniale (droit du djerb). Le jeu de l’ordre public a permis également d’écarter
l’indignité fondée sur la non-appartenance à une religion déterminée en matière de succession, de mariage et de
filiation naturelle : voir V. Parisot, Les conflits internes de lois, ouvrage précité, vol. 2, spéc. p. 1611-1631.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
aucun doute été davantage pensé pour assurer aux populations locales la garantie des droits
civiques, et singulièrement le droit de vote, et celle des grandes libertés publiques, en particulier la liberté d’aller et venir, il pouvait être compris comme englobant plus largement les
valeurs et principes fondamentaux du droit français. La Constitution du 4 octobre 1958 n’a
pas reproduit ce texte mais on s’accorde à y voir une règle implicitement attachée à l’article 75.
Dans le même ordre d’idées, l’article 34 de la Déclaration des Nations unies sur les droits des
peuples autochtones1017 reconnaît à ces peuples « le droit de promouvoir, de développer et de
conserver leurs structures institutionnelles et leurs coutumes, spiritualité, traditions, procédures ou pratiques particulières et, lorsqu’ils existent, leurs systèmes ou coutumes juridiques,
en conformité avec les normes internationales relatives aux droits de l’homme ». L’article 46
§ 2 du même texte affirme : « dans l’exercice des droits énoncés dans la présente Déclaration,
les droits de l’homme et les libertés fondamentales de tous sont respectés ». Il semble donc que
la reconnaissance des statuts particuliers et l’acceptation des solutions coutumières restent
dans la dépendance de leur conformité à ce que l’on nomme, en droit international privé français, l’ordre public international.
Certains arrêts sont en ce sens et se prévalent des droits fondamentaux pour aménager les
solutions coutumières, y compris celles qui sont traduites par la délibération du 3 avril 1967
relative à l’état civil des citoyens de statut particulier1018. On peut citer, à titre d’exemple,
l
’arrêt rendu par la Cour d’appel de Nouméa, en chambre coutumière, le 23 novembre 20001019,
au sujet d’une demande de reconnaissance d’enfant naturel. Alors que l’article 35 de cette
délibération déclare que « la reconnaissance de l’enfant naturel ne pourra se faire qu’avec
le consentement de celui de ses parents déjà connu », l’arrêt décide que « si la primauté du
lien maternel est affirmée par l’article 35 [en ce qu’il soumet] la reconnaissance de l’enfant
par le père au consentement de la mère, le droit fondamental pour l’enfant à voir sa filiation
établie tant à l’égard de sa mère qu’à l’égard de son père autorise à vérifier que le refus de
consentement de la mère n’est pas abusif ». On peut citer également l’arrêt rendu par la même
juridiction le 29 juillet 20041020 en matière de succession : « attendu qu’il est constant que les
règles successorales concernant les citoyens de statut coutumier sont régies par leur coutume ;
Que Mme X ne saurait donc opposer un principe de droit commun d’égalité mais est soumise
aux règles découlant de son statut dès lors qu’elles ne sont pas contraires à l’ordre public ». Il
semble donc que la coutume ne puisse être appliquée qu’en regard des droits fondamentaux et,
en toute hypothèse, que les solutions qu’elle fonde doivent leur être conformes. Cependant, la
réalité juridique est plus subtile.
Dans un arrêt extrêmement important rendu le 1er décembre 20101021, la Cour de cassation s’est
prononcée sur l’attitude que devaient adopter les juges face à des solutions coutumières qui
semblaient heurter l’ordre public. La Haute Juridiction décide que l’application de la coutume
échappe au contrôle de la Cour de cassation au regard de l’ordre public. La question lui était
posée au sujet de l’absence, dans la coutume, de dispositions relatives à la prestation compensatoire après divorce. L’auteur du pourvoi, arguant de ce que la prestation compensatoire est
1017 - � éclaration adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 13 sept. 2007, A/RES/61/295.
D
1018 - � élibération n° 424 du 3 avr. 1967 relative à l’état civil des citoyens de statut civil particulier : JONC, 27 avr.
D
1967, p. 360.
1019 - � A Nouméa, Ch. cout., 23 nov. 2000, RG 352/99.
C
1020 - � A Nouméa, Ch. cout., 29 juill. 2004, RG 03/292.
C
1021 - � ass. civ. 1re, 1er déc. 2010, n° 08-20843 : Bull. civ. 2010, I, n° 251 ; Rev. crit. DIP 2011, p. 610, note V. Parisot ; JDI
C
2011, p. 589, note S. Sana-Chaillé de Néré ; RJPENC 2011-2, n° 18, Jur. p. 159, note J.-Fl. Eschylle.
411
�412
« d’ordre public au point que toute législation l’ignorant est contraire à l’ordre public français », réclamait l’application subsidiaire du Code civil. La Cour de cassation ne répond pas sur
le point de savoir si, oui ou non, la prestation compensatoire est une institution essentielle du
droit français au point de faire partie de l’ordre public international. Elle se positionne plus
abstraitement sur le contrôle de la coutume au regard de l’ordre public et décide qu’elle n’a
pas à opérer ce contrôle. C’est dire, en creux, que la coutume occupe, dans l’ordre juridique
français, une place plus favorable que la loi étrangère. L’application de cette dernière, en
effet, est contrôlée par le juge au regard de l’ordre public et écartée chaque fois qu’elle entre
en contradiction avec lui. Au contraire, en matière de coutume, la Cour de cassation décide
que doivent être acceptées dans notre ordre juridique des décisions qui, pourtant, heurtent
certains de nos principes fondamentaux. C’est là un arrêt décisif au regard de l’intégration
de la coutume kanak dans le corpus juridique calédonien, et plus globalement, dans le corpus
juridique français.
Bien entendu, ce positionnement pose question au regard des engagements internationaux de
la France et, singulièrement, au regard de son adhésion à la Convention européenne des droits
de l’Homme. Aux termes de l’article 1er de ce texte, « les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au Titre I
de la présente Convention ». On peut alors douter de ce que les justiciables soumis au droit
coutumier puissent être soustraits à cette protection et qu’ils ne puissent pas revendiquer à
leur profit les droits qui y sont consacrés. Cependant, la Convention reconnaît elle-même que
lorsque les États parties décident qu’elle s’applique dans leurs territoires ultra-marins, « les
dispositions de la présente Convention [y] seront appliquées en tenant compte des nécessités
locales »1022. Cette formule discrète porte en réalité la reconnaissance de ce que tous les droits
et libertés reconnus par la Convention ne sauraient s’imposer dans certains territoires qu’au
prix d’une disparition des spécificités autochtones. La France est particulièrement concernée par ce risque, en Nouvelle-Calédonie et peut-être plus encore à Wallis-et-Futuna et en
Guyane. Elle l’était également très fortement à Mayotte en raison des traditions musulmanes
qui y étaient respectées mais le mouvement d’assimilation et donc de disparition progressive du statut personnel mahorais au profit du processus de départementalisation de l’île est
en passe d’épuiser ce risque1023. Pour y faire face, la Convention européenne a implicitement
admis qu’elle ne pouvait être appliquée partout avec la même vigueur et que des exceptions
pouvaient lui être apportées1024. C’est précisément ce sur quoi s’appuie la Cour de cassation
dans son arrêt du 1er décembre 2010 lorsqu’elle affirme que la Cour d’appel « n’a pas méconnu
les dispositions conventionnelles invoquées en l’état de la déclaration de la France en application de l’article 63 devenu l’article 56 de la Convention européenne des droits de l’homme »1025.
1022 - � rt. 56 § 3 ConvEDH.
A
1023 - � . Ralser, « Le statut civil de droit local applicable à Mayotte – Un fantôme de statut personnel coutumier »,
É
Rev. crit. DIP 2012, p. 733 ; S. Sana-Chaillé de Néré, « Les espaces lointains de la République – Réflexion sur
les règles de conflit de lois comme instrument du pluralisme juridique », in Mélanges en l’honneur de Jean-Pierre
Laborde, Des liens et des droits, Dalloz, 2015, p. 203.
1024 - La mise à l’écart des dispositions de la Conv EDH en Nouvelle-Calédonie par le truchement d’un raisonnement en
�
termes de hiérarchie des normes est également possible du fait du caractère constitutionnel de l’accord de Nouméa
et donc du respect de l’identité kanak. En ce sens, É. Cornut, « L’application de la coutume kanak par le juge judi
ciaire à l’épreuve des droits de l’homme », in « Le droit constitutionnel calédonien », Politeia, n° 20, 2011, p. 241.
1025 - � ’autres arrêts ont fait de même : voir, par exemple, Cass. crim., 30 juin 2009, n° 08-85954, qui se fonde sur les
D
réserves de l’article 56 § 3 Conv EDH pour considérer qu’il n’y a pas violation de l’article 14 du fait de l’obligation, pour les personnes de statut coutumier, de devoir saisir la juridiction civile en formation coutumière pour
l’obtention d’indemnités civiles suite à une infraction pénale.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
En refusant de contrôler la coutume au regard de l’ordre public, la Cour de cassation choisit
donc de donner pleine efficacité à l’article 7 de la loi organique du 19 mars 1999. Ce faisant,
elle accepte qu’existent, dans l’ordre juridique français, des solutions qu’elle n’aurait pas
tolérées en application d’une loi étrangère. Pour autant, la Cour de cassation ne se place pas
en contradiction avec la Convention européenne des droits de l’Homme car celle-ci permet
une application nuancée du texte dans certains territoires des États parties.
Est-ce à dire, alors, que toutes les pratiques coutumières sont reconnues et en quelque sorte
« ratifiées », au seul prétexte que les justiciables concernés relèvent de l’article 7 de la loi
organique ? La réponse est sans aucun doute négative. En premier lieu parce que, quelles que
soient les « nécessités locales », la Convention européenne des droits de l’homme reconnaît
certains droits comme intangibles. Tel est le cas évidemment du droit à la vie mais également
de l’interdiction des traitements inhumains et dégradants. La Cour européenne des droits de
l’homme a ainsi décidé que les châtiments judiciaires corporels en vigueur dans l’île de Man,
auxquels l’opinion publique locale est très largement favorable dans un souci de défense de
l’ordre public, constituent une peine dégradante contraire à l’article 3 de la Convention européenne et qu’ils ne peuvent pas être justifiés par les « traditions politiques, sociales et culturelles établies de longue date » dans l’île1026. La solution est transposable sans difficulté à la
Nouvelle-Calédonie. Lorsque la coutume autorise ou inspire des sanctions coutumières qui
constituent des châtiments corporels (comme la bastonnade ou l’astiquage parfois infligés
à ceux qui ont manqué à des obligations ou à des décisions coutumières), la coutume entre
en contradiction frontale avec la Convention européenne et elle doit alors être écartée. Elle
ne saurait être sauvée par la clause des nécessités locales. La plupart du temps, d’ailleurs, ces
comportements relèvent d’une qualification pénale et sont sanctionnés comme tels par les
juridictions répressives. Outre les châtiments corporels ci-dessus évoqués, il en va ainsi a
fortiori des incendies de cases destinés à expulser des réfractaires lors de conflits inter ou intra
claniques1027.
On voit donc que la tolérance vis-à-vis de la coutume n’est pas sans borne1028. Il n’en demeure
pas moins qu’en matière de droit civil, la place qui lui est accordée par l’article 7 de la loi
organique est fermement défendue par la Cour de cassation, par-delà même les solutions qui
heurtent les principes fondamentaux de l’ordre juridique français. Il ne faut pas oublier, d’ailleurs, que la coutume elle-même comporte des principes fondamentaux. Dans la perspective
des conflits de normes, il sera donc nécessaire de s’interroger également sur la prise en compte
des éventuelles violations de l’ordre public coutumier par l’application du droit civil. L’ordre
public coutumier est parfois invoqué devant les juridictions calédoniennes1029 et la Charte des
valeurs kanak illustre également ce substrat de règles fondamentales qui forment le « noyau
dur » de la coutume. Dans la recherche de l’égalité des statuts, il n’est donc pas inconcevable de
s’interroger, réciproquement, sur la possibilité d’écarter des règles de droit civil normalement
1026 - � our EDH, 25 avr. 1978, Tyrer c/ Royaume-Uni, Req. n° 5856/72, § 38 ; JDI 1980, p. 457, obs. P. Rolland ;
C
AFDI 1978, p. 379, comm. R. Pelloux.
1027 - � A Nouméa, 28 avr. 2009, RJPENC 2009-2, n° 14, Jur. p. 82, note É. Cornut.
C
1028 - � ur ces aspects, adde É. Cornut, « L’application de la coutume kanak par le juge judiciaire à l’épreuve des droits
S
de l’homme », article précité, et le moyen d’une « exception d’ordre public interpersonnel ».
1029 - � oir par exemple CA Nouméa, Ch. civ., 9 juill. 2009, RG 08/66, sur le caractère d’ordre public coutumier de cerV
tains aspects de la coutume wallisienne, et notamment la nature religieuse du mariage ; adde CA Nouméa, Ch.
cout., 30 oct. 2014, RG 13/225, au sujet de la nécessité d’une décision des clans sur les demandes de dissolution
des liens conjugaux.
413
�compétentes lorsque leur application heurterait trop violemment des principes fondamentaux coutumiers.
414
À supposer même que l’on accepte de reconnaître à la coutume une place au sein de l’ordre
juridique de la République française, la question se pose de l’étendue du champ de compétence qui peut être ouvert à la coutume. L’interrogation, d’ordre technique, porte alors sur
l’étendue du domaine d’application matériel de la coutume. Plus ce domaine est entendu de
façon large et plus il sera opportun de s’interroger sur la nécessité d’une intégration de la coutume dans le corpus normatif contemporain.
II. B. La légitimité technique
Le domaine d’application matériel de la coutume est fixé par l’article 7 de la loi organique
du 19 mars 1999. La coutume s’applique aux personnes de statut civil coutumier kanak « en
matière de droit civil ». La formule est simple mais elle est en réalité source de nombreuses
difficultés, difficultés semblables, du reste, à celles qui ont accompagné le transfert de la compétence normative en droit civil au Congrès de la Nouvelle-Calédonie1030.
Les réticences déjà évoquées à l’application de la coutume kanak ont en effet trouvé dans la
formule vague « en matière de droit civil » une manière de s’exprimer. Nombreux étaient ceux
qui pensaient pouvoir restreindre le champ d’application de la coutume au droit des personnes et de la famille, entendu strictement comme concernant exclusivement le mariage, le
divorce et la filiation. S’en trouvaient donc implicitement exclues toutes les autres matières
relevant du droit civil : droit des contrats, droit de la responsabilité civile, droit patrimonial
de la famille, etc. Cette attitude fréquente des juridictions calédoniennes a perduré jusqu’à
ce que la Cour de cassation exprime fermement son désaccord dans deux avis de 2005 et
2007. Un premier avis du 16 décembre 2005 lui donne l’occasion d’énoncer qu’« il résulte de
l’article 7 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 que les personnes de statut civil coutumier kanak sont régies, pour l’ensemble du droit civil, par leurs coutumes »1031. Il s’agissait
en l’occurrence de savoir si les mesures d’assistance éducative entraient dans le champ des
matières de droit civil pour lesquelles la juridiction étatique doit être complétée d’assesseurs
coutumiers. La Cour de cassation répond par l’affirmative, montrant ainsi sa volonté de
donner toute sa signification à l’expression « en matière de droit civil ». Elle réitère sa position le 15 janvier 2007 dans un second avis relatif aux intérêts civils pris après condamnation
pénale1032. En considérant que, pour statuer sur les intérêts civils, la juridiction devait être
complétée par des assesseurs coutumiers, elle montre une nouvelle fois que l’article 7 ne saurait être interprété restrictivement. En définitive, seules les relations de travail1033 ainsi que
1030 - � . Cornut, « Quel(s) droit(s) civil(s) calédonien(s) ? Le périmètre du droit civil transféré », in S. Sana-Chaillé
É
de Néré (dir.), Le transfert à la Nouvelle-Calédonie de la compétence normative en droit civil et en droit commercial,
Actes précités.
1031 - � ass., 16 déc. 2005, avis n° 005 0011 : Bull. Avis, n° 9 ; BICC, n° 637 du 1er avr. 2006, p. 25 ; RTD civ., 2006, p. 516,
C
obs. P. Deumier ; RJPENC, 2006-1, n° 7, Jur. p. 42, note L. Sermet ; RJPENC, 2011-2, n° 18, Jur. p. 158, note J.Fl. Eschylle ; Droits & Cultures, 2006-1, p. 229, note P. Frezet.
1032 - � ass., 15 janv. 2007, avis n° 0070001P : BICC n° 658 du 1er avr. 2007, p. 8 ; RJPENC, 2007-1, n° 9, Jur. p. 68, note
C
L. Sermet ; RJPENC, 2011-2, n° 18, Jur. p. 158, note J.-Fl. Eschylle ; Droits & Cultures, 2007-2, p. 203, note P. Frezet.
1033 - � a matière est régie par la législation sociale de droit commun : CA Nouméa, Ch. soc., 21 mai 2008, RG 07/476 ;
L
rejet du pourvoi formé contre cet arrêt par Cass. soc., 10 févr. 2010, n° 08-70084, Bull. civ., 2010, V, n° 37.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
les règles procédurales1034 paraissent échapper à la coutume, et ce même si toutes les parties
en cause sont de statut coutumier.
Ce positionnement décisif de la Cour de cassation a globalement tari le contentieux du
champ de compétence couvert par la coutume. Mais, de manière aussi insidieuse qu’immédiate, les réticences à faire application de la coutume se sont portées sur la question
incidente des lacunes de la coutume. Que faut-il faire, en effet, lorsqu’une question relevant de la matière civile et donc soumise à la coutume ne trouve aucune réponse parce
que, précisément, la coutume n’envisage pas la question litigieuse ? Le réflexe consistant à
faire application subsidiaire du Code civil a évidemment été défendu, et ce à de nombreuses
reprises. Mais là encore, la Cour de cassation a entendu assurer la pleine reconnaissance de
la coutume et défendre la place qui lui est reconnue par l’accord de Nouméa en affirmant
implicitement le principe de la complétude de la coutume comme celle de n’importe quel
système juridique. En d’autres termes, ce n’est pas parce qu’une question n’est pas formellement envisagée par la coutume que ce système normatif n’est pas en mesure d’y apporter
une réponse. Mieux encore, l’ignorance par la coutume d’une institution connue du droit
civil ou d’une solution défendue par lui ne signifie pas que la coutume est incomplète ou
inadaptée au monde moderne, mais plus sûrement qu’elle organise autrement les relations
personnelles ou familiales. Face à une prétendue lacune de la coutume il ne s’agit donc pas
de considérer qu’il y a là un vide à combler (par le secours du Code civil) mais qu’il s’agit
plutôt d’un refus d’envisager à l’identique la manière de traiter la question. La Cour de cassation s’était déjà prononcée en ce sens dans son avis du 16 décembre 2005 lorsqu’elle avait
considéré qu’il n’appartenait pas aux organismes publics de décider d’éventuelles mesures
d’assistance éducative alors que la coutume organisait à sa manière la prise en charge de
l’enfant en danger par les clans. La décision était particulièrement significative dans un
domaine aussi sensible que celui de la protection de l’enfance où l’urgence est souvent un
élément justificatif de l’intervention des structures sociales1035.
Bien entendu, une telle solution qui consiste à laisser opérer la coutume peut, pour bon
nombre de praticiens, s’apparenter à un saut dans l’inconnu pour paraphraser la formule
fameuse relative à l’application de la loi étrangère en droit international privé. Et régulièrement, ce saut dans l’inconnu de la coutume est refusé ou esquivé par un appel plus ou moins
explicite aux solutions du Code civil1036. Mais lorsqu’elle est saisie d’un litige sur le champ
de compétence de la coutume, la Cour de cassation se montre ferme dans sa volonté de lui
reconnaître toute sa place. Et elle refuse l’application à titre subsidiaire du Code civil. Ainsi
de l’arrêt du 1er décembre 2010 précité où une ex-épouse se prévalait du droit à une prestation
compensatoire après divorce alors qu’un tel soutien financier n’est pas prévu par la coutume.
1034 - � PI Nouméa, Cout., JAF, 26 avr. 2010, RG 09/01810 : « si la présente juridiction doit au fond rendre une décision
T
conforme aux principes de la coutume, les parties en présence relevant toutes les deux du statut civil coutumier,
à l’opposé elle doit respecter les règles du code de procédure civile » (application de l’art. 1070 CPC pour déterminer le juge territorialement compétent pour une demande en contribution aux charges du mariage) ; comp.
TPI ouméa, Cout., 14 déc. 2009, RG 06/02096 (application de l’art. 44 CPC en matière foncière) ou CA Nouméa,
N
Ch. cout., 17 juin 2010, RG 09/117, RG 09/118 et RG 09/119 (application de l’art. 700 CPC relatif aux dépens). De
même, de nombreuses décisions recourent à l’enquête sociale, laquelle trouve son fondement à l’art. 373-2-12 du
Code civil, même si cela n’est que très rarement précisé (voir TPI Nouméa, Cout., sect. Koné, JAF, 19 juill. 2007, RG
07/00102 ou encore TPI Nouméa, Cout., sect. Koné, JAF, avdd, 11 juin 2012, RG 11/00189).
1035 - � e parallèle avec la qualification de lois de police des mesures d’assistance éducatives dans l’ordre international
L
est à cet égard saisissant.
1036 - � oir infra, § 1.
V
415
�416
Loin d’y voir une lacune de la coutume, la Cour de cassation, confortant en cela l’analyse de la
Cour d’appel de Nouméa, a considéré que si la coutume ne prévoyait pas de prestation compensatoire, c’est qu’elle organisait autrement la protection des conjoints après la dissolution
de leur union. En l’occurrence, il était constaté qu’il appartenait au clan d’origine de l’épouse
de lui assurer des moyens de subsistance1037.
Plus récemment, la question des lacunes de la coutume s’est posée dans un arrêt rendu le 10
juin 20151038, au sujet de l’analyse du statut des biens acquis par deux époux de statut coutumier au cours de leur mariage. La Cour de cassation constate que cette analyse ne peut pas
être menée en termes de régime matrimonial, « dès lors que, le mari et la femme n’ayant pas
de véritable autonomie à l’égard de leurs clans respectifs, une telle notion était inconnue du
droit coutumier ». L’absence de régime matrimonial en droit coutumier ne signifie cependant pas que les biens du couple n’ont pas de statut et la Cour de cassation procède ici comme
à l’égard d’une institution étrangère inconnue : elle la qualifie en la faisant entrer dans la
catégorie juridique française la plus proche de celle que représente cette institution dans
son ordre juridique d’origine. En l’occurrence, la Cour d’appel est approuvée d’avoir « assimilé » la situation coutumière des époux vis-à-vis de leurs biens à celle de deux indivisaires. Le
terme « assimilé » utilisé par la Cour de cassation est très important en ce qu’il montre bien
qu’il ne s’agit pas de suppléer l’absence de régime matrimonial en droit coutumier par une
institution du Code civil mais seulement de traduire juridiquement la solution coutumière.
Cette assimilation du rapport des époux à leurs biens à une situation d’indivision permet ainsi
d’appliquer et de respecter la coutume, tout en résolvant la question des droits des créanciers
sur ces biens, question qui, elle, en raison de sa nature mixte, relève du droit civil et non du
droit coutumier. L’attendu de cette décision mérite d’être reproduit :
Mais attendu qu’après avoir retenu que tant l’immeuble acquis par les époux X que leurs rapports
juridiques avec les créanciers de Pierre X relevaient des règles de droit commun, la cour d’appel
a, d’une part, décidé à bon droit que, les personnes de statut civil coutumier étant régies, pour
l’ensemble du droit civil, par leurs coutumes, les époux X n’étaient pas soumis à un régime matrimonial dès lors que, le mari et la femme n’ayant pas de véritable autonomie à l’égard de leurs clans
respectifs, une telle notion était inconnue du droit coutumier, d’autre part, pu décider que ceux-ci
devaient, vis-à-vis des tiers de droit commun, être assimilés à des indivisaires, de sorte que c’est
sans excéder ses pouvoirs qu’elle a jugé que la part revenant à Mme Y sur l’immeuble indivis ne
pouvait être appréhendée par les créanciers de Pierre X.
On le voit, la mise en œuvre de la coutume face à des questions qui ne font a priori l’objet
d’aucune réponse formelle préalable se traduit par des solutions variables : tantôt les décisions
rendues conduisent à des solutions très éloignées de celles que prône le Code civil, tantôt elles
1037 - � n reprendra ici les explications de Régis Lafargue : « [les clans] ont l’obligation de pourvoir aux besoins
O
de leurs membres : à ce titre, le clan doit protection à l’époux « divorcé », lequel n’a nulle autre alternative
que de revenir se placer sous sa protection et dans sa dépendance », R. Lafargue, La coutume face à son destin.
Réflexions sur la coutume judiciaire en Nouvelle-Calédonie et la résilience des ordres juridiques infra-étatiques, Préf.
A. Christnacht, LGDJ / Lextenso éd., 2010 (Coll. Droit et Société, t. 22), spéc. p. 289. L’auteur explique en outre
que la dissolution du lien matrimonial n’implique pas la séparation des clans qui ont eux-mêmes été unis par le
mariage. Les clans restent « attachés » et cela « s’explique par le sens et la finalité du mariage qui est le don de
vie du clan maternel au clan paternel (la naissance d’enfants qui vont appartenir au clan paternel). Les enfants
du couple étant la seule finalité de l’union [...] l’union des clans perdurera quoi qu’il arrive jusqu’à la mort du
dernier des enfants nés de cette union ».
1038 - � ass. civ. 1re, 10 juin 2015, n° 14-14599, Bull. civ., I, n° 139 ; Rev. crit. DIP 2016, p. 506, note V. Parisot.
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
aboutissent à des analyses qui s’apparentent plus ou moins étroitement à des règles connues du
droit commun. Mais dans tous les cas, ces solutions se fondent sur la coutume et sur elle seule,
qui puise alors dans ses principes, ses valeurs et ses traditions1039 – comme le droit civil puise
dans ses principes généraux – pour résoudre les questions nouvelles qui lui sont posées1040.
En définitive, le domaine d’application matériel de la coutume est donc relativement large.
Il couvre l’ensemble du droit civil, entendu dans sa conception la plus étendue. Il va même
jusqu’à englober la question de la responsabilité civile assumée par l’auteur d’une infraction
pénale. Cette question, qui a donné lieu au second avis de la Cour de cassation en date du
15 janvier 20071041, a continué d’être vigoureusement débattue en raison des contraintes que
le rattachement à la règle coutumière faisait peser sur les victimes. La solution, pourtant, s’impose. Elle découle de l’article 7 de la loi organique. Dans la mesure où elle fait l’objet d’une
contribution spécifique, elle ne sera pas davantage traitée ici1042.
Reste enfin la question de la légitimité de la coutume sur un plan politique.
II. C. La légitimité politique
La légitimité de la coutume est parfois mise en question sur un plan politique – au sens noble
de la politique juridique – dans la perspective du projet de destin commun porté par l’accord
de Nouméa1043. Pour certains observateurs1044, en effet, le transfert de la compétence normative en droit civil aux autorités délibérantes calédoniennes est l’occasion pour elles de doter
le territoire d’un Code civil spécifique qui doit être l’un des outils – si ce n’est l’outil majeur –
du destin commun. Or, dans leur esprit, un tel Code civil ne pourrait remplir son office que
s’il était commun à tous, c’est-à-dire aussi bien aux personnes relevant actuellement du droit
commun qu’aux personnes relevant du statut coutumier. Bien entendu, le destin commun
supposant la reconnaissance de l’identité kanak1045, un tel Code civil commun devrait puiser
son inspiration dans les deux traditions présentes en Nouvelle-Calédonie, celle du droit civil
d’inspiration française et celle de la coutume kanak.
1039 - � cet égard, la Charte du peuple kanak portant « Socle commun des valeurs et principes fondamentaux de la
À
civilisation kanak », signée et publiée le 12 avr. 2014, constitue un outil important de connaissance et de compréhension de la coutume.
1040 - � oir, pour un exemple de question « nouvelle » soumise à la coutume, TPI Nouméa, Cout., 21 févr. 2011, RG
V
09/00451, au sujet d’une demande d’expertise génétique en vue d’établir la paternité. Sur cette affaire, voir
S. Sana-Chaillé de Néré, in Mélanges Hauser, article précité. Et dans un arrêt du même jour, au sujet d’une
demande de subsides : TPI Nouméa, Cout., 21 févr. 2011, RG 10/00956.
1041 - � ass., 15 janv. 2007, avis précité.
C
1042 - � oir É. Cornut, supra Partie 1 – Chapitre 4 : Un contentieux coutumier émergent : les intérêts civils.
V
1043 - � ccord de Nouméa du 5 mai 1998, Point 4 du Préambule : « il est aujourd’hui nécessaire de poser les bases d’une
A
citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie, permettant au peuple d’origine de constituer avec les hommes et les
femmes qui y vivent une communauté humaine affirmant son destin commun ».
1044 - �Voir en particulier le rapport produit par M.-A. Frison-Roche en 2012 à la demande de R. Wamytan, Président du
Congrès de la Nouvelle-Calédonie, consultable sur http://mafr.fr/fr/article/22-le-transfert-de-la-competencenormative-dedicti/.
1045 - � ccord de Nouméa, Point 4 in fine du Préambule : « il convient d’ouvrir une nouvelle étape, marquée par la
A
pleine reconnaissance de l’identité kanak, préalable à la refondation d’un contrat social entre toutes les communautés qui vivent en Nouvelle-Calédonie, et par un partage de souveraineté avec la France, sur la voie de la
pleine souveraineté. Le passé a été le temps de la colonisation. Le présent est le temps du partage, par le rééquilibrage. L’avenir doit être le temps de l’identité, dans un destin commun ».
417
�418
Il est très clair que, dans une telle perspective, la coutume kanak n’aurait, à terme, plus de raison d’être maintenue à côté du droit civil dans la hiérarchie des normes et sa disparition de la
scène juridique calédonienne devrait s’accompagner, logiquement, de la disparition des assesseurs coutumiers1046. On pourrait penser, spontanément, que cette voie est la plus favorable
à la construction d’un destin commun et qu’elle est la seule qui puisse réaliser pleinement
l’intégration de la coutume kanak dans le corpus juridique calédonien. L’intégration serait
d’ailleurs tellement aboutie qu’elle se traduirait par une fusion de la coutume dans ce nouveau droit civil commun à tous les Calédoniens1047. Mais là, sans doute, se trouve le danger1048.
Qui ne voit, en effet, que, dans la recherche d’un tel syncrétisme juridique, le rapport de force
entre coutume kanak et droit civil métropolitain est profondément inégal ? Il l’est d’abord
par la nature même des deux normes que l’on veut assembler : d’un côté la coutume, ensemble
impalpable pour un juriste de droit écrit et qui ne se compose pas seulement de « normes »
au sens juridique du terme mais plus largement d’éléments de représentation du monde, et,
de l’autre, un droit écrit, qui s’est solidifié, enrichi, raffiné mais aussi complexifié au gré des
évolutions sociales, des contraintes économiques et du respect des engagements internationaux de la France. Le rapport de force est ensuite inégal en raison du point de vue – parfois
inconscient – duquel on se place pour envisager ce code civil commun : un tel code civil est
perçu comme un progrès pour la population mélanésienne qui, à défaut, resterait soumise à
des normes inadaptées aux exigences de la modernité1049. Où l’on perçoit très vite la difficulté
qu’il y a, pour les non-Kanak, à regarder la coutume comme l’égale du droit civil. Dans ces
conditions, il serait bien naïf de penser que le futur droit civil commun emprunterait à égalité
dans la coutume et dans le droit de tradition métropolitaine. Et l’on peut craindre, alors, que
sous couvert d’intégration de la coutume, ce soit en réalité sa disparition de la scène juridique
qui se produise1050.
Cela étant dit, et quelles que soient les conditions dans lesquelles un tel Code civil serait élaboré, il devrait être encouragé s’il répondait au souhait de l’ensemble des Calédoniens, Kanak
et non-Kanak, ou tout au moins de la majorité d’entre eux. Mais un tel choix devrait alors
reposer sur une claire conscience des enjeux pour l’existence du statut particulier et des consé-
1046 - � es disparitions seraient également constatées par la seule codification de la coutume kanak, voir É. Cornut,
C
« La non-codification de la coutume kanak », in N. Meyer, C. David (dir.), L’intégration de la coutume dans l’élaboration de la norme environnementale. Éléments d’ici et d’ailleurs…, Bruylant, 2012, p. 137-160.
1047 - � ur la question de savoir à qui s’appliquera le futur droit civil calédonien résultant de l’exercice par le pouvoir
S
normatif calédonien de ses nouvelles compétences, voir S. Sana-Chaillé de Néré, « Les conflits de normes
internes », JDI 2014, article précité.
1048 - � . Sana-Chaillé de Néré, commentaire du Rapport Frison-Roche consultable sur http://larje.unc.nc/fr/leS
rapport-frison-roche-sur-le-transfert-du-droit-civil-commente/
1049 - � e Rapport de M.-A. Frison-Roche explique à plusieurs reprises que ne pas intégrer les Mélanésiens dans le
L
futur droit civil serait les exposer à un « décrochage » de la Coutume. Celle-ci, incapable d’évoluer au rythme
du droit civil, placerait les Kanak sous l’empire de normes inadaptées, figées, et, si l’on en croit le Rapport, les
exposerait encore davantage aux sanctions du droit pénal étatique (Point 105 du Rapport).
1050 - � n craint en effet davantage une disparition de la coutume de la scène juridique que de la vie sociale des perO
sonnes de statut coutumier. De fait, les règles coutumières sont encore très présentes dans la vie quotidienne
des intéressés et il n’est pas sérieusement concevable qu’elles soient abandonnées du seul fait qu’au plan juridique la coutume n’ait plus de place officielle. Mais ce sont alors des phénomènes d’évitement du droit civil qui
se produiraient, comme cela a pu être constaté dans divers territoires colonisés. Le phénomène est notamment
décrit par R. Lafargue, « Le Droit au mépris de l’État : l’exemple du pluralisme familial comme art de se jouer
de la norme étatique », in R. Verdier (dir.), Jean Carbonnier, L’homme et l’œuvre, Presses Universitaires de Paris
Ouest, p. 341. Ces phénomènes traduisent la capacité de « résilience des ordres juridiques infra-étatiques »,
selon la très significative expression de son ouvrage La coutume face à son destin, précité.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
quences qui y seraient attachées pour la place de la coutume dans l’ordre juridique calédonien.
Car là encore c’est la légitimité de la coutume à régir certains rapports sociaux qui est en cause.
En l’état du droit positif, et pour les diverses raisons qui viennent d’être évoquées, le maintien
du statut personnel s’impose donc et, avec lui, le respect de la coutume kanak comme norme
constitutive de l’ordre juridique calédonien, et plus largement de l’ordre juridique français. Il
reste alors à s’interroger sur les méthodes possibles d’intégration de cette coutume.
III. LES MÉTHODES D’INTÉGRATION DE LA COUTUME KANAK
Ayant admis la légitimité du pluralisme juridique qui résulte du maintien de la Coutume
kanak, il devient tout à fait légitime aussi d’envisager le raisonnement conflictuel comme
l’outil permettant de coordonner les différentes normes en présence. En effet, la méthode des
conflits de lois, bien connue des internationalistes, a précisément pour mission d’« organiser
la coexistence des systèmes juridiques nationaux »1051 et de « “faire vivre ensemble” des systèmes
juridiques différents, parce que des relations se nouent entre des personnes qui, par ellesmêmes, leurs biens ou leurs actes, relèvent de systèmes différents »1052. Pareille mission ne
vaut-elle pas également pour organiser la coexistence d’une pluralité de systèmes normatifs
au sein d’un même ordre juridique ?
La démarche, assurément, est novatrice. La doctrine affirme en effet depuis toujours la spécificité des « conflits coloniaux », qui sont les ancêtres des conflits interpersonnels de lois
fondés sur l’article 75 de la Constitution française. Cette spécificité se traduit généralement
par l’affirmation de la primauté, hier, du droit du colonisateur et, aujourd’hui, du droit étatique. Pourtant, il a été récemment démontré que le recours à la méthode conflictuelle, plus
respectueux des systèmes en présence, n’est nullement inconcevable pour régler les conflits
internes en général, et interpersonnels en particulier1053. Certes, comme il sera montré par la
suite, l’utilisation des règles de conflit de lois telles qu’elles existent pour régir les relations
privées internationales n’est pas exempte de paradoxes lorsqu’elle a pour objet des conflits
de normes internes1054. Sans aucun doute aussi, les règles de conflit classiques doivent être
aménagées pour répondre aux spécificités des conflits de normes aussi hétérogènes que le
droit civil et la coutume kanak. Certainement, enfin, faudra-t-il admettre que le raisonnement
conflictuel n’est qu’un outil imparfait qui n’atteindra pas toujours ses objectifs, y compris en
termes d’intégration de la coutume kanak. Mais il demeure pourtant, en l’état du droit et sans
doute encore pour un temps relativement long, le moins mauvais des systèmes en ce que, d’une
part, il ne dénature pas la coutume1055 et en ce que, d’autre part, il ne la nie pas ni ne la fige.
1051 - � . Batiffol, « Réflexions sur la coordination des systèmes nationaux », in RCADI 1967-I, n° 19, p. 188.
H
1052 - � . Batiffol, Aspects philosophiques du droit international privé, Dalloz, 2002 (Coll. Bibliothèque Dalloz), n° 5, p. 16].
H
1053 - � oir sur cette démonstration : V. Parisot, Les conflits internes de lois, ouvrage précité.
V
1054 - � . Sana-Chaillé de Néré, « Les espaces lointains de la République », in Mélanges Laborde, article précité.
S
1055 - � e type de raisonnement, en effet, n’implique nullement la codification de la coutume. Cette question a fait
C
l’objet de nombreuses réflexions sur les avantages et les risques que l’écriture faisait courir à la coutume kanak.
Elle a néanmoins abouti à l’élaboration d’une Charte du peuple kanak, précitée. Plus largement sur cette question, É. Cornut, « La non-codification de la coutume kanak », article précité.
419
�420
En toute hypothèse, la recherche des méthodes d’intégration de la coutume kanak ne peut
faire bstraction d’une réalité : les magistrats ont rarement conscience de régler un « conflit de
a
normes ». En théorie, l’expression devrait être strictement réservée aux situations impliquant les
membres de plusieurs communautés. Ces relations, dites mixtes, sont celles qui ressemblent
le plus aux situations internationales, présentant des points de contact avec les lois de différents États (§ 2). Mais les situations les plus nombreuses – à tout le moins dans les décisions
que recense la base de données – concernent des situations n’impliquant que les membres d’une
seule et même communauté. Le conflit de normes résulte alors de ce que le juge étatique
– qui est nécessairement un juge « de droit commun »1056 – est pétri de valeurs occidentales et
qu’il éprouve parfois des difficultés à se départir réellement du droit commun pour appliquer
pleinement la coutume. Le conflit de normes prend alors la forme d’un conflit de valeurs, qui
justifie le recours à des méthodes d’articulation spécifiques (§ 1). C’est à travers cet unique
prisme de la coordination des normes, sans égard pour la solution au fond1057, que l’ensemble
des décisions judiciaires a été analysé1058.
§ 1 - Les relations impliquant les membres d’une seule communauté
L’application du droit commun dans les relations qui se déroulent exclusivement entre des
citoyens de droit commun s’impose comme une évidence. Or, ne conviendrait-il pas d’admettre, réciproquement, que la coutume régit nécessairement les situations n’impliquant que
des membres de statut civil coutumier1059 et portant sur une matière relevant de ce statut ?
De fait, le principe, en ce cas, de l’application exclusive de la coutume est énoncé par divers
textes ou par la jurisprudence (I). L’application de la coutume constitue une réalité dans la
plupart des décisions présentes dans la base de données même si, il est vrai, le pluralisme juridique n’est pas toujours pleinement assumé par les magistrats qui éprouvent parfois le besoin,
notamment dans les décisions plus anciennes, de rattacher l’application du droit coutumier au
droit commun. Depuis les années 2009-2010, l’application de la coutume paraît mieux assumée
et sa connaissance se trouve facilitée par des décisions fortement motivées et extrêmement
documentées (les références aux travaux de Maurice Leenhardt ne sont pas rares).
1056 - � l n’existe pas de véritables juridictions « coutumières » en Nouvelle-Calédonie. Le juge de droit commun est excluI
sivement compétent. Simplement, il s’adjoint des assesseurs coutumiers lorsque le litige s’élève entre personnes de
statut coutumier et qu’il porte sur une matière régie par la coutume (art. 19 de la loi organique du 19 mars 1999).
1057 - � a méthode retenue, qui s’impose au regard de l’objet de la présente contribution, explique la présentation de
L
certaines décisions pouvant apparaître comme étant dépassées au regard de la solution au fond qu’elles posent.
Seules les techniques d’articulation des normes ont retenu notre attention.
1058 - �Un certain flottement règne parfois quant à l’appellation des décisions de la cour d’appel rendues en « chambre
coutumière » (Ch. cout.) ou des jugements dits « coutumiers » (Cout.) du tribunal de première instance. Nous
avons opté pour cette appellation toutes les fois que la décision est mentionnée comme telle dans la base de
données (et ce même si la présence d’assesseurs coutumiers ne ressort pas du corps de la décision) ou que la
lecture de la décision laisse apparaître que celle-ci a effectivement été rendue en formation coutumière (et ce,
quelle que soit la désignation qu’elle reçoit dans la base de données). De même, l’indication « Ch. civ. » ressort
soit de la présentation de la base de données, soit du corps de la décision. Aucune indication particulière n’a été
portée lorsque ni la présence d’assesseurs coutumiers ni la mention « Ch. civ. » ne figurent dans l’arrêt.
1059 - � l sera parfois fait état, par commodité de langage, des membres « de la communauté kanak » pour désigner les
I
membres de statut coutumier. En réalité, et contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord, tous
les membres de la communauté kanak ne sont pas de statut coutumier.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Il n’empêche ! La mise en œuvre de la coutume peut être délicate (II). L’intégration de la
coutume dans le corpus normatif se heurte à de réelles difficultés, et ce même lorsque la coutume ne devrait pas subir, du moins en théorie, la concurrence de la norme de droit commun.
L’analyse des décisions judiciaires, même anciennes, présente un réel intérêt en ce qu’elle permet d’identifier différentes techniques d’intégration de la coutume dans le corpus normatif
calédonien, lesquelles peuvent à leur tour inspirer certaines des solutions proposées pour régir
les situations mixtes.
I. LE PRINCIPE : L’APPLICATION EXCLUSIVE DE LA COUTUME
Lorsqu’une situation n’implique que des personnes de statut coutumier ou qu’elle porte sur
des terres coutumières, l’application de la coutume s’impose à titre exclusif. Si l’énoncé de
ce principe est aisé, l’identification de son fondement s’avère parfois délicate et l’œuvre des
magistrats est alors souvent décisive. Une clarification s’impose, que ce soit en matière familiale, entendue au sens large (A) ou en droit des biens (B).
I. A. La matière familiale entendue au sens large
En matière familiale, la délibération n° 424 du 3 avril 1967, relative à l’état civil des citoyens
de statut civil particulier, constitue un texte central. La délibération prévoit, dans les relations
qui se nouent entre les seuls citoyens de statut particulier, l’application exclusive de la coutume en
matière de mariage, de dissolution du mariage et d’adoption. La délibération est en revanche
muette sur le droit applicable en dehors de ces trois domaines et il est revenu à la jurisprudence de combler cette lacune. Aujourd’hui, il ne fait guère de doute que l’article 7 de la loi
organique du 19 mars 1999 englobe l’ensemble des questions qui intéressent la communauté
kanak. Aux termes de cette disposition en effet, « les personnes dont le statut personnel, au
sens de l’article 75 de la Constitution, est le statut civil coutumier kanak décrit par la présente loi sont régies en matière de droit civil par leurs coutumes » : la coutume est donc, sans
conteste, exclusivement applicable dans les situations qui n’impliquent que des membres de la
communauté kanak. Au demeurant, et depuis l’ordonnance du 15 octobre 1982, la juridiction
de droit commun est alors complétée par des assesseurs ayant voix délibérative et représentant
la coutume de chacune des parties.
La matière familiale fera l’objet d’un examen sous l’angle du couple d’abord (1), puis sous celui
de l’enfant ensuite (2).
I. A. 1. Le couple
Le mariage et sa dissolution (a) doivent être traités ensemble car les règles qui les concernent,
prévues dès la délibération de 1967, sont similaires. À défaut de texte, il est revenu à la jurisprudence de définir les conséquences patrimoniales qui en découlent (b).
a. Le mariage et sa dissolution
Il résulte de l’article 40 alinéa 1er de la délibération précitée du 3 avril 1967 que « le mariage
des citoyens de statut civil particulier est régi par la coutume » et de l’article 44 alinéa 1er
de ce même texte que « la dissolution du mariage est régie par la coutume ». La règle est
simple à énoncer et elle repose aujourd’hui également sur l’article 7 de la loi organique : la
coutume s’impose pour le mariage d’époux de statut coutumier comme pour la dissolution de
421
�422
leur mariage. Le respect du parallélisme des formes et des compétences implique nécessairement un accord des clans : « il appartient aux clans des époux de décider ensemble de défaire
le mariage qu’ils ont formé »1060. C’est seulement à défaut d’un tel accord que le juge étatique
peut être saisi et la jurisprudence récente affirme même le caractère d’ordre public du préalable coutumier, sanctionnant par une irrecevabilité la demande formée devant le juge sans
consultation des clans1061. Les illustrations de la règle sont nombreuses.
En dépit de la clarté des principes précédemment exposés, il s’est toujours trouvé des plaideurs
de statut coutumier pour tenter d’échapper à l’application des règles composant leur statut.
Les stratagèmes sont divers : revendication de l’application du Code civil au titre de l’ordre
public, voire renonciation au statut personnel avant d’introduire une instance en divorce ou
pendant l’instance. Si nombre de décisions ont fait droit à la demande de ces plaideurs1062, certaines décisions, fidèles aux principes présentés, s’en sont tenues au contraire à l’application
stricte de la coutume, résistant ainsi à la volonté de certains plaideurs de voir appliquer le
Code civil au lieu et place de celle-ci. À l’évidence, de tels raisonnements méritent d’être salués
car ils participent d’une pleine intégration de la coutume dans le corpus juridique.
Ainsi, à une femme qui soutenait que « la réglementation du divorce étant d’ordre public, elle
s’applique à tous les citoyens français », la cour d’appel réplique que « la réglementation du
divorce par les articles 229 et suivants du Code civil et les textes de procédure spéciaux à la
matière, ne sont nullement d’ordre public, au sens [où] elle l’entend, et ne peuvent faire échec
à la disposition constitutionnelle garantissant le maintien de leur statut particulier à tous
ceux qui n’y ont pas renoncé »1063. Partant, les époux étant de statut coutumier, la dissolution
de leur mariage doit être régie par le droit coutumier et la juridiction de droit commun doit
être complétée par des assesseurs coutumiers.
Cette volonté de résistance est également perceptible dans le règlement du conflit mobile.
Dans une affaire tranchée par le juge de Koné le 10 août 19951064, deux citoyens de statut particulier s’étaient mariés coutumièrement. La femme, après avoir renoncé à son statut personnel
pour le statut civil de droit commun, avait saisi la section détachée de Koné d’une action en
divorce pour faute. Le juge de Koné refuse de tenir compte de cette renonciation, en retenant comme seul critère pertinent « le moment de la survenance de l’évènement litigieux, à
savoir le mariage ». L’action en dissolution du mariage, régie par la coutume conformément
à la délibération de 1967, doit être analysée comme « un litige [portant] sur une matière régie
par le statut civil particulier, entre citoyens de statuts civil particulier », ce qui justifie que le
tribunal soit complété par des assesseurs coutumiers. Voilà une conception bien extensive de
l’« évènement litigieux », qui a pour effet de sauvegarder la compétence de la coutume ! De
prime abord, l’on aurait pu s’attendre à ce que la date de la requête en divorce soit considérée comme seule pertinente. La solution, en réalité, s’avère respectueuse de la conception du
mariage dans la société mélanésienne. On ne peut guère concevoir, en effet, que le comportement des époux, justifiant un divorce sur le fondement du droit commun, puisse mettre fin à
1060 - � oir par exemple TPI Nouméa, sect. Koné, JAF, avdd, 3 mai 2007, RG 06/365, ou encore TPI Nouméa, Cout.,
V
sect. Koné, 5 juill. 2010, RG 09/02168.
1061 - � A Nouméa, Ch. cout., 30 oct. 2014, RG 13/225.
C
1062 - � oir les décisions citées infra II.
V
1063 - � A Nouméa, Ch. civ., 14 avr. 1986, RG 307/85.
C
1064 - � PI Nouméa, sect. Koné, JAF, 10 août 1995, RG 15/95.
T
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
l’alliance entre clans que traduit le mariage coutumier. Le lien ainsi constaté entre le mariage
coutumier et sa dissolution ne pourra manquer de guider notre réflexion lors de la recherche
de solutions nouvelles dans le règlement des litiges mixtes1065.
Dans ce mouvement de résistance face à la tentation du law shopping, les assesseurs coutumiers
jouent un rôle clé, certains magistrats n’hésitant pas à mentionner dans leur décision qu’ils
s’en remettent à leur jugement. Ainsi de l’arrêt de la Cour d’appel de Nouméa du 11 décembre
20031066, opposant des époux de statut civil particulier. Le mari avait présenté une requête afin
de voir prononcer le divorce sur le fondement de l’article 242 du Code civil et d’obtenir des
dommages et intérêts sur le fondement de l’article 266 du Code civil. Le tribunal civil de Nouméa le déboute de sa demande en raison de « l’absence de motifs déterminants » et du « refus
caractérisé du clan de voir dissoudre le lien conjugal ». La décision est confirmée sur ce point.
La Cour d’appel s’en remet très largement à l’appréciation des assesseurs coutumiers pour ce
qui est de la dissolution du mariage et elle refuse de rompre le lien conjugal en raison du refus
du clan. L’application de la coutume est manifeste1067.
Dans cette même affaire, la femme avait, devant les premiers juges, conclu au rejet pur et simple
de la demande en divorce de son époux, en se prévalant de l’opposition des autorités coutumières du clan à la dissolution de ce mariage. Elle sollicitait néanmoins une contribution aux
charges du mariage sur le fondement de l’article 258 du Code civil1068. Le tribunal civil, qui avait
pourtant refusé le divorce sur le fondement de la coutume, octroie à la femme une pension sur
le fondement du Code civil. La solution, qui dissocie les conditions de la dissolution et ses conséquences patrimoniales pour les soumettre à un droit différent, est confirmée par la Cour d’appel,
qui abandonne toutefois dans son raisonnement toute référence au Code civil1069.
Les apparences sont donc sauves mais il n’est pas certain que le droit commun ne se soit pas
réintroduit insidieusement dans le raisonnement afin de garantir à la femme une pension.
C’est là aborder la question des conséquences patrimoniales du mariage coutumier et de sa
dissolution.
b. Les conséquences patrimoniales du mariage coutumier et de sa dissolution
La délibération du 3 avril 1967 ne s’intéresse pas explicitement aux questions patrimoniales
liées au mariage coutumier et à sa dissolution. Pourtant, plusieurs arrêts n’ont pas hésité – et
1065 - �Voir infra.
1066 - � A Nouméa, Ch. cout., 11 déc. 2003, RG 411/2002.
C
1067 - � Attendu qu’il résulte d’un procès-verbal daté du 17 août 2000 rédigé par le grand chef du district de Wetr,
«
co-signé par l’ensemble des coutumiers du clan que les autorités coutumières s’opposent formellement au
prononcé de la dissolution du lien matrimonial liant les époux ; Attendu que tant les assesseurs coutumiers
composant la juridiction du premier degré, que ceux assistant celles du second degré ont clairement indiqué
que le refus du clan de l’époux empêchait en l’état toute rupture du lien conjugal ; qu’il convient par suite de
confirmer le jugement déféré entre ce qu’il a débouté monsieur Gérald de sa demande tendant d’une part, à voir
[prononcer] la dissolution du mariage, et d’autre part, à obtenir le versement d’indemnités. »
1068 - � ux termes de ce texte, « lorsqu’il rejette définitivement la demande en divorce, le juge peut statuer sur la
A
contribution aux charges du mariage, la résidence de la famille et les modalités de l’exercice de l’autorité
parentale ».
1069 - � Attendu que monsieur Gérald, qui est tenu au devoir de secours, n’a pas rapporté la preuve de circonstances
«
particulières lui permettant de le dispenser de ses obligations ; [que] c’est lui-même qui a contraint son épouse à
quitter le domicile conjugal. »
423
�à juste titre – à appliquer le droit coutumier à cette question, et ce alors même que celui-ci
s’écarte des conceptions du droit commun.
424
Tel est le cas, par exemple, lorsqu’une demande en contribution aux charges du mariage est
formée par la femme. Lorsque les époux, de statut coutumier, se sont mariés coutumièrement
et que la femme a quitté son mari pour retourner dans son clan d’origine, les « règles coutumières » conduisent à la débouter de la demande en contribution aux charges du mariage
qu’elle peut être tentée d’intenter contre son mari, car c’est alors au clan sous la protection
duquel elle se place de lui assurer aide et assistance. Il revient à ce clan de se retourner, le cas
échéant, contre le clan de l’époux, pour obtenir le remboursement de l’entretien fourni. La
solution a été posée explicitement par la Cour d’appel de Nouméa dès 19951070 et elle a été
réitérée par la suite.
La même conclusion s’impose en ce qui concerne les conséquences patrimoniales de la dissolution coutumière. Devant la Cour de cassation, une femme avait pourtant déduit du silence
de la délibération de 1967 quant au droit patrimonial consécutif à une dissolution coutumière
du mariage que le droit coutumier n’était pas compétent pour régir cette question et que le
droit français devait lui être substitué. L’argument n’a pas fait mouche. Dans le prolongement
de son avis du 16 décembre 20051071, la Haute juridiction décide, par un arrêt du 1er décembre
20101072, que c’est à bon droit que la Cour d’appel, « après avoir relevé que les parties étaient de
statut civil coutumier kanak [a] retenu que les obligations de M. T. à l’égard de Mme A. étaient
régies par le droit coutumier ».
La soumission à la coutume des conséquences patrimoniales de la dissolution coutumière
doit être approuvée. D’une part, elle est respectueuse du système proposé par la
délibération de 1967, en n’introduisant pas une distinction – qui n’existe pas dans le
texte – entre les conséquences patrimoniales et les conséquences non patrimoniales de
la dissolution du mariage1073. D’autre part, la solution répond à la nécessité, déjà relevée
par les auteurs qui prônent une approche sociologique du droit international privé,
de respecter les « ensembles législatifs » afin de « préserver la cohérence des systèmes
législatifs nationaux »1074. Le droit coutumier forme, à l’instar du droit étatique et des
droits étrangers, un tout cohérent et il convient de ne pas rompre l’équilibre sur lequel
il repose1075. Or, une spécialisation trop grande de la règle de conflit comporte toujours
le risque de rompre la cohérence des ensembles législatifs en cause et de conduire à de
délicats problèmes d’adaptation. Le système retenu, au demeurant, est conforme à la
logique du droit international privé, en ce qui concerne le droit commun à tout le moins.
Il semble donc rationnel d’admettre que le droit coutumier, pris en tant que loi de la
dissolution du mariage, s’applique tant aux causes de celle-ci qu’à l’ensemble de ses effets,
ce qui englobe « les conséquences pécuniaires de la rupture du mariage », dont fait partie
1070 - � A Nouméa, Ch. cout., 25 sept. 1995, RG 44/92.
C
1071 - � vis précité.
A
1072 - � rrêt précité.
A
1073 - �S. Sana-Chaillé de Néré, JDI 2011, note précitée, spéc. p. 594.
1074 - �M. Farge, Le statut familial des étrangers en France : de la loi nationale à la loi de la résidence habituelle, L’Harmattan,
2003, spéc. n° 586, p. 533 ; J. Déprez, « Droit international privé et conflits de civilisations », RCADI, 1988-IV,
spéc. n° 108, p. 228-231.
1075 - � . Parisot, Rev. crit. DIP 2011, note précitée, spéc. p. 613-614.
V
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
la prestation compensatoire1076. La solution, au demeurant, avait déjà été consacrée par
certains juges du fond1077.
I. A. 2. L’enfant
L’enfant se trouve très souvent au cœur du contentieux, qu’il s’agisse d’établir sa filiation (a),
de se prononcer sur les effets de cette filiation (b) ou d’adopter une mesure de protection (c).
a. L’établissement de la filiation de l’enfant
La filiation adoptive
L’article 37 de la délibération du 3 avril 1967 prévoit que « les adoptions des citoyens de statut
civil particulier par d’autres citoyens de même statut sont régies par la coutume et basées sur
le consentement des familles intéressées ». La disposition associe une règle unilatérale de
conflit de lois, au sens internationaliste du terme (la coutume est applicable aux adoptions de
citoyens de statut particulier par des citoyens de statut particulier) à une règle matérielle (en
toute hypothèse, le consentement des familles intéressées est requis). Ainsi, l’adoption d’un
enfant de statut civil particulier par des personnes du même statut que lui obéit aux règles
coutumières, lesquelles n’établissent pas de distinction entre l’adoption simple et l’adoption
plénière. Cette disposition ne doit pas être confondue avec l’article 10 de la loi organique, qui
s’intéresse au statut de l’enfant et non à la détermination du droit compétent pour définir à
quelles conditions celui-ci peut être adopté1078. La compétence de la coutume ne peut en la
matière résulter que de l’article 7 de la loi organique.
Une décision du 17 octobre 20111079 permet d’illustrer le propos. Après avoir justifié sa compétence en formation coutumière sur le fondement des articles 7 et 19 de la loi organique, le
tribunal refuse à juste titre de se placer sur le terrain du droit civil pour prononcer l’adoption
simple sollicitée tant par la tante paternelle de l’enfant que par le Procureur de la République.
Se fondant sur l’article 37 de la délibération de 1967, il juge que seule une adoption coutumière pouvait être prononcée, dans la mesure où toutes les parties – l’adoptant comme l’enfant – étaient de statut coutumier :
Les citoyens de statut coutumier ne peuvent se voir appliquer les dispositions du Code civil applicables aux seuls citoyens relevant du statut civil de droit commun, mais les dispositions prévues par
la délibération du 3 avril 1967 relatives justement à l’état civil des citoyens de statut particulier. Or
l’article 37 de ladite délibération ne prévoit en aucune façon une distinction entre adoption simple
1076 - � oir en ce sens : Cass. civ. 1re, 16 juill. 1992, n° 91-11262 : Bull. civ. 1992, I, n° 229 ; D. 1993, p. 476, note K. Saïdi ;
V
Rev. crit. DIP 1993, p. 269, note P. Courbe ; Cass. civ. 1re, 13 oct. 1993, n° 98-15391.
1077 - �Voir par exemple CA Nouméa, Ch. cout., 27 sept. 2007, RG 06/134, déboutant une femme, sur le fondement de la
coutume, de sa demande de prestation compensatoire : « les deux parties étant de statut coutumier, la coutume doit
s’appliquer à l’espèce. Il en résulte que les références au Code civil sont inopérantes […] Dans la coutume des parties,
en cas de dissolution du mariage, l’épouse réintègre son clan qui doit pourvoir le cas échéant à ses besoins ; il
appartient dès lors à son clan d’assumer cette obligation, aucune demande de ce chef ne pouvant en conséquence être formée contre l’époux. Dans ces conditions, madame X. n’est pas fondée à solliciter une prestation
compensatoire ou une aide équivalente. » [les expressions en italique sont soulignées par nous].
1078 - �Voir infra, § 2.
1079 - � PI Nouméa, Cout., 17 oct. 2011, RG 10/01836 ; même solution dans TPI Nouméa, Cout., 7 nov. 2011, RG 09/01687.
T
425
�ou plénière, il pose le principe que l’adoption coutumière est régie par les principes de la coutume et
fondée sur le consentement des familles intéressées. Ainsi existent dans la coutume deux formes de
don d’enfant : le « don simple » et le « don définitif » seul ce dernier étant assimilable à l’adoption
sans distinguer, comme en droit français, l’adoption simple et l’adoption plénière.
426
En l’espèce, le tribunal, après avoir constaté que l’adoption sollicitée par la tante paternelle de
l’enfant « est conforme aux principes coutumiers » et que l’accord du clan paternel résulte sans
ambiguïté du procès-verbal de palabre, prononce l’adoption coutumière de l’enfant.
L’application des règles coutumières s’impose même lorsque le tribunal statue en sa formation
ordinaire. La décision du juge aux affaires familiales de Koné du 23 février 20061080 en est une
illustration. Le fait que les parents, présents à l’audience, aient renoncé à la présence des assesseurs coutumiers, n’a pas empêché le juge, et à fort juste titre, de « statuer selon les règles coutumières ». Requis de se prononcer sur une question de pension alimentaire, il tient compte
des démarches en cours visant à l’adoption coutumière de l’enfant par le frère du père1081.
La filiation de l’enfant en dehors de l’adoption
En dehors de l’adoption, la délibération du 3 avril 1967 ne contient aucune règle permettant
de désigner le droit applicable à l’établissement de la filiation d’un enfant de statut coutumier.
Certes, les articles 35 et 36 de la délibération s’intéressent à la reconnaissance de l’enfant naturel. Est en particulier fréquemment convoqué devant les juges l’article 35 alinéa 1er, aux termes
duquel « la reconnaissance de l’enfant naturel ne pourra se faire qu’avec le consentement de
celui de ses parents déjà connu et, si aucun de ses parents n’est connu, qu’avec le consentement
de la personne qui l’a élevé ».
Il convient toutefois de ne pas se méprendre sur le sens de cette disposition. D’une part, elle
se présente comme une règle matérielle, et non comme une règle de conflit de lois, au sens
internationaliste du terme : elle se contente de définir – dans les termes du droit commun – les
conditions auxquelles la reconnaissance d’un enfant de statut particulier pourra être portée
sur les registres de l’état civil réservés aux personnes de statut particulier. En raison de sa
nature même, elle ne se prononce donc pas sur le droit applicable à l’établissement de la
filiation d’un enfant en dehors de l’adoption. D’autre part et surtout, cette disposition n’est
pas l’émanation de la coutume. En effet, le rattachement de la normativité autochtone à la
délibération de 1967 nous semble des plus artificiels, ne serait-ce que parce que la notion
même d’« enfant naturel » est ignorée de la coutume dans la société mélanésienne1082. La détermination du clan d’appartenance de l’enfant est seule pertinente et l’établissement de la filiation doit, à l’évidence, obéir aux règles coutumières dès lors que tous les protagonistes sont
de statut particulier.
1080 - � PI Nouméa, sect. Koné, JAF, 23 févr. 2006, RG 05/318.
T
1081 - �« Les parents et les enfants étant de statut coutumier, il convient de statuer selon les règles de la coutume débattues à l’audience. Il est admis par les parents que l’enfant Mayeul doit faire l’objet d’une adoption coutumière
par le frère du père. Les démarches sont en cours et devraient être formalisées prochainement. Du fait de cette
adoption à venir, l’enfant est déjà pris en charge, en partie, par l’oncle, qui l’accueille pendant les vacances et
participe à son entretien […] S’agissant de l’enfant Mayeul, la mère admet que, compte tenu des démarches
d’adoption coutumières en cours, c’est à l’oncle Gabriel qu’il appartient de subvenir aux besoins de l’enfant. »
1082 - �Voir en particulier sur ce point R. Lafargue, La coutume face à son destin, ouvrage précité, spéc. p. 303-311 ; comp.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Les décisions les plus récentes interprètent pourtant la délibération de 1967 « dans un sens
coutumier »1083. Dans un arrêt du 9 septembre 2013 par exemple, la Cour d’appel de Nouméa1084, après avoir posé clairement la distinction entre la filiation biologique et la parenté
sociale, estime que les principes qui fondent la parenté dans la société kanak sont consacrés
par l’article 35 de cette délibération : « les règles propres à l’état civil coutumier traduisent la
prise en compte des normes autochtones qui posent le principe de l’appartenance de l’enfant
nouveau-né au clan maternel […], tant que l’enfant ne fait pas l’objet d’un “don” […] afin d’en
faire un membre du clan paternel ».
Il nous semble qu’il serait préférable que les tribunaux s’affranchissent définitivement de ce
texte lorsque, saisis d’une question de parenté, ils appliquent la coutume. La délibération de
1967 devrait être cantonnée à ce pour quoi elle a été conçue, à savoir l’inscription d’un enfant
naturel à l’état civil coutumier. L’article 7 de la loi organique suffit à donner un fondement
juridique à l’application de la coutume dans les relations internes à la communauté kanak.
Quant au contenu de la coutume elle-même, nul n’est besoin de la rattacher à un texte de droit
commun ! Quelques décisions, au demeurant, ne s’y sont pas trompées et elles doivent être
pleinement approuvées. Elles distinguent nettement la reconnaissance à l’état civil, laquelle,
purement formelle, ne confère au père biologique aucun droit particulier sur l’enfant, et la
reconnaissance coutumière, qui seule intègre véritablement l’enfant dans le clan paternel et
lui confère à ce titre des droits et des devoirs. Dans un arrêt du 26 mars 20151085, la Cour d’appel de Nouméa, se référant à plusieurs reprises à sa jurisprudence antérieure, se fonde ainsi
explicitement sur les « principes coutumiers » pour distinguer très nettement la paternité
biologique, qui n’a pas réellement de sens dans la société mélanésienne, et la paternité sociale,
reposant sur l’accomplissement des gestes coutumiers et qui seule confère des droits au père
à l’égard de l’enfant et fait peser sur lui – ou plutôt sur le clan paternel – des obligations de
protection, d’éducation et d’entretien. La Charte du peuple kanak pourrait également venir au
soutien des décisions concernant l’enfant1086.
b. Les effets de la filiation
De nombreux arrêts portent sur la question de la fixation de la résidence de l’enfant chez
l’un des parents et sur l’octroi, le cas échéant, d’un droit de visite et d’hébergement pour
l’autre parent. Les principes applicables en ce cas sont exposés clairement par une décision
du juge de Koné du 22 mars 20071087. Dès lors que les parents ainsi que leurs enfants sont
de statut coutumier, l’affaire est évoquée en présence des assesseurs coutumiers et il est
fait application de la coutume : « coutumièrement les enfants sont à la charge du père, et
[une] solution coutumière doit être recherchée ». Lorsque l’avis des clans est nécessaire pour
CA Nouméa, Ch. cout., 9 sept. 2013, RG 12/59 : « la distinction entre enfant naturel et enfant légitime est […]
dénuée de portée juridique ».
1083 - � oir la démonstration sur ce point d’H. Fulchiron, supra Partie 1 – Chapitre 2 – Section 2, La filiation, qui
V
relève plusieurs arrêts rattachant les règles coutumières à la délibération de 1967.
1084 - � A Nouméa, Ch. cout., 9 sept. 2013, RG 12/59.
C
1085 - � A Nouméa, Ch. cout., 26 mars 2015, RG 14/00045.
C
1086 - � el est déjà le cas dans certaines décisions récentes concernant les effets de la filiation : voir par exemple, staT
tuant en des termes identiques, TPI Nouméa, Cout., JAF, 1er déc. 2014, RG 14/00258, RG 14/00261, RG 14/00475,
RG 14/00772, et, en l’absence d’assesseurs coutumiers, TPI Nouméa, Cout., 1er déc. 2014, RG 14/00411 ; voir en
dernier lieu CA Nouméa, Ch. cout., 28 avr. 2016, RG 15/00149.
1087 - � PI Nouméa, Cout., sect. Koné, JAF, avdd, 22 mars 2007, RG 06/366, arrêt n° 51/07.
T
427
�428
trouver la meilleure solution possible, le juge étatique peut simplement, dans l’attente des
démarches coutumières, fixer des mesures provisoires par un jugement avant dire droit. En
l’espèce, le juge de Koné a fixé la résidence des enfants au domicile de leur mère, accordé au
père « un droit de visite et d’hébergement classique » et ordonné un examen psychologique
de la mère ainsi qu’une enquête sociale.
La question de l’autorité parentale est également, et incontestablement, régie par la coutume lorsque les parents et l’enfant relèvent du statut coutumier. C’est ce qu’a décidé à juste
titre le juge de Koné dans une décision du 7 avril 20051088, et ce alors même qu’il statuait
hors la présence des assesseurs coutumiers, en raison de la renonciation du père. C’est en se
référant à la coutume que le tribunal fait droit à la demande de la mère, visant à ce que le
père soit déchu de son autorité parentale sur l’enfant. Là encore, l’on ne peut que regretter
que la solution soit rattachée artificiellement à la délibération de 19671089, qui n’envisage pas
réellement cette situation1090. Les décisions qui se fondent uniquement sur la coutume, sans
mentionner la délibération de 1967, sont préférables1091.
La question du droit applicable à la pension alimentaire pour l’entretien et l’éducation d’un
enfant naturel a été explicitement posée à la Cour d’appel de Nouméa dès 20011092. Le litige
était relatif à la pension alimentaire due par le père pour l’entretien d’un enfant de statut coutumier, né des relations hors mariage de deux citoyens de statut coutumier. Plus précisément,
le débat portait sur la nécessité de compléter la juridiction par des assesseurs coutumiers. La
mère estimait que la présence des assesseurs coutumiers n’était pas nécessaire au motif que
l’ordonnance du 15 octobre 19821093 renvoie à la délibération de 1967, qui « ne vise que les
matières relatives aux naissances, reconnaissances, décès, mariage, dissolution du mariage et
aux adoptions » et que « la loi organique n’apporte pas plus de précisions ». Par un arrêt avant
dire droit, la Cour de Nouméa a renvoyé, pour avis, la question au Sénat coutumier, lequel s’est
prononcé en faveur d’une intervention des assesseurs coutumiers pour tout litige concernant
l’enfant naturel. La Cour d’appel s’est alors ralliée à cet avis. Après avoir reconnu « qu’il n’est
pas fait mention [dans la délibération de 1967] de la famille maternelle exceptées les modalités
1088 - � PI Nouméa, sect. Koné, 7 avr. 2005, RG 04/332 ; comp. dans le même sens, mais formulé différemment et
T
rendu en présence d’assesseurs coutumiers, TPI Nouméa, Cout., sect. Koné, JAF, 22 mars 2007, RG 06/336,
arrêt n° 50/07 : « les parents vivant en concubinage au moment de la naissance des enfants et ceux-ci ayant été
reconnus par les deux parents, l’autorité parentale est conjointe ; Puisqu’en application des dispositions de la
délibération relative à l’état civil coutumier un enfant de statut coutumier ne peut être reconnu par le père
naturel qu’avec l’accord de la mère » ; motifs repris pratiquement à l’identique par plusieurs arrêts postérieurs.
1089 - � oir déjà supra à propos de l’établissement de la filiation de l’enfant.
V
1090 - �« La coutume consacre les valeurs de responsabilité éducative et d’assistance auxquelles Monsieur P. ne s’est pas
conformé ainsi qu’en atteste la condamnation du tribunal correctionnel pour des faits d’agression sexuelle et
de violences sur son enfant Kevin. En outre Monsieur P. admet [qu’il n’entretient] plus avec l’enfant des relations normales d’un père avec son fils, et ne s’oppose pas à la demande formée par la mère. Dans ces conditions
il y a lieu de faire droit à la demande en déchéance de l’autorité parentale. Cette décision étant par ailleurs
conforme à l’esprit de la délibération du 3 avril 1967, relative à l’état civil des citoyens du statut civil particulier,
et plus particulièrement au texte de l’article 35 de cette délibération qui affirme la primauté du lien maternel
dans le cas d’une reconnaissance de l’enfant naturel. »
1091 - � oir par exemple TPI Nouméa, Cout., sect. Koné, JAF, 20 juill. 2009, RG 08/00163 (à propos de la délégation
V
d’autorité parentale à un tiers) ; TPI Nouméa, Cout., JAF, 3 mai 2010, RG 08/00130.
1092 - � A Nouméa, Ch. cout., avdd, 21 mai 2001, et CA Nouméa, Ch. cout., 26 nov. 2001, RG 397/2000.
C
1093 - � rdonnance n° 82-877 du 15 oct. 1982 instituant des assesseurs coutumiers dans le territoire de la NouvelleO
Calédonie et dépendances au tribunal civil de première instance et à la cour d’appel : JORF n° 243 du 17 oct.
1982, p. 3106.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
de la reconnaissance de l’enfant naturel », elle se fonde sur l’article 7 de la loi organique pour
ériger en principe la compétence de la coutume – laquelle rend nécessaire l’adjonction d’assesseurs coutumiers – pour régir « tous litiges relatifs à l’enfant naturel, sa filiation et comme
on l’espère son entretien », dès lors, à tout le moins que l’enfant est issu de parents qui sont
tous deux de statut coutumier. La solution a été confirmée à plusieurs reprises par la suite1094.
Enfin, il a également été décidé que l’attribution du nom de l’enfant était régie par la coutume
dans une affaire où l’enfant comme ses parents étaient de statut coutumier1095. De même, c’est
également sur le fondement de la coutume que le tribunal, dans une décision du 17 septembre
20071096, a refusé la demande en changement de nom d’un enfant, après avoir recueilli les avis
des membres des clans respectifs des parents. L’intérêt de l’enfant est apprécié au regard de la
coutume. Les coutumes de présentation des enfants ayant été réalisées, ceux-ci portent le nom
du clan du père et « il appartient à [la mère] de prendre conscience que l’intérêt des enfants au
sein de la coutume est de conserver le nom suivant lequel ils sont connus depuis toujours et
qui leur permet d’être reconnus au sein du clan ».
c. La protection de l’enfant
La protection de l’enfant et, plus particulièrement, la mise en place de ce que le droit commun
nomme « assistance éducative », obéit à la coutume dès lors que les parents et l’enfant sont
de statut coutumier. C’est ce qui résulte explicitement de l’avis de la Cour de cassation du
16 décembre 20051097. Après avoir posé en principe qu’il résulte de l’article 7 de la loi organique
« que les personnes de statut civil coutumier kanak sont régies, pour l’ensemble du droit civil,
par leurs coutumes », la Cour de cassation en déduit qu’« en application de l’article 19 de la
même loi, lorsqu’elle statue en matière d’assistance éducative à l’égard de parents et d’enfants
de statut civil coutumier kanak, la juridiction civile de droit commun est complétée par des
assesseurs coutumiers ». La décision est d’une très grande importance et elle est souvent saluée
pour la plénitude de compétence de la coutume qu’elle consacre. Sa portée est néanmoins
limitée aux relations impliquant exclusivement des personnes de statut coutumier. Dès lors
que l’un des intéressés – un parent par exemple – est de statut de droit commun, le droit commun recouvre son empire. Pareille solution ne s’impose pourtant pas. Le centre de gravité de
la relation reposant sur l’enfant, l’on pourrait songer à appliquer la coutume toutes les fois que
l’enfant est de statut coutumier, quel que soit le statut de ses parents1098.
1094 - � oir en dernier lieu CA Nouméa, Ch. cout., 28 avr. 2016, RG 15/00149, affirmant la compétence de la coutume
V
pour la contribution à l’entretien et à l’éducation des enfants.
1095 - � oir par exemple CA Nouméa, Ch. civ., 24 avr. 2006, RG 04/448 : « attendu, s’agissant du nom, qu’il n’est pas
V
contesté que la jeune Myranda est de statut coutumier kanak et que le nom y constitue un élément important
car rattachant l’enfant à ses origines ; que l’intérêt de l’enfant est de prendre le nom de son père ; que ce dernier ne justifie pas d’arguments sérieux pour s’y opposer » ; comp. TPI Nouméa, sect. Koné, JAF, 9 mars 2006,
RG 03/155 (concubins de statut civil particulier – enfant reconnu par le père avec l’accord de la mère) : « en
acceptant cette reconnaissance la mère a accepté que l’enfant entre dans le clan du père dont elle porte le nom.
Les droits du père ne peuvent en conséquence être niés […] Le nom du clan du père transmis à l’enfant rattache
c
elui-ci à la famille paternelle. Les grands-parents maternels ne peuvent l’ignorer ni s’opposer aux relations
entre l’enfant et son père. Leur projet de faire adopter coutumièrement l’enfant par un oncle maternel ne pourra jamais aboutir sans l’accord du père. La position adoptée par les grands parents qui paraissent décider seuls,
est incompréhensible et porte préjudice au développement de l’enfant qui ne peut voir son père ».
1096 - � PI Nouméa, Cout., sect. Koné, JAF, 17 sept. 2007, JAF, RG 05/161.
T
1097 - � vis précité [les expressions en italique sont soulignées par nous].
A
1098 - �Voir infra § 2, II, nos propositions.
429
�430
Les développements qui précèdent ne doivent pas laisser croire que l’application de la coutume serait limitée à la matière familiale, même englobant les relations patrimoniales de la
famille. L’application de la coutume s’étend également aux biens coutumiers. Une différence
notable doit toutefois d’emblée être relevée : tandis qu’en matière familiale, le statut coutumier des personnes impliquées dans la relation conditionne seul l’application de la coutume,
lorsque l’on s’intéresse au droit des biens, le statut du bien est au moins aussi important que
celui des personnes. La coutume ne s’applique à titre exclusif que lorsque le bien dont il est
question est un « bien coutumier »1099.
I. B. La soumission des biens coutumiers à la coutume
Les biens coutumiers, qui appartiennent nécessairement à des personnes de statut coutumier,
sont soumis à la coutume, conformément au principe général posé par l’article 18 de la loi
organique (1). Ce principe a donné lieu à des applications variées (2).
I. B. 1. Le principe général posé par l’article 18 de la loi organique
L’article 18 de la loi organique soumet à la coutume « les terres coutumières et les biens qui
y sont situés appartenant aux personnes ayant le statut civil coutumier ». Pour échapper au
régime du Code civil, un bien doit répondre cumulativement aux deux conditions énoncées
par la loi organique : il doit être situé en terre coutumière et il doit « appartenir » à une personne de statut coutumier.
La première condition, relative à la notion même de « terres coutumières, ne semble pas avoir
suscité de contentieux1100. Ces terres, constituées notamment d’anciennes réserves mélanésiennes et de terres rétrocédées aux groupements de droit particulier local (GDPL), obéissent
à un régime juridique particulier puisqu’elles sont « inaliénables, incessibles, incommutables
et insaisissables ». De surcroît, elles peuvent être revendiquées « au titre du lien à la terre »,
lequel constitue un « concept normatif spécifique à la société coutumière affectant l’identité
et le statut des hommes en lien avec une terre par rapport à laquelle ils se définissent »1101.
La seconde condition, relative à l’« appartenance » de la terre coutumière à une « personne
de statut coutumier kanak » est plus délicate à interpréter, en particulier lorsque la relation
implique un GDPL. Dans des litiges relatifs à la propriété des terres attribuées par l’ADRAF à
un GDLP, plusieurs décisions ont d’abord admis sans difficulté la nécessité de recourir à des
assesseurs coutumiers – ce qui sous-entend que la coutume est applicable – sans même que la
question fasse réellement l’objet d’un débat au fond. La composition coutumière des juridictions a paru s’imposer du fait de la nature coutumière de la terre, objet du litige. La qualité du
1099 - � ’application exclusive de la coutume aux biens coutumiers n’exclut pas la possibilité d’appliquer la coutume à
L
des biens non coutumiers. Cette situation mixte sera étudiée infra § 2.
1100 - � i l’on excepte les cas de contestation des cessions de terres par l’ADRAF aux GDPL.
S
1101 - �CA Nouméa, Ch. civ., 11 oct. 2012, RG 11/00425, RJPENC 2012-2, n° 20, Jur. p. 85, note É. Cornut ; comp., plus récemment, CA Nouméa, Ch. cout., 22 mai 2014, RG 12/101 ; CA Nouméa, Ch. cout., 30 oct. 2014, RG 13/180 ; voir
également R. Lafargue, supra Partie 1 - Chapitre 3 : Le contentieux classique de la terre. Adde É. Cornut, « La
valorisation des terres coutumières par celle du droit coutumier. Le principe coutumier de l’union des hommes
et de la terre », in C. Castets-Renard, G. Nicolas (dir.), Patrimoine naturel et culturel de la Nouvelle-Calédonie.
Aspects juridiques, L’Harmattan, 2015 (Coll. Droit du patrimoine culturel et naturel), p. 125-154 ; É. Cornut,
S. Farran, « New Caledonia Land », in S. Farran (Dundee, Écosse), D. Paterson (USP, Fidji) (dir.), South Pacific
Land Systems, USP Press, 2013, p. 29-44.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
propriétaire de cette terre n’est pas même évoquée1102. Par la suite, un arrêt de la cour d’appel
de Nouméa du 21 mai 2008 a semé le doute1103. Il a fallu attendre l’arrêt de la Cour d’appel de
Nouméa du 13 août 20121104, qui constitue l’état du droit positif, pour que toute incertitude
soit définitivement dissipée.
Deux arguments sont avancés au soutien de la solution. La cour s’appuie d’une part sur la
généralité de la compétence reconnue à la juridiction de droit commun par la loi organique
(art. 7 et 19), ainsi que sur la plénitude de compétence reconnue au droit coutumier par la
Cour de cassation, dans son avis du 16 décembre 2005, pour en déduire qu’il n’y pas lieu « de
s’attacher au fait que se trouvent en litige des personnes physiques et une personne morale ».
Ce premier argument, à la vérité, n’est pas décisif. En effet, il ne suffit pas que la question
litigieuse entre dans le champ matériel de compétence de la coutume pour que les assesseurs
coutumiers puissent ipso facto compléter les juridictions de droit commun. Il faut encore – et
la condition est autonome – que la contestation oppose des citoyens de statut particulier. En
se désintéressant de l’identification des personnes en litige, la cour d’appel paraît dissoudre la
condition relative au citoyen dans l’exigence relative à la matière1105. La cour d’appel s’appuie
d’autre part, et de façon plus convaincante, sur la structure du GDPL. Ce groupement est analysé comme l’émanation d’un ou de plusieurs clans, lesquels sont des « acteurs majeurs dans
la représentation et la défense des intérêts de la société kanak ». La notion de « citoyens de
statut particulier » est alors entendue de façon extrêmement large. Elle vise soit la personne
physique relevant du statut coutumier, soit la personne morale en charge de la défense des
intérêts de ces citoyens, qu’il s’agisse du GDPL ou du clan lui-même1106.
La cause est entendue : la compétence de la coutume s’impose dès lors que le litige porte sur
une terre coutumière et ce, même s’il implique un GDPL ou un clan.
1102 - � oir par exemple TPI Nouméa, Cout., sect. Koné, 10 août 1999, RG 106/97, à propos de la demande formée par
V
un GDPL visant à faire expulser un clan des terres dont il s’estimait propriétaire.
1103 - � A Nouméa, Ch. soc., 21 mai 2008, RG 07/476. Pour refuser de compléter sa formation par des assesseurs couC
tumiers, la cour d’appel se fonde notamment sur le fait que le GDPL n’a pas la qualité de « citoyen » au sens
des articles L. 562-19 et L. 562-20 COJ et que seules les personnes physiques peuvent se prévaloir du statut civil
coutumier. Le pourvoi formé contre cet arrêt est rejeté par Cass. soc., 10 févr. 2010, arrêt précité, mais uniquement en raison de l’application, en la matière, de la législation sociale de droit commun.
1104 - � A Nouméa, Ch. civ., 13 août 2012, RG 12/242, RJPENC 2012-2, n° 20, Jur. p. 85, note É. Cornut.
C
1105 - � Le GDPL n’est pas une personne morale de droit commun, sa formation et son objet, qui répondent au souci
«
de remplir une fonction économique en milieu coutumier kanak, le rattachent à l’évidence au monde de la
coutume ; que si la personne morale n’est pas au sens strict un « citoyen », elle est bien une personne au même
titre qu’une personne physique, dotée de tous les attributs de la personnalité ; qu’elle n’échappe pas, de ce fait,
à la loi commune qui assujettit les personnes de statut coutumier kanak aux règles coutumières lorsqu’elles se
trouvent en litige avec d’autres personnes de statut coutumier kanak. »
1106 - � Le GDPL n’est, en toute hypothèse, qu’une structure polyclanique ou tribale (lorsqu’elle fédère plusieurs clans,
«
ou des démembrements de clans), ou monoclanique lorsqu’elle se compose d’un seul clan familial, auquel cas
le GDPL n’est qu’un artifice juridique destiné à compenser, dans la situation antérieure aux arrêts du 22 août
2011, RG n° 10/531 et 532, le déni de la personnalité juridique reconnue désormais aux clans kanak ; Qu’ainsi, la
proximité du GDPL vis-à-vis des clans est telle, que refuser la présence d’assesseurs coutumiers dans un domaine
qui ne relève pas du droit commercial mais des rapports de nature civile, reviendrait à exclure de la compétence
de la juridiction visée à l’article 19 de la loi organique (juridiction de droit commun avec assesseurs coutumiers)
les affaires intéressant les clans kanak qui sont devenus, à l’heure où se multiplient les projets de développement
sur terres coutumières, les acteurs majeurs dans la représentation et la défense des intérêts de la société kanak. »
431
�I. B. 2. Les applications variées de ce principe
432
La compétence de la coutume a été affirmée pour définir les modalités d’usage des terres coutumières (a), le régime des contrats portant sur ces terres (b), les conditions de leur dévolution
successorale (c) ou encore le régime matrimonial auquel elles sont soumises (d).
a. L’usage d’une terre coutumière
Il arrive parfois que les clans se disputent l’usage d’une terre. Lorsque la terre est une terre
coutumière, « les modalités d’usage sont fixées par les règles coutumières ». C’est ce que décide
un arrêt de la Cour d’appel de Nouméa du 10 mars 20081107, statuant en composition coutumière. Le fondement de l’arrêt n’est pas spécifié mais l’article 18 de la loi organique pourrait
très certainement justifier la solution. L’importance concédée aux autorités traditionnelles
dans cet arrêt mérite par ailleurs d’être relevée : en présence de deux procès-verbaux de palabre
contradictoires, le tribunal s’en remet finalement à la décision du grand chef, conformément
à ce que commande la coutume1108.
b. Les contrats portant sur les terres coutumières
L’application de la coutume peut s’étendre également aux contrats portant sur des terres coutumières, et plus particulièrement à la question du paiement des loyers d’un local commercial
situé en terre coutumière, dès lors que le bail a été conclu entre deux parties de statut coutumier. C’est ce qui résulte d’une décision du juge de Koné du 5 septembre 20061109.
Le litige opposait l’exploitante d’un commerce d’alimentation générale, sis dans une tribu
de Pouebo, à un groupement de droit particulier local, représenté par le chef de la tribu. Le
fonds de commerce était exploité dans un local commercial appartenant à la tribu de Yambé,
au travers de ce GDPL. Le litige est survenu en raison du retard dans le règlement des loyers.
Nonobstant le règlement des loyers, le propriétaire avait procédé au blocage et à la fermeture
des lieux. La femme, estimant que ce trouble de jouissance lui causait un trouble manifestement illicite de la faute du bailleur avait, en raison de l’urgence, saisi le juge de Koné en sa
formation des référés, afin de faire cesser ce trouble. Elle souhaitait notamment voir ordonner
au GDPL d’avoir à libérer l’accès au local commercial et, s’il y a lieu, l’expulsion du chef de
clan. La décision porte sur la compétence du juge des référés mais elle est révélatrice du droit
applicable à cette situation. L’affaire est intéressante à plusieurs titres.
Les motifs de la décision s’ouvrent tout d’abord par le constat que « les parties sont liées par
un bail établi par procès-verbal de palabre ». C’est donc concéder que le caractère inaliénable,
incessible, incommutable et insaisissable des terres coutumières et des biens qui y sont situés
1107 - � A Nouméa, Ch. cout., 10 mars 2008, RG 07/497.
C
1108 - �« En cas de conflit à l’intérieur d’un même clan sur l’usage de la terre, la décision du grand chef s’impose à tous.
En l’espèce, le terrain que revendique monsieur X est situé à Lifou dans le district du Gaitcha et constitue donc
une terre coutumière dont les modalités d’usage sont fixées par les règles coutumières précitées. La création et
l’exploitation d’un centre d’enfouissement ont été autorisées coutumièrement sur le terrain en cause. Dans le
cadre du conflit interne existant au sein du clan X/Y sur l’usage de ce terrain, c’est à bon droit que le tribunal,
section détachée de Lifou, a pris en compte la décision du grand chef du district de Gaitcha, A, qui a reconnu Y.
comme seul en capacité de décider de l’usage du terrain. »
1109 - � PI Nouméa, sect. Koné, 5 sept. 2006, RG 06/19.
T
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
ne fait pas obstacle à une exploitation économique de ces terres. Un bail peut être librement
conclu – puisqu’il n’entraîne aucune dépossession de son « propriétaire » – et il l’est conformément à la coutume, via un procès-verbal de palabre. Le tribunal observe ensuite que « les
parties et le bien immobilier relèvent du statut coutumier ». Il en déduit alors que les articles
18 et 19 de la loi organique, qui se réfèrent à l’article 7, dont la portée a été précisée par l’avis
de la Cour de cassation du 16 décembre 2005, sont applicables et qu’il n’est donc pas compétent en sa formation ordinaire1110. C’est dire qu’en la matière la plénitude de compétence de la
coutume joue pleinement.
c. La dévolution successorale des biens coutumiers
Les arrêts portant sur la dévolution successorale sont peu nombreux. En ce domaine, et
contrairement, là encore, à ce qui peut être observé pour la matière familiale, il ne suffit pas
que les personnes concernées par la succession – à savoir le défunt et les héritiers potentiels –
soient de statut coutumier pour que la coutume s’applique. Il faut encore que le bien litigieux
soit un bien coutumier1111 ou, s’il s’agit d’un bien commun, que le défunt n’ait pas exercé l’option lui permettant de soumettre la succession de ce bien au droit commun1112.
Ces précisions étant apportées, il reste que la dévolution des biens coutumiers, lesquels appartiennent nécessairement à des personnes de statut coutumier, obéit aux règles coutumières.
La règle est affirmée par l’accord de Nouméa, au point 1.1 in fine, aux termes duquel « les biens
situés dans les « terres coutumières » (nouveau nom de la réserve), [seront] appropriés et dévolus en cas de succession selon les règles de la coutume ». Elle découle aujourd’hui directement
de l’article 18 de la loi organique.
Quelques décisions ont eu l’occasion d’en faire application. Tel est le cas notamment d’un
arrêt de la Cour d’appel de Nouméa du 29 juillet 20041113, qui réserve toutefois l’éventuelle
contrariété de ces règles à l’ordre public, tout en estimant que la veuve ne pouvait pas opposer
le principe d’égalité, pourtant cher au droit commun1114. L’une des conséquences de l’application des règles successorales coutumières aux biens coutumiers est que les individus, même de
statut coutumier, ne peuvent pas revendiquer le partage d’un tel bien. Dans cette affaire, la
veuve n’a pas pu obtenir le partage du fonds de commerce situé en terre coutumière, et ce alors
même qu’elle avait participé à son exploitation.
1110 - � e tribunal, se déclarant incompétent, renvoyait les parties à mieux se pourvoir. De fait, TPI Nouméa, Cout.,
L
sect. Koné, 18 nov. 2008, RG 06/00363, a estimé, sur le fondement des art. 18 et 19 de la loi organique, que « la
juridiction complétée d’assesseurs coutumiers est compétente ».
1111 - � es situations mixtes, c’est-à-dire dans lesquelles tous les intéressés ne sont pas de même statut et/ou le patriL
moine successoral d’un défunt de statut coutumier comporte un bien acquis sous le régime du droit commun
seront examinées dans le § 2.
1112 - �Voir infra § 2 sur cette option de législation.
1113 - � A Nouméa, Ch. cout., 29 juill. 2004, RG 03/292, arrêt précité ; voir également CA Nouméa, Ch. civ., 6 janv. 2005,
C
RG 04/00147, dans un litige opposant un GIE à l’héritier du défunt, de statut coutumier, à propos d’une demande
de condamnation pour des détournements de fonds prétendument commis par le défunt. Le GIE fait état, ce qui
n’est pas contesté à l’audience de la Cour d’appel, d’un procès-verbal de palabre, établi par le syndic des affaires coutumières, désignant le fils du défunt comme le bénéficiaire de la succession et son épouse comme étant administratrice légale sous contrôle judiciaire des biens de son fils. La succession a donc bien été réglée coutumièrement.
1114 - � Attendu qu’il est constant que les règles successorales concernant les citoyens de statut coutumier sont régies
«
par leur coutume ; Que Mme X ne saurait donc opposer un principe de droit commun d’égalité mais est soumise aux règles découlant de son statut dès lors qu’elles ne sont pas contraires à l’ordre public. »
433
�434
Le principe de la soumission à la coutume des biens coutumiers est réaffirmé par la proposition de loi du pays du Sénat coutumier du 2 juillet 20151115. L’article 2 de cette proposition
établit une distinction fondamentale, au sein du patrimoine successoral d’un défunt de statut
coutumier, entre, d’une part, « le patrimoine constitué sous l’empire du droit commun et situé
hors terres coutumières, constitué d’un passif et d’un actif successoraux » et, d’autre part, « les
droits fonciers matériels et immatériels, ainsi que les droits et devoirs relatifs à la sauvegarde
et à la transmission d’un héritage culturel et familial, d’essence coutumière ». Les seconds
types de droits, que nous nommons « biens coutumiers » par simple commodité de langage,
sont nécessairement dévolus selon la coutume, conformément à l’article 18 de la loi organique1116. Le palabre coutumier se trouve alors au cœur de la succession coutumière kanak.
d. Le régime matrimonial
Très rares sont les décisions à évoquer la question du régime matrimonial des couples mariés
et elles le font principalement dans le cadre d’une procédure de dissolution du mariage. Après
avoir prononcé la dissolution du mariage d’époux coutumiers, elles prononcent, « en tant que
de besoin, la dissolution du régime matrimonial ayant existé entre les époux »1117. La formule
résonne comme une clause de style et ne distingue pas selon le type de biens en cause.
Et pourtant, la possibilité même d’un régime matrimonial entre époux de statut coutumier
a parfois été niée en raison de l’emprise du clan sur l’individu dans la société mélanésienne.
Cette analyse, proposée par la Cour d’appel de Nouméa dans un arrêt du 12 décembre 20131118,
a même récemment reçu l’aval de la Cour de cassation dans un arrêt du 10 juin 20151119 : « le
droit coutumier ne connaît pas la notion de régime matrimonial, puisque le couple formé par
l’union du mari et de la femme n’a pas de véritable autonomie par rapport aux clans respectifs
des époux ». Bien avant ces arrêts d’ailleurs, certains auteurs avaient déjà déduit de l’absence
d’existence juridique du couple (en tant qu’entité juridique) face au clan, qu’il est « [impossible] de concevoir l’existence d’un régime matrimonial en droit coutumier »1120. En effet,
les biens du couple sont la propriété des clans, alliés par le mariage des deux époux. Or, si le
couple n’a pas de patrimoine propre, les règles composant le régime matrimonial n’ont pas de
raison d’être, puisqu’elles « concernent le patrimoine conjugal et les pouvoirs des époux sur
ce patrimoine »1121.
Cette analyse ne nous semble pas complètement exacte. En réalité, il convient d’établir une
distinction selon le type de biens en cause. Si seul le clan et le GDPL – à l’exclusion de la personne individuelle – peuvent être propriétaires d’une terre coutumière, au sens de l’article 18
1115 - � élibération n° 08-2015/SC du 2 juill. 2015 portant proposition de loi du pays relative aux successions coutuD
mières Kanak : JONC, 4 août 2015, p. 6851.
1116 - � oir en ce sens le rapport de présentation de la proposition, JONC, 4 août 2015, spéc. p. 6869. Le sort des preV
miers types de droits, de « nature civile » sera examiné infra dans le § 2.
1117 - � A Nouméa, Ch. civ., 4 déc. 2006, RG 05/531 ; TPI Nouméa, Cout., sect. Koné, JAF, 19 juill. 2007, RG 06/402 ;
C
TPI Nouméa, Cout., 5 juill. 2010, RG 09/02168 (qui renvoie de surcroît les époux « devant l’autorité coutumière
pour régler le sort des biens situés sur les terres coutumières »).
1118 - � A Nouméa, Ch. cout., 12 déc. 2013, RG 12/00486.
C
1119 - � ass. civ. 1re, 10 juin 2015, arrêt précité.
C
1120 - �G. Nicolau, G. Pignarre, R. Lafargue, Ethnologie juridique. Autour de trois exercices, Dalloz, 2007 (Coll. Méthodes
du droit), spéc. p. 256-258.
1121 - � r. Terré, Ph. Simler, Droit civil. Les régimes matrimoniaux, 7e éd., Dalloz, 2015, n° 16, spéc. p. 13.
F
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
de la loi organique, l’absence d’autonomie du citoyen de statut coutumier kanak relativement
à son clan ne fait nullement obstacle à l’appropriation privée par celui-ci d’un bien, lequel sera,
à ce titre, librement cessible et transmissible1122. Ainsi, si la question du régime matrimonial
n’a effectivement pas lieu d’être posée à propos des biens coutumiers du clan, elle est revanche
loin d’être dénuée de sens pour les biens privés qui appartiennent à un couple, même de statut
coutumier. Deux décisions en particulier sont de nature à conforter cette interprétation.
Dans un arrêt de la Cour d’appel de Nouméa du 27 septembre 20071123 d’abord, il est dit que les
biens immobiliers appartenant au clan d’un époux ne peuvent pas être « pris en considération
dans le cadre d’une liquidation de communauté ». Dans cette affaire, une femme, acquiesçant
à la demande de dissolution du mariage formée par son époux, demandait « la désignation
d’un notaire pour accomplir les formalités légales avec mission d’inclure dans l’évaluation du
patrimoine commun, avant liquidation, les biens immobiliers situés dans la Tribu ». La cour
d’appel, excluant toute référence au Code civil, la déboute de sa demande sur le fondement
de la coutume : les biens litigieux appartenant au clan et non au mari, la femme ne peut exercer aucun droit sur ceux-ci1124. Dans une décision de la section détachée de Koné du 12 avril
20071125 ensuite, une distinction est établie selon le type de biens en cause. Après avoir fait
droit à la demande de dissolution d’un mariage coutumier, le tribunal prononce, pour ce qui
est des biens du couple acquis sous le régime du droit commun, « la dissolution du régime
matrimonial ayant existé entre les époux » et les renvoie « devant un notaire afin de procéder
aux opérations de liquidation partage de ces biens ». Pour ce qui est en revanche des « biens
situés sur les terres coutumières », elle renvoie les parties « devant l’autorité coutumière ».
L’existence possible d’un régime matrimonial entre époux de statut coutumier est également
confirmée par la délibération précitée du 2 juillet 2015 relative aux successions coutumières
kanak. Ce texte, on le verra, autorise en son article 35 le de cujus de statut particulier à décider,
de son vivant, que « l’ensemble ou une partie de son patrimoine constitué sous l’empire du
droit commun et situé hors terres coutumières », sera soumis aux « règles des successions et
des libéralités prévues par la législation civile non coutumière ». Or, la déclaration d’option,
pour être « opposable à la coutume »1126, doit comporter notamment « l’accord exprès et écrit
du conjoint du déclarant le cas échéant pour les éléments du patrimoine relevant de la communauté ». Voilà la preuve, s’il en était besoin, que les biens communs peuvent faire l’objet
d’un régime matrimonial.
1122 - � oir en ce sens, réactualisée par la proposition de loi du pays de 2015, précitée, la délibération n° 148 du 8 sept.
V
1980 de l’Assemblée territoriale portant organisation de la succession des biens immobiliers appartenant aux
citoyens de statut civil personnel et acquis sous le régime du droit civil : JONC, 29 sept. 1980, p. 1136 ; adde l’article 6 de la loi organique qui reconnaît, à côté « de la propriété publique et des terres coutumières », l’exercice
du droit de propriété garanti par la Constitution « sous la forme de la propriété privée ».
1123 - � A Nouméa, Ch. cout., 27 sept. 2007, RG 06/134.
C
1124 - � Les deux parties étant de statut coutumier, la coutume doit s’appliquer à l’espèce. Il en résulte que les réfé«
rences au Code civil sont inopérantes […] Les biens immobiliers situés en tribu appartenant au clan de l’époux
et non à ce dernier, même s’il en a la jouissance, madame X n’est pas davantage fondée à demander qu’ils soient
pris en considération dans le cadre d’une liquidation de communauté […] Madame X doit être déboutée […] de
sa demande au titre des biens immobiliers. »
1125 - � PI Nouméa, Cout., sect. Koné, JAF, 12 avr. 2007, JAF, RG 05/301.
T
1126 - � ’expression d’opposabilité à la coutume, retenue par l’art. 37 de la proposition de 2015, manque de clarté. Il
L
aurait été préférable de parler d’opposabilité au « clan » ou de « mise à l’écart de la coutume ».
435
�436
Les développements qui précèdent nous ont permis de mettre en exergue les cas dans lesquels
l’application de la coutume s’impose. Les fondements de cette application ont été précisés
et les efforts des juridictions pour faire respecter cette application ont été soulignés. Dans
un grand nombre de décisions néanmoins, les juges font montre d’une réelle difficulté à se
départir du droit commun. L’intégration de la coutume dans le corpus normatif s’avère des
plus délicates.
II. �LA RÉALITÉ : L’INTÉGRATION DÉLICATE DE LA COUTUME DANS LE CORPUS
NORMATIF
La perspective d’intégration de la coutume suppose une volonté de laisser une place à la
coutume dans le corpus normatif. Le constat participe de ces évidences qu’il est néanmoins
nécessaire d’affirmer avec force, tant le refus d’intégration de la coutume, même inavoué
ou inconscient, est parfois patent (A). Dans un certain nombre de décisions heureusement,
la coutume trouve sa place. Les juges éprouvent néanmoins des difficultés à s’affranchir
c
omplètement de la tutelle du Code civil et ils n’appliquent parfois la coutume que dans le
sillage de celui-ci. Le procédé donne alors lieu à d’intéressants mécanismes d’articulation des
normes (B). Parfois encore, les magistrats, hésitants, refusent d’opérer un choix franc entre le
droit civil et la coutume (C).
II. A. Le refus, parfois inavoué ou inconscient, d’intégration de la coutume
Certains textes ou certaines décisions frappent par le refus d’intégration qu’ils traduisent. Ces
hypothèses doivent être clairement identifiées pour être mieux dénoncées. Les textes, d’abord,
suivis par les juges, n’hésitent pas à exporter dans la société mélanésienne des concepts pour
laquelle ils n’ont pas été conçus. Cet « impérialisme des subdivisions propres au droit français » se montre peu respectueux des logiques coutumières (1). Allant plus loin, certaines décisions écartent parfois purement et simplement la coutume au profit du droit commun. Le
procédé, qu’il soit explicite ou simplement implicite, n’en est pas moins condamnable en toute
hypothèse (2).
II. A. 1. L’« impérialisme des subdivisions propres au droit français »
L’« impérialisme des subdivisions propres au droit français »1127, marque d’ethnocentrisme juridique du juge français, consiste à exporter dans le système mélanésien des concepts propres au
droit français et qui ne sont pas toujours appropriés dans le Pacifique. Un tel impérialisme est
manifeste en droit pénal. La négation du droit coutumier kanak en la matière1128, alors que sa
reconnaissance s’impose en matière civile, repose sur la distinction – métropolitaine – entre le
droit civil et le droit pénal, distinction qui ne semble guère avoir de sens au regard de l’ordre
coutumier. Un tel impérialisme est également omniprésent en matière civile mais il est plus
sournois puisqu’il s’inscrit parfois dans une logique apparente de respect de la coutume.
1127 - � ’expression est empruntée à G. Nicolau, « Le droit très privé des peuples autochtones en Nouvelle-CalédoL
nie », Droits & Cultures, 1999-1, spéc. p. 62.
1128 - � oir V. Parisot, « Justice pénale républicaine et droit coutumier kanak », in S. Pessina Dassonville (dir.),
V
C
ahiers d’Anthropologie du Droit, 2011-2012 : Le statut des peuples autochtones. À la croisée des savoirs, éd. Karthala,
2012, p. 183-208.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Cet impérialisme a été dénoncé à propos de l’état civil « indigène », institué par un arrêté
n° 631 du 21 juin 1934, réformé à plusieurs reprises et en dernier lieu par la délibération précitée du 3 avril 19671129. Ces divers textes s’inscrivent, de prime abord, dans une logique de
respect de la coutume : le mariage et sa dissolution sont régis par la coutume ; les différents
actes intéressant les citoyens de statut particulier sont inscrits sur un registre spécifique. Et
pourtant, l’état civil particulier se présente davantage comme une institution de police de
l’État français, destinée à identifier les Mélanésiens, que comme un moyen de respecter leur
coutume. Reprenons les articles 35 alinéa 2 et 38 dernier alinéa de la délibération de 1967,
relatifs respectivement à la reconnaissance de l’enfant naturel et aux actes d’adoption. Ces
dispositions exigent le consentement de l’intéressé – enfant naturel ou adopté – dès lors qu’il
est « âgé de plus de dix-huit ans ». La cour d’appel de Nouméa, faisant application de ce critère dans un arrêt du 23 novembre 20001130, vérifie que l’enfant naturel, de statut coutumier,
et qui est « majeure de 18 ans » a bien comparu, qu’elle a été entendue par la cour et qu’elle a
donné son contentement pour qu’il soit dit que l’appelant est bien son père. Or, à l’évidence,
ce critère, définissant de façon abstraite l’âge de l’émancipation, voire de la majorité1131, n’est
pas celui de la coutume. Ce n’est pas l’âge mais davantage les événements coutumiers qui
marquent le passage d’un certain stade de la vie sociale à un autre stade1132.
Certes, certains efforts ont d’ores et déjà été faits par le législateur pour tenir compte des
réalités du monde kanak. Ainsi des articles 11 alinéa 1er et 13 alinéa 4 de la loi organique,
qui prévoient que la demande d’accession ou de renonciation au statut civil coutumier peut
être présentée pour l’enfant par toute personne qui exerce « dans les faits l’autorité parentale ». La formule, à l’évidence, contraste avec la conception civiliste de l’autorité parentale,
selon laquelle seuls les titulaires de droit de l’autorité parentale – à savoir, au premier chef, les
parents – peuvent agir au nom et pour le compte des enfants mineurs dont ils ont la charge.
Elle implique, contrairement à ce qui est admis en droit commun, que le titulaire de l’autorité
parentale de droit ne peut pas agir en changement de statut s’il n’exerce pas, dans les faits,
cette autorité et, à l’inverse, que celui qui exerce l’autorité parentale dans les faits pourra agir
alors même que les titulaires de l’autorité parentale de droit s’y opposent1133. De tels efforts
doivent être poursuivis et l’on ne peut que s’étonner de la rareté des arrêts qui vérifient que
cette condition est bien remplie1134.
La jurisprudence n’est pas en reste dans ce mouvement d’exportation outre-mer des concepts
du droit commun. L’emploi du terme de « séparation de corps » est ainsi particulièrement
ambigu, même si une évolution notable peut être constatée à cet égard dans les arrêts. Dans
une décision du 26 septembre 19911135, la première en date proposée dans la base de données
sur cette question, c’est très clairement à travers le prisme du droit commun qu’une décision
des autorités coutumières est analysée :
1129 - � oir par exemple G. Nicolau, Droit et Cultures, 1999-1, article précité, spéc. p. 65-67.
V
1130 - � A Nouméa, Ch. cout., 23 nov. 2000, RG 352/99, arrêt précité.
C
1131 - � l’époque de l’adoption de la délibération, cet âge était celui de l’émancipation. Ce critère d’âge est resté
À
inchangé en 1974, date du passage en droit commun à la majorité à 18 ans et à l’émancipation à 16 ans.
1132 - � oir également le § 2 sur la conception de la majorité dans la coutume.
V
1133 - �Voir sur cette analyse É. Cornut, « La juridicité de la coutume kanak », Droits et cultures, 2010-2, spéc. p. 170-171 ;
article disponible également sur le site Droit et cultures : http://droitcultures.revues.org/2347.
1134 - � oir par exemple CA Nouméa, Ch. cout., 4 janv. 2007, RG 06/333.
V
1135 - � A Nouméa, Ch. cout., 26 sept. 1991, RG 225/90.
C
437
�La décision ainsi intervenue – eu égard aux termes utilisés – s’apparente à un relâchement du lien
conjugal qui doit s’analyser selon les définitions du droit commun en une séparation de corps ;
cette décision en effet ne rompt pas le lien conjugal, mais autorise les époux à résider séparément
et règle les effets de cette séparation quant aux conséquences relatives aux enfants.
438
Par la suite, d’autres décisions ont mentionné ce « que les [Kanak] appellent dans le langage
courant une « séparation de corps » pour ne pas raisonner comme s’il existait deux unions
en une (l’union des clans et l’union des individus), car il n’existe qu’une seule union, mais qui
n’annihile pas la liberté individuelle d’autant que l’engagement coutumier a été tenu (don
de vie) »1136. Ces décisions se veulent en apparence respectueuses de la coutume puisqu’il
y est réaffirmé que « l’union contractée entre les clans est indissoluble et durera jusqu’au
décès du dernier enfant issu de l’union entre les époux (enfant donné par les paternels aux
maternels) ». Elles traduisent néanmoins une certaine acculturation des Kanak eux-mêmes
au langage du droit civil : les époux nomment « séparation de corps » ce qui, en réalité,
c
orrespond à une séparation « de fait »1137 : les époux se séparent ; ils mettent fin à leur
« union personnelle » alors que les clans n’ont pas donné leur accord pour dissoudre le
mariage coutumier.
Il faut attendre une décision du 1er décembre 20141138 pour que la spécificité de l’institution au
sein de la société mélanésienne soit clairement admise : « à l’opposé de la“séparation de corps”
du Code civil français, une fois l’union interpersonnelle dissoute les anciens époux peuvent
contracter un nouveau mariage qui suppose une nouvelle union entre clans, ne se substituant
pas à l’ancienne ; [cette « dissolution coutumière »] n’implique aucunement la « disjonction »
des clans qui demeurent liés par la parole donnée ; ce rappel des règles souligne que ce que le
langage courant appelle « séparation de corps » n’est pas réellement une séparation de corps au
sens où l’entend le Code civil français mais une institution endogène propre à la société kanak
qui appelle l’application de règles spécifiques, en aucun cas inspirées par les dispositions du
Code civil. »
Il serait très certainement préférable, afin de lever toute ambiguïté, d’éviter tout recours au
vocabulaire du droit commun pour désigner des réalités propres au monde kanak. Le refus
d’intégrer la coutume dans le corpus normatif est encore plus net lorsque celle-ci est mise à
l’écart au profit du Code civil.
II. A. 2. La mise à l’écart de la coutume au profit du Code civil
Nombre d’arrêts les plus anciens indiqués, dans la base de données, comme ayant été rendus
en « chambre coutumière », ont été exclus de notre analyse car ils nous ont paru difficilement
exploitables. En effet, ils ne contiennent aucune indication quant au statut des parties et le
texte de l’arrêt ne fait pas apparaître qu’ils ont été rendus en présence d’assesseurs coutumiers.
Faut-il voir là une volonté des juges « de se donner bonne conscience » ? Il y aurait alors une
certaine hypocrisie de leur part à afficher qu’il a été tenu compte de la dimension coutumière du
litige tout en n’ayant finalement aucun égard pour la coutume. Difficile, en toute hypothèse, de
vérifier s’il s’agit véritablement d’un litige s’élevant en matière civile entre des citoyens de statut
1136 - � PI Nouméa, Cout., JAF, 26 avr. 2012, RG 09/01641 et RG 08/00205.
T
1137 - � oir sur cette distinction le séminaire des assesseurs coutumiers relatif à la famille.
V
1138 - � PI Nouméa, Cout., JAF, 1er déc. 2014, RG 13/01953.
T
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
particulier. Par suite, il nous a paru délicat de déduire de l’application du Code civil qui les soustend des enseignements fiables quant au raisonnement suivi. Au demeurant, si le Code civil est
explicitement visé dans certaines décisions1139, le plus souvent, le fondement juridique de l’arrêt
n’est pas mentionné et l’application du Code civil n’est donc qu’implicite1140.
Les développements qui suivent seront exclusivement consacrés aux décisions dans lesquelles il a pu être vérifié, au regard des principes précédemment exposés, que la coutume,
dont l’application s’imposait en raison du statut des parties, a été écartée au profit du droit
commun. Toutes ont été rendues en matière familiale et dans la plupart de ces décisions,
aucune discussion n’est même engagée quant au droit applicable. L’objectif de cette analyse
n’est évidemment pas de présenter de façon exhaustive l’ensemble des décisions rendues en
application en droit commun. Il est, plus modestement, d’identifier, à partir de quelques illustrations choisies, les différentes manifestations possibles de l’intervention du Code civil, lesquelles peinent à dissimuler une négation – consciente ou non – du conflit interne de normes.
La forme la plus aboutie du recours au droit commun est celle où les décisions se fondent
explicitement sur le Code civil (a). Le plus souvent toutefois, le recours au droit commun n’est
pas avoué. La décision ne se réfère pas explicitement au Code civil mais les motifs retenus lui
font écho (b). Bien plus, les juges dissimulent parfois l’application du Code civil, en prétendant se référer à la coutume (c). En toute hypothèse, ces décisions traduisent toute la difficulté
qu’il y a à appréhender des cultures différentes.
a. L’application explicite du Code civil
Le danger d’une méconnaissance de la coutume est, à l’évidence, particulièrement manifeste
lorsque les assesseurs coutumiers ne sont pas présents à l’audience. Le droit coutumier kanak
ne s’apprenant pas à l’École nationale de la magistrature, le magistrat professionnel est alors
peu enclin à s’aventurer sur ce terrain. De fait, la plupart des décisions s’étant fondées explicitement sur le Code civil, au lieu et place de la coutume, ont été rendues hors la présence des
assesseurs coutumiers.
L’application explicite du Code civil s’observe d’abord à propos des demandes en divorce.
Plusieurs plaideurs ayant saisi le juge pour divorcer dans les termes du droit commun ont ainsi
obtenu gain de cause. Le plus souvent, les juges qui accèdent à cette demande ne prennent
pas la peine de justifier cette application du Code civil. L’option de législation qui est ainsi
reconnue aux époux va alors bien au-delà de ce qui est admis, en droit commun1141, pour les
relations internationales. En droit international privé commun en effet, la possibilité d’un
accord procédural, c’est-à-dire de lier le juge sur l’application d’une loi autre que celle qui est
désignée par la règle de conflit, n’est reconnue que pour les droits disponibles. Elle est donc
refusée en matière de divorce. On ne peut s’empêcher de enser qu’il y a là, comme à l’époque
p
coloniale, une volonté d’étendre l’application du droit commun1142.
1139 - � oir par exemple CA Nouméa, Ch. cout., 19 juin 1995, RG 46/95 (application de l’art. 214 C. civ. à une demande
V
en contribution aux charges du mariage).
1140 - � oir par exemple CA Nouméa, Ch. cout., 20 avr. 2000, RG 211/99 (application, sans le dire, de l’art. 242 C. civ. à
V
la demande d’une femme visant à voir prononcer le divorce aux torts exclusifs de son époux).
1141 - � e Règlement (UE) n° 1259/2010 du 20 déc. 2010 (Rome III), qui offre aux époux la faculté de choisir la loi
L
a
pplicable à leur divorce et à la séparation de corps, n’est pas applicable en Nouvelle-Calédonie (voir infra).
1142 - � . Parisot, Les conflits internes de lois, ouvrage précité, vol. 1, spéc. p. 1386-1483.
V
439
�440
L’application explicite du Code civil peut aussi être constatée à propos des demandes en
contribution aux charges du mariage. Ont ainsi tour à tour été convoqués les articles 371-2
du Code civil1143 ou encore les articles 212 et 214 du Code civil1144. Dans ces différents arrêts,
le recours au droit commun permet de condamner le mari et préserve ainsi la femme d’une
application de la coutume, jugée trop peu protectrice de ses droits.
L’application explicite du Code civil est manifeste également dans les décisions concernant
l’enfant, qu’il s’agisse de statuer sur une demande de délégation d’autorité parentale1145, de
pension alimentaire1146 ou encore d’adoption plénière1147.
b. L’application implicite du Code civil
L’application du Code civil est le plus souvent implicite. Le procédé, qui consiste à appliquer
le droit commun sans le dire, se constate en toute matière ou presque, et ce quelle que soit la
période à laquelle la décision a été rendue.
Nombre de décisions prononcent ainsi le « divorce » d’époux de statut coutumier, et ce alors
que le terme même de « divorce », propre au droit civil, aurait dû céder la place à la « dissolution » du mariage coutumier1148. Bien plus, les juges n’hésitent pas, et sans le dire toujours
explicitement, à mettre en œuvre les conditions posées par le Code civil. Dans un arrêt du
7 juillet 20031149 par exemple, la Cour d’appel de Nouméa fait droit à la requête de la femme
en divorce pour faute, au motif que les faits de viol sur mineure pour lesquels son mari a été
condamné par une peine d’emprisonnement « constituent une violation grave des devoirs et
obligations du mariage, rendant intolérable le maintien de la vie commune ». Qui n’aura pas
reconnu l’article 242 du Code civil1150 ?
L’application implicite du Code civil peut être constatée également dans un arrêt du 26 juillet
2010, relatif à une demande de contribution du père à l’entretien et à l’éducation des enfants
communs. La Cour d’appel de Nouméa ne vise pas explicitement l’article 373-2-2 du Code civil,
sur lequel se fondait la mère pour demander une pension alimentaire, mais elle condamne le
père pour des motifs qui sont ceux du droit commun1151 :
Attendu qu’en cas de séparation des parents, la contribution à l’entretien et à l’éducation de l’enfant prend la forme d’une pension alimentaire versée par l’un des parents à l’autre parent chez
1143 - � A Nouméa, Ch. civ., 15 sept. 2003, RG 154/2003.
C
1144 - � A Nouméa, Ch. civ., 17 nov. 2003, RG 103/2003 ; CA Nouméa, Ch. cout., 5 mars 2007, RG 06/544 et RG 06/619.
C
1145 - � A Nouméa, 1er févr. 2007, RG 06/117 (application de l’art. 377 C. civ.).
C
1146 - � A Nouméa, Ch. civ., 4 juin 2007, RG 07/98 (application de l’art. 373-2-2 C. civ.).
C
1147 - � PI Nouméa, sect. Koné, 26 juin 2007, RG 06/384 (adoption, au visa des art. 343 à 359 C. civ., d’un enfant de
T
statut civil particulier par un père de statut civil particulier).
1148 - �La confusion entre les deux termes est dénoncée dans le séminaire des assesseurs coutumiers relatif à la famille.
1149 - � A Nouméa, Ch. cout., 7 juill. 2003, RG 397/2002.
C
1150 - � ans sa rédaction en vigueur à la date de l’arrêt, l’art. 242 C. civ. disposait : « le divorce peut être demandé par
D
un époux pour des faits imputables à l’autre lorsque ces faits constituent une violation grave ou renouvelée des
devoirs et obligations du mariage et rendent intolérable le maintien de la vie commune ».
1151 - � omp. en ce sens CA Nouméa, Ch. cout., 22 janv. 2009, RG 07/120 : « les parents ont chacun l’obligation de
C
contribuer à l’entretien et à l’éducation de leurs enfants ; que la pension alimentaire est fixée par le juge en
fonction des ressources et charges des deux parents ainsi que des besoins de l’enfant ».
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
lequel l’enfant a sa résidence habituelle ; qu’à défaut d’accord, cette pension doit être fixée en
fonction des ressources et charges des deux parents, ainsi que des besoins de l’enfant.
En matière d’état et de capacité des personnes enfin, un arrêt de la Cour d’appel de Nouméa du 24 avril 20141152 frappe par son silence quant à l’applicabilité même de la coutume.
La décision des premiers juges ayant ordonné le placement d’un majeur sous curatelle
renforcée est confirmée, la famille de la personne à protéger étant simplement désignée
en lieu et place de l’association tutélaire qui l’avait pris en charge dans un premier temps.
Ces décisions sont d’autant plus surprenantes qu’elles ont été rendues en présence d’assesseurs
coutumiers. En d’autres termes, les juges avaient pleinement conscience de la compétence
possible de la coutume. Le refus d’appliquer la coutume – sans pour autant viser expressément
le Code civil qui fonde leur décision – est-il signe que la négation de la coutume n’est, finalement, pas si assumée que cela ? L’on aimerait le penser.
c. L’application dissimulée du Code civil
Dans plusieurs décisions, l’application du Code civil est dissimulée : le juge, sans faire aucunement référence au Code civil, prétend se prononcer en application de la coutume. Toutefois,
cette mention – purement formelle – de la coutume dissimule mal une application pure et
simple du droit commun. Elle ne saurait, évidemment, suffire à respecter la coutume.
De nombreuses décisions concernant le couple recourent à ce procédé. Dans une affaire tranchée le 12 novembre 19911153, le tribunal civil de Koné rappelle ainsi le caractère essentiel du
mariage selon la coutume1154 puis, prenant acte de l’échec de l’union des époux, il prononce leur
divorce dans des conditions proches du droit commun, l’accord des « familles » pouvant difficilement tenir lieu d’accord des clans1155. De même, dans une décision du 5 avril 20051156 relative
à une demande en contribution aux charges du mariage, ce même tribunal vise explicitement
la coutume tout en condamnant le mari à participer à l’entretien de l’épouse et des enfants1157,
ce qui est difficilement conciliable avec les décisions faisant peser sur le clan – et sur lui seul –
l’entretien de la femme1158. En matière de prestation compensatoire enfin, la Cour d’appel de
Nouméa, dans un arrêt du 23 avril 20071159, écarte l’application du Code civil1160 – sollicitée par
la femme – au profit du droit coutumier, tout en condamnant le mari au paiement d’une somme
d’argent, en raison de « l’existence d’une disparité dans les conditions de vie des conjoints. L’application du Code civil est à peine dissimulée.
1152 - � A Nouméa, Ch. cout., 24 avr. 2014, RG 13/336.
C
1153 - � PI Nouméa, Cout., sect. Koné, 12 nov. 1991, RG 14/91.
T
1154 - � Attendu que la coutume protège le mariage qui est un des fondements de la société ».
«
1155 - � l’audience, les époux déclaraient être séparés depuis 1974, ne s’être jamais revus depuis et avoir refait leur vie. Ils
À
étaient tous les deux favorables au divorce et indiquaient que « leurs familles [dument] avisées l’étaient également ».
1156 - � PI Nouméa, Cout., sect. Koné, 5 avr. 2005, RG 04/402.
T
1157 - � Le tribunal prend acte que les époux ne souhaitent pas divorcer, et constate que les obligations mises à la
«
charge de l’époux dans la coutume, consistent en une participation à l’entretien de son épouse et de ses enfants,
qui n’ont aucun revenu dans ce cas particulier. »
1158 - �Voir supra.
1159 - � A Nouméa, Ch. cout., 23 avr. 2007, RG 06/414. Le pourvoi formé contre cet arrêt a certes été rejeté par Cass.
C
civ. 1re, 1er déc. 2010, n° 08-20843, précité, mais la décision de la Haute juridiction se veut cette fois-ci respectueuse de la coutume : voir l’analyse de l’arrêt développée supra.
1160 - �« Attendu que les parties étant de droit civil particulier, l’article 270 du Code civil ne s’applique pas ».
441
�442
Le système se retrouve également pour l’enfant. Dans une décision du 20 juillet 2009 par
exemple1161, le juge aux affaires familiales de Koné décide, alors qu’il était appelé à se prononcer sur la contribution à l’entretien et à l’éducation des enfants, que « cette contribution
est répartie entre le père et la mère en fonction de leurs facultés économiques respectives et
compte tenu des besoins spécifiques de l’enfant ». La règle ressemble à s’y méprendre à celle
du droit commun. Le tribunal ajoute pourtant que « l’obligation d’entretien à la charge du
père n’est pas contestable, au sein de la coutume, dans les circonstances en l’espèce ». Tout se
passe comme si, bien que retenant une solution bien connue du droit commun, il souhaitait
légitimer sa solution par l’appel à la coutume.
D’autres décisions n’écartent pas la coutume de prime abord mais elles n’assument pas pleinement son application : celle-ci ne vaut que dans le sillage du Code civil.
II. B. L’application de la coutume dans le sillage du Code civil
L’imbrication du Code civil et de la coutume se traduit de trois manières différentes. Tantôt
le juge fonde sa décision sur la coutume tout en statuant au visa du Code civil (1). Tantôt il
applique le Code civil tout en prenant en considération la coutume (2). Tantôt, enfin, il tempère les effets d’une application trop stricte de la coutume en recourant à certains mécanismes
du droit commun (3).
II. B. 1. L’application de la coutume au visa du Code civil
La difficulté, pour les juges, de s’affranchir du droit commun est manifeste dans une décision
rendue le 3 mars 2005 par le juge de Koné à propos des effets de la filiation adoptive, et plus
particulièrement à propos d’une question de délégation d’autorité parentale1162, soulevée dans
une affaire où toutes les personnes impliquées étaient de statut coutumier. Après le décès
du père qui avait adopté sa fille, une mère reprend en charge son enfant et le confie à ses
parents. Ne pouvant plus s’occuper de sa fille, elle souhaitait que les grands-parents naturels
de celle-ci puissent bénéficier d’une délégation d’autorité parentale. Le juge de Koné se fonde
sur l’article 7 de la loi organique pour soumettre les effets de l’adoption coutumière – dont
il reconnaît qu’ils ne sont pas régis par des textes spéciaux – à la coutume. Le Code civil est
même mis explicitement à l’écart, « les conséquences de l’adoption de droit commun ne pouvant être appliquées au statut civil particulier ». Toutefois, et c’est là que la décision déçoit,
le juge statue au visa de l’article 376 du Code civil, aux termes duquel « aucune renonciation,
aucune cession portant sur l’autorité parentale, ne peut avoir d’effet, si ce n’est en vertu d’un
jugement dans les cas déterminés ci-dessous ».
Tout se passe comme si le juge n’assumait pas l’application de la coutume. Il devrait au
contraire systématiquement prendre la mesure de la légitimité de son entreprise. Nul doute
qu’il est autorisé à – voire qu’il doit – s’affranchir définitivement de toute référence au droit
commun pour se fonder directement sur la coutume !
1161 - � PI Nouméa, Cout., sect. Koné, JAF, 20 juill. 2009, RG 08/00278.
T
1162 - � PI Nouméa, sect. Koné, JAF, 3 mars 2005, RG 05/25.
T
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
II. B. 2. La prise en considération de la coutume dans le cadre de l’application du Code civil
En sens inverse, les juges fondent parfois leur décision sur le Code civil mais ils intègrent
alors la coutume dans le présupposé de la norme de droit commun. La technique de la prise
en considération qui est ainsi mise en œuvre ne pourra manquer de constituer une source
d’inspiration dans le cadre des litiges mixtes, lorsqu’il s’agira de tempérer l’application du droit
commun.
La situation peut d’abord être illustrée en matière de divorce par le jugement avant dire droit
du tribunal de Koné du 18 août 19931163. Le mari, de statut coutumier, souhaitait divorcer
de sa femme, de statut coutumier également, en raison du comportement de cette dernière,
« qui aurait un amant en la personne d’un cousin avec lequel elle aurait eu un enfant ». Le
vocabulaire est, sans conteste, celui du droit commun, même si le fondement juridique de la
demande n’est pas spécifié : il s’agissait, pour le tribunal complété par des assesseurs coutumiers, de statuer sur une demande de divorce pour faute, en raison de l’adultère de la femme.
Toutefois, et c’est là que réside l’intérêt de ce jugement, le tribunal invite le mari à saisir le
conseil des Anciens afin d’établir dans un procès-verbal de palabre et conformément à la coutume, la réalité des faits reprochés à l’épouse. En d’autres termes, si le divorce pour faute est
prononcé dans les termes du droit commun entre des époux de statut coutumier, la preuve de
ladite faute fait intervenir une autorité coutumière. Il y a là une véritable collaboration entre
les autorités étatiques et coutumières. En extrapolant la décision, on peut raisonnablement
envisager que la notion de « faute » du droit commun soit interprétée au regard des valeurs
propres à la société mélanésienne.
La technique de la prise en considération joue également dans le contentieux relatif au changement de nom. Dans l’affaire tranchée par le juge de Koné le 17 novembre 19931164, l’intéressé,
qui portait le nom de son père depuis que ce dernier l’avait reconnu, souhaitait désormais
prendre le nom de sa mère. Il invoquait le fait que son père était parti dès sa plus tendre
enfance vivre en métropole sans donner de nouvelles et qu’il vivait dans le clan de sa mère. Le
juge fait droit à cette demande sur le fondement de l’article 334-3 du Code civil. On ne connaît
pas le statut des parties et la présence d’assesseurs coutumiers n’est pas mentionnée. Toutefois,
les conditions posées par le droit commun, et plus particulièrement l’intérêt du requérant à
changer de nom, sont appréciées à la lueur de la coutume.
Ce changement [prévu par l’art. 334-3 Code civil] peut être ordonné dans l’intérêt du requérant ;
Attendu que cet intérêt réside pour le requérant à être mieux intégré dans le milieu tribal dans lequel
il vit et que de surcroît les seuls membres de sa famille avec laquelle il vit portent le nom de V. Que les
liens avec son père sont rompus et qu’il convient dès lors d’ordonner le changement de nom.
Le mécanisme n’est pas sans rappeler celui qui a été mis en œuvre par la jurisprudence, dans
les relations internationales, à propos du changement de prénom. Saisi d’une telle demande,
le juge français doit, conformément à l’article 60 du Code civil, apprécier « l’intérêt légitime »
du demandeur. Or, il été décidé que l’existence d’une décision étrangère autorisant un tel
1163 - � PI Nouméa, Cout., sect. Koné, avdd, 18 août 1993, RG 37/90.
T
1164 - � PI Nouméa, sect. Koné, 17 nov. 1993, RG 106/93.
T
443
�c
hangement de prénom caractérisait cet intérêt légitime1165. En d’autres termes, le juge français n’hésite pas, dans le cadre de l’application de la loi française, à se référer à un système normatif autre que le sien. Le système permet une articulation harmonieuse des normes en présence.
444
II.B.3. L’application de la coutume tempérée par des mécanismes du droit commun
Certaines décisions, fondées explicitement sur la coutume, tempèrent les effets auxquels
conduirait une application trop stricte de celle-ci, en recourant aux mécanismes – bien connus
du droit commun – de l’équité ou de l’obligation naturelle. Ainsi, face à une solution coutumière qui « dérange », le juge français tente de rendre une décision acceptable par chacun des
systèmes. Certes, la coutume, applicable par principe, n’est sans doute pas pleinement respectée. Toutefois, le système est un pis-aller préférable au recours à l’exception d’ordre public1166.
Dans une décision du 19 juillet 20071167, le juge aux affaires familiales de Koné a ainsi fait appel
à « l’équité coutumière » pour confier à la mère la garde de deux des six enfants d’un couple
de statut coutumier, ce qui aboutit à séparer la fratrie1168.
De manière encore plus significative, la Cour d’appel de Nouméa a eu recours à la notion
d’obligation naturelle pour décider que le père biologique pouvait contribuer à l’entretien
de son enfant, et ce alors même que les gestes coutumiers n’avaient pas été accomplis, ce qui
aurait dû décharger le père ou – plus exactement, le clan paternel – de toute obligation de
protection, d’éducation et d’entretien à l’égard de cet enfant1169. Le recours à cette notion,
initiée dans un arrêt du 6 mai 20131170, est repris dans un arrêt du 26 mars 20151171. Très fortement motivé, cet arrêt, délivrant un véritable cours sur la coutume en matière de filiation,
distingue très nettement, au regard « des principes coutumiers », la paternité fondée sur « une
réalité biologique », qui n’emporte aucun droit ou obligation à l’égard de l’enfant, et la « paternité sociale », résultant de gestes coutumiers qui intègrent l’enfant dans le clan paternel. En
l’espèce, le père – qui en tant que chef de clan n’ignorait rien de la coutume – avait négligé
de faire les gestes qui lui auraient permis de prendre l’enfant. La reconnaissance à l’état civil,
purement formelle, ne pouvant suppléer la carence du père, « les règles coutumières [faisaient]
1165 - � oir Cass. civ. 1re, 25 oct. 2005, n° 03-10040, Bull. civ., 2005, I, n° 391 (à propos d’une décision du Conseil d’État
V
helvétique du canton du Valais) ou encore Cass. civ. 1re, 23 mars 2011, n° 10-16761, Bull. civ., 2011, I, n° 60 (à
propos d’une décision du ministre de l’intérieur israélien).
1166 - �Voir supra sur le caractère en toute hypothèse exceptionnel de l’exception d’ordre public dans les relations
internes à un ordre juridique.
1167 - � PI Nouméa, Cout., sect. Koné, JAF, 19 juill. 2007, RG 07/00102.
T
1168 - �« Les enfants résidaient chez leur mère depuis la séparation des parents et le père les a récupérés ; La situation ainsi
créée et le conflit permanent entre les parents ne permet pas d’envisager sereinement les conditions adaptées à
l’éducation des enfants ; Au plan coutumier la mère des enfants issus d’une relation de concubinage est bénéficiaire de moins de reconnaissance et de droits qu’une femme mariée ; Cependant, on ne peut ignorer que madame
P. a permis de renforcer le clan N. en donnant naissance à ses enfants ; La reconnaissance de la contribution de
madame P. au clan N. n’a jamais été formalisée ; Dans un tel cas, en effet, la coutume prévoit que le déséquilibre
du concubinage au détriment de la mère est compensé par le don d’un enfant du couple au clan de celle-ci. En
l’espèce les gestes coutumiers (présentation des enfants au clan du père, don d’un enfant au clan de la mère) n’ont
pas été accomplis, sans que les motifs aient été clairement explicités ; Le Tribunal estime qu’il est équitable coutumièrement que madame P. puisse avoir la garde des jumeaux Emerick et Yverick en compensation de l’absence
d’échange coutumier avec le clan du père. »
1169 - � oir la contribution d’H. Fulchiron, supra Partie 1 – Chapitre 2 – Section 2 : La filiation.
V
1170 - � A Nouméa, Ch. cout., 6 mai 2013, RG 12/248.
C
1171 - � A Nouméa, Ch. cout., 26 mars 2015, RG 14/00045.
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
de cet enfant un membre à part entière du clan maternel ». Par suite, le père n’avait, en tant
que simple géniteur, « aucune obligation alimentaire à l’égard de l’enfant ». Il incombait « au
seul clan maternel auquel appartient l’enfant de pourvoir à son éducation et à son entretien ».
La solution est d’une parfaite orthodoxie au regard des principes coutumiers. La cour d’appel,
toutefois, retient la proposition de la mère, visant à interpréter « l’accord donné par le père
devant le premier juge pour verser cette contribution […] comme la reconnaissance par le père
d’une obligation naturelle »1172. Elle condamne donc le père à verser une pension pour l’entretien
de son enfant. En revanche, à défaut, pour le père, d’avoir effectué les gestes coutumiers, elle
estime qu’« il n’y a pas lieu [de lui] accorder le moindre droit […] sur l’enfant » et elle lui refuse le
droit de visite et d’hébergement qu’il réclamait. La coutume a donc, sur ce point, le dernier mot.
Cette volonté de concilier, autant que faire se peut, les systèmes en présence, qui transparaît
dans les décisions étudiées, est encore plus manifeste lorsque le juge refuse de choisir entre la
coutume et le Code civil.
II. C. Le refus de choisir entre la coutume et le Code civil
Ce refus de choisir entre la coutume et le Code civil s’exprime soit par une application cumulative des normes en concours (1), soit par la recherche d’une équivalence des normes, qui rend
inutile le choix entre les deux (2).
II. C. 1. L’application cumulative des normes
Un arrêt de la Cour d’appel de Nouméa du 23 mai 20051173, statuant hors la présence des assesseurs coutumiers, est intéressant dans cette perspective d’application cumulative ou de combinaison des normes. L’arrêt – il faut le noter – a été rendu avant le rappel à l’ordre effectué
par la Cour de cassation dans son avis du 16 décembre 20051174. La cour d’appel confirme la
décision du juge des enfants de ne pas renouveler la mesure d’assistance éducative en milieu
ouvert (AEMO) qu’il avait prise sur le fondement l’article 375 du Code civil, afin de protéger
deux mineurs victimes de mauvais traitements au domicile de leur oncle maternel. Toutefois,
la cour ajoute que « la mainlevée de la mesure d’assistance éducative ne remet pas en cause
la mesure de tutelle résultant du procès-verbal de palabre du 21 septembre 2002, par lequel la
tutelle des enfants […] a été accordée aux époux X ».
Certes, cette décision se réfère à tort au Code civil pour mettre en place une mesure d’assistance éducative. Néanmoins, elle présente le mérite de montrer que l’application du Code
civil peut parfaitement être combinée avec celle de la coutume. Dans cette affaire, les enfants
avaient quitté le domicile de leur oncle pour se réfugier chez les époux X et un procès-verbal
de palabre avait été établi « pour régulariser la situation ». Cette décision coutumière n’est pas
remise en question par le juge étatique, même si, notons-le au passage, elle est formalisée dans
les termes du droit commun sous l’appellation de « tutelle ».
1172 - � Attendu toutefois que les principes qui fondent l’obligation d’entretenir l’enfant sur le critère de son apparte«
nance clanique, n’interdisent pas au juge d’entériner l’exécution d’une obligation naturelle quand, formellement, le
père qui n’a pas de droits sur l’enfant, se reconnaît néanmoins l’obligation morale de contribuer à son entretien. »
1173 - � A Nouméa, Ch. civ., 23 mai 2005, RG 04/336.
C
1174 - � ass., 16 déc. 2005, avis n° 005 0011, précité.
C
445
�II. C. 2. La recherche d’une équivalence des normes
446
Plusieurs arrêts n’appliquent la coutume qu’après avoir constaté qu’elle conduit à un résultat
équivalent à celui auquel le juge serait parvenu en application du droit commun. Il n’y a donc
pas nécessairement de contradiction entre la coutume et le droit commun et cette convergence paraît même dispenser le juge, en certaines hypothèses, de trancher le conflit de normes.
Le raisonnement trouve à s’illustrer principalement en matière familiale.
Cet esprit de conciliation des systèmes en présence est particulièrement manifeste dans les
litiges relatifs à des demandes en contribution aux charges du mariage. Dans un arrêt du
7 avril 20081175 par exemple, la Cour d’appel de Nouméa énonce, en tête des motifs, qu’« en
droit coutumier comme en droit commun les époux ont l’obligation de contribuer à proportion de leurs facultés respectives aux charges du mariage ». Elle en déduit alors, au regard des
éléments de faits, que « les premiers juges ont fait une juste appréciation de la contribution
aux charges du mariage qui incombe au mari ». Tout se passe comme s’il n’était pas nécessaire
de choisir entre la coutume et le droit commun pour condamner le mari.
Le même type raisonnement se retrouve à propos de la reconnaissance d’un enfant naturel
et, plus précisément, de la question de l’autorité parentale qui en découle, dans un jugement
de première instance du 28 juin 19991176. Un père de statut coutumier entendait faire reconnaître sa paternité sur un enfant naturel, contre la volonté de la mère, de statut coutumier
également. L’enfant, presque majeure, avait « très fermement exprimé son désir de rester avec
son père ». La situation n’impliquant que des personnes de statut coutumier kanak, l’on aurait
pu s’attendre à ce que le juge se prononce sur la question litigieuse en se conformant à la coutume. Or, il n’est en rien. Le tribunal constate dans un premier temps que « d’un point de vue
purement civil de droit commun, il n’est pas contesté qu’Emmanuel T. soit le père de Virginie
W. », tandis « que d’un point de vue strictement coutumier, il ne peut être dit qu’Emmanuel T.
est le père de Virginie W. ». Le requérant, en effet, n’avait pas accompli les gestes coutumiers
qui lui auraient permis de reconnaître l’enfant conformément à la coutume ; il n’avait pas
davantage épousé la mère de l’enfant et celle-ci s’opposait à ce qu'il reconnaisse l'enfant.
Placé devant un conflit de normes qu’il a lui-même créé – la situation étant purement interne
à la communauté kanak, l’invocation du droit commun ne s’imposait pas – le juge refuse de
sélectionner l’une des lois en présence. Il estime qu’il ne peut appliquer « ni le seul droit commun, qui doit être tempéré et accordé avec la coutume des parties », « ni le seul droit coutumier dont il n’est pas détenteur ». S’attachant au « côté humain » de la situation1177, il décide de
reconnaître la paternité du requérant, même à défaut du consentement de la mère. La solution,
préconisée par le droit commun, « ne constitue point une entorse à la coutume ». Cette paternité sera confirmée par la Cour d’appel de Nouméa dans un arrêt du 23 novembre 20001178, au
nom du « droit fondamental pour l’enfant à voir sa filiation établie tant à l’égard de sa mère
1175 - � A Nouméa, Ch. cout., 7 avr. 2008, RG 07/364 ; voir déjà TPI Nouméa, Cout., 30 août 1999, RG 99000984 JS, qui
C
retient, en droit civil comme en droit coutumier, « le principe de l’aide du mari à sa famille ».
1176 - � PI Nouméa, Cout., 28 juin 1999, RG 97001190 MT.
T
1177 - � oir déjà, dans la même affaire, TPI Nouméa, avdd, 17 mai 1999, JAF, RG 97001190 : « attendu que le Tribunal
V
constate que la situation soumise à son examen n’a été légalisée, ni coutumièrement, ni civilement, mais
qu’outre les points de vue coutumiers, ou civils de droit commun, il existe un côté simplement humain à
l’affaire, dont il faudrait éviter qu’une des parties ne sorte déchirée ou blessée ».
1178 - � A Nouméa, Ch. cout., 23 nov. 2000, RG 352/99, arrêt précité.
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
qu’à l’égard de son père ». En l’espèce, le refus de consentement de la mère a été considéré
comme abusif1179.
Ayant admis la paternité naturelle de l’enfant au terme d’un raisonnement finalement très proche
de l’équité (même si le mot ne figure pas dans la décision), le tribunal devait ensuite se prononcer sur la question de l’autorité parentale. Là encore, c’est l’équivalence des institutions en présence qui le conduit à décider que l’autorité parentale sur l’enfant sera exercée conjointement
par les deux parents1180. Au demeurant, les arrêts les plus récents confortent cette idée selon
laquelle la coutume conduit à des résultats pleinement compatibles avec le principe de l’autorité parentale conjointe du droit français, avec toutefois cette nuance importante que, dans la
société mélanésienne, cette autorité s’exerce « en collaboration avec les clans »1181.
X
X X
La première partie de cette étude montre combien les juridictions ont parfois du mal à reconnaître à la coutume la place qui lui revient, et ce alors même que sa compétence dans les
relations de nature civile impliquant uniquement des membres de la communauté kanak
devrait pouvoir s’imposer sans difficulté. Une évolution notable s’est toutefois produite au
milieu des années deux mille et, dès avant, on recense un certain nombre de décisions qui, de
manière intéressante, intègre la coutume dans l’ordre juridique calédonien. Il convient désormais de s’intéresser aux relations juridiques mixtes, c’est-à-dire aux relations qui impliquent
les membres d’au moins deux communautés différentes. La plupart du temps, il s’agira de relations entre des citoyens de droit commun et des citoyens de statut coutumier. La règle actuelle
consiste à appliquer en ce cas le droit commun. Nous voulons montrer qu’il est possible, et
même nécessaire, d’envisager une autre répartition des compétences entre le droit commun
et la coutume kanak, et ce dans la perspective d’une meilleure intégration de la coutume dans
le corpus normatif néo-calédonien. La méthode des conflits de normes constitue, à cet égard,
l’outil le plus adapté.
§ 2 - Les relations impliquant les membres de plusieurs communautés
Les relations impliquant les membres de plusieurs communautés (cas des relations dites
mixtes) sont régies par le droit commun. La règle, posée en des termes généraux par l’article
9 de la loi organique, est inadaptée dans un certain nombre de situations. Elle mérite d’être
questionnée (I). Au reste, la prééminence du droit commun, qui n’est pas la seule solution
1179 - � ar la suite, la Cour d’appel de Nouméa, s’en tenant à une lecture plus stricte de la coutume, a refusé de contrôP
ler le refus de la mère au nom de l’abus de droit : voir la contribution d’H. Fulchiron, supra Partie 1 – Chapitre 2
– Section 2 : La filiation.
1180 - � Attendu que conformément à l’esprit de la loi, mais aussi conformément à la coutume qui relève que chacun
«
des parents possède autant de devoirs l’un que l’autre vis à vis de leurs enfants, il échet de donner l’autorité
parentale conjointe aux deux parents. »
1181 - Voir par exemple TPI Nouméa, Cout., 3 mai 2010, RG 08/00130.
447
�concevable, doit sans aucun doute, dans un certain nombre d’hypothèses, s’effacer devant
d’autres types de solutions, plus respectueuses des systèmes juridiques en présence (II).
448
I. LA PRIMAUTÉ DU DROIT COMMUN EN QUESTION
Il convient de présenter le principe de primauté du droit commun (A) avant d’exposer les raisons pour lesquelles cette règle devrait être repensée (B).
I. A. Le principe de primauté du droit commun
Le principe de primauté du statut civil français dans les litiges mixtes, hérité du droit colonial,
n’a que rarement été posé par les textes. Il est davantage l’œuvre de la jurisprudence1182. La
règle vaut, aujourd’hui encore, dans les territoires ultramarins : le droit commun s’applique
dès lors que la situation met en présence une personne de droit commun et une personne de
statut particulier.
En Nouvelle-Calédonie, et avant l’adoption de la loi organique du 19 mars 1999, cette règle résultait de l’article 42 de la délibération du 3 avril 1967, qui impose la compétence exclusive de
l’officier de l’état civil pour tout mariage mixte1183, ainsi que d’une interprétation a contrario des
articles 40, 44 et 37 de ce même texte, qui ne prévoient l’application de la coutume en matière de
mariage, de dissolution du mariage et d’adoption que lorsque la relation concerne exclusivement
des citoyens de statut civil particulier1184. Les illustrations jurisprudentielles de cette primauté
sont nombreuses, notamment en matière d’adoption. Plusieurs décisions recourent de manière
systématique ou presque au Code civil, sans même s’interroger sur son applicabilité dans les rapports mixtes, qu’il s’agisse de se prononcer sur l’adoption d’un enfant de statut particulier par un
adoptant de droit commun1185 ou sur la situation inverse de l’adoption d’un enfant de statut de
droit commun par un adoptant de statut coutumier1186. Ces décisions reposent bien, même si le
fondement de la solution n’est pas mentionné par le tribunal, sur une interprétation a contrario
de l’article 37 de la délibération de 19671187. Conformément à ce texte, les règles coutumières ne
jouent que si adoptant et adopté relèvent du statut particulier. A contrario le texte donne-t-il
compétence au droit commun dès lors que soit l’adoptant, soit l’adopté relève de ce statut.
En dehors de ces questions particulières, rien n’était en revanche prévu pour les litiges mixtes
par la délibération de 1967. L’apport de la loi organique est de généraliser ce principe de primauté à l’ensemble des situations mixtes. Aux termes de son article 9 alinéa 1er, « dans les
rapports juridiques entre parties dont l’une est de statut civil de droit commun et l’autre de
1182 - � oir V. Parisot, Les conflits internes de lois, ouvrage précité, vol. 1, spéc. p. 953-957.
V
1183 - � oir, pour une illustration, CA Nouméa, Ch. civ., 3 sept. 1990, RG 90/1169, dont l’attendu de principe est
V
reproduit infra.
1184 - �Voir supra § 1.
1185 - � oir, prononçant des adoptions plénières au visa des art. 343 à 359 C. civ., TPI Nouméa, sect. Koné, 20 avr. 1993,
V
RG 7/93, et TPI Nouméa, sect. Koné, 13 avr. 1995, RG 19/95.
1186 - � oir, prononçant des adoptions plénières au visa de l’art. 348-5 C. civ., TPI Nouméa, sect. Koné, 4 janv. 1995,
V
RG 163/94, et au visa des art. 343 à 359 C. civ., TPI Nouméa, sect. Koné, 13 avr. 1995, RG 90/95 ou encore TPI
Nouméa, sect. Koné, 9 juin 1998, RG 65/98.
1187 - � ux termes de ce texte, « les adoptions des citoyens de statut civil particulier par d’autres citoyens de même
A
statut sont régies par la coutume et basées sur le consentement des familles intéressées » ; voir supra § 1.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
statut civil coutumier, le droit commun s’applique ». Le domaine de la règle énoncée dépasse
très largement la seule matière familiale. Il englobe désormais explicitement l’ensemble de la
matière civile. Pour autant, les applications de ce texte – à tout le moins dans les décisions qui
nous ont été transmises dans le cadre de ce projet – demeurent rares. La principale hypothèse
d’application concerne les intérêts civils1188. En dehors de cette question, la Cour de cassation
n’a, à notre connaissance, eu l’occasion de statuer – sans le dire – sur le fondement de l’article
9 de la loi organique que dans un seul arrêt, en date du 10 juin 20151189. Il a été jugé que les
rapports juridiques entre une personne de statut coutumier et ses créanciers, de statut de droit
commun, relevaient du droit commun.
L’article 9 de la loi organique, dont la formulation a le mérite de la simplicité, exprime la
perspective historique dans laquelle le législateur s’est toujours placé pour résoudre le conflit
de normes en Nouvelle-Calédonie (comme d’ailleurs dans les autres territoires anciennement colonisés). Le législateur français a traditionnellement admis que certaines populations
puissent, en dépit de leur appartenance à la République, conserver un statut particulier censé
préserver leurs coutumes et, dans une certaine mesure, leurs institutions sociales. C’est ce
qui s’est produit en Nouvelle-Calédonie avec la reconnaissance du statut particulier kanak.
Cependant, l’acceptation de statuts particuliers aux côtés du droit commun n’a jamais signifié
que ces statuts pouvaient prétendre à une reconnaissance juridique égale à celle du statut de
droit commun. Les termes mêmes de « statuts particuliers » et de « statut de droit commun »
traduisent suffisamment cette inégalité sous-jacente.
En Nouvelle-Calédonie, cette conception hiérarchique des statuts s’est traduite de deux
manières principales. D’abord par la règle de conflit de normes, aujourd’hui encore inscrite à
l’article 9 de la loi organique, qui fait systématiquement primer le droit commun sur la coutume dans les relations juridiques mixtes. Ensuite par les règles qui présidaient au changement de statut, règles délibérément orientées vers l’idée que si un changement de statut était
envisagé ce ne pouvait être qu’au profit du statut de droit commun. En d’autres termes, les
citoyens français de statut particulier kanak pouvaient renoncer à leur statut particulier pour
embrasser le statut civil de droit commun, et ce de manière irréversible puisque cela constituait
pour eux un progrès, mais en aucun cas il n’était possible de renoncer au statut civil de droit commun pour obtenir le statut particulier kanak. Ces règles exprimaient juridiquement la logique
assimilationniste qui innervait la perception du législateur jusqu’à l’accord de Nouméa1190.
Conformément à la revendication politique de reconnaissance et de respect de l’identité
kanak, cette logique a été progressivement – même si ce n’est que partiellement – abandonnée,
s’agissant en tout cas des modalités d’accès au statut coutumier1191. S’agissant en revanche de la
délimitation des champs de compétence entre le droit civil commun et la coutume, autrement
dit, des relations juridiques que la coutume peut prétendre régir, la solution traditionnelle qui
impose le droit civil dans les rapports mixtes perdure. La règle devrait pourtant être repensée
pour plusieurs raisons.
1188 - � oir É. Cornut, supra Partie 1 – Chapitre 4 : Un contentieux coutumier émergent : les intérêts civils.
V
1189 - � ass. civ. 1re, 10 juin 2015, arrêt précité, Rev. crit. DIP 2016, p. 506, note V. Parisot. Nous avons montré que cette
C
application du droit commun n’excluait pas une certaine prise en considération de la coutume.
1190 - � oir, entre autres, É. Cornut, « Les conflits de normes internes en Nouvelle-Calédonie », JDI 2014, article préV
cité, spéc. p. 57 et suiv.
1191 - � oir la contribution de P. Dalmazir et P. Deumier, supra Partie 1 – Chapitre 1 : Le contentieux préalable du
V
changement de statut.
449
�I. B. La nécessité de repenser la règle
450
Il nous semble, d’abord, que le principe de primauté du droit civil ne respecte ni le principe
de l’égalité des statuts, établie par ailleurs par la loi organique1192, ni l’affirmation implicite de
la juridicité de la coutume kanak par l’accord de Nouméa1193. Il apparaît, d’autre part, que ce
principe aboutit parfois à des solutions inadaptées à la réalité vécue par les justiciables. C’est
alors, plus techniquement, un problème de facteur de rattachement qui se pose.
En attribuant une compétence systématique au droit commun pour régir les rapports juridiques mixtes, l’article 9 de la loi organique place la coutume dans une situation d’infériorité puisqu’elle n’a pas la même vocation que le droit civil à s’appliquer à des relations qui,
pourtant, la concernent tout autant. La règle indique, en creux, que le législateur n’envisage
aucunement qu’une personne de droit commun ait à se soumettre au droit coutumier alors
qu’il est parfaitement admis qu’une personne de statut coutumier doive respecter les règles
du droit civil. Cette inégalité se comprend dans une logique assimilationniste qui tient pour
acquis que la soumission au droit civil de l’État ne peut en aucun cas être une charge et que,
tout au contraire, elle ne peut être qu’un bienfait. Mais dès lors qu’est admise la légitimité de
la revendication identitaire du peuple kanak, qu’un accord à valeur constitutionnelle proclame « la pleine reconnaissance de l’identité kanak »1194 et que cette reconnaissance se traduit
par la possibilité d’abandonner le statut civil commun pour lui préférer le statut coutumier,
il devient politiquement difficile et juridiquement illogique de maintenir une primauté de
principe du droit civil pour régir toutes les relations mixtes.
En outre, cette règle de conflit hiérarchique conduit parfois à un rattachement artificiel de
certaines situations au droit civil alors même qu’elles sont vécues par les justiciables dans
le monde coutumier. On peut très bien imaginer, par exemple, un mariage célébré entre une
personne de statut coutumier et une personne de statut de droit commun qui vivent leur vie
conjugale au sein des tribus, participant à la vie coutumière, alors même que leur relation
conjugale est soumise au droit civil. On comprend ici que la règle de conflit produit un rattachement artificiel. Il l’est d’autant plus, d’ailleurs, lorsque l’époux de statut de droit commun
n’en appartient pas moins à un clan en raison de ses ascendances familiales1195. On ne voit pas
pourquoi, alors, la relation conjugale devrait être nécessairement soumise au droit civil. De la
même manière, on ne voit guère ce qui justifie que la responsabilité qu’une personne de statut
civil encourt à l’égard d’une personne de statut coutumier soit nécessairement analysée au
regard des articles 1382 et suivants du Code civil. Si le préjudice subi par la victime résulte, par
exemple, de la violation d’un tabou coutumier, on pourrait envisager sans obstacle juridique
que ce soit au regard de la coutume que la faute soit appréciée et la réparation déterminée.
Faire primer systématiquement le droit civil revient, à notre sens, à y rattacher artificiellement
certains rapports juridiques.
Il semble donc qu’il faille envisager sérieusement de laisser plus de place à la coutume que ce
que lui offre actuellement l’article 9 de la loi organique. C’est juridiquement possible et souhaitable. Mais une égalité parfaite des deux normes peut-elle être proclamée au niveau des
1192 - � oir sur ce point V. Parisot, Les conflits internes de lois, ouvrage précité, vol. 2, p. 2151-2162.
V
1193 - � . Cornut, « La juridicité de la coutume kanak », article précité.
É
1194 - � oint 4 du Préambule de l’accord de Nouméa.
P
1195 - � u encore parce que, bien que n’étant pas kanak, il aura été adopté par un clan.
O
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
conflits de lois ? Elle peut sans doute l’être à titre de principe. Cela suppose d’abandonner
la règle traditionnelle de primauté du droit civil aujourd’hui encore portée par l’article 9, et
d’identifier des facteurs de rattachement, au sens classique du droit international privé, qui
confèrent à la règle de conflit la neutralité qui lui fait défaut. Il s’agit finalement d’opérer la
même évolution que celle qui a instauré l’égalité des sexes dans la règle de conflit en matière
d’effets du mariage. Au début du XXe siècle, les effets du mariage étaient soumis à la loi nationale du mari. Mais cette règle de conflit faisant très souvent échapper les mariages mixtes
vécus en France à la loi française et étant accessoirement contraire à l’égalité des époux, il a
été décidé d’adopter un critère de rattachement plus neutre, qui s’est porté sur le domicile
des époux. La démarche devra être ici la même et dans cette perspective le droit international
privé est une fructueuse source d’inspiration.
Cependant, l’erreur serait sans doute de remplacer une solution dogmatique par une autre,
de remplacer le dogme de la supériorité du statut civil par le dogme de l’égalité parfaite. Car, en
effet, il convient de prendre acte de ce que la coutume kanak, en ce qu’elle manifeste les liens et
les responsabilités qui unissent les hommes entre eux, les hommes aux clans et les hommes à la
Terre, pose parfois des exigences ou impliquent des comportements que la personne non-kanak
n’est pas en mesure de satisfaire. L’analyse montre qu’il en ira ainsi, notamment, chaque fois que
le rapport en cause impliquera deux clans1196. Il sera par exemple impossible de procéder à la dissolution d’un mariage selon la coutume lorsque l’un des époux sera de statut civil et dépourvu
de clan1197 puisque l’accord des clans est nécessaire pour que la dissolution puisse être prononcée. À l’inverse, l’adoption d’un enfant de statut civil devrait pouvoir être menée selon les principes coutumiers dans la mesure où l’enfant n’a pas besoin d’avoir un clan d’origine pour être
accueilli par le clan de sa famille adoptive. De la même façon, un accord en vue de l’occupation
précaire1198 d’une terre coutumière par une personne de statut civil devrait pouvoir être conclu
sous l’empire de la coutume. Bien que ce type de rapport juridique soit mixte, rien n’impose
qu’il soit irrémédiablement soumis au droit civil. Son régime juridique pourrait davantage être
commandé par le statut du bien objet de l’accord que par le statut personnel de l’un des protagonistes, en l’occurrence le statut civil. On remarquera d’ailleurs que parce que ce type d’accord est
censé relever du droit civil, il n’est en pratique jamais formalisé. S’il était soumis à la coutume,
cela permettrait de l’officialiser et d’apporter une certaine sécurité aux occupants1199 puisqu’en
cas de litige il pourrait être soumis aux juridictions en formation coutumière. Au contraire, en
restant dans le non-droit, ces accords, qui sont plus nombreux qu’on l’imagine, sont soumis à la
seule volonté – parfois changeante ou arbitraire – de ceux qui ont concédé l’occupation.
Il faut donc aller vers des solutions du conflit de normes plus ouvertes à la coutume. Outre
que cela constituerait un progrès en termes d’égalité des statuts et en termes de proximité ou
d’adéquation de la norme désignée à la situation juridique en cause, de telles règles de conflit
seraient un formidable vecteur d’intégration de la coutume au corpus juridique calédonien.
L’intégration, ici, ne se ferait pas au prix d’une dénaturation comme il serait à craindre dans
l’idée d’un droit civil unique1200, mais à la faveur de rattachements équilibrés des situations
1196 - � e qui est relativement fréquent, admettons-le.
C
1197 - � es deux situations ne découlent pas nécessairement l’une de l’autre.
C
1198 - � ’occupation d’une terre coutumière ne saurait être que précaire puisque les terres coutumières sont inaliéL
nables, incessibles, incommutables et insaisissables (art. 18 al. 2 de la loi organique) : v. supra § 1.
1199 - � e qui n’est pas incompatible avec le caractère précaire de l’occupation.
C
1200 - �Voir supra l’introduction générale.
451
�juridiques mixtes tantôt au droit commun, tantôt à la coutume, selon la proximité de la situation avec l’un ou l’autre de ces deux corps de règles et selon la possibilité de donner application à la coutume en présence d’une personne de statut civil.
452
En tenant compte du fait que les liens tissés par la coutume entre les hommes, entre les clans et
vis-à-vis de la Terre, forment des interdépendances inconnues du droit civil, on doit admettre
que la coutume ne peut pas s’appliquer à toutes les relations juridiques mixtes qui naissent
du pluralisme juridique calédonien. Il n’en demeure pas moins que la coutume pourrait légitimement se voir reconnaître un champ de compétence plus large que celui – inexistant dans
les rapports mixtes – qui lui est attribué aujourd’hui. Il faut donc rechercher avec lucidité des
solutions plus équilibrées. Le droit international privé offre à cet égard des outils tout à fait
intéressants.
II. VERS DES SOLUTIONS PLUS RESPECTUEUSES DE L’ÉGALITÉ DES SYSTÈMES
Il n’est pas question, dans le cadre limité de cette contribution, d’envisager un système exhaustif de règles de conflit de normes qui couvriraient l’ensemble du droit civil1201. Nous avons
choisi d’illustrer la possibilité de concevoir des règles de conflits plus équilibrées dans deux
domaines principaux : celui des relations personnelles et familiales (A) et celui du droit des
biens (B). Ce sont là, du reste, les domaines sur lesquels se concentre l’essentiel du contentieux.
II. A. Les relations personnelles et familiales
Au sein des relations personnelles et familiales, il convient de distinguer les questions relatives
à la capacité juridique (1), au couple (2) et à l’enfant (3).
II. A. 1. La capacité juridique
Les questions relatives à la capacité juridique ne se posent, dans le cadre de relations mixtes,
que de manière incidente. Il s’agit de savoir, généralement à l’occasion d’un litige relatif à la
validité ou à l’exécution d’un acte juridique, si l’auteur de l’acte ou le cocontractant avait ou
non la capacité juridique de s’engager.
Pour qu’un conflit de normes survienne, il est nécessaire que la relation juridique présente des
points de rattachement avec les deux ordres normatifs concernés. Si une question de capacité
se pose pour elle-même, de manière isolée, elle ne concerne qu’un seul individu et elle devrait
donc être résolue selon les règles de son statut personnel. Le principe, qui résonne comme
une lapalissade, doit néanmoins être clairement posé. En effet, aucun des textes actuels qui se
réfèrent à la capacité ne précise explicitement en vertu de quel droit la capacité de l’intéressé
doit être appréciée. Ainsi en est-il des articles 11 à 14 de la loi organique, relatifs aux modalités
d’accession et de retour au statut coutumier ainsi qu’aux possibilités de renonciation au statut
personnel, qui visent les notions de « mineur », de « majeur » et de « capacité ». Ainsi en est-il
encore de la proposition de loi du pays du Sénat coutumier du 2 juillet 20151202 qui prévoit,
1201 - � appelons qu’il n’y a qu’en matière de droit civil que le législateur reconnaît une compétence à la coutume et
R
c’est donc dans cette seule matière qu’elle entre en concurrence avec le droit civil (article 7 de la loi organique).
1202 - � roposition précitée.
P
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
pour les successions coutumières kanak, que le conjoint et les enfants « capables » du défunt
entrent en possession de l’hérédité « sans qu’ils aient besoin de solliciter une autorisation
préalable » (art. 16) et qui, à propos du palabre coutumier, s’intéresse aux « enfants majeurs du
défunt », aux « mineurs à partir de 15 ans » et aux « enfants mineurs de moins de 15 ans »
(art. 26). L’indication abstraite d’une limite d’âge, peu conforme à la logique de la coutume,
démontre, s’il en était besoin, qu’il n’est pas inutile de préciser au regard de quelle norme la
capacité doit être appréciée.
La question, en réalité, devrait être réglée en prenant en compte le statut personnel de l’intéressé au jour où il entend réaliser l’acte litigieux. Ainsi, la capacité d’un citoyen de statut
coutumier qui entend renoncer à son statut pour accéder au statut de droit commun devrait
être appréciée conformément à la coutume. Réciproquement, la capacité du citoyen de statut de droit commun qui entend renoncer à son statut pour le statut coutumier devrait être
examinée à la lueur des règles du droit civil1203. De même la capacité des enfants du défunt
pour recueillir sa succession devrait s’apprécier au regard de leur statut personnel au jour de
l’ouverture de la succession.
Dans l’hypothèse inverse où la capacité juridique est mise en cause à l’occasion d’un contrat
passé entre une personne de statut de droit commun et une personne de statut coutumier,
le conflit de normes doit être résolu. Si l’on s’en tient à la règle posée à l’article 9 de la loi
organique, la relation contractuelle doit être analysée à l’aune du droit civil. Est-ce à dire,
pour autant, que la capacité des personnes à contracter doit être, elle aussi, analysée au regard
du droit civil ? Rien n’est moins sûr. En droit international privé, lorsqu’elle se présente sous
cet angle, la question de la capacité juridique est abordée sous la forme de ce que l’on appelle
une « question préalable »1204, c’est-à-dire une question qu’il faut résoudre préalablement pour
pouvoir donner une réponse à la question principale. Il faut ainsi d’abord se prononcer sur
la capacité juridique des contractants – et donc sur la validité du contrat – avant de savoir
si le contrat doit être exécuté. Or, la capacité juridique n’est pas soumise à la même règle de
conflit de lois que celle de la validité ou de l’exécution du contrat1205. La capacité est analysée
comme une question de statut personnel et, en tant que telle, elle relève, en droit international privé français, de la loi nationale. Transposée au conflit de normes qui nous occupe, cette
solution conduit à soumettre la question préalable de la capacité des contractants à la norme
qui régit, pour chacun d’eux, son statut personnel1206. Le contractant de droit commun verra
sa capacité juridique fixée à la majorité légale par l’article 414 du Code civil. C’est en revanche
la règle coutumière qui déterminera la capacité juridique du cocontractant de statut coutumier. Rien n’empêche, à cet égard, que la coutume retienne la même solution que le droit
civil. Mais on sait que dans le monde coutumier, la capacité s’apprécie davantage en fonction
de ’accomplissement d’actes initiatiques qu’en fonction d’une limite fixée abstraitement à
l
l’identique pour chacun1207. Peu importe, d’ailleurs, la solution substantielle fixée par la norme
1203 - � omp. dans le même sens É. Cornut, « La juridicité de la coutume kanak », article précité.
C
1204 - � oir, par exemple, B. Audit, L. d’Avout, Droit international privé, 7e éd., Économica, 2013 (Coll. Corpus – Série
V
Droit privé), n° 316 et suiv.
1205 - � elon le principe du rattachement autonome des questions préalables.
S
1206 - � n ce sens, voir É. Cornut, « Les conflits de normes internes en Nouvelle-Calédonie », JDI 2014, article précité.
E
1207 - � oir, à ce sujet, la décision de la Cour d’appel de Nouméa rendue face aux demandes financières d’un père qui
V
prétendait obtenir restitution des versements effectués au-delà des dix-huit ans de ses enfants : « il convient
de rappeler que dans la coutume kanak les enfants demeurent en situation de “minorité” au-delà de l’âge
de la majorité légale jusqu’à ce qu’ils se marient ; que le clan paternel auquel les enfants ont été donnés et
453
�coutumière. L’enjeu est ici de montrer que la coutume a sa place dans le règlement de la question préalable que pose l’analyse de la capacité des parties à un acte juridique.
454
Le même raisonnement doit pouvoir être mené lorsque la question de la validité d’un acte se
pose non pas en raison de l’âge du cocontractant ou de l’auteur de l’acte, mais en raison de son
incapacité à pourvoir à ses intérêts. Sont ici évoqués les régimes de protection des majeurs qui
peuvent priver de leur capacité juridique certains individus. Là encore, c’est dans la coutume
que doit être cherchée la réponse à la protection des majeurs de statut coutumier. La jurisprudence admet en effet, sur la base des textes applicables aux différents statuts personnels, que les
dispositions du Code civil ne peuvent pas être sollicitées en cette matière. Ainsi de l’arrêt rendu
par la Chambre civile de la Cour d’appel de Nouméa le 27 août 19901208, à propos de la demande
d’ouverture d’une procédure de tutelle concernant une personne de statut particulier.
Faisant preuve d’une grande lucidité, la cour d’appel écarte la primauté systématique du droit
commun, laquelle serait de nature à vider de son sens le statut civil particulier :
La coexistence de deux statuts différents de droit civil résulte du principe énoncé par la constitution – qui dans la hiérarchie des textes est supérieure à la loi ; cette différence ne peut signifier que
les règles de droit commun sont automatiquement applicables aux citoyens de statut particulier
dès lors que leur exclusion n’a pas été expressément prévue par la loi, car cette interprétation
conduirait à vider de son sens le statut civil particulier […] L’affirmation d’une différence de statuts, contenue dans les constitutions du 27 octobre 1946 et du 4 octobre 1958 procède de cette idée
et conduit à considérer qu’il existe légitimement des droits civils différents liés au statut personnel.
Tirant toutes les conséquences de son affirmation, elle réserve alors « aux seuls citoyens relevant du statut civil de droit commun » l’application des dispositions relatives aux incapables
majeurs. Celles-ci ne sauraient être étendues aux personnes relevant du statut civil particulier.
La loi n° 70-589 du 9 juillet 1970 relative au statut civil de droit commun dans les territoires
d’Outre Mer précise dans son article 1 qu’elle s’applique aux dispositions relatives à l’état et la
capacité des personnes, aux régimes matrimoniaux, aux successions et libéralités faisant partie
du statut civil de droit commun mentionné à l’article 75 de la Constitution ; la liste des textes
législatifs relatifs au statut civil de droit commun rendus applicables par cette même loi vise
expressément la loi n° 68-5 du 3 janvier 1968 portant réforme du droit des incapables majeurs ;
Par ailleurs, l’arrêté n° 3275 du 15 décembre 1971 rendant exécutoire la délibération n° 360 du
8 décembre 1971 sur la procédure d’application des dispositions législatives relatives au statut
civil de droit commun vise expressément en son titre V les régimes de protection applicables aux
s
ingulièrement leur père restent tenus d’obligations à leur égard ; que ce principe suffit à justifier le rejet de la
demande de remboursement des sommes versées par le père qui se justifiaient par une obligation générale de
solidarité familiale, inconciliable avec l’approche purement comptable que défend l’appelant principal pour
fonder sa demande » (CA Nouméa, Ch. cout., 15 mai 2014, RG 13/93 ; voir également sur cette affaire É. Cornut,
supra Partie 1 – Chapitre 4, spéc. I.B.3.) ; adde sur ce point le début du séminaire des assesseurs coutumiers relatif
à la famille, qui fait état de rites initiatiques, tels que le rasage de la barbe ou le fait de boire le premier verre,
qui peuvent différer d’une aire coutumière à l’autre.
1208 - � A Nouméa, Ch. civ., 27 août 1990, RG 90/1167. La cour d’appel confirme ainsi la solution rendue en première
C
instance : TPI Nouméa, sect. Koné, juge des tutelles, 4 avr. 1990. Statuant au visa de l’article 75 de la Constitution, le juge des tutelles avait décidé que « les dispositions du Code Civil relatives aux régimes de protection
des incapables ne sont pas applicables aux citoyens relevant du statut civil particulier ». L’on ne saurait être
plus clair !
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
majeurs. L’article 75 de la Constitution du 4 octobre 1958 dispose que « les citoyens qui n’ont
pas le statut civil de droit commun... conservent leur statut personnel tant qu’ils n’y ont pas
renoncé ». La combinaison de ces divers textes conduit à considérer que le législateur a entendu
n’étendre sur les territoires d’Outre Mer les dispositions relatives aux incapables majeurs qu’aux
seuls citoyens relevant du statut civil de droit commun.1209
L’arrêt est d’autant plus intéressant que les magistrats fondent également leur décision sur un
raisonnement par analogie explicite avec le droit international privé. Ils y trouvent la confirmation de la légitimité à soumettre les questions relatives à la capacité des personnes et les
mesures de protection des majeurs au statut de la personne à protéger, alors même, d’ailleurs,
que sont en jeu les intérêts des tiers, lesquels peuvent être de statut civil. En d’autres termes, la
« mixité » des intérêts n’est pas une raison suffisante pour écarter la coutume si la personne à
protéger est de statut coutumier. L’arrêt est parfaitement clair :
S’il est vrai que le régime des incapables majeurs tend aussi bien à la protection de ceux-ci qu’à
celle des tiers susceptibles de contracter avec eux, le législateur, la jurisprudence et la doctrine ont
de façon constante affirmé le principe selon lequel l’intérêt de la personne protégée prédomine sur
le souci de protéger le patrimoine familial ou l’intérêt des tiers ; Le raisonnement par analogie
– qui est un mode d’interprétation de la loi – permet également de privilégier cette analyse ; en
effet, concernant le statut des étrangers en France la jurisprudence, eu égard aux règles de droit
international privé, considère qu’en matière d’incapacité c’est la loi nationale qui doit s’appliquer
tant pour les conditions de fond concernant l’ouverture d’un régime de protection que pour la
désignation des organes de tutelle ; cette loi nationale reçoit application même lorsqu’elle ignore
une cause prévue par la loi française ou lorsqu’elle retient une cause inconnue de celle-ci. Les
exceptions à ce principe sont limitées à des situations qui sont étrangères à l’espèce dont la Cour
est saisie telles que l’urgence, la fraude à la loi ou l’ignorance excusable de la loi applicable.
C’est donc des réponses coutumières que le maintien ou non de la capacité juridique doit être
déduit1210. La solution, au reste, n’est pas remise en cause par la Cour de cassation, qui n’annule
l’arrêt de la cour d’appel qu’en raison de la composition irrégulière de la juridiction1211.
On devine déjà les cris d’orfraie qui seront poussés à la lecture de ces propositions ! La coutume n’ayant pas, sur les questions de capacité, de réponses aussi tranchées que le Code civil,
la sécurité juridique sera tout bonnement inaccessible, sacrifiée sur l’autel de l’intégration
de la coutume kanak au corpus juridique calédonien. Et d’aucuns feront valoir qu’une telle
s
oumission de la capacité juridique à la coutume se retournera immédiatement contre les
personnes de statut coutumier avec lesquelles plus aucune personne de statut civil ne voudra
contracter de peur que les engagements ne soient systématiquement remis en cause.
1209 - � alheureusement, tous les arrêts ne sont pas aussi clairs. Voir par exemple CA Nouméa, Ch. cout., 24 avr.
M
2014, RG 13/336 : « attendu, ainsi que l’a relevé le premier juge, qu’il résulte du dossier et plus spécialement du
certificat médical du Dr Quirin, que M. X présente un état de santé engendrant des troubles qui l’empêchent
d’exprimer sa volonté et de pourvoir lui-même à ses intérêts, et que la maladie invalidante qui l’atteint, outre
l’évolution prévisible de son état de santé, justifie qu’il soit conseillé et contrôlé dans les actes de la vie civile ;
Qu’en conséquence une mesure de curatelle renforcée s’avérant nécessaire, la décision des premiers juges sera
confirmée sur ce point ».
1210 - �La coutume n’ignore absolument pas ces problématiques : voir par exemple CA Nouméa, Ch. cout., 16 oct. 2014,
RG 14/00047.
1211 - Cass. civ. 1re, 13 oct. 1992, n° 90-20454 : Bull. civ. 1992, I, n° 248 ; RJPENC 2003-2, n° 2, Jur. p. 67.
455
�456
Il ne faut aucunement nier ce risque. Ignorer les inconvénients qui pourraient résulter d’une
telle règle de conflit pour la fluidité des relations juridiques (notamment contractuelles) serait
faire preuve d’un angélisme coupable. Cependant, il ne peut être tenu pour point de départ
que la coutume serait incapable de s’adapter et de proposer des solutions pertinentes pour le
commerce juridique. On peut même avancer que si elle ne l’a pas fait jusqu’à présent, c’est précisément parce que le champ d’application restreint qui lui a été reconnu ne lui a pas permis de
se développer au-delà des relations « intracoutumières » et de s’adapter aux relations juridiques
mixtes.
En outre, face à la même insécurité juridique que produit la soumission de la capacité des
contractants à leur loi nationale dans l’ordre international, le droit international privé a mis
en place des garde-fous pour éviter qu’un justiciable ne tire profit du risque juridique que fait
courir à son partenaire l’application d’une norme dont il ignore le contenu. Le célèbre arrêt
Lizardi rendu en 18611212, qui a inspiré directement le droit européen1213, décide ainsi « que si,
en principe, on doit connaître la capacité de celui avec qui l’on contracte, cette règle ne peut
être aussi strictement et aussi rigoureusement appliquée à l’égard des étrangers contractants
en France ; qu’en effet, la capacité civile peut être facilement vérifiée quand il s’agit de transactions entre Français, mais qu’il en est autrement quand elles ont lieu en France entre Français
et étrangers ; que, dans ce cas, le Français ne peut être tenu de connaître les lois des diverses
nations et leurs dispositions concernant notamment la minorité, la majorité et l’étendue des
engagements qui peuvent être pris par les étrangers dans la mesure de leur capacité civile ;
qu’il suffit alors, pour la validité du contrat, que le Français ait traité sans légèreté, sans imprudence et avec bonne foi ».
Cet arrêt, vieux d’un siècle et demi, fonde ce que l’on nomme aujourd’hui l’ignorance excusable de la loi étrangère. La mise en œuvre de cette excuse n’est que très rarement constatée en jurisprudence car les occasions en sont finalement rares dans l’ordre international.
Mais elle donne aux juges une base intéressante pour préserver la sécurité juridique dans les
relations contractuelles où le statut de l’un des contractants pourrait rendre délicate l’appréhension de sa capacité juridique. Malgré les efforts de part et d’autre que demanderait
indiscutablement la soumission de la capacité juridique au statut personnel des intéressés,
le droit n’est donc pas dépourvu de solutions pour qu’une telle règle de conflit puisse être
sérieusement envisagée.
II. A. 2. Le couple
Le mariage (a) puis la dissolution du lien conjugal (b) seront envisagés successivement.
a. Le mariage
Comme toutes les autres questions, le mariage entre personnes de statuts personnels différents est soumis au droit commun. Il l’est tout autant pour les conditions substantielles et
1212 - � h. req., 16 janv. 1861, Lizardi : Les grands arrêts de la jurisprudence française de droit international privé, 5e éd.,
C
2006, n° 5.
1213 - � es articles 11 de la Convention de Rome et 13 du Règlement Rome I sur la loi applicable aux obligations
L
contractuelles contiennent une règle très semblable à celle qui est posée par la jurisprudence Lizardi.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
formelles de sa formation que pour ses effets1214. Pourtant, là encore, une règle de conflit plus
respectueuse de l’égalité des statuts pourrait être imaginée.
Les conditions de formation du mariage
En droit international privé, les conditions de fond du mariage sont soumises à une application distributive, à chaque futur époux, de sa loi personnelle (art. 202-1 C. civ.). En d’autres
termes, chaque époux doit respecter les conditions posées par la loi de sa nationalité pour
pouvoir contracter mariage. Au stade de la formation du mariage, la diversité des lois n’est pas
un problème puisque le lien conjugal n’est pas encore créé.
En réalité, l’application distributive des lois ne vaut que pour les conditions individuelles du
mariage, comme la condition d’âge ou celle du consentement. Ces conditions peuvent en effet
être vérifiées indépendamment dans le chef de chaque futur époux. Pour les conditions qui
affectent simultanément les deux époux1215, comme la différence de sexe, la différence d’âge, la
communauté de religion, l’absence de divorce antérieur ou l’absence de lien matrimonial avec
une autre personne, c’est au contraire une application cumulative des deux lois qui s’impose
et qui débouche nécessairement sur le respect des conditions de la loi la plus exigeante. Cette
solution contraignante mais inévitable ne peut être tempérée que par l’exception d’ordre public
international lorsque la loi étrangère applicable pose des conditions inacceptables pour l’ordre
juridique du for. Ainsi, par exemple de la loi espagnole qui, dans les années soixante-dix, interdisait le mariage avec une personne divorcée. L’application de cette loi empêchait des ressortissants
espagnols vivant en France d’épouser des Français divorcés. L’exception d’ordre public a été mise
en œuvre à son encontre par le juge français1216. Il en est allé exactement de même avec le fameux
arrêt rendu par la Cour de cassation le 28 janvier 20151217 au sujet de la loi marocaine prohibant le
mariage entre personnes de même sexe. L’application de cette loi, désignée par la règle de conflit
conventionnelle, conduisait à refuser le mariage avec un Français de même sexe à tous les ressortissants marocains vivant en France. Elle a été écartée comme contraire à l’ordre public international français. Mais hormis ces tempéraments qui affectent les empêchements bilatéraux, le
principe reste que chaque futur époux est soumis aux conditions de sa loi nationale.
La mise en œuvre d’un raisonnement identique est parfaitement possible dans le cas des
conflits de normes en Nouvelle-Calédonie. En présence d’une personne de statut civil et
d’une personne de statut coutumier, ou, qui plus est, en présence de deux personnes de statuts
coutumiers différents1218, on ne voit pas ce qui impose la soumission des conditions de fond
1214 - � A Nouméa, Ch. civ., 3 sept. 1990, RG 90/1169 : « l’article 42 de la délibération n° 424 du 3 avril 1967 impose,
C
en cas de mariage de citoyens de statuts civils différents, que celui-ci soit célébré devant un officier d’état civil
de droit commun ; cette obligation, par son caractère impératif quant à la validité du mariage entre citoyens
de deux statuts, constitue une dérogation au principe de l’égalité des statuts et conduit à considérer que dans
ce domaine le statut de droit commun est prééminent ; Ainsi, toutes les conséquences du mariage entre ces
citoyens obéissent aux règles de droit commun et non l’inverse ».
1215 - � e que l’on nomme les empêchements bilatéraux à mariage.
C
1216 - � GI Paris, 4 mars 1998 : Rev. crit. DIP 1988, p. 588.
T
1217 - � ass. civ. 1re, 28 janv. 2015 : D. 2015, p. 464, note H. Fulchiron ; RTD civ. 2015, p. 91, note P. Puig ; JCP 2015, 318,
C
note L. Gannagé.
1218 - � ne personne de statut coutumier kanak souhaitant épouser une personne de statut coutumier wallisien, ce
U
qui n’a rien d’extravagant eu égard à la forte présence wallisienne en Nouvelle-Calédonie. Dans cette hypothèse
toutefois, l’art. 9 al. 2 de la loi organique permet aux époux de se soumettre à l’un ou l’autre de leur statut personnel. L’application du droit civil ne vaut donc qu’à défaut de clause expresse contraire : voir infra.
457
�i
ndividuelles de chaque futur époux au droit civil. Tout au contraire, une application distributive de la « loi » personnelle de chaque époux serait bien plus respectueuse de l’égalité des
statuts et bien plus favorable à l’intégration de la coutume dans l’ordre juridique calédonien.
458
Reste que cette règle de conflit nouvelle se heurterait aux mêmes difficultés que la règle appliquée en droit international privé. Les conditions de fond du mariage qui concernent simultanément les deux époux ne peuvent pas être appréhendées seulement selon l’une ou l’autre
des deux lois. Or, à cet égard, les règles du mariage coutumier posent un problème insurmontable. Comme il a été amplement expliqué, le mariage coutumier dépasse très largement la
seule volonté des futurs époux de s’engager publiquement dans une vie de couple. Dans la
conception kanak, le mariage célèbre l’union de deux clans et suppose donc l’accord de ces
deux clans1219. Or, dans un mariage mixte, la personne de statut civil n’a pas de clan ou, si elle
en a un, elle n’est pas tenue d’obtenir son accord au mariage. Si l’on raisonne uniquement sur
l’hypothèse la plus simple, et en même temps la plus typique, où la personne de statut civil
n’appartient pas à un clan, on comprend que la conception kanak du mariage se heurte là à un
obstacle indépassable. Comment réaliser l’union des clans s’il n’y a qu’un clan engagé dans le
mariage mixte pressenti ? La condition bilatérale posée par la coutume ne peut pas être respectée. Nous sommes là face à l’une des hypothèses envisagées plus haut dans laquelle la coutume
ne peut pas régir la relation juridique mixte. Si d’ailleurs l’exigence coutumière de l’accord des
clans était érigée en condition impérative, et s’opposait ainsi aux mariages mixtes, elle heurterait la liberté fondamentale du mariage et serait de ce fait immanquablement écartée1220.
L’application distributive des statuts personnels connaît donc une limite du fait de l’impossibilité matérielle et conceptuelle de faire du mariage mixte l’union de deux clans. Mais cela
n’interdit pas de respecter toutes les autres conditions individuelles que la coutume impose
pour la validité du mariage.
Il peut arriver, toutefois, que le couple soit juridiquement mixte – en ce sens que les futurs
époux appartiennent chacun à un statut différent – mais que, dans les faits, ils soient tous
les deux attachés à un clan. Cette situation se présente dans deux cas de figure différents.
Dans le premier cas, le futur époux de statut civil est kanak et il appartient à un clan. Dans le
second cas, le futur époux n’est pas kanak mais il a été adopté, en vue de son mariage, par un
clan autre que celui de sa future épouse, afin que des engagements coutumiers puissent être
pris. L’hypothèse peut sembler étonnante mais elle n’est pas si rare en pratique. La personne
non-kanak, par le truchement de son adoption, est alors « assise » dans un clan où une place
1219 - � ’union des époux, en effet, n’est pas la rencontre de deux volontés individuelles mais l’accord entre deux clans
L
dont résulte un certain nombre d’obligations dont sont comptables les clans eux-mêmes et qui, surtout, va
déterminer la position sociale des enfants du couple.
1220 - �On rappellera que la liberté matrimoniale fait partie des points dont la compétence a été réservée au législateur
national lors du transfert de la compétence en droit civil par la loi du pays du 20 janvier 2012. Cette question de
la liberté matrimoniale est l’occasion d’extrapoler quelque peu et de mener la réflexion sur les empêchements
bilatéraux que pourrait contenir la coutume kanak ou la coutume wallisienne. Alors même que rien ne permet
de dire que tel est le cas, on pourrait imaginer que l’une de ces coutumes impose la différence de sexe des époux
comme condition de validité du mariage. Cette condition pourrait-elle s’opposer à la célébration de l’union de
deux hommes (ou de deux femmes), l’un de statut civil et l’autre de statut coutumier ? La réponse est sans aucun
doute négative en raison même de ce que la liberté matrimoniale est une liberté fondamentale dont le législateur national s’est réservé d’assurer la garantie. Il est hautement improbable que le juge qui serait saisi de la
contestation d’un tel mariage, au prétexte que la coutume ne serait pas respectée, l’invalide par application de
la coutume. On peut même estimer qu’il en irait de même en présence de deux personnes de statut coutumier,
c’est-à-dire en dehors même d’une hypothèse de conflit de lois.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
lui est accordée. Désormais, le clan adoptant est intéressé à ses décisions et il accepte la responsabilité qui en découle, notamment lorsque des enfants naîtront du couple, ou encore si
le couple se sépare.
Lorsque le couple est juridiquement mixte mais que les deux membres du couple appartiennent
à un clan, on peut alors tout à fait envisager que le mariage ne soit pas systématiquement soumis au droit commun. Il peut l’être, comme c’est le cas actuellement, si les époux le souhaitent.
Mais si les époux préfèrent opter pour un mariage coutumier, pourquoi les priver de cette
possibilité ? Il nous semble qu’ici une option de législation devrait être reconnue, option qui
se traduirait par la forme – civile ou coutumière – donnée à la cérémonie du mariage.
La possibilité d’opter pour un droit déterminé, à l’occasion d’une opération juridique particulière, n’est pas nouvelle. Très répandue à l’époque coloniale, elle a été maintenue par certains
États lors de leur accession à l’indépendance1221. Elle est désormais consacrée explicitement
par l’ordonnance du 3 juin 2010 relative à Mayotte1222 et par l’article 9 alinéa 2 de la loi organique relative à la Nouvelle-Calédonie, pour régir les rapports entre personnes de statuts personnels différents. Toutefois, suivant une logique assimilationniste, l’option de législation est
alors généralement conçue comme un mécanisme visant uniquement à élargir les cas d’application du droit de la métropole1223. Or, dans la perspective d’égalité des statuts qui est la nôtre,
l’option de législation ne devrait plus s’exercer nécessairement en faveur du droit commun.
Elle consisterait au contraire à laisser aux époux le choix de soumettre leur mariage à l’un ou
l’autre des statuts dont ils sont titulaires. En fonction de leur perception commune du lien
conjugal, de ce qu’ils veulent y voir attacher, de la possibilité qu’ils ont ou qu’ils n’ont pas d’y
associer deux clans, ils sont en effet les mieux à même de déterminer quel est le statut qui correspond le mieux à leur mode de vie, et au milieu culturel dans lequel ils souhaitent/acceptent
de s’intégrer, ou auquel ils souhaitent/acceptent de se conformer, ou, dit autrement, le statut
sous la protection duquel ils entendent placer leur union. Si le principe même de l’option de
législation est bien connu en droit français, la proposition ici formulée, qui permettrait d’opter pour la coutume, est en revanche largement inédite.
De telles possibilités de choisir son droit se développent par ailleurs à vive allure en droit
international privé de source européenne dans nombre de matières peu ouvertes, traditionnellement, à l’autonomie de la volonté. C’est particulièrement vrai en matière de divorce
puisqu’en vertu de l’article 5 § 1 du Règlement Rome III1224, les époux peuvent convenir de
désigner la loi applicable au divorce et à la séparation de corps, pourvu qu’il s’agisse de la
loi de la résidence habituelle des époux, de la loi de leur dernière résidence habituelle, de
la loi de la nationalité de l’un ou de l’autre des époux ou encore de la loi du for. Le choix
1221 - �Voir sur l’ensemble de la question V. Parisot, Les conflits internes de lois, ouvrage précité, vol. 1, spéc. p. 1386-1483.
1222 - � rdonnance n° 2010-590 du 3 juin 2010 portant dispositions relatives au statut civil de droit local applicable à
O
Mayotte et aux juridictions compétentes pour en connaître : JORF n° 127, 4 juin 2010, p. 10256.
1223 - � ux termes de l’art. 1er, al. 4, de l’ordonnance précitée du 3 juin 2010, « les personnes relevant du statut civil de
A
droit local peuvent soumettre au droit civil commun tout rapport juridique relevant du statut civil de droit
local ». L’art. 9 al. 2 de la loi organique prévoit en revanche une possibilité d’opter pour le statut coutumier :
« dans les rapports juridiques entre parties qui ne sont pas de statut civil de droit commun mais relèvent de
statuts personnels différents, le droit commun s’applique sauf si les parties en disposent autrement par une
clause expresse contraire ».
1224 - � èglement (UE) n° 1259/2010, précité : JOUE n° L 343, 29 déc. 2010, p. 10.
R
459
�de la loi pplicable existe aussi désormais en matière de succession internationale1225 ou
a
même d’obligations non contractuelles1226. L’option de législation est donc plutôt dans l’air
du temps.
460
Pour la Nouvelle-Calédonie, il faudrait bien entendu réfléchir aux modalités d’expression d’un
tel choix de normes et, à cet égard, il ne serait pas incongru de considérer que cette option
s’exprime par le choix des formes de la célébration du mariage1227. C’est en définitive l’ordre
juridique de l’autorité célébrant le mariage qui régirait le mariage et c’est sur la nature de
cette autorité (officier de l’état civil ou clans) qu’un choix serait ouvert aux époux1228. Dans
l’hypothèse où le mariage ferait l’objet d’une double célébration, priorité serait donnée à la
forme de la première célébration. La solution n’est pas sans rappeler celle qui a cours au Liban.
Lorsque les époux relèvent de communautés confessionnelles différentes, ils peuvent décider
de célébrer leur mariage par-devant leurs deux autorités personnelles respectives. En ce cas,
et conformément à la loi du 2 avril 1951 relative au Statut personnel, le statut matrimonial
du couple est régi par le droit de l’autorité de célébration du premier mariage. Une nouvelle
célébration du mariage devant une autre autorité religieuse et, partant, selon une forme et un
rite différents, sera considérée comme valable mais elle n’aura pas pour effet de modifier la loi
applicable à l’union contractée en premier lieu1229.
Les effets du mariage
Les effets du mariage1230 s’entendent des effets personnels de l’union (devoir de cohabitation,
respect mutuel, don de vie, fidélité…) et de ses effets patrimoniaux (devoir de secours, obligation pour les clans d’assurer la subsistance du couple, contribution aux charges du mariage…).
Comme cela est de longue date compris en droit international privé, les effets du mariage
ne peuvent pas faire l’objet d’une règle de conflit distributive. Le lien conjugal étant désormais créé, il ne serait pas concevable que les effets qu’il produit soient différents à l’égard de
chacun des époux. La règle de conflit doit donc désigner une loi unique, la loi du lien. Mais
l
’analogie avec le droit international privé s’arrête là car les facteurs de rattachements retenus en matière d’effets du mariage dans l’ordre international n’ont pas de pertinence pour
les conflits internes qui nous occupent. Ceux-ci tiennent en effet, de manière hiérarchique,
à la nationalité commune des époux, à défaut à leur domicile commun et, à défaut encore,
à la loi du juge saisi. Aucun de ces facteurs n’est discriminant en Nouvelle-Calédonie : quel
que soit leur statut, les époux ont la même nationalité, celle-ci ne permet donc pas de désigner l’un ou l’autre des statuts. Le domicile ne peut pas non plus être utilisé comme facteur
1225 - � èglement (UE) n° 650/2012 du 4 juill. 2012 : JOUE n° L 201, 27 juill. 2012, p. 107.
R
1226 - � èglement (CE) n° 864/2007 du 11 juill. 2007 : JOUE n° L 199, 31 juill. 2007, p. 40.
R
1227 - � . Cornut, « Les conflits de normes internes en Nouvelle-Calédonie », JDI 2014, article précité, p. 67. Une telle
É
option n’est pas possible actuellement puisque le mariage mixte doit être célébré devant l’officier de l’état
civil. Mais là encore, rien n’empêche que la règle soit assouplie et ouverte à la coutume de manière équilibrée.
1228 - � ’hypothèse d’une absence d’option par les époux serait par là même neutralisée. En effet, les époux ayant
L
nécessairement célébré leur mariage soit en la forme civile, soit en la forme coutumière, ils ont, ce faisant,
implicitement opté pour la norme applicable à leur union.
1229 - � . Parisot, Les conflits internes de lois, ouvrage précité, vol. 1, spéc. p. 1119-1121.
V
1230 - � n n’entrera pas ici dans la discussion qui affecte, en droit international privé, ce que recouvrent « les effets du
O
mariage ». En l’absence de conventions internationales, on peut en avoir une vision beaucoup plus unitaire que
celle qui prévaut désormais pour les conflits internationaux de lois.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
de rattachement, pas même en l’interprétant de manière spécifique comme « domicile en
terre coutumière » ou « domicile hors des terres coutumières ». Il y aurait là une vision très
trompeuse de la signification du domicile car le fait de vivre sur des terres coutumières
n’implique absolument pas l’intégration du justiciable dans le monde coutumier. On peut
parfaitement vivre en terre coutumière et n’avoir ni clan, ni statut coutumier. Faire jouer au
domicile un rôle de rattachement serait lui faire dire beaucoup plus que ce qu’il ne signifie
réellement.
Dans ces conditions, il est bien difficile d’identifier un facteur de rattachement qui assure à la
règle de conflit une certaine neutralité1231 et qui ne soit pas artificiel. C’est pour cette raison
qu’il est intéressant de prolonger ici les effets de l’option de législation ouverte aux époux
au moment du mariage. Si le mariage est célébré devant l’officier d’état civil, les effets du
mariage doivent être soumis au statut civil de droit commun. Inversement, si le mariage est
célébré en la forme coutumière, parce que la présence d’un clan autour de chacun des époux le
permet, ses effets seront soumis au statut coutumier. La solution est logique et elle présente le
mérite de préserver les ensembles législatifs, en l’occurrence, celui constitué par la formation
et les effets du mariage. Cette même logique doit être poursuivie en matière de dissolution de
l’union conjugale.
b. La dissolution du lien conjugal
En matière de divorce, les règles françaises de droit international privé ne pouvaient pas
être, en raison de leur caractère unilatéral1232, une source d’inspiration utile pour le conflit de
normes en Nouvelle-Calédonie. Mais ces règles unilatérales sont désormais obsolètes1233, dans
la mesure où elles ont été remplacées, depuis le 21 juin 2012, par le Règlement Rome III1234.
Comme il a été dit plus haut, la grande nouveauté de ce règlement est d’avoir introduit l’autonomie de la volonté dans une matière considérée jusqu’alors comme impérative, en raison de
l’indisponibilité de l’état des personnes. L’article 5 du Règlement permet en effet aux époux
de choisir la loi selon laquelle leur divorce sera prononcé et cette manière d’identifier la loi
compétente est retenue à titre de principe par le texte européen.
Une telle solution peut-elle être proposée en matière de divorce pour les conflits de normes
en Nouvelle-Calédonie ? Les époux doivent-ils pouvoir décider eux-mêmes si leur divorce est
prononcé sur la base du droit civil ou selon les prescriptions de la coutume ?
1231 - � n ce sens qu’elle ne privilégie pas par principe le statut civil de droit commun comme c’est le cas actuellement
E
puisque, en cas de mariage mixte, la compétence exclusive reconnue au droit commun s’étend, au-delà de la célébration du mariage, à l’ensemble de ses effets : voir CA Nouméa, Ch. civ., 3 sept. 1990, RG 90/1169, arrêt précité.
1232 - � rt. 309 C. civ.
A
1233 - � lles ne le sont pas complètement dans la mesure où le Règlement Rome III ne s’applique pas dans certains
E
territoires ultra-marins, et notamment, il ne s’applique pas en Nouvelle-Calédonie. En d’autres termes, les juges
en poste à Nouméa, saisis d’un divorce à caractère international, devront soumettre ce divorce à l’article 309
du Code civil.
1234 - � èglement (UE) n° 1259/2010, précité.
R
461
�462
La question n’est pas anodine car on sait combien le divorce du droit commun et le divorce
coutumier sont différents1235. En réalité, au-delà même de la question de savoir s’il est bon
d’introduire une certaine autonomie des couples dans la gestion de leur séparation, la réponse
à apporter doit tenir compte des contraintes propres à la coutume qui peuvent anéantir toute
possibilité d’option.
En effet, la dissolution coutumière du mariage implique l’accord des clans et elle suppose donc
qu’il y ait deux clans pour qu’une telle décision soit prise. Or, dans la mesure où l’on raisonne
ici sur des rapports mixtes, il est tout à fait probable que l’époux de statut civil n’appartienne
à aucun clan. Mais la solution inverse est possible même si elle est statistiquement plus rare :
l’époux de statut civil n’en est pas moins kanak et il appartient à un clan ou encore, l’époux de
statut civil n’est pas kanak mais il a été adopté par un clan, avant son mariage, de manière à ce
que des engagements et les gestes coutumiers aient pu avoir lieu1236.
Dans le premier cas (l’époux de droit commun n’a pas de clan), l’option de législation n’a
aucun sens. Le couple ne peut pas opter pour une dissolution coutumière puisqu’il n’y a
aucune possibilité de palabre coutumier. Dans ce cas, le divorce des époux relèvera par nécessité (et non pas par principe) des règles du droit civil.
Dans le second cas (l’époux est de droit commun mais il appartient à un clan), l’option
de législation est envisageable. Les époux ayant chacun un clan, les palabres qui président à
l
’accord des clans peuvent avoir lieu, indépendamment du statut des époux. Pourquoi, alors,
ne pas autoriser les époux à soumettre leur séparation à la norme qui leur convient le mieux :
soit celle qui sert le mieux leurs intérêts communs (par exemple, volonté commune d’une
séparation rapide et très peu conditionnée), soit celle qui correspond le mieux à leur milieu
social (par exemple, volonté commune de suivre l’avis des clans pour assurer le maintien de
bonnes relations entre les familles au profit des enfants, ou pour assurer la préservation de la
place des enfants au sein des clans…) ?
1235 - � lors que le législateur a admis, en métropole, la possibilité d’un divorce sans juge, et que le droit au divorce
A
y est désormais reconnu, la coutume ne permet la dissolution du lien matrimonial que lorsque les clans ont
donné leur accord. De nombreux arrêts ont montré les difficultés et les contraintes qui pouvaient en résulter,
et le contentieux reste abondant et très vif à ce sujet. Voir, emblématique des tensions que peut faire naître
la procédure coutumière, CA Nouméa, Ch. cout., 30 oct. 2014, RG 13/225 : « toujours sur le plan de l’Équité,
[l’appelante] fait grief à la juridiction de première instance “alors que le Droit tend à être de plus en plus
simplifié, en témoignent les très nombreux textes de loi portant cet intitulé” (conclusions p. 7), d’avoir par sa
jurisprudence “augmenté l’insécurité juridique des citoyens de statut particulier en complexifiant la procédure,
au détriment des femmes dont certaines sont battues, violées ou trompées par leur époux”. Et elle ajoute : “[…]
C’est tout de même un comble de contraindre la victime de tels faits à endosser la responsabilité morale, financière et pratique des démarches préalables, tout en laissant libre choix à l’auteur de ces faits de ne rien faire,
de ne pas intervenir auprès de son chef de clan ou de ne pas se déplacer [...] “Une telle jurisprudence, en tout
état de cause, est constitutive d’une rupture d’égalité entre les citoyens en ce qu’elle oblige les requérants à des
formalités préalables longues, coûteuses et complexes uniquement lorsqu’ils sont de statut coutumier”. Ce à
quoi la juridiction répond : « Attendu, au surplus, que ce dispositif original, correspond aux normes juridiques
d’une société autochtone dans laquelle le mariage est perçu, d’abord, comme l’alliance entre deux clans, qui se
double ou se décline en une union entre deux personnes ; Que si l’union interclanique ne peut être défaite et
subsiste jusqu’au décès du dernier enfant né de cette union, le mariage (l’union entre deux personnes) peut être
dissout mais la décision relève d’abord de la compétence des clans ».
1236 - � oir supra.
V
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
En réalité, il ne faut pas surestimer la pertinence pratique d’une telle option de législation.
Dans la mesure où le divorce est par essence une situation contentieuse, il sera assez peu fréquent que les époux parviennent à trouver un intérêt commun sur une question aussi décisive
que celle de la norme applicable. Mais pourquoi refuser cette possibilité pour les quelques
couples qui pourraient s’entendre sur ce point ? Pourquoi refuser à deux époux formant certes
un couple « juridiquement mixte » mais étant attachés chacun à un clan, la possibilité de soumettre la dissolution de leur union à l’approbation des clans ? Le raisonnement est le même
que celui qui a envisagé qu’un choix puisse être fait quant à la norme applicable à la célébration du mariage.
De même qu’une liberté de choix devrait être reconnue aux « couples mixtes » quant à la
manière de célébrer leur mariage, lorsqu’aucune impossibilité matérielle ne s’y oppose, de
même faudrait-il peut-être leur reconnaître la même possibilité d’option lorsqu’il s’agit de
dissoudre leur union. Cependant, cette double option est sans doute excessive. Elle risque
en effet de sacrifier le parallélisme des formes, souvent invoqué à juste titre par les juridictions1237, qui doit prévaloir entre le mode de célébration du mariage et le mode de sa dissolution. Ouvrir une double option aux époux formant un couple mixte mais appartenant chacun
à un clan, c’est leur permettre, à la fois, de choisir de se marier coutumièrement, et donc d’impliquer les clans dans leur union, et leur permettre, par la suite, de divorcer selon le droit civil,
ce qui aura pour conséquence, cette fois-ci, de négliger complètement l’autorité des clans qui,
pourtant, sont intéressés à la question puisque le mariage les a également unis. Au demeurant,
et dans la situation inverse où les époux se seraient mariés civilement, il y a fort à parier que les
clans des époux refuseront de se prononcer sur la dissolution du lien matrimonial si le mariage
lui-même n’a pas été fait selon les gestes coutumiers. S’il est possible de dissoudre coutumièrement un mariage coutumier qui repose sur l’union des clans, il est difficile de dissoudre par
accord des clans un mariage à propos duquel les clans n’ont pas été sollicités.
On touche là à la problématique de la dissociation du mariage et du divorce qui affecte également le droit international privé. Et l’on sait que lorsque l’arrêt Rivière1238 a élaboré la règle de
conflit en matière de divorce, le divorce a été considéré comme l’effet ultime du mariage. Le
conflit interne de normes pose la même question et s’agissant de conceptions aussi différentes
que celle du mariage de droit civil et celle du mariage de droit coutumier il semble bien délicat
de soumettre à des normes différentes l’union et sa dissolution.
Plutôt qu’une double option, c’est donc une option simple qui nous paraît constituer une
solution raisonnable. Les époux, dont la situation au regard des clans leur permet de le faire,
doivent pouvoir choisir à quelle norme ils entendent soumettre la célébration de leur union.
Mais une fois ce choix opéré, la norme élue doit régir le mariage et sa dissolution. Ainsi, et
à l’instar de ce qui a déjà été jugé à propos de Wallis-et-Futuna, un mariage célébré devant
l
’officier de l’état civil devra nécessairement être dissous dans les termes du droit commun1239.
1237 - � t fondé sur les règles posées par la délibération de 1967.
E
1238 - � ass. civ., 17 avr. 1953, Rivière : Les grands arrêts de la jurisprudence française de droit international privé, 5e éd.,
C
2006, n° 26.
1239 - � A Nouméa, Ch. civ., 12 avr. 1999, RG 330/96, décide en effet que le mariage d’époux originaires des îles Wallis
C
et Futuna devant l’officier d’état civil de droit commun vaut option pour le droit commun et que cette option
doit s’étendre à la dissolution de leur mariage : « attendu cependant qu’en procédant à ce choix [c’est-à-dire
en se mariant devant l’officier d’état civil de droit commun], [les époux] ont nécessairement accepté de se
soumettre au régime de droit commun pour trancher les suites du mariage, en particulier leur divorce ; Qu’il
463
�464
Si aucune alliance n’a été scellée entre les clans lors de l’union des individus, il n’y a pas de
raison que les clans interviennent lors de la dissolution de cette union. En toute hypothèse,
l’option pour le droit commun qui découle de la célébration du mariage devant l’autorité
étatique ne vaut pas renonciation à son statut personnel par l’époux kanak1240. Inversement,
un mariage célébré conformément à la coutume devra nécessairement être dissous conformément à la coutume également.
Seule cette unité normative est à même de préserver la cohérence des systèmes concernés. Une
règle de conflit globale pourrait être ainsi formulée :
Lorsque les futurs époux sont, l’un, de statut coutumier et l’autre de statut de droit commun, le
mariage est soumis au droit commun. Si, toutefois, les époux appartiennent tous les deux à un clan,
ils peuvent librement préférer soumettre leur union à la coutume. Le choix ainsi opéré s’appliquera
alors à la célébration de l’union, à ses effets et à sa dissolution.
Même si sa place sera statistiquement réduite dans la dissolution des mariages mixtes, la coutume ne peut donc plus être systématiquement écartée. Lorsqu’elle le sera, ce sera en raison
d’une impossibilité de l’appliquer ou parce que les conjoints n’auront pas souhaité se soumettre à elle. Mais ce ne sera plus en raison de l’infériorité juridique qui l’affecte, aujourd’hui
encore, du fait de l’article 9 de la loi organique.
En outre, on peut encore concevoir que, même si elle n’est pas compétente pour régir la
désunion du couple, la coutume soit consultée par le juge pour apprécier certains éléments
du divorce. On pense en particulier à la faute de l’un des époux, qui n’est pas nécessairement
conçue de la même manière ou qui ne recouvre pas forcément les mêmes comportements dans
l’un et l’autre des deux ordres normatifs1241. En droit commun par exemple, le manquement au
devoir de communauté de vie, qui se traduit généralement par l’abandon du domicile conjugal,
n’est pas fautif lorsqu’il est justifié par la faute du conjoint, telle des violences1242. En droit coutumier au contraire, le fait, pour l’épouse, de quitter le domicile conjugal, est toujours constitutif d’une violation du devoir de cohabitation, « [sans qu’il y ait lieu] de rechercher les motifs de
ce départ ». En effet, l’épouse doit, « avant son départ, solliciter et obtenir l’autorisation du clan
du mari, et le clan du mari [doit] ramener l’épouse dans son clan d’origine »1243. Avec le système
ne pourrait en être différemment, les juridictions de droit local instituées par la loi n° 61-814 du 29 juillet 1961
n’ayant aucune compétence pour dissoudre un mariage de droit commun ; Que l’on pourrait procéder à un
parallèle entre le mariage du code civil et le mariage religieux en constatant que si les deux institutions peuvent coexister,
le juge civil n’a cependant pas compétence pour annuler le mariage religieux et, inversement, les autorités religieuses
ne sauraient prendre une quelconque décision sur le mariage civil ; qu’il existe deux sphères de compétence séparées ;
Attendu, en conséquence, que les parties seront déboutées de leur demande tendant à voir appliquer le droit
coutumier Futunien et à voir la Cour se déclarer incompétente au profit de la juridiction de droit local. » [c’est
nous qui soulignons].
1240 - � omp., pour Wallis-et-Futuna, CA Nouméa, Ch. civ., 12 avr. 1999, arrêt précité : « [attendu] que leur qualité de
C
citoyen français les autorisait à opter pour une institution régie par le droit civil commun sans que cela vaille
pour autant renonciation au bénéfice d’un statut personnel ».
1241 - � ême s’il ne faut pas exagérer les éventuelles différences.
M
1242 - � h. Malaurie, H. Fulchiron, La famille, Defrénois / Lextenso éd., 5e éd., 2015, n° 718, spéc. p. 337.
P
1243 - �TPI Nouméa, 3 févr. 1992, cité par CA Nouméa, Ch. cout., 6 sept. 1993, RG 44/92 et, dans la même affaire, par CA
Nouméa, Ch. cout., 25 sept. 1995, RG 44/92. En l’espèce, la femme prétendait justifier son départ du domicile
conjugal par les coups et humiliations que son mari lui faisait subir.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
proposé, la « faute coutumière » pourrait ainsi trouver pleinement sa place dans le cadre de
l’application du droit commun1244.
La technique de la prise en considération, bien connue du droit civil français afin de tenir
compte des convictions religieuses des individus tout en respectant le principe de la laïcité
de l’État1245, peut donc être utilisée ici aussi comme outil d’intégration de la coutume kanak
dans le corpus juridique calédonien. Elle est d’ailleurs déjà pratiquée par les juridictions calédoniennes lorsque le droit civil est applicable au litige1246.
II. A. 3. L’enfant
La question de l’établissement de la filiation de l’enfant et des effets attachés à cette filiation doit
être clairement distinguée de celle de son statut, et ce alors même qu’une certaine confusion règne
parfois à ce propos. S’interroger sur l’établissement de la filiation de l’enfant, c’est se demander à
quelles conditions un enfant peut être adopté ou reconnu par ses parents et, plus précisément, selon
quel droit ces conditions doivent être appréciées. S’interroger sur le statut de l’enfant, c’est déterminer si l’enfant est de statut coutumier ou de statut commun. La distinction rejoint celle qui est
établie en droit international privé entre, d’une part, le règlement du conflit de lois – orchestré par
les articles 311-14, 311-15 et 311-17 du Code civil, en ce qui concerne la filiation biologique, et les
articles 370-3 à 370-5 du Code civil, pour ce qui est de la filiation adoptive – et les règles relatives à la
détermination de la nationalité française, codifiées aujourd’hui aux articles 17 à 33-2 du Code civil.
Cette distinction, simple en apparence, cache en réalité bien mal l’imbrication parfois étroite
des différentes questions relatives à l’enfant. Supposons par exemple qu’un enfant, né à l’étranger d’une mère inconnue, intente une action en recherche de paternité contre un homme
français. Conformément à l’article 311-14 du Code civil, une telle action doit être examinée au
regard de « la loi personnelle de l’enfant ». Or, la loi nationale de l’enfant sera la loi française
si la filiation à l’égard du prétendu père français est finalement établie et, très probablement,
une loi étrangère dans le second cas. L’on ne saurait nier le fait que la filiation d’un enfant
puisse avoir des effets sur sa nationalité.
1244 - � omp., en matière pénale, où la « faute coutumière » de la victime a pu justifier un partage de responsabilité,
C
TPI Nouméa, Cout., sect. Koné, avdd, 19 oct. 2009, RG 08/00243 (avances faites par la victime à la concubine
de son neveu, dans le but d’engager une relation intime, troublant gravement « l’ordre public coutumier ») ;
adde CA Nouméa, Ch. cout., 17 juin 2010, RG 09/117, RG 09/118 et RG 09/119 (contestation de l’autorité du
petit chef légitime) ; TPI Nouméa, Cout., sect. Koné, 12 juill. 2010, RG 10/00105 (manque de respect au cousin).
1245 - � oir V. Parisot, Les conflits internes de lois, ouvrage précité, vol. 1, spéc. p. 348-352. La technique de la prise en
V
considération consiste à tenir compte des règles confessionnelles comme des éléments de fait, dans le cadre de l’application de la règle juridique française. La jurisprudence française a ainsi admis que les convictions religieuses
d’un époux, et en particulier son attachement au principe de l’indissolubilité du mariage prôné par l’Église
catholique, pouvaient déclencher le jeu de l’ancienne clause de dureté de l’article 240 du Code civil et justifier
le refus de prononcer le divorce. La règle religieuse n’est pas « appliquée » à proprement parler par le juge ; elle
est simplement « prise en considération » dans le cadre de l’application de la règle laïque française. Le même
raisonnement a été retenu dans le domaine de la responsabilité civile : le refus, par un époux de statut mosaïque, de remettre la lettre de gueth à sa femme – nécessaire pour formaliser la dissolution du mariage – peut
constituer une faute au sens de l’article 1382 du Code civil, engageant la responsabilité du mari. Là encore, il ne
s’agit pas, pour le magistrat français, d’appliquer le droit mosaïque mais d’analyser – aux fins de faire jouer les
règles françaises – le comportement des époux au regard de leurs convictions religieuses.
1246 - � oir supra § 1, le contentieux relatif au divorce et au changement de nom.
V
465
�Les mêmes difficultés affectent les conflits internes de normes puisque le statut du citoyen
français dépend de sa filiation (a), et, parallèlement, la norme qui préside à l’établissement de
la filiation n’est pas indifférente au statut des personnes concernées (b). Enfin, le statut de
l’enfant doit très certainement être retenu pour définir les effets de sa filiation (c).
466
a. Le statut de l’enfant
En France, l’attribution du statut – commun ou coutumier – repose exclusivement sur la filiation, et ce contrairement à d’autres systèmes qui attachent certains effets au mariage ou à la
résidence1247. C’est pour cette raison qu’il ne sera question que du statut de « l’enfant ». Les difficultés liées à la détermination de ce statut sont réglées par l’article 10 de la loi organique dans
les termes qui suivent : « l’enfant légitime, naturel ou adopté dont le père et la mère ont le statut
civil coutumier, a le statut civil coutumier. » Lorsque les deux parents sont de statut coutumier,
l’enfant est de statut coutumier1248. A contrario, l’enfant légitime, naturel ou adopté, dont l’un
des deux parents au moins n’a pas le statut civil coutumier, relève du statut civil de droit commun.
Le principe est celui de la primauté du droit commun dès lors que l’enfant est issu d’un couple
mixte. En dépit du règlement unitaire proposé par ce texte, plusieurs distinctions s’imposent.
Le statut de l’enfant né du mariage de ses parents
Sous l’empire de la délibération du 3 avril 1967, la Cour d’appel de Nouméa avait déduit de
l’article 42, imposant la célébration du mariage mixte devant l’officier de l’état civil de droit
commun, que l’enfant né d’une union mixte légitime devait être inscrit à l’état civil de droit
commun et acquérait par conséquent le statut civil de droit commun. Il a été reproché à ce
système de ne pas tenir compte « de la possibilité de choix de vie et de société de cet enfant ou
de son accueil par le groupe »1249. En effet, il était « parfaitement envisageable que le mode de
vie de l’enfant l’amène à choisir la structure sociale coutumière plutôt que l’européenne »1250.
En ce cas, l’enfant, « produit d’une génération sacrifiée », encourait le risque, « faute de souplesse des institutions, [d’] être rejeté par les deux systèmes »1251. Pour remédier à cette lacune,
il avait alors été suggéré de permettre à l’enfant « de faire valoir à sa majorité une option qui
lui permettrait soit de conserver le statut civil de droit commun soit d’obtenir le statut civil
particulier »1252.
La proposition n’a été entendue que très partiellement par la loi organique. Aux termes de
l
’article 10 précité, seul l’enfant légitime dont « le père et la mère ont le statut civil coutumier,
1247 - � n Espagne par exemple, le « voisinage civil » (vecindad civil), qui permet de rattacher le statut personnel de
E
tout Espagnol à l’un des droits civils foraux qui coexistent sur le territoire, n’est pas seulement attribué par
la filiation. Ainsi, lorsqu’un couple se marie, chacun des époux peut décider d’opter pour le voisinage civil de
l’autre (art. 14 al. 1 C. civ. esp.). Par ailleurs, le maintien d’une « résidence continue » dans une même région
permet d’acquérir le voisinage civil du lieu de cette résidence, sur déclaration expresse de volonté lorsque cette
résidence a duré deux ans (art. 15 al. 5-1° C. civ. esp.) et automatiquement, à défaut de volonté contraire, lorsque
cette résidence a duré dix ans (art. 15 al. 5-2° C. civ. esp.).
1248 - � oir pour une application, à propos d’un enfant né hors mariage : CA Nouméa, Ch. cout., 22 janv. 2009,
V
RG 07/120.
1249 - � . Nicolau, « L’autonomie de la coutume canaque », RJP, 1992-2, p. 241.
G
1250 - � . Agniel, « Les adaptations juridiques des particularismes sociologiques locaux », in P. de Deckker (dir.),
G
C
outume autochtone et évolution du droit dans le Pacifique Sud, L’Harmattan, 1995, p. 60.
1251 - � . Nicolau, RJP, 1992-2, article précité, p. 242.
G
1252 - � a proposition est formulée par G. Agniel, article précité, spéc. p. 60.
L
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
a le statut civil coutumier ». A contrario, l’enfant dont les parents ne sont pas de même statut
est de droit commun. Il n’est nullement tenu compte – et cela est regrettable –, du milieu
dans lequel l’enfant est amené à évoluer. Certes, et contrairement à la pratique antérieure, cet
enfant dispose désormais de la faculté de demander à relever du statut civil coutumier sur le
fondement de l’article 12. Néanmoins, cette accession au statut coutumier est soumise à des
conditions strictes1253. Le requérant, sous réserve d’être capable, doit agir dans un délai très
bref (entre 18 et 21 ans) et justifier que son père ou sa mère a le statut coutumier au moment
où il présente sa requête. Il doit en outre établir qu’il « a joui pendant au moins cinq ans de la
possession d’état de personne de statut civil coutumier ». À cet égard, « le fait de vivre en tribu
ou de participer à la vie coutumière » pourra constituer des « indices précieux »1254. À supposer
que l’enfant rapporte toutes ces preuves, l’option pour le statut coutumier ne constitue pas
pour autant un droit absolu. Elle reste soumise à l’appréciation du juge, qui pourra toujours
lui en refuser le bénéfice s’il « constate que les intérêts de l’un des ascendants, descendants,
collatéraux du requérant ou les intérêts de son conjoint sont insuffisamment préservés ».
Une solution plus respectueuse de l’égalité des statuts pourrait consister à écarter la primauté
systématique du droit commun et à lui substituer une présomption en faveur du droit applicable aux effets du mariage, étant entendu que ce droit, dans le système préconisé, n’est pas
nécessairement le droit commun. Il peut résulter d’une option librement exercée par les époux
en fonction, notamment, de leur mode de vie. Ainsi, si les parents ont fait le choix du droit
commun pour régir la célébration de leur mariage et ses effets, il serait présumé que l’enfant
issu de ce mariage est de droit commun. À l’inverse, s’ils ont fait le choix du droit coutumier,
parce que celui-ci, notamment, correspond à leur mode de vie, il serait présumé que l’enfant
est de statut coutumier. À sa majorité – définie selon son statut personnel1255 – l’enfant devrait
néanmoins se voir reconnaître des possibilités plus larges que ce que prévoit actuellement la
loi organique pour accéder à l’autre statut.
Le statut de l’enfant né de relations hors mariage
L’essentiel du contentieux concerne la situation suivante : un enfant, reconnu à la naissance
par sa mère de statut civil particulier, est reconnu un peu plus tard par son père de statut civil
de droit commun. Cet enfant, à la naissance, relève du statut civil particulier. Faut-il décider
que la reconnaissance par un père de statut de droit commun emporte changement de statut ?
Refusant d’admettre la primauté d’un statut sur l’autre, la Cour d’appel de Nouméa, par
deux arrêts du 3 septembre 19901256, n’a pas hésité à déterminer le statut de l’enfant naturel en appliquant les règles propres aux relations internationales. Dans les deux affaires qui
lui étaient soumises, un enfant avait été reconnu par sa mère de statut particulier puis par
son père de statut de droit commun. Le père demandait l’annulation de l’acte de naissance
de l’enfant, enregistré sur le registre de l’état civil des citoyens de statut particulier. Deux
règles de conflit de lois sont convoquées pour trancher le débat : l’article 311-14 du Code civil
1253 - � oir sur cette question la contribution de P. Dalmazir et de P. Deumier, Partie 1 – Chapitre 1 : Le contentieux
V
préalable du changement de statut.
1254 - � . Garde, Les institutions de la Nouvelle-Calédonie, préf. J.-J. Queyranne, L’Harmattan, 2001 (Coll. Mondes
F
Océaniens), p. 62.
1255 - Voir supra.
1256 - CA Nouméa, Ch. civ., 3 sept. 1990, RG 316/89 et RG 90/1169.
467
�lorsque les parents ne sont pas mariés et l’article 311-16 du Code civil lorsque les parents se
sont mariés postérieurement à la reconnaissance de l’enfant par son père.
468
1. Dans la première situation1257 – celle où les parents ne sont pas mariés –, la Cour d’appel
déduit de l’article 75 de la Constitution, qui garantit le maintien des statuts personnels au sein
de la République, et de l’article 311-14 du Code civil, qui soumet la filiation d’un enfant à la
loi personnelle de sa mère, que l’enfant conserve le statut particulier qu’il tient de sa mère.
L’absence de primauté d’un statut sur l’autre fait obstacle à ce que la reconnaissance par le
père de droit commun modifie le statut personnel de l’enfant1258.
Le fondement de la solution est doublement audacieux. D’une part, l’arrêt étend à des relations
purement internes une disposition élaborée spécifiquement pour les relations internationales.
Le raisonnement est en soi parfaitement concevable, dès lors que l’on se place dans une logique
d’égalité des statuts1259. D’autre part et surtout, l’arrêt détermine le statut d’un enfant au moyen
d’un texte qui n’a pas vocation à définir, dans l’ordre international, le statut des individus. L’article 311-14 du Code civil vise seulement à rattacher une catégorie juridique donnée – en l’occurrence la filiation – à un ordre juridique déterminé – ici le droit national de la mère – afin
d’identifier les conditions d’établissement de la filiation. Supposons un enfant né d’une mère
algérienne et d’un père français. L’article 311-14 du Code civil désigne la loi algérienne de la
mère pour trancher, par exemple, la question de savoir si la reconnaissance de l’enfant par le
père est valable. Le texte ne renseigne en aucune manière sur la nationalité de cet enfant. Dans
l’affaire tranchée par la Cour d’appel de Nouméa, la validité de la reconnaissance paternelle n’est
nullement discutée. Le litige porte uniquement sur le statut qui en résulte pour l’enfant. Si la
solution est opportune, le fondement retenu est dénué de pertinence.
La solution posée en 1990 a été réaffirmée à plusieurs reprises par la suite. À quelques rares
exceptions près, la référence à l’article 311-14 du Code civil a toutefois – et c’est heureux – été
abandonnée. L’accent est mis davantage sur « l’absence de primauté d’un statut sur l’autre » et
sur le caractère à la fois personnel et « irrévocable de la renonciation au statut particulier »1260.
La solution est par ailleurs confirmée incidemment, et sans aucune explication, dans plusieurs
décisions statuant sur des requêtes en changement de statut. Les demandes d’accession des
requérants nés d’une mère de statut particulier et reconnus ultérieurement par un père de
1257 - CA Nouméa, Ch. civ., 3 sept. 1990, RG 316/89.
1258 - � L’article 75 de la Constitution du 4 octobre 1958 dispose que “les citoyens de la République qui n’ont pas le statut
«
civil de droit commun, seul visé à l’article 34, conservent leur statut personnel, tant qu’ils n’y ont pas renoncé” ; L’article 311-14 du code civil relatif aux conflits de lois en matière d’établissement de la filiation dit que la filiation est
régie par la loi personnelle de la mère au jour de la naissance et contient par là même la désignation directe de la loi
applicable ; en l’occurrence le statut civil de droit particulier ; La reconnaissance de l’enfant par un citoyen relevant
du statut civil de droit commun ne pourrait entraîner changement du statut personnel de cet enfant que si les textes
admettaient une primauté d’un statut sur l’autre ; or juridiquement aucun des deux statuts – en matière de filiation
naturelle – ne l’emporte sur l’autre et en conséquence [l’enfant] demeure bien de statut civil particulier. »
1259 - Voir sur l’ensemble de la question : V. Parisot, Les conflits internes de lois, ouvrage précité.
1260 - �CA Nouméa, Ch. civ., 15 janv. 1992, RG 345/90, RG 416/90, RG 417/90, RG 420/90, RG 421/90, RG 422/90, RG 423/90,
RG 424/90, RG 425/90. Ces arrêts reprennent, en des termes similaires, l’attendu qui suit : « attendu que l’article 75
de la Constitution du 4 octobre 1958 dispose que “les citoyens de la République qui n’ont pas le statut civil de droit
commun, seul visé à l’article 34, conservent leur statut personnel, tant qu’ils n’y ont pas renoncé” ; Que dès lors un
enfant naturel né sous un statut de droit civil particulier ne peut en changer à raison de circonstances indépendantes
de sa propre volonté, telle une reconnaissance ultérieure par le parent de statut civil de droit commun, et doit continuer de relever de son statut jusqu’au jour où, devenu majeur, il pourra en décider autrement par lui-même et par
une manifestation de volonté claire et expresse ; Que cette solution se justifie par l’absence de primauté d’un statut
sur l’autre et par le caractère irrévocable de la renonciation au statut particulier ».
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
droit commun sont déclarées « sans objet », le requérant étant déjà de statut particulier1261.
Certains juges se sont alors saisis de l’article 15 de la loi organique pour constater que les intéressés sont de statut coutumier1262.
Le principe du rattachement de l’enfant né hors mariage au statut particulier de sa mère, solidement ancré en jurisprudence, a été remis en cause par la loi organique ou, plus exactement,
par la réserve d’interprétation formulée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 15
mars 19991263. Selon les Sages de la rue de Montpensier, l’article 10 doit être entendu « comme
conférant également le statut civil coutumier à l’enfant dont la filiation n’est établie qu’à
l’égard d’un seul parent de ce même statut » et « si la filiation de cet enfant venait à être établie
à l’égard de l’autre parent, il ne saurait conserver le statut civil coutumier que si ce parent a
lui-même le statut civil coutumier ». Sous cette réserve, l’article 10 n’encourt aucune critique
d’inconstitutionnalité. Autrement dit, la reconnaissance d’un enfant – dont la filiation a déjà
été établie à l’égard d’un parent de statut civil particulier – par un parent relevant du statut
civil de droit commun fait perdre à cet enfant son statut personnel initial et lui confère le
statut de droit commun. Cette réserve constitue bien davantage qu’une simple interprétation
de la loi : elle complète véritablement la disposition législative, muette sur cette question, en
consacrant la primauté du statut civil de droit commun pour déterminer le statut de l’enfant
né d’une union mixte.
La résistance de la Cour d’appel de Nouméa ne s’est pas fait attendre. Dans un arrêt du 11 mars
20131264, la cour d’appel décide que le statut personnel coutumier d’une personne déclarée par
sa mère à l’officier de l’état civil coutumier est « demeuré inchangé, en dépit de la reconnaissance de paternité émanant d’un citoyen de droit commun, intervenue postérieurement
à sa naissance. » Certes, dans cette affaire, l’enfant était né en novembre 1990 et il avait été
reconnu par son père deux mois plus tard. Le maintien du statut civil coutumier de sa propre
mère était donc conforme à la jurisprudence de cette époque. Toutefois, cet arrêt entend donner une large portée à cette solution, en affirmant qu’elle demeure applicable même après la
promulgation de la loi organique :
La simple reconnaissance de paternité ne suffit pas à entraîner ipso facto le changement de statut
hérité par l’enfant à sa naissance, cette solution n’étant pas remise en cause par le libellé de l’article 10 de la loi organique, puisque le changement de statut relève, selon que l’enfant est devenu
majeur ou est encore mineur, des dispositions spécifiques de l’article 13, alinéa 4, de la loi organique du 19 mars 1999 […]
La position soutenue par la jurisprudence doit être préférée à celle qui est privilégiée par le
Conseil constitutionnel, à condition de justifier la solution autrement que par le détour à l’article
311-14 du Code civil. Outre le fait que la primauté du droit commun dans les relations mixtes
ne saurait constituer qu’un pis-aller et non un principe général de solution, le rattachement
de l’enfant né hors mariage au statut de sa mère est le plus apte à traduire, nous semble-t-il,
l’importance centrale en ce cas du clan de la mère. Certes, et ainsi que le reconnaît d’ailleurs
1261 - � oir notamment TPI Nouméa, Cout., sect. Koné, 19 mai 2004, RG 53/2004, ou TPI Nouméa, sect. Koné,
V
18 mai 2006, RG 06/57.
1262 - � PI Nouméa, Cout., sect. Koné, 15 juin 2006, RG 06/59 ; TPI Nouméa, Cout., sect. Koné, 16 juill. 2007, RG 06/413.
T
1263 - � écision n° 99-410 DC du 15 mars 1999, 12e consid.
D
1264 - CA Nouméa, Ch. cout., 11 mars 2013, RG 12/00348 : RJPENC 2013-1, n° 21, Jur. p. 147, obs. É. Cornut.
469
�470
la première phrase du préambule de la proposition de loi du pays du 2 uillet 2015 relative aux
j
successions coutumières kanak, la société mélanésienne est « fondée sur une culture ancestrale
et patriarcale ». Néanmoins cette société « reconnaît également la prééminence du lien matrilinéaire et la place des oncles utérins dans les évènements touchant un membre du clan »1265.
En effet, et ainsi que le rappelle notamment un arrêt de la Cour d’appel de Nouméa du 20 mars
20141266, « l’enfant appartient au clan maternel, sauf s’il a été demandé par le clan paternel et
effectivement donné à celui-ci par le clan maternel au terme d’un “geste coutumier” ». Bien plus,
« le rattachement au clan maternel et à une Terre [est] déterminant, au regard des principes du
droit coutumier, pour définir l’identité et donc l’origine du sujet ». À l’évidence, la reconnaissance de l’enfant par un père de droit commun et qui n’appartiendrait à aucun clan1267, ne pourra
être qu’une reconnaissance formelle à l’état civil. Tout à fait étrangère à l’accomplissement, par
un père de statut coutumier, des gestes coutumiers destinés à « réserver » l’enfant et à l’intégrer
dans le clan paternel, cette reconnaissance de droit commun ne saurait faire « échapper » l’enfant au clan maternel et, par suite, lui faire perdre le statut coutumier qu’il tient de sa mère.
2. La deuxième situation vise l’hypothèse où les parents, postérieurement à la reconnaissance
par un père de droit commun, se sont mariés. En ce cas, l’enfant naturel légitimé par ses parents
perd son statut particulier et devient automatiquement de statut de droit commun. Deux ordres
de justification apparaissent dans les arrêts. Dans sa décision du 3 septembre 19901268, la Cour
d’appel de Nouméa se fonde notamment sur l’article 311-16 du Code civil1269, qui décide que « le
mariage emporte légitimation lorsque, au jour où l’union a été célébrée, cette conséquence est
admise, soit par la loi régissant les effets du mariage, soit par la loi personnelle de l’un des époux,
soit par la loi personnelle de l’enfant » et elle déduit des articles 331 et 332-1 du Code civil1270
que l’enfant naturel légitimé par le mariage de ses parents devant l’officier d’état civil de droit
commun acquiert, à la date de leur mariage, le statut civil de droit commun.
Le recours, comme dans la situation examinée précédemment, à une règle de conflit de lois,
interpelle. En effet, l’extension, aux relations internes, d’une règle forgée pour les relations
internationales – à supposer que l’on en admette le principe – ne vaut que s’il s’agit de résoudre
un conflit de lois. Ainsi, si la question litigieuse avait porté sur la validité de la légitimation
par mariage – mécanisme qui n’est pas connu de tous les droits –, il aurait effectivement été
envisageable d’appliquer à cette situation l’article 311-16 du Code civil par analogie. En l’espèce, le statut de droit commun, pris soit en tant que loi des effets du mariage, soit en tant que
loi personnelle de l’un des époux [en l’occurrence le mari], décide que l’enfant est légitimé de
plein droit par le mariage de ses parents. En revanche, ce texte ne permet pas de définir l’effet
de cette légitimation sur le statut de l’enfant.
1265 - Proposition précitée, JONC, 4 août 2015, spéc. p. 6852.
1266 - �CA Nouméa, Ch. cout., 20 mars 2014, RG 12/519 ; comp. également sur ces aspects la contribution d’H. Fulchiron,
supra Partie 1 – Chapitre 2 – Section 2 : La filiation.
1267 - � ne solution différente pourrait sans doute être envisagée lorsque le père de droit commun est rattaché à un
U
clan : voir supra sur cette distinction, au sein des personnes de statut de droit commun, selon qu’elles appartiennent ou non à un clan.
1268 - � A Nouméa, Ch. civ., 3 sept. 1990, RG 90/1169.
C
1269 - � a cour d’appel vise en réalité l’art. 311-14 C. Civ. mais il s’agit à l’évidence d’une coquille, le texte reproduit
L
étant celui de l’art. 311-16 C. civ. Cette disposition a été abrogée par l’ord. du 4 juill. 2005.
1270 - � es art. 331 et 332-1 C. civ. sont restés en vigueur jusqu’au 1er janv. 2005. L’art. 331 al. 1 C. civ. prévoit que « tous
L
les enfants nés hors mariage « fussent-ils décédés » sont légitimés de plein droit par le mariage subséquent de
leurs père et mère » et l’art. 332-1 al. 1 C. civ. ajoute que « la légitimation confère à l’enfant légitimé les droits et
les devoirs de l’enfant légitime » (al. 2) et qu’elle « prend effet à la date du mariage » (al. 3).
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Dans ce même arrêt, la Cour d’appel de Nouméa se fonde par ailleurs sur l’article 42 de la délibération du 3 avril 1967, qui subordonne la validité du mariage mixte à une célébration par
un officier d’état civil de droit commun, pour déroger au principe de l’égalité des statuts et
poser très clairement, en ce domaine, un principe de prééminence du droit commun : « toutes
les conséquences du mariage entre ces citoyens obéissent aux règles de droit commun et non
l’inverse ». De fait, les arrêts postérieurs, reprenant cette solution, ont abandonné toute référence à l’article 311-16 du Code civil pour ne retenir que le seul principe de primauté du droit
commun1271. Ce fondement n’est évidemment pas satisfaisant non plus. En réalité, ce sont
davantage des considérations d’ordre sociologique qui expliquent la solution, et en particulier la volonté, ainsi que l’observe la cour d’appel1272, « d’assurer au sein d’une famille dont les
parents sont mariés selon les règles de droit commun l’unité de statut entre les enfants nés
avant le mariage et ceux à naître. » Mais une fois ceci posé, seule la recherche d’une unité de
statut entre tous les enfants doit être privilégiée. Or, cette unité ne doit pas nécessairement se
réaliser autour du droit commun. Elle peut aussi être celle du statut coutumier. Si les parents
– par hypothèse de statuts différents – se sont mariés coutumièrement, il n’y a plus aucune
raison véritable de faire primer en toute hypothèse le statut de droit commun. Là encore, l’option exercée par les parents au moment de leur mariage pourrait être déterminante : le statut
coutumier de l’enfant légitimé par le mariage devrait alors s’étendre à l’ensemble des enfants à
venir dans le mariage. La solution préconisée évite que l’enfant légitime ait systématiquement
moins de droits que l’enfant naturel, en se trouvant systématiquement privé de ses droits à
l’égard du clan de sa mère1273.
Le statut de l’enfant adopté
L’application de l’article 10 de la loi organique ne soulève guère de difficulté lorsque l’adoptant et l’adopté partagent le même statut. Ainsi, l’enfant de statut civil particulier adopté
par des personnes du même statut conservera son statut initial1274. A contrario, il ne fait aucun
doute que l’enfant de statut civil de droit commun adopté par des personnes relevant également de ce statut sera de statut civil de droit commun.
La question du statut de l’enfant adopté par des parents qui relèvent d’un autre statut que lui
est plus délicate à régler. Il convient de distinguer deux situations : celle de l’adoption d’un
enfant de statut civil de droit commun par des adoptants de statut civil particulier ou par des
adoptants qui ne relèvent pas du même statut et celle, inverse, de l’adoption d’un enfant de
statut civil particulier par des adoptants de statut civil de droit commun.
1271 - � ans six des neufs arrêts rendus le 15 janv. 1992, précités, les parents ne se sont pas mariés postérieurement à
D
la naissance de leur enfant mais la Cour d’appel réserve explicitement le cas du mariage des parents. Elle admet
qu’« il ne pourrait en être différemment » – ce qui signifie que l’enfant de statut particulier pourrait perdre
son statut d’origine – « qu’en cas de mariage des parents dans le souci de préserver l’unité de statut de la cellule
familiale » : CA Nouméa, Ch. civ., 15 janv. 1992, RG 345/90, RG 416/90, RG 420/90, RG 422/90, RG 424/90, RG
425/90. Dans les trois autres arrêts, les parents se sont effectivement mariés postérieurement à la naissance de
l’enfant et la Cour d’appel reprend la solution posée en 1990 : CA Nouméa, Ch. civ., 15 janv. 1992, RG 417/90,
RG 421/90 et RG 423/90.
1272 - � A Nouméa, Ch. civ., 3 sept. 1990, RG 90/1169.
C
1273 - � e reproche à l’encontre de la solution actuelle est formulé notamment par R. Lafargue, La coutume face à son
C
destin, ouvrage précité, spéc. p. 103-104, qui estime que la situation du concubinage est en définitive plus avantageuse que celle du mariage dans les rapports intercommunautaires.
1274 - � oir pour une illustration TPI Nouméa, sect. Koné, 26 juin 2007, RG 06/384.
V
471
�472
1. La première situation est la plus simple. À partir des années 90, une jurisprudence novatrice a admis qu’un enfant de statut civil de droit commun, adopté par des parents de statut
particulier, puisse accéder au statut de ses adoptants pour devenir un enfant de statut civil
particulier. Cette solution, directement contraire à l’article 75 de la Constitution, qui permet
à un citoyen de statut personnel de renoncer à ce statut pour le statut de droit commun, mais
non à un citoyen de droit commun d’acquérir un statut civil particulier, a été posée pour la
première fois par un jugement du tribunal civil de Nouméa du 25 juin 1990, confirmé par la
Cour d’appel le 21 mars 19911275. Elle a été justifiée à la fois par le principe d’égalité des statuts
et par la volonté d’intégrer au mieux l’enfant dans sa famille adoptive :
S’agissant des effets de l’adoption plénière, c’est à bon droit que le premier juge a ordonné l’annulation de l’acte de naissance de l’enfant Angèle E. dressé sur les registres de droit commun
et a ordonné la transcription du dispositif du jugement d’adoption sur les registres du statut
particulier de la Mairie de Maré ; ces mesures sont dans la logique des effets de l’adoption plénière qui emporte l’intégration complète de l’adopté dans la famille des adoptants et qui substitue
cette nouvelle filiation à l’ancienne ; la différence initiale de statuts entre adoptants et adopté
ne fait pas obstacle à cette conséquence alors qu’aucun des statuts n’a prééminence sur l’autre ;
enfin l’identité de statuts après adoption offre à l’adopté les meilleures possibilités d’intégration
dans sa famille adoptive et l’entourage de celle-ci.
Dans les arrêts postérieurs, le changement de statut a été motivé plus directement par l’« intérêt
de l’enfant »1276, voire par l’idée qu’une différence de statut entre l’adoptant et l’adopté « révèlerait le caractère artificiel de la filiation, en contradiction avec l’esprit de l’institution ». Il en est
ainsi notamment dans les décisions du juge de Koné du 4 janvier 19951277 et du 13 avril 19951278 :
Attendu par ailleurs que les requérants sont de statut civil de droit particulier et l’enfant de statut
civil de droit commun ; que cette différence, si elle était maintenue, révèlerait le caractère artificiel
de la filiation, en contradiction avec l’esprit de l’institution ; Attendu que l’intérêt de l’enfant à
bénéficier de l’adoption doit prévaloir sur le principe de l’immutabilité de l’appartenance au statut de droit commun ainsi que sur le principe de la prééminence de la volonté dans le changement
de statut.
Cette dérogation à l’article 75 de la Constitution est désormais validée par l’article 10 de la
loi organique du 19 mars 1999. Cette disposition prévoit en des termes tout à fait généraux
que « l’enfant […] adopté dont le père et la mère ont le statut civil coutumier, a le statut civil
coutumier ». Elle ne précise pas le statut initial de l’enfant dont il est question, ce dont on peut
déduire que l’enfant, qu’il soit de statut civil coutumier ou de statut civil de droit commun,
conservera ou acquerra le statut civil coutumier de ses parents adoptifs.
Le texte a en outre une volonté d’application assez large, puisqu’il ne se limite pas à l’adoption plénière, et ce contrairement au projet de loi initial. À l’origine effectivement, il a paru
« de bonne logique » de réserver cette solution à l’adoption plénière, qui instaure seule une
1275 - � A Nouméa, Ch. civ., 21 mars 1991, RG 160/90.
C
1276 - � oir la formule lapidaire de TPI Nouméa, sect. Koné, 21 août 1991, RG 46/91 : « ce changement de statut est
V
conforme à l’intérêt de l’enfant qui vit à la Tribu de Népou chez André V. »
1277 - � PI Nouméa, sect. Koné, 4 janv. 1995, RG 163/94.
T
1278 - � PI Nouméa, sect. Koné, 13 avr. 1995, RG 90/95.
T
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
coupure complète avec la famille biologique. L’« intensité [du] lien » entre les parents adoptifs, soumis à la coutume, et leur enfant était en effet de nature à justifier la « transmission
du statut coutumier ». Toutefois, la référence à l’adoption plénière présentait une difficulté
particulière dans le cadre, précisément, de l’adoption d’un enfant par deux personnes de statut coutumier. La distinction établie par le droit commun entre l’adoption simple et l’adoption plénière étant inconnue de la coutume, le risque existait « d’exclure [de l’article 9]1279 des
formes d’adoption coutumière qui s’apparenteraient plutôt, pour ce que l’on peut en juger, à
une forme d’adoption simple ». C’est pour tenir compte de cette réalité que toute référence
à l’adoption plénière a finalement été supprimée1280. Ainsi, un enfant de statut civil de droit
commun, ayant fait l’objet d’une adoption simple par des parents de statut civil coutumier,
aura le statut civil coutumier de ses parents adoptifs, et ce alors même qu’il aurait conservé des
liens étroits avec ses géniteurs, que l’on supposera de statut civil de droit commun. On notera
avec intérêt que c’est le rétablissement d’une certaine égalité des statuts qui a permis l’utilisation d’une règle finalement assez proche de celle qui est utilisée dans le domaine des relations
internationales, où la prépondérance accordée à la loi de l’adoptant témoigne de cette même
volonté de prendre en compte le milieu social dans lequel l’adopté est amené à être intégré1281.
2. La deuxième situation, celle de l’enfant de statut civil particulier adopté par des parents
de statut civil de droit commun est sans doute plus délicate à régler. Antérieurement à la
promulgation de la loi organique, la pratique administrative et la jurisprudence s’accordaient
généralement pour reconnaître que cet enfant perdait, du fait de cette adoption, son statut
initial, pour prendre le statut de droit commun de ses parents. La même règle valait également
lorsque l’un des deux parents seulement était de statut civil de droit commun. Elle a été justifiée, dans le cadre d’une adoption plénière, par le « caractère artificiel de la filiation » que traduirait la solution contraire ainsi que par « l’intérêt de l’enfant ». Le raisonnement était donc
tout à fait similaire à celui qui était tenu dans le cadre de la première situation1282.
La solution est-elle toujours applicable depuis l’entrée en vigueur de la loi organique ? L’article
10 de la loi organique n’envisage pas explicitement cette situation. Bien plus, l’article 13 alinéa
4 prévoit que seule une personne « de statut civil coutumier » exerçant dans les faits l’autorité parentale peut demander à ce qu’un mineur bénéficie du statut civil de droit commun ;
aucune disposition équivalente n’existe au bénéfice d’une personne « de statut civil de droit
commun ». En d’autres termes, et en l’état actuel du droit, il n’est pas donc certain que l’adoption d’un enfant de statut civil coutumier par des adoptants de statut civil de droit commun
entraîne de plein droit l’accession de cet enfant au statut civil de droit commun. Toutefois, la
conservation par l’enfant de son statut coutumier, retenue par la jurisprudence dans l’hypothèse d’une adoption simple1283, ne serait guère satisfaisante d’un point de vue sociologique. Il
1279 - � e texte correspond à l’actuel art. 10 de la loi organique.
L
1280 - � . Dosière, Rapport n° 1275, Assemblée nationale, 16 déc. 1998.
R
1281 - � oir infra sur l’établissement de la filiation adoptive.
V
1282 - � oir pour une illustration TPI Nouméa, sect. Koné, 20 avr. 1993, RG 7/93 : « attendu par ailleurs que les reV
quérants sont de statut civil de droit commun et l’enfant est de statut civil de droit particulier ; Que cette
différence révèlerait le caractère artificiel de la filiation, en contradiction avec l’esprit de l’institution ; Attendu
que l’intérêt de l’enfant [à] bénéficier de l’adoption doit prévaloir sur le principe de prééminence de la volonté
dans le changement de statut. » Cette justification est retenue à l’identique par une décision du juge de Koné
du 13 avril 1995, rendue dans une affaire où « le requérant est de statut civil de droit commun » alors que « son
épouse et l’enfant [sont] de statut civil particulier » : TPI Nouméa, sect. Koné, 13 avr. 1995, RG 19/95.
1283 - � oir TPI Nouméa, sect. Koné, 27 sept. 2007, RG 07/199, qui décide, à propos d’une demande en changement de
V
statut, que « l’adoption simple par un père de droit commun n’emporte pas le changement de statut ».
473
�vaudrait mieux décider, afin de favoriser son intégration dans sa nouvelle famille, qu’il prend
le statut de droit commun de ses parents adoptifs.
b. L’établissement de la filiation
474
L’article 10 de la loi organique, nous l’avons vu, ne se prononce que sur la question du statut de
l’enfant. Il ne concerne pas les conditions requises pour que celui-ci puisse établir sa filiation,
de quelque nature qu’elle soit. Sur cette question, l’éventualité d’une transposition des principes de droit international privé à notre matière mérite donc d’être sérieusement envisagée.
Il convient, pour ce faire, de distinguer la filiation par le sang (aa) et la filiation adoptive (bb).
a. a. La filiation par le sang
En l’état du droit positif, le principe de primauté du droit civil dans les relations mixtes et
celui de l’application de la coutume lorsque l’ensemble des personnes concernées sont de statut coutumier s’appliquent pleinement1284.
Cette manière de résoudre le conflit de normes n’est pas satisfaisante pour les mêmes raisons
que celles déjà évoquées dans le cadre du mariage : d’une part elle ne respecte pas l’égalité des
statuts et d’autre part elle conduit à des rattachements parfois artificiels. Il convient donc de
repenser le mode de résolution du conflit de normes.
En droit international privé, l’établissement de la filiation par le sang n’est plus soumis à la
distinction entre filiation légitime et filiation naturelle. L’article 311-14 du Code civil soumet
indifféremment la filiation, quel que soit son contexte, à la loi nationale de la mère. Et seulement dans l’hypothèse, rare en pratique, où la mère n’est pas connue, c’est la loi nationale de
l’enfant qui régit la filiation. La transposition de cette règle au conflit de normes internes qui
concerne la Nouvelle-Calédonie conduirait à soumettre la filiation de l’enfant à la norme qui
découle du statut de sa mère. Cette solution n’est sans doute pas la plus pertinente eu égard à
la différence de nature qui existe entre les deux normes en présence et à l’impossibilité pour
une personne non-kanak de se conformer aux exigences de la coutume relatives aux clans. Or,
soumettre la filiation à la coutume de la mère, c’est possiblement empêcher un père de statut
civil de droit commun d’établir sa paternité. Il convient donc de réfléchir à un autre facteur
de rattachement.
Dans cette perspective, l’analyse des différents scenarii familiaux possibles montre que le
mariage des parents de l’enfant est loin d’être indifférent dans le lien de proximité que la
famille peut entretenir avec la coutume. Nous avons bien conscience que la prise en considération de la situation conjugale des parents pour appréhender la filiation de l’enfant résente
p
quelque chose de démodé, voire de rétrograde. Mais il n’est pas interdit d’adapter les raisonnements au contexte dans lequel les règles doivent être appliquées. Et, de ce fait, il ne nous
semble pas illégitime de nous interroger sur les bénéfices qu’une réintroduction de la distinction entre filiation légitime et filiation naturelle pourrait apporter à la règle de conflit
de normes. Ce n’est que si cette distinction n’apporte pas une plus-value significative qu’elle
devra être abandonnée.
1284 - � oir supra § 1.
V
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
La filiation dans le mariage
Lorsque les parents sont mariés et qu’ils sont tous les deux de statut coutumier, l’enfant est
également de statut coutumier et la situation n’est pas une situation mixte : c’est alors la
coutume qui régit la filiation. Lorsque les parents sont mariés mais qu’ils sont de statuts différents, nous avons vu qu’il fallait distinguer, au stade de la validité de ce mariage, selon que le
parent de statut civil a ou non un clan1285.
Dans le premier cas, lorsque le parent de statut civil n’a pas de clan, le mariage est nécessairement soumis au droit civil et l’enfant est lui-même de statut civil. Soumettre sa filiation à
la coutume est impraticable car le parent non coutumier ne pourra pas accomplir les gestes
nécessaires et, dépourvu de clan, il ne peut être le vecteur de l’alliance entre les deux clans
autour du don de vie. La filiation sera alors nécessairement soumise au droit civil.
Dans le second cas, c’est-à-dire lorsque le parent de statut civil a malgré tout un clan, les époux
peuvent opter pour la forme civile ou coutumière de leur mariage et ce choix induit la norme
applicable pour les effets du mariage et pour sa dissolution1286. Or, ce choix pourrait également déterminer la norme applicable à la filiation de l’enfant. Si, en effet, les parents ont
choisi d’inscrire leur relation conjugale dans le monde coutumier (en dépit de la compétence
possible du droit civil), il semble naturel que la filiation de leur enfant relève également des
normes coutumières. Si, à l’inverse, ils ont opté pour un mariage de droit civil, c’est qu’ils n’ont
pas souhaité permettre l’implication des clans dans leur vie familiale. La filiation doit donc,
alors, relever elle aussi du droit civil. Dans cette perspective, la norme applicable à la filiation
est la norme applicable aux effets du mariage.
La filiation hors mariage
Lorsque les parents ne sont pas mariés, l’essentiel du contentieux porte sur l’établissement
de la filiation paternelle. Dans l’immense majorité des cas, en effet, la filiation de l’enfant est
établie à l’égard de la mère et soit c’est elle qui porte, au nom de son enfant, l’action en établissement de la filiation paternelle, soit c’est le père prétendu qui souhaite, spontanément,
reconnaître son enfant et exercer certains droits à son égard1287. Dans une telle situation, le
statut de l’enfant est en principe connu car il lui a été conféré par sa mère.
Si l’enfant est de statut coutumier et que le père prétendu l’est également, la situation n’est pas
mixte et elle doit être intégralement régie par la coutume. Le conflit de normes ne survient que
dans l’hypothèse où le père prétendu et l’enfant sont de statuts différents. Dans ce cas, l’intérêt
de l’enfant1288 invite d’abord à retenir une règle de conflit de normes favorable à la reconnaissance. On peut donc s’inspirer de l’article 311-17 du Code civil et retenir que la reconnaissance
de l’enfant est valable si elle est conforme soit aux exigences du statut de l’enfant, soit aux exigences du statut de l’auteur de la reconnaissance. Lorsque, ensuite, l’établissement de la filiation
est contentieux et s’inscrit dans le cadre d’une action en recherche de paternité, on peut également considérer que, par faveur pour l’enfant, celui-ci peut agir soit sur la base des règles propres
1285 - C’est l’hypothèse d’une personne kanak de statut civil ou d’une personne non-kanak adoptée par un clan : voir supra.
�
1286 - � oir supra II, A, 2).
V
1287 - � l peut s’agir de l’exercice de l’autorité parentale ou de l’exercice d’un droit de visite et d’hébergement.
I
1288 - � ont on considère traditionnellement qu’il consiste à voir sa filiation paternelle établie.
D
475
�476
à son statut soit sur la base des règles propres au statut de son père prétendu1289. Enfin, lorsqu’il
s’agit d’une action en contestation de paternité, l’intérêt de l’enfant requiert, cette fois-ci, une
plus grande réserve. L’action en contestation ne devrait alors pouvoir être menée que si elle est
autorisée par la loi de l’enfant, autrement dit par la norme attachée à son statut. Il revient en
effet à cette norme, censée être celle qui correspond le mieux à sa situation sociale, de déterminer si une telle action peut être accueillie ou non dans le milieu social de l’enfant.
Cette proposition, qui fait réapparaître la distinction entre filiation légitime et filiation naturelle, présente le mérite de ne pas soumettre la filiation à un rattachement univoque qui pourrait
conduire, dans bien des cas, à ne pas permettre la filiation lorsque la coutume serait déclarée applicable alors que le père de l’enfant serait de statut civil. Elle permet également de tenir compte de la
situation familiale d’ensemble dans laquelle s’inscrit l’enfant et, partant, de soumettre à la coutume
des situations qui, en l’état du droit positif, sont artificiellement soumises au droit commun du fait
du statut civil de l’un des parents alors même que la famille vit dans le monde coutumier.
Si, malgré ses avantages, la distinction entre filiation légitime et filiation naturelle ne devait
pas être retenue, il nous semble que la filiation par le sang devrait être soumise à la norme
qui découle du statut de l’enfant. Dans la plupart des cas, d’ailleurs, la résolution du conflit
de normes aboutirait alors à la même solution que dans la situation précédente, la souplesse
et l’adaptabilité aux cas particuliers en moins. En toute hypothèse, il conviendrait alors de
réserver, par faveur pour la filiation, la règle de conflit alternative qui veut que, en cas d’action
contentieuse en recherche de paternité, l’établissement de la filiation puisse être opéré selon
l’une ou l’autre des deux normes en présence.
b. b. La filiation adoptive
L’article 37 de la délibération du 3 avril 1967 prévoit que « les adoptions des citoyens de statut civil particulier par d’autres citoyens de même statut sont régies par la coutume et basées
sur le consentement des familles intéressées ». Le texte est interprété comme soumettant à la
coutume l’adoption d’un enfant de statut particulier par des adoptants de statut particulier
également1290. A contrario, l’adoption d’un enfant par un adoptant qui n’est pas de même statut que celui-ci est-elle régie par le droit commun.
Un arrêt de la Cour d’appel de Nouméa en date du 25 mars 20131291 illustre la situation. Les
juges étaient requis de prononcer l’adoption d’un enfant de statut de droit commun par ses
grands-parents, l’un de droit commun et l’autre de droit coutumier. Les premiers juges ont
accueilli favorablement cette requête en adoption, au motif qu’elle était conforme à l’intérêt
supérieur de l’enfant. En effet, pareille adoption correspondait à une « réalité familiale » et à
une « réalité clanique », assurant à l’enfant « une intégration complète au sein de la tribu » de
sa grand-mère. La cour d’appel infirme le jugement en raison du statut de droit commun de
l’enfant : « les règles du Code civil s’imposent dans la définition des conditions de l’adoption
de celui-ci ». Or, en l’espèce, les conditions légales posées par les articles 360 et suivants du
Code civil n’étaient pas réunies. En particulier, l’enfant ne pouvait pas être considéré comme
1289 - Selon le type de fondement retenu par le demandeur à l’action en recherche de paternité, la présence des assesseurs
�
coutumiers pourra ou non être exigée.
1290 - � oir supra § 1.
V
1291 - � A Nouméa, Ch. cout., 25 mars 2013, RG 11/254.
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
étant « abandonné » puisqu’il avait été recueilli dès sa naissance par sa proche famille. L’adoption de l’enfant est donc refusée.
La décision appelle deux observations. En premier lieu, il convient de souligner que la compétence – à supposer qu’elle soit admise – du droit commun pour définir l’adoption de l’enfant
dans une telle situation n’écarte pas systématiquement toute prise en considération de la
coutume, en particulier lorsqu’il s’agit d’apprécier son intérêt à être adopté. Alors que le
ministère public avait écarté tout élément lié à l’intégration clanique de l’enfant lors de l’appréciation de cet intérêt, la cour d’appel se montre plus ouverte et accepte de tenir compte de
la « réalité sociale et familiale »1292 résultant du fait que l’enfant est élevé sur les terres coutumières du clan de sa grand-mère. Dans cette affaire, si les arguments d’ordre coutumier sont
écartés, ce n’est pas parce que le principe même d’une telle prise en considération n’était pas
admis, mais uniquement parce que les conditions objectives de l’adoption, relatives notamment à l’abandon de l’enfant, n’étaient pas réunies.
Le ministère public a conclu à la réformation du jugement déféré aux motifs suivants :
Sur le fond, il sera avant toute chose rappelé que M. Louis X, le grand-père, Augustine X, la
mère, et Dylan X, l’enfant dont l’adoption est sollicitée, sont tous les trois de statut de droit
commun. Dès lors l’adoption envisagée doit être examinée au regard des dispositions du code
civil dont relèvent les parties. Aussi, l’argument tiré de la confusion des générations contraire à
l’esprit de l’institution de l’adoption fait obstacle à la demande qui ne saurait être admise sur des
considérations d’ordre coutumier, inapplicables en l’espèce. Les arguments relatifs à l’intégration
clanique de l’enfant qui constituent selon le jugement le critère de l’intérêt du mineur doivent être
écartés dans la mesure [où] par ce biais, la coutume se substitue au droit commun dont relèvent
les parties ; Il sera rappelé que pour pouvoir se prévaloir de la coutume, les parties doivent toutes
relever du statut coutumier.
Dans les motifs de l’arrêt d’appel, on peut lire :
Attendu qu’il est constant que le grand-père maternel de l’enfant Dylan étant de droit commun,
la mère de l’enfant comme l’enfant lui-même sont aussi de droit commun ; Attendu qu’en revanche
la grand-mère maternelle de l’enfant est de statut coutumier, et que les époux X comme leur
petit-fils, qu’ils élèvent, vivent sur des terres coutumières du clan de cette grand-mère de statut
coutumier ; qu’il en découle une réalité sociale et familiale parfaitement mise en exergue par le
premier juge qui s’imposerait dans l’appréciation de l’intérêt supérieur de l’enfant, si les conditions légales à l’adoption simple étaient réunies.
Pareille démarche doit évidemment être encouragée. Il convient, lors de l’application du droit
commun à une situation mixte, de tenir compte du droit coutumier évincé. Dans la présente
affaire, c’est l’intérêt coutumier de l’enfant à être adopté qui s’insinue dans la notion d’« intérêt » de l’enfant posée par le Code civil. La démarche s’inspire de celle que nous avons pu relever
à propos des demandes de changement de nom. D’autres exemples de combinaison des normes
1292 - � ’importance de la réalité sociale du lien de filiation est prégnante également dans la jurisprudence de la Cour
L
européenne des droits de l’homme : voir Cour EDH, 28 juin 2007, Wagner, req. n° 76240/01, et Cour EDH, 3 mai
2011, Négrépontis, req. n° 56759/08.
477
�sont concevables. Ainsi de la décision du juge de première instance du 21 août 19911293, laquelle
ne prononce l’adoption plénière d’un enfant de statut de droit commun par un doptant de
a
statut particulier sur le fondement des articles 343 et suivants du Code civil qu’après avoir
constaté l’accord du clan1294.
478
Reste à déterminer, en second lieu, le droit compétent pour définir les conditions de l’adoption envisagée. Or, sur cette question, la transposition, dans les relations internes, de l’article
370-3 du Code civil, relatif aux conditions de fond de l’adoption internationale prononcée
en France, permettrait d’assurer une relative égalité des statuts en présence. L’alinéa premier
de ce texte soumet les conditions de l’adoption « à la loi nationale de l’adoptant ou, en cas
d’adoption par deux époux, [à] la loi qui régit les effets de leur union ». Transposé aux conflits
internes de normes, ce texte conduirait à soumettre au droit civil l’adoption d’un enfant par
un adoptant de droit commun et au droit coutumier l’adoption d’un enfant par un adoptant
de statut coutumier, et ce quel que soit le statut de l’enfant. Dans l’hypothèse d’une adoption
par un couple mixte, il conviendrait, en principe1295, de se référer à la loi des effets du mariage
telle que nous l’avons définie, à savoir la loi de l’autorité (officier de l’état civil ou clans) qui a
célébré le mariage.
c. Les effets de la filiation
La filiation de l’enfant ayant été établie, il reste à s’interroger sur les effets de cette filiation.
Les textes étant muets à cet égard, deux types de solutions sont envisageables : soit l’on soumet à une même loi la question de l’établissement de la filiation et celle de ses effets ; soit,
dissociant ces deux questions, l’on retient le statut de l’enfant, pris comme centre de gravité
de la relation, pour régir les effets de sa filiation. La deuxième option nous semble préférable.
L’enfant se trouvant généralement au cœur des débats relatifs à toutes ces questions, il nous
est apparu tout à la fois simple et pertinent d’attacher un poids particulier à son statut. Mais
là encore, la norme exclue – civile ou coutumière – doit être prise en considération.
Certaines décisions peuvent d’ores et déjà être interprétées en ce sens. Dans un litige relatif
à une délégation de l’autorité parentale par exemple, qui opposait un père de statut de droit
commun aux grands-parents maternels de statut coutumier1296, le juge aux affaires familiales
de Koné, dans une décision du 14 juin 20071297, justifie l’adjonction possible d’assesseurs coutumiers par le statut coutumier de l’enfant1298 et il statue au regard des règles applicables « en
1293 - � PI Nouméa, sect. Koné, 21 août 1991, RG 46/91.
T
1294 - �Et ce, contrairement aux décisions citées supra, qui appliquent purement et simplement le Code civil, sans faire
aucunement état d’une quelconque consultation des clans.
1295 - � a transposition éventuelle, aux relations internes, des exceptions posées par l’article 370-3 du C. civ., ne sera
L
pas examinée dans le cadre de cette contribution.
1296 - � ans cette affaire, l’enfant né en 1997 d’une relation de concubinage, avait été reconnu immédiatement par sa
D
mère, de statut particulier, et seulement en 2003 par son père, de statut de droit commun. Après le décès de sa
mère en 2002, des suites des coups donnés par le père, il avait été pris en charge par la famille maternelle en la
personne de la tante d’abord et des grands-parents ensuite. En 2007, la Cour d’appel, constatant « le désintérêt
manifeste du père à l’égard de l’enfant », avait délégué l’exercice de l’autorité parentale aux grands-parents maternels, en se fondant sur l’art. 377 du Code civil, tout en précisant qu’il pouvait « être mis fin à cette délégation en
cas de circonstance nouvelle ». C’est précisément ce que sollicitait le père au juge aux affaires familiales de Koné.
1297 - � PI Nouméa, sect. Koné, JAF, 14 juin 2007, RG 07/189.
T
1298 - � ’enfant, issu de relations hors mariage et dont la mère est de statut coutumier, est également de statut coutuL
mier : voir supra.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
matière coutumière ». Le père étant de statut commun, le juge décide que l’enfant appartient
au clan maternel. La solution, dont le juge a bien conscience qu’elle diffère du droit commun1299, le conduit à rejeter la demande, formée par le père, d’annulation de la délégation d’autorité parentale consentie aux grands-parents maternels. Cela étant, le droit commun n’est
pas purement et simplement ignoré : la reconnaissance à l’état civil de l’enfant par son père,
effectuée en contradiction avec les règles coutumières, n’est pas annulée « pour que l’enfant
puisse maintenir des liens avec son père ». C’est donc à une véritable combinaison des normes
à laquelle se livre le juge.
II. B. Le droit des biens
C’est finalement en droit des biens que le système actuel nous semble le moins insatisfaisant, à
condition toutefois de préciser certains points. En la matière, le critère du statut du bien, qui
constitue le centre de gravité véritable de la relation juridique, nous semble déterminant. En
effet, les biens coutumiers, en raison de leur nature même, appartiennent nécessairement à des
personnes de statut coutumier et ils sont forcément régis par la coutume1300. La question des
relations mixtes se pose donc principalement à l’égard des biens non coutumiers1301, à propos
d’une relation impliquant des personnes relevant de communautés différentes. Pour déterminer
le droit applicable, une large place devrait être laissée à l’autonomie de la volonté, par le biais
de la technique de l’option de législation. Le statut des personnes ne serait évidemment pas
négligé. Simplement, il n’interviendrait qu’en amont, au stade de l’identification du statut du
bien, et non au stade de la résolution du conflit de normes. La mise en œuvre de ces critères peut
être illustrée en examinant d’abord les actes portant sur des biens non coutumiers et concernant
des personnes de statut coutumier (1) puis la question de la dévolution successorale des biens
situés en dehors des terres coutumières et acquis sous le régime du droit commun (2).
II. B. 1. Les actes portant sur des biens non coutumiers et concernant des personnes de
statut coutumier
L’article 18 de la loi organique soumet à la coutume les biens situés en terre coutumière et
« appartenant » à une personne de statut coutumier. Le caractère cumulatif de ces conditions
a conduit les juges à dissocier le régime sous l’empire duquel un bien peut être acquis et le
statut de son propriétaire. Dans un arrêt de la Cour d’appel de Nouméa du 12 décembre 2013
par exemple1302, l’on peut lire que « si pour être titulaire de droits fonciers coutumiers, il est
impératif d’être soi-même de statut civil coutumier », rien n’interdit « à des citoyens de statut
coutumier d’être titulaires de droits réels sur des biens non coutumiers dans les conditions
du droit civil ». Tel est en particulier le cas lorsque, comme dans cette affaire, le bien immobilier, objet du litige, est situé dans un quartier de Nouméa, en dehors des terres coutumières, et
1299 - � La prise en charge de l’enfant par le clan maternel ne peut être regardée à l’identique de ce qui existe dans une
«
famille occidentale » car « cette prise en charge et l’éducation de l’enfant sont sous la responsabilité collective
du clan et notamment des oncles utérins qui ont un rôle essentiel en ce domaine lorsqu’il s’agit d’un garçon ».
1300 - � oir supra § 1.
V
1301 - � es relations mixtes peuvent également se nouer à propos de biens régis par la coutume. Tel est le cas notamD
ment des conventions d’occupation précaire, consenties par des Kanak à des non-Kanak, sur des terres coutumières (voir supra). Cette situation, qui, en l’état du droit, ne donne lieu à aucun contentieux judiciaire, a pour
cette raison été exclue du présent développement.
1302 - � A Nouméa, Ch. cout., 12 déc. 2013, RG 12/00486 ; arrêt maintenu par Cass. civ. 1re, 10 juin 2015, Rev. crit.
C
DIP 2016, p. 506, note V. Parisot.
479
�480
qu’il est acquis par l’intermédiaire du Fonds Social de l’habitat (FSH)1303. Tel est encore le cas
lorsqu’une « propriété privée » a été acquise, par-devant un notaire, par un citoyen de statut
particulier1304. De tels biens, qui ne peuvent pas être considérés comme des biens coutumiers
du seul fait du statut coutumier de leurs propriétaires, relèvent du droit commun. Ils sont
donc librement cessibles et transmissibles.
L’article 18 de la loi organique ne fait pas non plus obstacle à ce qu’un bien acquis sous le
régime du droit commun fasse l’objet, même en cas de dissolution coutumière du mariage,
d’une attribution à l’un des époux, au titre de la prestation compensatoire. C’est ce qui
résulte d’une interprétation a contrario d’un arrêt de la Cour d’appel de Nouméa du 23 avril
20071305. Par jugement du 8 novembre 2005, le juge aux affaires familiales de Nouméa, assisté
d’assesseurs coutumiers, avait prononcé la dissolution du mariage d’époux de statut coutumier et renvoyé l’affaire afin de permettre à l’épouse de formuler des demandes financières.
La femme avait alors sollicité, sur le fondement des articles 270, al. 2 et 274-2° du Code
civil, l’attribution en pleine propriété du domicile conjugal situé à Nouméa et acquis sous
le régime du droit commun. Elle invoquait, d’une part, le fait que « le clan, dépourvu de la
personnalité morale, n’aurait aucune vocation à recueillir le bien acquis par l’époux, qui
cherche par ailleurs à faire vendre cet immeuble afin de désintéresser ses créanciers dans
le cadre d’une procédure de liquidation judiciaire dont il fait l’objet, soumise au droit commun » et, d’autre part, « que les dettes de [son mari] lui sont personnelles et non contractées
pour les besoins du ménage, et qu’en l’absence de règles coutumières régissant la liquidation
de la communauté de vie entre deux personnes de statut coutumier, les règles du droit commun s’appliquent ». La Cour d’appel récuse l’application de l’article 270 alinéa 2 relatif à la
prestation compensatoire1306 mais non celle de l’article 274-2°, relatif à l’attribution des biens en
propriété. Bien plus, si elle ne fait pas droit à la demande de la femme, ce n’est pas parce que
le principe de l’attribution du domicile conjugal acquis par les époux ne pourrait pas jouer
entre époux de statut coutumier mais uniquement parce que l’attribution du bien immobilier en pleine propriété à l’épouse, qui n’est qu’une simple faculté pour le juge, n’était pas
susceptible de lui garantir une jouissance paisible de ce bien, grevé d’une hypothèque et
alors que son époux était soumis à une procédure de liquidation judiciaire de droit commun.
Le pourvoi formé contre cet arrêt a été rejeté par la Cour de cassation dans son arrêt du 1er
décembre 20101307.
Dans les situations examinées précédemment, le statut du bien conditionne le droit applicable, sans égard pour le statut civil des personnes propriétaires du bien litigieux. La volonté
des intéressés joue en amont, lors de l’acquisition dudit bien sous un régime de droit commun.
Le système, qui garantit la sécurité juridique, mérite d’être approuvé.
1303 - � omp. dans le même sens CA Nouméa, Ch. cout., 23 avr. 2007, RG 06/414 : « au cours de la vie commune, le
C
couple a acquis, par l’intermédiaire du FSH, un bien immobilier, qui est soumis aux règles du droit commun,
puisqu’il a fait l’objet d’une transcription et inscription hypothécaire, opérations impossibles en milieu tribal ».
1304 - � A Nouméa, Ch. cout., 30 oct. 2014, RG 13/180 : « le statut du bien n’est pas affecté par le statut personnel de
C
son détenteur […] Le de cujus (en dépit de son statut de droit coutumier) n’a pas acquis cette terre au titre du
“lien à la terre” ».
1305 - � A Nouméa, Ch. cout., 23 avr. 2007, RG 06/414.
C
1306 - � Attendu que les parties étant de droit civil particulier, l’article 270 du Code civil ne s’applique pas » ; voir déjà
«
supra en ce sens.
1307 - � ass. civ. 1re, 1er déc. 2010, n° 08-20843, arrêt précité.
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
II. B. 2. La dévolution successorale des biens situés en dehors des terres coutumières et
acquis sous le régime du droit commun
En matière successorale, le caractère mixte de la situation peut résulter soit du statut des
intéressés, soit du statut du bien objet de la succession. Devant la complexité des situations,
une solution unitaire, combinant statut du bien et volonté du défunt, nous semble devoir être
privilégiée. Tel est, au demeurant, le système retenu actuellement.
Lorsque tous les intéressés sont de statut coutumier et que le bien est un bien coutumier, la
dévolution successorale obéit nécessairement à la coutume1308. La dévolution des biens situés
en dehors des terres coutumières et acquis sous le régime du droit commun obéit en revanche
à un régime différent. Néanmoins, et contrairement ce que pourrait laisser penser l’accord
de Nouméa, ce régime n’est pas nécessairement le régime du droit commun1309. En réalité,
les textes en la matière laissent une place à la volonté du défunt. La délibération n° 148 du
8 septembre 19801310 permet en effet aux citoyens de statut civil particulier ayant acquis des
biens sous le régime du droit civil et, à ce titre, « cessibles et transmissibles selon les dispositions du droit commun » d’opter, en vue de régler la succession desdits biens, « soit pour le
régime défini par la présente délibération », qui s’apparente au régime du droit commun, « soit
pour une dévolution des biens concernés selon les usages coutumiers par le Conseil du Clan
du défunt » (art. 1er). Cette option spéciale de succession « s’exerce par une déclaration du propriétaire des biens immobiliers, soit auprès du Maire de sa commune de résidence, soit auprès
du service territorial d’Administration Générale » (art. 2).
Il est important d’observer qu’à défaut d’option de législation, la succession d’un bien acquis
sous le régime de droit commun obéit aux règles coutumières. La Cour d’appel de Nouméa – et
c’est regrettable – a pourtant tendance à confondre le régime sous l’empire duquel le bien est
acquis et les modalités de la dévolution successorale de ce bien, qui peuvent – ou non – avoir fait
l’objet d’une option de législation. Dans l’arrêt du 30 octobre 2014 par exemple1311, les défendeurs
à l’action, qui prétendaient avoir été adoptés coutumièrement par le défunt, estimaient – et à
fort juste titre nous semble-t-il – qu’en acquérant le bien objet du litige selon les règles du droit
commun, leur père, de statut coutumier, « n’avait pas pour autant opté pour le régime institué
par la délibération n° 148 du 8 septembre 1980 ». L’argument est pourtant refusé par la Cour
d’appel. Se fondant sur les articles 7, 6 et 18 de la loi organique, la cour décide que le bien acquis
sous le régime du Code civil est nécessairement dévolu selon les règles du droit commun1312.
1308 - � oir supra § 1.
V
1309 - � ux termes du point 1.1 de l’accord de Nouméa, « le statut coutumier distinguera les biens situés dans les « terres
A
coutumières » (nouveau nom de la réserve), qui seront appropriés et dévolus en cas de succession selon les règles
de la coutume et ceux situés en dehors des terres coutumières qui obéiront à des règles de droit commun ».
1310 - � élibération précitée.
D
1311 - �CA Nouméa, Ch. cout., 30 oct. 2014, RG 13/180 ; comp. CA Nouméa, Ch. cout., 12 déc. 2013, RG 12/00486, qui analyse les faits de l’affaire qui lui était soumise à la lumière de la délibération de 1980, alors que la question litigieuse
portait uniquement sur la question de savoir si le bien acquis par des époux de statut coutumier et dont la vente
avait été ordonnée dans le cadre d’une procédure de liquidation judiciaire ouverte à l’encontre du mari devait ou
non répondre de l’intégralité des dettes de ce dernier. Cass. civ. 1re, 10 juin 2015, qui maintient l’arrêt d’appel, ne
se réfère d’ailleurs pas la délibération de 1980 (voir sur ce point note V. Parisot, Rev. crit. DIP 2016, spéc. p. 510).
1312 - � Le litige porte sur les droits respectifs que plusieurs personnes de statut coutumier prétendent exercer sur une
«
“propriété privée”, acquise par le de cujus par un acte notarié du 22 août 1988, et donc nécessairement sous l’empire du droit commun : l’acte étant régi par la délibération n° 148 du 8 septembre 1980 ». La cour d’appel ajoute
que « nul ne pouvant transmettre plus de droits qu’il n’en a acquis ou n’en détient, le bien en cause demeure
481
�482
Le raisonnement n’est pas exact et il convient, comme en toute autre matière, de lutter contre
l’impérialisme du droit commun. Ce n’est pas parce qu’un bien a été acquis sous le régime du
droit civil que sa dévolution successorale est nécessairement soumise à ce même droit. Certes,
dans cette affaire, le testament olographe établi par le défunt était très certainement le signe
que celui-ci entendait soumettre la dévolution de son bien au Code civil. Toutefois, à défaut
d’avoir respecté les formes requises par l’article 2 de la délibération de 1980, ce testament ne
saurait être interprété comme une option spéciale de législation au sens de ce texte. Par suite,
la dévolution successorale de ce bien, même acquis sous le régime du droit commun, obéit à la
coutume. Cela étant, une fois la dévolution et le partage opérés selon les règles de la coutume,
le bien demeure soumis aux règles du Code civil, et ce même s’il a été attribué à un clan1313.
Ce système est repris pour l’essentiel par la proposition de loi du pays du Sénat coutumier
du 2 juillet 2015 précitée, qui réactualise la délibération de 1980. Pour les « biens de nature
civile » – et pour ceux-ci uniquement – la proposition autorise, tout comme la délibération
de 1980, une option de législation. Aux termes de l’article 35 en effet, « le “de cujus” peut
décider, de son vivant, de soumettre aux règles des successions et des libéralités prévues par la
législation civile non coutumière, l’ensemble ou une partie de son patrimoine constitué sous
l’empire du droit commun et situé hors terres coutumières ». La notion de « patrimoine » est
incontestablement plus large que celle de « biens immobiliers », seule visée par la délibération
de 1980 : les entreprises ou les meubles sont désormais inclus dans le champ d’application
de l’option de législation1314. Le texte ne précise pas ce qu’il entend par « droit commun »1315.
S’agit-il du droit commun métropolitain ou du droit commun calédonien ? Le mieux serait
sans doute de ne fermer aucune option, à une réserve près : les articles 544 et 545 du Code
civil sur le caractère fondamental du droit de propriété n’entrant pas dans le périmètre des
compétences transférées à la Nouvelle-Calédonie, le droit commun calédonien ne saurait le
remettre en question. Les articles 36 et 37 précisent par ailleurs que l’intention d’opter pour la
législation civile doit être déclarée devant un notaire (et non plus, comme dans la délibération
de 1980, devant le maire), lequel se substitue à l’autorité coutumière pour les biens ayant fait
l’objet de l’option. De plus, pour être « opposable à la Coutume », l’option doit être dressée en
la forme d’un acte authentique.
Dans la proposition – comme d’ailleurs dans la délibération de 1980 – cette option spéciale de
législation se présente comme un « choix laissé à la discrétion de la personne concernant sa
succession », qui doit être « manifesté expressément du vivant du de Cujus » et « exclusivement
avec l’accord du conjoint ». « À défaut, l’option deviendrait automatiquement caduque et la
coutume reprendrait son empire […] Le principe est que si cette option n’est pas manifestée de
son vivant, le principe reste l’application pleine et entière de la Coutume notamment dans la
répartition des biens à cause de mort. [Ce choix] constitue une exception au principe d’application de la Coutume »1316.
soumis aux règles du Code civil qui régissent la “propriété privée”, y compris en ce qui concerne les règles de
dévolution successorale et les droits qu’entendent exercer les héritiers ».
1313 - � oir également en ce sens É. Cornut, « La valorisation des terres coutumières par celle du droit coutumier. Le
V
principe coutumier de l’union des hommes et de la terre », article précité, spéc. p. 145.
1314 - � oir en ce sens le rapport de présentation de la proposition, JONC, 4 août 2015, spéc. p. 6869.
V
1315 - � oir déjà supra sur cette problématique.
V
1316 - � oir en ce sens le rapport de présentation de la proposition, JONC, 4 août 2015, spéc. p. 6868-6869.
V
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Autrement formulé : à défaut d’option de législation exercée dans les formes requises (déclaration auprès du maire dans la délibération de 1980 ; acte authentique dressé par-devant
notaire dans la proposition de 2015), la succession reste dévolue selon les règles coutumières,
applicables par principe. Il est intéressant de noter que la solution vaut également lorsque le
conjoint est de statut de droit commun1317. C’est dire, qu’en la matière, le statut du bien et la
volonté du défunt constituent les seuls critères réellement pertinents pour définir la loi applicable, à l’exclusion du statut des héritiers potentiels.
X
X X
CONCLUSION
La présente contribution a mis en exergue différents mécanismes d’articulation des normes,
de lege lata et de lege ferenda.
Nous avons établi que, d’ores et déjà et par-delà les règles prévues par la loi organique, les
juridictions calédoniennes tentent d’articuler le droit civil et la coutume kanak en cherchant,
avec une grande netteté depuis la fin des années 2000, à assurer à cette dernière la place qui
lui est reconnue par les textes. L’articulation des normes n’est cependant pas aisée et il a été
montré que, sous couvert de décisions rendues en chambre coutumière, la coutume n’est pas
toujours mise en œuvre, soit que les assesseurs n’aient pas été convoqués ou ne soient pas
présents, soit que les réflexes civilistes des magistrats et le pouvoir d’attraction du droit civil
soient tels que les décisions sont en réalité le décalque de celles rendues par des chambres
civiles ordinaires. Le droit civil est alors appliqué implicitement à la place de la coutume
ou parfois de manière tout à fait explicite. Mais, à l’inverse, un nombre non négligeable de
décisions, y compris parmi les plus anciennes, intègrent la coutume dans leurs motifs ou la
prennent en considération, à la manière du juge du for qui n’hésite pas à prendre en considération d’autres systèmes normatifs, notamment religieux, pour fonder ses décisions. Les juges
recherchent aussi, parfois, une équivalence entre les deux normes pour justifier leur position,
sans qu’une véritable résolution du conflit de normes ait été opérée. Ce n’est donc pas explicitement la coutume qui fonde les décisions, alors même que sa compétence à régir les litiges
devrait être clairement affirmée. Malgré les efforts évidents de certains magistrats qui, depuis
une dizaine d’années, assurent à la coutume la place qui lui revient dans les litiges impliquant
des justiciables de statut particulier, les difficultés d’intégration de la coutume dans le corpus
juridique calédonien restent donc sérieuses. Ces difficultés nous semblent tenir, pour une
bonne part, à la manière dont sont conçues les règles de conflit de normes.
1317 - � n effet, l’article 37 de la proposition de 2015, qui précise les mentions que doit comporter la déclaration
E
d’option pour être opposable à la coutume, exige notamment que la déclaration indique « l’existence d’une
procédure en cours de dissolution du mariage ou d’un divorce si le conjoint est de droit commun ».
483
�484
La loi organique, généralisant les principes acquis antérieurement, énonce, en ses articles 7, 9
et 18, les hypothèses dans lesquelles la coutume est compétente et les cas où, a contrario, c’est
le droit commun qui s’applique. Toutefois, ces règles sont parfois insuffisantes à appréhender
la complexité des situations de fait. En droit des biens, par exemple, l’article 18 ne saurait
couvrir l’ensemble des hypothèses et il doit être complété par le jeu de l’option de législation.
Dans les autres matières étudiées, la répartition des compétences entre les deux corps de règles
est injustement inégale et elle soumet artificiellement au droit commun des situations juridiques qui pourraient, sans difficulté, relever de la coutume. De surcroît, ces règles de conflit
qui évoquent « le droit commun » ne permettent pas de dire quel « droit commun » s’applique.
Ce droit commun est sans aucun doute un droit civil, mais lequel ? S’agit-il du droit civil de
source nationale ou du tout jeune droit civil de source calédonienne issu du transfert à la
Nouvelle-Calédonie de la compétence normative en droit civil et en droit commercial ? Les
dispositions existantes n’ont pas du tout été pensées dans la perspective de ces interrogations.
Ces règles sont donc aujourd’hui obsolètes car dépassées par les évolutions institutionnelles
de la Nouvelle-Calédonie. Or, pour les personnes de statut coutumier comme pour les personnes de statut civil, il n’est pas indifférent de savoir, lorsque la coutume n’est pas applicable,
à quel corps de règles elles sont soumises. En outre, et surtout, la logique assimilationniste
de l’article 9 de la loi organique ne satisfait pas à l’objectif d’égalité des statuts proclamé
par l’accord de Nouméa. L’affirmation d’un principe de primauté systématique du droit commun dans les litiges mixtes, c’est-à-dire impliquant une personne de statut coutumier et une
personne de statut civil calédonien, déjà peu conforme à l’esprit de l’accord de Nouméa, n’est
plus tenable aujourd’hui à l’heure du transfert de la compétence normative en droit civil.
L’avènement, avec le nouveau droit civil calédonien, d’un statut civil calédonien à côté du statut coutumier rend en effet difficilement acceptable que le statut des uns soit juridiquement
supérieur à celui des autres.
Une réécriture des règles actuelles de conflits de normes s’impose donc. Cette réécriture
doit être guidée par la recherche d’un équilibre entre les systèmes normatifs en présence.
L’égalité parfaite des systèmes, elle, ne peut malheureusement pas être atteinte de manière
systématique. En effet, nous l’avons vu, il est des hypothèses où l’application du droit civil ne
peut être évitée dans les relations mixtes. Elle est parfois rendue nécessaire par l’impossibilité
matérielle, pour la personne de statut civil, de se conformer aux exigences coutumières qui
impliquent les clans. Mais cette application du droit civil doit alors tenir de l’exception et
non du principe. Ce sont des aspects tenant à la coutume elle-même – et non une infériorité
congénitale – qui empêchent sa désignation comme norme applicable.
Il n’empêche ! Il est possible d’envisager des règles de conflit qui soient plus respectueuses de
l’égalité des statuts, notamment en investissant des hypothèses où elle fait défaut aujourd’hui.
Dans cette veine, il a ainsi été suggéré de retenir de nouveaux facteurs de rattachement, plutôt que de fonder la compétence de la coutume, et a contrario celle du droit civil, sur la seule
identité de statut des justiciables en présence. Ainsi, et à titre d’exemple, la capacité juridique
et les régimes de protection devraient-ils être soumis aux règles du statut de l’intéressé. Les
conditions individuelles de fond du mariage pourraient, sans difficulté insurmontable, faire
l’objet d’une application distributive des normes coutumières et du droit civil en fonction du
statut de chaque futur époux. La forme – civile ou coutumière – du mariage, choisie librement
par les époux, pourrait par ailleurs être interprétée comme une « option de législation », déterminant la norme applicable aux effets du mariage et à sa dissolution. Le respect des ensembles
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
normatifs serait ainsi assuré1318. Autre exemple : la filiation par le sang d'un enfant né dans le
mariage devrait être soumise à la norme, coutumière ou civile, attachée aux effets du mariage
ou au statut personnel de l’enfant plutôt que de dépendre de l’unité ou de la différence de
statut de ses parents. La filiation adoptive, répondant à des situations tout à fait différentes,
devrait être soumise, dans le cadre d’une règle bilatérale, à la norme attachée au statut de
l’adoptant. Le droit des biens, on l’a dit, doit évoluer vers des facteurs de rattachement qui
laissent place à des options de législation, lesquelles sont, en toute hypothèse, encadrées car la
nature civile ou coutumière des biens est en cause.
Les facteurs de rattachement ici proposés ont pour objectif d’assurer l’égalité des statuts
chaque fois que possible et d’éviter autant que faire se peut les rattachements artificiels. La
place laissée à la volonté des parties participe de ce projet et s’inscrit dans l’évolution contemporaine du droit des conflits de lois.
En toute hypothèse, l’idée doit également être défendue d’une prise en considération de la
norme dont la compétence sera exclue par la règle de conflit. Cette prise en considération
devrait permettre de tenir compte, notamment, de l’ordre public coutumier ou encore de différence de perceptions de certaines notions telles que la faute par exemple. La prise en considération de la norme exclue devrait être menée de manière réciproque selon que la norme
déclarée compétente est le droit civil ou la coutume.
La nécessité d’une réécriture des règles de conflit nous semble donc s’imposer. Reste alors à
déterminer l’autorité compétente pour élaborer ces nouvelles règles. La réécriture suggérée
doit-elle être confiée à l’autorité nationale ou à l’autorité locale ? Les règles actuelles sont
fixées par la loi organique du 19 mars 1999 mettant en œuvre l’accord de Nouméa. Un raisonnement par analogie avec les conflits internationaux de lois devrait toutefois conduire à
considérer que le législateur calédonien, désormais compétent pour écrire son propre droit
civil et compétent dès avant 2012 en matière coutumière, doit pouvoir, comme n’importe quel
législateur autonome, fixer lui-même la façon dont il entend organiser la coexistence de ses
propres normes avec des normes émanant d’autres systèmes1319. Un tel raisonnement devrait
être mis en œuvre s’agissant, plus spécifiquement encore, de départager la compétence de la
coutume kanak et celle du droit civil calédonien. L’idée que la réécriture des règles de conflit
de normes puisse se faire par la voie locale des lois du pays aurait en outre l’avantage pratique
d’être plus souple que le processus qui sous-tend, au niveau national, la modification d’une loi
organique1320.
Cependant, le raisonnement mené par analogie avec les conflits internationaux de lois n’est
pas sans critique. Le législateur calédonien, en effet, ne se trouve pas, vis-à-vis du législateur
français dans une situation identique à celle d’un législateur étranger1321. Le législateur calédonien ne tient pas sa compétence normative d’une complète souveraineté. Il ne la tient que
d’une concession faite par l’État qui renonce à exercer sa propre compétence dans le domaine
1318 - �Voir, sur les enjeux du respect des ensembles législatifs en droit international privé qui posent le même genre de
difficultés : Y. Lequette, « Ensembles législatifs et droit international privé des successions », Travaux du Comité
français de droit international privé, 1983-1984, p. 163.
1319 - � n ce sens, R. Cabrillac, « Étude réalisée à la demande du Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie relative au
E
transfert de compétences de l’État à la Nouvelle-Calédonie en droit civil », 2008, p. 37.
1320 - � ême si, bien sûr, l’inertie du législateur local n’est pas à négliger.
M
1321 - � ant, du moins, que la Nouvelle-Calédonie n’a pas accepté son indépendance.
T
485
�486
transféré. Or, les règles de conflit de lois sont l’expression de ce champ de compétence auquel
l’État renonce et de celui qu’au contraire il se réserve. C’est donc à lui qu’il revient de les écrire.
Telle est d’ailleurs la position du Conseil d’État qui estime, dans un avis du 23 mai 2013, que
la compétence pour élaborer les règles de conflit appartient au législateur organique1322. En ce
sens, le Conseil d’État fait preuve de constance puisqu’il s’était prononcé de la même manière
dans une décision antérieure concernant cette fois-ci la Polynésie française1323.
Il semble donc relativement clair que la compétence pour écrire les règles de conflit de normes
internes appartienne au législateur, et même au législateur organique, qui devrait, pour ce
faire, se conformer aux objectifs fixés par l’Accord de Nouméa. À défaut d’une telle réécriture,
et face aux questions qui se poseront nécessairement à eux, c’est aux juges qu’il appartiendra de se prononcer. La France a évidemment une certaine expérience jurisprudentielle de
l’élaboration des règles de conflit de lois. Mais, eu égard aux enjeux politiques du conflit de
normes en Nouvelle-Calédonie, il semblerait plus pertinent que le législateur assume cette
responsabilité1324.
Il apparaît, à l’issue de cette étude, que les règles de conflits de normes constituent un instrument privilégié d’intégration de la coutume kanak dans le corpus juridique calédonien. Les
suites auxquelles pourraient donner lieu ces diverses propositions sont donc attendues avec
impatience…
1322 - � E, 23 mai 2013, avis n° 387519.
C
1323 - � E, 4 nov. 2005, n° 280003, Président de la Polynésie française : « considérant que de telles règles de combinaison,
C
qui participent directement à la définition des compétences respectives de l’État et de la Polynésie française,
ne peuvent être déterminées que par une loi organique ».
1324 - � oir S. Sana-Chaillé de Néré, « Rapport à la demande du Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie », précité.
V
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
rapport général
487
�Intégration directe ou indirecte de la coutume
dans le corpus normatif de la Nouvelle-Calédonie ?
488
Étienne Cornut
Maître de conférences HDR en droit privé
Université de la Nouvelle-Calédonie – Larje
Les contributions rassemblées dans le présent rapport permettent de nourrir la réflexion sur
la question de l’intégration de la coutume dans le corpus normatif de la Nouvelle-Calédonie.
Avant d’explorer les deux voies d’intégration envisageables, directe (I) et indirecte (II), il est
possible de rappeler à titre liminaire les définitions retenues pour les notions, proches mais
distinctes, de « coutume », « droit de la coutume » et « droit coutumier ».
Coutume – La coutume relève de la société coutumière elle-même. Plusieurs définitions
en ont été données. Ainsi, la Charte du peuple kanak définit la coutume via la notion de
Parole (valeur 36) : « La force de l’oralité dans la Coutume procède de la pratique continue et
répétée des discours coutumiers à l’occasion des cérémonies ainsi que des contes, des berceuses,
des chants “Aé, Aé” et des danses. Elle constitue une composante importante des rituels coutumiers forgeant inlassablement les mentalités et les pratiques de génération en génération. ». Le
Conseil coutumier du territoire de la Nouvelle-Calédonie (institution qui a précédé le Sénat
coutumier actuel) l'a définie pour sa part comme les « règles d’organisation sociale, d’origine
mythique, d’usage divers, transmises de père en fils au sein d’un clan »1325. Selon le Sénat coutumier, la « coutume, ce sont les pratiques coutumières (principes, procédure et modalités) dont
la vocation est de se perpétuer et d’être reformulé en permanence avec comme point d’ancrage
la CHARTE du peuple kanak »1326. Enfin, selon J.-M. Tjibaou : « La coutume, c’est moins une
relation interpersonnelle qu’une relation de groupes, de communautés. [...] La coutume est
pour nous le geste qui, à chaque moment, à chaque rencontre, rappelle cette relation. [...] Pour
nous, le terme générique de coutume, c’est plutôt le droit, notre manière de vivre, l’ensemble
des institutions qui nous régissent »1327.
Ces définitions sont volontairement larges et la loi organique elle-même, lorsqu’elle donne
compétence à la coutume ou qu’elle s’y réfère, évoque tour à tour « la coutume »1328, les « coutumes »1329, les « usages reconnus par la coutume »1330 ou encore les « usages coutumiers »1331.
Ces définitions témoignent d’une réalité : outre son caractère oral, sa diversité, le fait qu’elle
relève des coutumiers eux-mêmes, la coutume kanak va bien au-delà de la place que la loi orga-
1325 - � Les règles coutumières en Nouvelle-Calédonie », par le Conseil coutumier du Territoire de la Nouvelle-Calédonie,
«
in P. de Deckker (dir.), Coutume autochtone en évolution du droit dans le Pacifique sud, éd. L’Harmattan, 1995, p. 80.
1326 - ���« � xposé sur la philosophie juridique de l’approche du Sénat coutumier », conférence prononcée par le Sénat
E
coutumier devant la commission plénière du Congrès de la Nouvelle-Calédonie, 12 octobre 2015, inédit.
1327 - Source : Mwà Véé – Revue culturelle kanak, éd. ADCK, n° 64, juin 2009, « Jean-Marie Tjibaou, une parole qui voyage », p. 6.
�
�
1328 - � rt. 18.
A
1329 - � rt. 7 et 189 II.
A
1330 - � rt. 137.
A
1331 - � rt. 46 al. 2.
A
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
nique lui donne. La coutume est un tout, alors que la loi organique cantonne sa juridicité aux
aspects de « droit civil » (dans son acception issue du droit commun) de la coutume.
Droit de la coutume – Le droit de la coutume peut se définir comme un ensemble de règles
de pouvoir et de répartition, à l’instar des normes dites « secondaires » en théorie générale du
droit1332. Ces règles n’apportent pas une réponse de fond à un problème donné, elles ont pour
fonction de dire en quels cas la coutume doit s’appliquer ou les usages coutumiers pris en
compte, et les modalités de cette prise en compte ou intervention de la coutume, des institutions et autorités coutumières. Il en est ainsi par exemple des articles 7 et 9, 46 alinéa 2 de la
loi organique du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie, ou encore de la délibération
n° 424 du 3 avril 1967 relative à l’état civil coutumier, de la loi du pays du 15 janvier 2007 sur
les actes coutumiers ou la délibération n° 148 du 8 septembre 19801333.
Droit coutumier – Le droit coutumier apparait comme un entre-deux, constitué des normes
primaires, qui apportent une solution coutumière de fond à un problème donné, dont l’inspiration ne provient pas du droit étatique. Sa source principale réside dans la coutume telle
que définie précédemment : pratique et Charte du Peuple Kanak. Son expression principale
se trouve sans aucun doute dans ce que Régis Lafargue a nommé la « coutume judiciaire »,
c’est-à-dire la coutume vue par le prisme des juridictions en formation coutumière, à l’étude
de laquelle est consacrée la première partie de la présente recherche1334. Mais si elle en constitue l’expression principale, la coutume judiciaire n’est pas la seule expression du droit coutumier. Peuvent relever de cette catégorie les décisions coutumières portées dans les actes coutumiers, les avis et délibérations des institutions coutumières, ou encore quelques normes
de fond présentes dans des textes pris par les assemblées délibérantes. Ainsi la délibération
n° 424 du 3 avril 1967 relative à l’état civil coutumier pour certaines de ses dispositions,
sur le nom ou la reconnaissance1335, mais dont on peut douter de leur légitimité à être ainsi
catégorisée de coutumière. Le Sénat coutumier définit le droit coutumier comme « le droit
écrit par les actes coutumiers, les textes de lois et règlements portant sur l’identité kanak,
la jurisprudence »1336. Cette définition nous semble trop large en ce qu’elle ne distingue pas
entre le droit coutumier d’une part, et le droit de la coutume d’autre part. Elle est néanmoins
exacte par son énumération des sources du droit coutumier, même s’il convient de ne pas les
mettre sur le même plan.
1332 - � oir N. Bobbio, « Nouvelles réflexions sur les normes primaires et secondaires », in Essais de théorie du droit,
V
LGDJ, 1998, p. 159
1333 - � ortant organisation de la succession des biens immobiliers appartenant aux citoyens de statut civil particulier
P
et acquis sous le régime du droit civil, JONC du 29 sept. 1980, p. 1136.
1334 - � . Lafargue, La coutume judiciaire en Nouvelle-Calédonie. Aux sources d’un droit commun coutumier, Recherche
R
GIP Mission de Recherche Droit et justice, 2001, et éd. PUAM 2003 ; La coutume face à son destin. Réflexions
sur la coutume judiciaire en Nouvelle-Calédonie et la résilience des ordres juridiques infra-étatiques, LGDJ Lextenso
éditions, 2010, Paris.
1335 - �JONC du 27 avr. 1967, p. 360. Par ex. l’art. 8 qui prévoit des règles d’attribution du nom patronymique ou de
famille, l’art. 35 qui dispose que la reconnaissance d’un enfant naturel ne pourra se faire qu’avec le consentement
de celui de ses parents déjà connu.
1336 - � Exposé sur la philosophie juridique de l’approche du Sénat coutumier », conférence prononcée par le Sénat
«
coutumier devant la commission plénière du Congrès de la Nouvelle-Calédonie, 12 octobre 2015, inédit.
489
�490
Cette distinction entre coutume, droit de la coutume et droit coutumier se heurte sans doute
à des écueils1337, comme toutes distinctions et définitions. Elle permet néanmoins de délimiter,
dans la réflexion sur l’intégration directe ou indirecte de la coutume dans le corpus normatif
contemporain, le champ de compétence des institutions et autorités délibérantes. Car ici est
la plus grande difficulté : outre la question de savoir jusqu’où cette intégration de la coutume
peut aller – limitée au droit civil ou au-delà ? – celle de la compétence de la compétence pour
rédiger ce corpus normatif, et par extension les méthodes qui doivent être utilisées, est la plus
délicate à déterminer.
Cette distinction entre coutume, droit de la coutume et droit coutumier, même si elle peut
sembler imparfaite dans son contenu – lequel est par nature en construction –, peut servir de
guide à ces interrogations.
I. L’INTÉGRATION DIRECTE DE LA COUTUME
L’intégration directe de la coutume dans le corpus normatif contemporain de la Nouvelle-
Calédonie repose sur l’idée que la coutume peut, comme le droit civil calédonien, passer de
l’oralité à la forme écrite, être portée par des lois du pays et délibérations pour, in fine, s’agréger
au droit calédonien écrit, pour ne faire qu’un avec lui. Vérifier la faisabilité de cette entreprise
d’unification du droit calédonien (B) suppose au préalable de définir la place de la coutume
dans ce corpus en devenir (A).
I. A. La place de la coutume
Dans la loi organique du 19 mars 1999, deux articles mettent en œuvre la juridicité de la coutume kanak. L’article 7 pose le cadre général de son domaine d’application. Selon ce texte,
« les personnes dont le statut personnel, au sens de l’article 75 de la Constitution, est le statut
civil coutumier kanak décrit par la présente loi sont régies en matière de droit civil par leurs
coutumes ». À propos des terres coutumières, l’article 18 alinéa 1er dispose en guise de rappel
– ces questions faisant partie du bloc « droit civil » – que « sont régis par la coutume les terres
coutumières et les biens qui y sont situés appartenant aux personnes ayant le statut civil coutumier ». De ces deux textes, il découle que la coutume kanak ne s’applique qu’aux personnes
de « statut civil coutumier ». La loi organique, en ses articles 10 à 17, pose les conditions
d’appartenance et d’accession au statut civil coutumier, qui donnent lieu à une jurisprudence,
relativement fournie, dont il a été montré qu’elle était à la fois généreuse et audacieuse1338.
Deux critères sont ainsi posés : un critère personnel reposant sur l’appartenance au statut civil
coutumier (1) ; un critère matériel encadrant les questions dont il est admis qu’elles puissent
être résolues par la coutume en lieu et place du droit commun (2).
1337 - � oir not. P. Godin et J. Passa, supra Partie 2 – Chapitre 2 – Section 1, spéc. II, qui écrivent que « Pour les juristes,
V
l’institution des juridictions civiles coutumières repose sur un postulat, l’idée que la “coutume” est du “droit”
ou à tout le moins une forme particulière de “droit”. Mais combien parmi eux s’interrogent sur les conditions
socio-historiques nécessaires pour que les Kanak partagent cet avis ? Anthropologues et sociologues ont, depuis plusieurs décennies déjà, déclaré indécidable dans le principe la question de savoir si la coutume est ou
n’est pas du “droit”, puisque la réponse qu’on lui apporte dépend largement de la définition qu’on donne du
“droit” lui-même ».
1338 - � f. P. Deumier, P. Dalmazir, supra Partie 1 – Chapitre 1 : Le contentieux préalable du changement de statut.
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
I. A. 1. La place ratione personae de la coutume
Le critère retenu n’est pas ethnique : la coutume ne s’applique pas à une personne relevant
de la communauté kanak parce qu’elle serait de cette communauté, elle s’applique à une personne de statut civil coutumier. Ce statut est une pure création juridique et trouve son fondement à l’article 75 de la Constitution. Cela s’explique sans aucun doute par la difficulté de
tracer les frontières d’un tel critère ethnique : outre qu’il porterait en germe le risque d’une
différenciation au sein de la société calédonienne par communautés étanches, se poserait la
question de la place des personnes issues de métissage. Sur ce dernier point, la loi organique,
si elle pose pour principe qu’une personne est de statut civil coutumier si ses deux parents le
sont (art. 10), autorise néanmoins – sous réserve de conditions supplémentaires – l’accès à ce
statut dès lors qu’un seul de ses parents en relève (art. 12)1339.
Ce faisant, la place de la coutume, en ce qu’elle dépend pour son applicabilité de l’appartenance au statut civil coutumier, appelle de ce point de vue deux évolutions possibles.
La première, sans doute radicale, serait de considérer que le statut civil coutumier, puisqu’il
ne dépend pas nécessairement d’une pleine origine ethnique, pourrait être accessible à des
personnes non-kanak, c’est-à-dire même sans aucune ascendance kanak. La loi organique ne
le permet pas en exigeant pour les cas d’accession au statut civil coutumier l’ascendance d’au
moins un parent de ce statut. De fait, il est à ce jour certain que toutes les personnes de statut civil coutumier ont une ascendance kanak. Sans doute également que l’esprit de la loi
organique comme celui de l’accord de Nouméa sont dans cette logique. Mais il n’en reste pas
moins que la voie ouverte par la jurisprudence Saïto1340, validée par la Cour de cassation1341, qui
permet l’accession au statut civil coutumier par la seule possession d’état coutumier, peut permettre, si toutefois la coutume l’admettait, à une personne non-kanak, ie sans aucune ascendance kanak, d’accéder au statut civil coutumier. Pourrait être ainsi ouverte, par exemple, une
voie d’accession au statut civil coutumier par mariage.
La seconde, moins radicale, consisterait à autoriser l’application de la coutume à des personnes
ne relevant pas du statut civil coutumier mais néanmoins engagées dans une relation juridique
coutumière1342.
I. A. 2. La place ratione materiae de la coutume
Alors que l’accord de Nouméa du 5 mai 1998, lorsqu’il évoque le statut personnel particulier
kanak, le dénomme « désormais statut coutumier » (point 1.1), la loi organique de 1999 utilise
l’expression « statut civil coutumier », ce qui est assurément plus restrictif. Le terme « statut
civil coutumier » pour désigner le statut personnel coutumier tend à montrer que ce statut ne
concerne que les aspects civils d’une situation ou relation juridique. Et de droit, les articles 7
1339 - � ur ces cas, voir supra P. Deumier, P. Dalmazir, préc. ; É. Cornut, « La juridicité de la coutume kanak », Droit &
S
Cultures, 2010/2, p. 151-175.
1340 - � upra P. Deumier, P. Dalmazir, préc.
S
1341 - � ass. Civ. 1re, 26 juin 2013, n° 12-30.154 : JCP G. 2013, 986, note É. Cornut ; D.. 2013, p. 2092, note I. Dauriac ; JDI
C
2014, comm. 8, note S. Sana-Chaillé de Néré.
1342 - � f. supra S. Sana-Chaillé de Néré et V. Parisot, Partie 2 – Chapitre 3 – Section 3 : La méthode conflictuelle, une
C
méthode de résolution du conflit de normes adaptée à l’intégration de la coutume dans le corpus juridique calédonien,
et infra II. B.
491
�et 18 restreignent pour le premier au seul « droit civil » et pour le second à la propriété des
« terres coutumières et les biens qui y sont situés » la compétence de la coutume.
492
Cette compétence de la coutume pour régir les questions relevant du droit civil est désormais comprise et bien assise. Les décisions issues des juridictions en formation coutumière le
montrent, aussi bien pour le contentieux dit « classique » relatif à la famille (mariage et dissolution du mariage, filiation, autorité parentale, obligation alimentaire)1343 et à la propriété
coutumière1344, que pour un contentieux dit « émergent » sur les intérêts civils1345. Sur ces
aspects, après que la Cour de cassation ait, par son avis du 16 décembre 2005, rappelé qu’il
« résulte de l’article 7 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 que les personnes de statut
civil coutumier kanak sont régies, pour l’ensemble du droit civil, par leurs coutumes »1346, la compétence de la coutume kanak ne semble plus devoir être mise en cause. De fait, il apparaît de
l’étude de la jurisprudence sur ces questions que la coutume offre des réponses qui, bien que
parfois en décalage avec celles qu’apporte le droit civil commun, semblent en tout cas cohérentes à la fois entre elles (notamment par l’usage fréquent du « précédent » comme source,
dont Pascale Deumier note qu’il « constitue un argument persuasif d’autant plus important
qu’il témoigne de la cohérence de la lignée jurisprudentielle suivie par les juridictions »1347) et
avec d’autres sources coutumières (à l’instar de la Charte du peuple kanak qui de plus en plus
souvent sert de fondement à la légitimité coutumière du jugement1348).
Outre que la Cour de cassation veille à ce que le domaine d’application de la coutume soit
respecté, le Conseil constitutionnel l’a également rappelé lors de l’examen de la loi organique
n° 2013-1027 du 15 novembre 2013 relative à la Nouvelle-Calédonie, réformant celle du 19
mars 1999 afin, notamment, de donner compétence à la juridiction pénale pour statuer sur
les intérêts civils consécutifs à une infraction pénale. Les Sages rappellent, par une réserve
dont le mode impératif ne donne pas lieu à interprétation, que « l’instauration de la faculté
pour la juridiction pénale de droit commun de statuer sur les intérêts civils dans des instances
concernant exclusivement des personnes de statut civil coutumier kanak, lorsqu’aucune de
ces personnes ne s’y oppose, n’a pas pour objet et ne saurait avoir pour effet de permettre à
la juridiction pénale de droit commun de ne pas faire application de la coutume lorsqu’elle
statue sur les intérêts civils »1349. De ce point de vue, le champ d’application matériel de la
coutume appelle deux précisions.
a. Une place inachevée
La compétence reconnue à la coutume pour l’ensemble du droit civil lui offre un champ d’application ratione materiae extrêmement vaste, dont les décisions recensées ne permettent pas
de savoir s’il est pleinement occupé. Le contentieux judiciaire coutumier est en effet inexistant sur de nombreux pans du droit civil. Ainsi en matière contractuelle la base de données
1343 - � f. supra Partie 1 – Chapitre 2 et les contributions de B. Cagnon, H. Fulchiron, A. Nallet, V. Poux et G. Casu.
C
1344 - � f. supra Partie 1 – Chapitre 3 et la contribution de R. Lafargue.
C
1345 - � f. supra Partie 1 – Chapitre 4 et la contribution de É. Cornut.
C
1346 - � vis du 16 décembre 2005, BICC n° 637 du 1er avril 2006 ; RTD civ. 2006, p. 516, obs. P. Deumier ; RJPENC n° 7,
A
2006/1, p. 40, note P. Frezet, p. 42, note L. Sermet ; LPA n° 207, du 17/10/2006, p. 11, note C. Pomart.
1347 - Cf. supra P. Deumier, Synthèse de la Partie 1, II. B.
�
1348 - � égitimité par ailleurs parfois dénoncée, cf. infra I. B. 1. a.
L
1349 - � ons. Constit., 14 novembre 2013, n° 2013-678 DC (consid. n° 37).
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
ne donne qu’une seule décision, rendue par la section détachée de Koné en formation coutumière, mais sans qu’il soit possible d’en dégager une quelconque norme coutumière, si ce n’est
d’en déduire que le non-respect d’une obligation contractuelle oblige à un remboursement
des sommes versées avec intérêts légaux1350. En ce domaine, la jurisprudence coutumière ne
permet pas d’avoir connaissance d’un « droit coutumier des contrats ».
Faut-il en déduire que la coutume est lacunaire ? Peut-être, faute de preuve de l’existence d’une
telle norme. Mais ce serait oublier, d’une part, que les décisions ne révèlent qu’un différend
qui a été porté à la connaissance du juge, et on peut légitimement penser qu’une part importante des différends coutumiers est réglée coutumièrement et sans recours au juge ; d’autre
part, que la jurisprudence coutumière n’est pas la seule source du droit coutumier.
Il est en effet possible de supposer que des valeurs, des usages coutumiers sont portés par la
coutume orale. Sans doute la Charte du peuple kanak, par les valeurs qu’elle déclare, est en
mesure de donner un fondement à un « droit coutumier des contrats », alors même qu’elle ne
va pas en ce domaine aussi loin dans le détail qu’elle le fait pour d’autres aspects plus « classiques », à l’instar des relations familiales. Ainsi la Charte évoque les échanges comme un pilier
de la relation coutumière1351, ou encore qu’un projet de développement économique sur les
terres suppose, « quel que soit le statut juridique de l’espace considéré », le « consentement
préalable, libre, éclairé et en connaissance de cause de la chefferie et des clans concernés »
(valeur 87) et que ce « consentement préalable, libre, éclairé et en connaissance de cause sera
conditionné par la mise en place de mesures compensatoires sur le plan environnemental, sur
le plan patrimonial et socioculturel » (valeur 90). Ces valeurs, en plus de celles de solidarité
(valeur 15), d’équilibre (valeur 8), de dignité (valeur 12) de consensus et de bonne foi (valeur
18), peuvent poser les bases d’un droit coutumier des contrats.
Au-delà, toujours pour relativiser l’hypothèse des lacunes, il convient également de prendre
en compte le fait que la coutume a sa logique et sa cohérence propres, et que ce qui peut sembler être une lacune n’en est en réalité pas une. Le risque est de considérer que la coutume est
lacunaire dès lors qu’elle n’apporte pas une solution juridique à un problème que le droit civil
commun – réputé complet – résout1352.
Le cas s’est ainsi posé à propos de la prestation compensatoire versée au conjoint divorcé en vertu de
l’article 270 du Code civil. À l’issue de la dissolution d’un mariage coutumier, l’épouse sollicita une
prestation compensatoire au titre de l’article 270 du Code civil, ce que la juridiction en formation
coutumière refusa dans la mesure où ce texte n’est pas applicable entre personnes de statut civil
coutumier1353. Dans son pourvoi, l’ex-épouse argua « qu’en l’absence de toute disposition relative
au droit à prestation compensatoire, qui est d’ordre public au point que toute législation l’ignorant
est contraire à l’ordre public français, les dispositions du Code civil doivent recevoir application ».
L’argument invoqué, sous couvert de contrariété à l’ordre public, était celui du caractère lacunaire
de la coutume et, par voie de conséquence, celui de l’application supplétive du droit commun.
1350 - � PI Nouméa, sect. Koné, 25 mars 2013, RG n° 12/307.
T
1351 - Charte du peuple kanak, valeur 11.
1352 - � . Cornut, « La non-codification de la coutume kanak », in L’intégration de la coutume dans l’élaboration de la
É
norme environnementale, C. David et N. Meyer (dir.), éd. Bruylant, 2012, p. 137-160, spéc. p. 149 ; R. Lafargue, in G.
Nicolau, G. Pignarre, R. Lafargue, Ethnologie juridique, éd. Dalloz, 2007, pp. 268-269.
1353 - � A Nouméa, 23 avril 2007, RG n° 06/414.
C
493
�494
Dans son arrêt, la Cour de cassation balaie l’argument de la contrariété à l’ordre public1354. Les deux
arguments tenant aux lacunes et au caractère supplétif du droit commun ne pouvaient prospérer,
même si la Cour n’y répond pas directement. En ce qui concerne la lacune supposée de la coutume,
il faut bien comprendre que si « la coutume ne contient pas de règles relatives à la prestation compensatoire, c’est parce que la coutume conçoit la dissolution du mariage de manière très différente
de ce que nous connaissons dans le cadre du divorce »1355. Par le mariage coutumier, l’épouse est
accueillie dans le clan de son mari et, réciproquement, la dissolution de ce mariage, sans rompre le
lien d’alliance clanique dès lors qu’a été accompli le don de vie, fait que l’épouse doit être accueillie à nouveau par le clan dont elle était membre avant le mariage. Ce dernier a l’obligation de la
protéger et de subvenir à ses besoins1356. Dès lors, une quelconque compensation due par le mari
n’a pas de sens eu égard à l’organisation sociale coutumière. Quant au caractère supplétif du droit
commun, il doit être exclu parce que la coutume, en vertu de l’accord de Nouméa, des articles 75 et
77 de la Constitution et de la loi organique du 19 mars 1999, est une norme française en tant que
telle, et que le statut civil coutumier qui en commande la compétence est l’égal du statut personnel
de droit commun. Nous l’avions déjà écrit : « Si, en droit international privé, la loi française peut
être appliquée subsidiairement à la loi étrangère pourtant compétente, notamment pour carence
dans sa preuve, c’est parce que la loi étrangère ne doit sa compétence qu’en vertu d’une règle de
conflit de lois française. Sa juridicité est inférieure à celle de la loi française. Or, la coutume est
hiérarchiquement l’égale de la loi française. L’une ne peut donc suppléer la carence de l’autre. Si la
coutume est lacunaire, car comme la loi elle peut l’être ponctuellement, il lui revient de puiser en
elle les ressources propres à garantir sa compétence, comme le juge doit, en vertu de l’article 4 du
Code civil, statuer malgré le silence de la loi »1357.
En d’autres termes [écrit S. Sana-Chaillé de Néré], lorsque survient une question nouvelle sur
laquelle la coutume n’a, par hypothèse, pas de réponse préétablie, c’est malgré tout au sein de la
coutume qu’il faut en rechercher la réponse. C’est en fonction des principes structurants de la coutume qu’il faut construire une solution nouvelle. Exactement de la même manière que lorsqu’une
question se pose pour la première fois en droit civil français, c’est dans les principes généraux
du droit civil que l’on cherche une réponse au silence de la loi. Le juge coutumier doit donc, par
interprétation de la coutume, construire une solution, comme le fait le juge étatique ordinaire par
interprétation de la loi.1358
C’est notamment ce qu’ont réalisé les juridictions en formation coutumière à propos des intérêts civils : alors que la difficulté était réelle dans la mesure où la réparation par l’argent n’a
jamais été consubstantielle à la société coutumière, que les conditions et les conséquences
d’une responsabilité civile coutumière n’avaient jamais été véritablement pensées lorsque la
1354 - � ass. Civ. 1er, 1er décembre 2010, n° 08-20.843 : JDI, 2011, comm. 12, p. 589, note S. Sana-Chaillé de Néré ; Rev.
C
crit. DIP, 2011, p. 610, note V. Parisot : « qu’après avoir relevé que les parties étaient de statut civil coutumier
kanak, c’est à bon droit qu’ayant retenu que les obligations de M. Y. à l’égard de Mme X. étaient régies par le
droit coutumier, dont l’application échappe au contrôle de la Cour de cassation au regard de l’ordre public, la
cour d’appel, qui n’a pas méconnu les dispositions conventionnelles invoquées en l’état de la déclaration de la
France en application de l’article 63 devenu l’article 56 de la Convention européenne des droits de l’homme, a
décidé que les articles 270 et suivants du Code civil ne s’appliquaient pas ». Sur ces rapports entre coutume et
ordre public, voir infra II. B. 1. b et réf. citées.
1355 - � . Sana-Chaillé de Néré, note préc.
S
1356 - � . Lafargue, La coutume face à son destin, op. cit., p. 289.
R
1357 - � . Cornut, « La juridicité de la coutume kanak », art. préc., n° 31.
É
1358 - � . Sana-Chaillé de Néré, note préc.
S
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Cour de cassation rendit son avis consacrant la compétence de la coutume pour régir les intérêts civils même consécutifs à la commission d’une infraction pénale1359, de la coutume via les
juridictions coutumières a pu être construit un véritable « droit coutumier de la responsabilité » qui, de façon générale, apparaît relativement abouti à défaut d’être encore complet1360.
Sur cette base et celle qu’offre la Charte du peuple kanak notamment, un « droit coutumier
des contrats » peut ainsi, sans doute, être également construit. Mais c’est au-delà du seul droit
civil que la question de la place de la coutume se pose avec le plus d’acuité.
b. Une place incomplète
En ne prévoyant la compétence de la coutume que pour le « droit civil », en dénommant le statut personnel particulier kanak « statut civil coutumier », l’article 7 de la loi organique exclut
par principe toute intervention de la coutume dans les matières autres que celles de droit civil.
L’exclusion concerne tout d’abord tout le droit privé non civil, ainsi le droit du travail ou le
droit commercial. Elle concerne ensuite le droit pénal.
Droit du travail – L’incompétence de la coutume pour régir les relations relevant du droit du
travail a été rappelée par la Cour de cassation à propos d’une relation certes de travail, mais
entièrement coutumière. La portée de cette décision n’en est que plus forte. Dans cette affaire
où un conflit est né entre un groupement de droit particulier local et l’un de ses salariés de statut civil coutumier, la Cour jugea « qu’indépendamment des éventuels statuts personnels des
salariés et des employeurs, ne sont pas soumis au droit coutumier attaché à la personne les rapports professionnels résultant d’un travail accompli dans un lien de subordination, régis par
des règles dérogatoires au droit commun des contrats ainsi que par des règles organisant les
rapports collectifs au sein des entreprises et des branches auxquelles elles appartiennent »1361.
Au regard des textes, et de l’autonomie du droit du travail par rapport au droit civil, l’exclusion
est logique. Elle est logique également en considérant que l’employeur – un GDPL – était, à
l’époque de l’affaire1362, considéré comme une personne de droit commun, le statut civil coutumier ne concernant que les personnes physiques et non les personnes morales, fussent-elles
coutumières. L’article 9 de la loi organique prévoit en effet l’application du droit commun
lorsque l’une des parties est de statut de droit commun. Au-delà, l’exclusion peut également
s’expliquer par la vocation territoriale du droit du travail calédonien, l’article Lp. 111-1, al. 1er
du Code du travail de la Nouvelle-Calédonie disposant que ses règles « sont applicables à tous
les salariés de Nouvelle-Calédonie et aux personnes qui les emploient. » Toutefois, Nadège
Meyer a montré non seulement que « malgré ce cloisonnement, le droit du travail ne peut
pas rester déconnecté des réalités sociales et juridiques d’une partie de la population de la
Nouvelle-Calédonie, qui plus est, du peuple autochtone » et, développant cet axiome, que les
normes sociales calédoniennes permettent et même autorisent une telle prise en compte de la
coutume dans les relations de travail1363.
1359 - � vis du 15 janvier 2007, BICC, n° 658 du 1er avril 2007 ; RJPENC, 2007/1, n° 9, p. 68, note L. Sermet ; Droits &
A
Cultures, 54, 2007/2, p. 203, note P. Frezet.
1360 - � oir É. Cornut, supra, Partie 1 – Chapitre 4 : Un contentieux coutumier émergent : les intérêts civils.
V
1361 - � ass. Soc., 10 février 2010, n° 08-70084, Bull. civ., V, n° 37.
C
1362 - � oir. infra Droit commercial.
V
1363 - � . Meyer, supra Partie 2 – Chapitre 1 – Section 2 : Droit du travail et coutume kanak : vers une imprégnation réciproque.
N
495
�496
Droit commercial ; GDPL – Les activités commerciales échappent également à la coutume
pour relever, quel que soit le statut des personnes et du lieu du commerce, du droit commercial de droit commun. Un arrêt ancien rendu par la Cour d’appel de Nouméa a ainsi jugé qu’un
bail commercial consenti, en Nouvelle-Calédonie, par un Kanak sur une station-service située
en terre tribale soumise à l’autorité coutumière, ne pouvait être modifié unilatéralement à
l’issue d’un palabre coutumier sans constituer une violation de l’article 1134 du Code civil1364.
Or les activités commerciales coutumières, de fait, existent et, au-delà du petit commerce,
les projets économiques coutumiers sont aujourd’hui, pour certains, de grande envergure à
l’échelle du territoire. Samuel Gorohouna l’a montré s’agissant de la valorisation des terres
coutumières notamment via les GDPL. Selon lui, « les nombreux freins au développement
économique (situation géographique, secteurs d’activités, propriété collective, 4i, décision
consensuelle des clans ou tribus, etc.)1365 n’ont pas empêché des réalisations concluantes »1366.
Dès lors se pose la question d’une prise en compte des valeurs et usages coutumiers dans les
relations juridiques nouées à propos de ces projets économiques. La question s’est notamment
posée s’agissant de l’acteur principal de ces activités : le GDPL.
Créé par l’ordonnance n° 82-880 du 15 octobre 1982 aujourd’hui abrogée, le GDPL est une personne morale dont la personnalité juridique est reconnue par l’article 95 de la loi n° 88-1028
du 9 novembre 1988, demeuré en vigueur1367. Sa création est régie par le décret n° 89-570 du
16 août 1989. Au 31 décembre 2015, 863 GDPL ont été dénombrés, tournés très majoritairement vers des activités liées à l’agriculture, la pêche et la sylviculture (499) ou immobilières
(220)1368. Nombreux et variés, les GDPL souffrent cependant d’un déficit de réglementation.
Personne morale qualifiée « d’entreprise » au même titre que les personnes morales de droit
privé1369, la question est notamment de savoir si le GDPL relève du droit commun des groupements, en particulier du droit des sociétés, ou s’il est soumis à la coutume. « Le GDPL est
en effet constitué de coutumiers, de personnes de statut civil coutumier rattachées par un
lien familial à l’intérieur d’un clan, d’une tribu ou de plusieurs clans. Le but du GDPL est, en
accédant par ce biais à la propriété d’une terre coutumière, d’y construire un projet économique »1370. Dans un arrêt rendu en 2002, la Cour d’appel de Nouméa a jugé que la coutume ne
régit pas le fonctionnement interne du GDPL qui exploite le fonds coutumier1371. Dans une
1364 - � A Nouméa, ch. civ., 26 décembre 1983, JurisData : 1983-001044.
C
1365 - � oir notamment Bouard, 2013, Herrenschmidt et Le Meur, 2016, S. Gorohouna, 2016.
V
1366 - � . Gorohouna, supra Partie 2 – Chapitre 2 – Section 3 : La réalisation des projets économiques sur terre coutuS
mière et via les GDPL.
1367 - � rt. 233, 5° de la loi organique du 19 mars 1999.
A
1368 - � ource Isee : http://www.isee.nc/component/phocadownload/category/222-donnees?download=847:groupeS
ment-de-droit-particulier-local-gdpl (lien consulté le 17 sept. 2016).
1369 - � es articles 1000-2, 2000-2 du Code des aides pour le soutien de l’économie en province Sud disposent ainsi que « ConstiL
tue une entreprise au sens de la partie I du présent code, les personnes physiques les personnes morales de droit privé
et les groupements de droit particulier local exerçant une activité lucrative ». Adde art. 3000-2 et 4000-2 du même code.
1370 - � . Cornut, « La valorisation des terres coutumières par celle du droit coutumier », in Patrimoine naturel et culturel
É
de la Nouvelle-Calédonie : aspects juridiques, C. Castets-Renard et G. Nicolas (dir.), éd. L’Harmattan, 2015, p. 125 et
s. ; R. Lafargue, supra Partie 1 – Chapitre 3 : Le contentieux classique de la terre. Terres de mémoires : Les Terres
coutumières une question d’identité et d’obligations fiduciaires.
1371 - �CA Nouméa, 24 janvier 2002, arrêt n° 135/2001, qui jugea que « le présent litige, en ce qu’il porte sur la régularité
contestée de la convocation et de la tenue d’une assemblée des membres d’un GDPL, chargé uniquement de
la gestion d’intérêts purement économiques, ne relève pas des matières nécessitant la présence, au sein de la
juridiction saisie, d’assesseurs coutumiers ».
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
décision du 21 mai 2008, dont le pourvoi à son encontre a été rejeté par la Cour de cassation1372,
la Cour d’appel de Nouméa jugea également « Qu’un groupement de droit particulier local
n’étant pas un “citoyen”, quand bien même il bénéficie de la personnalité morale », la juridiction ne saurait statuer en formation coutumière « dans un litige l’opposant à un citoyen de statut civil particulier » ; « qu’il résulte des dispositions combinées de l’article 75 de la Constitution de la République et des articles 7 et suivants de la loi n° 99-209 du 19 mars 1999 organique
relative à la Nouvelle-Calédonie que le statut civil coutumier ne bénéficie qu’aux personnes
physiques et qu’un groupement, même de nature coutumière, ne saurait s’en prévaloir »1373.
En ce qui concerne le fonctionnement interne, il ne serait pourtant pas incongru que le
GDPL, en raison de sa structure, ses membres, sa logique, son implantation et son objet – tous
coutumiers – relève de la coutume, pour toutes les questions non réglées par le décret du 16
août 1989. Le droit des groupements n’a aucune vocation à régir le GDPL, à tout le moins est-il
permis de s’en inspirer sous réserve de la compatibilité de ces normes étatiques avec la coutume. C’est ce qu’a jugé en 2012 la Cour d’appel de Nouméa dans un spectaculaire revirement
de jurisprudence1374, selon lequel le GDPL ne peut qu’être régi par la coutume, en vertu de l’article 7 de la loi organique, et ce alors même qu’il est une personne morale et non ce « citoyen »
visé par l’article 75 de la Constitution :
le GDPL n’est pas une personne morale de droit commun, sa formation et son objet, qui répondent
au souci de remplir une fonction économique en milieu coutumier kanak, le rattachent à l’évidence
au monde de la coutume ; que si la personne morale n’est pas au sens strict un « citoyen », elle est
bien une personne au même titre qu’une personne physique, dotée de tous les attributs de la personnalité ; qu’elle n’échappe pas, de ce fait, à la loi commune qui assujettit les personnes de statut
coutumier kanak aux règles coutumières lorsqu’elles se trouvent en litige avec d’autres personnes
de statut coutumier kanak ;
la solution contraire […] serait d’autant plus paradoxale que le GDPL n’est, en toute hypothèse,
qu’une structure polyclanique ou tribale (lorsqu’elle fédère plusieurs clans, ou des démembrements
de clans), ou monoclanique lorsqu’elle se compose d’un seul clan familial, auquel cas le GDPL n’est
qu’un artifice juridique destiné à compenser, dans la situation antérieure aux arrêts du 22 août
2011, RG n° 10/531 et 532, le déni de la personnalité juridique reconnue désormais aux clans kanak ;
Qu’ainsi, la proximité du GDPL vis-à-vis des clans est telle, que refuser la présence d’assesseurs
coutumiers dans un domaine qui ne relève pas du droit commercial mais des rapports de nature
civile, reviendrait à exclure de la compétence de la juridiction visée à l’article 19 de la loi organique (juridiction de droit commun avec assesseurs coutumiers) les affaires intéressant les clans
kanak qui sont devenus, à l’heure où se multiplient les projets de développement sur terres coutumières, les acteurs majeurs dans la représentation et la défense des intérêts de la société kanak.
Au-delà du seul fonctionnement interne, il en découle que les relations juridiques nouées
par le GDPL relèvent de la coutume et de la juridiction en la formation coutumière dans les
mêmes circonstances que celles nouées entre personnes physiques. Ainsi lorsque le GDPL
traite avec des parties de statut civil coutumier, la coutume s’applique si la question porte
1372 - � ass. Soc., 10 février 2010, préc.
C
1373 - � A Nouméa, 21 mai 2008, arrêt n° 07/476.
C
1374 - � A Nouméa, 13 août 2012, RG n° 12/242. Voir déjà TPI Nouméa, 13 décembre 2004, n° 04/4058.
C
497
�498
sur le droit civil. Néanmoins, lorsque la question porte sur une matière autre que le droit
civil, alors le droit commun s’applique1375. Mais ici encore, une prise en compte de la coutume
apparait indispensable, dès lors que l’ensemble de la situation juridique est intrinsèquement
coutumier – et elle l’est potentiellement dès lors que le GDPL est désormais reconnu comme
une personne de droit coutumier.
Droit pénal – Le droit pénal échappe à la compétence de la coutume, pour être et demeurer
une compétence de l’État (art. 21 II 5° LO 1999). Cette compétence s’explique pour l’essentiel
par le principe d’unité et de territorialité du droit pénal et par le fait que cette matière est
liée à la souveraineté de la France dans sa mission de protection de la société et de garantie
de l’ordre public. Le droit pénal français s’applique dès lors à l’ensemble du territoire de la
République, dont fait partie la Nouvelle-Calédonie, ainsi qu’à l’ensemble des personnes qui
s’y trouvent et y commettent des infractions, quel que soit leur statut1376 ou leur nationalité.
Dès lors la coutume n’est pas reconnue en tant que norme de droit pénal pouvant fonder
une incrimination, comme elle n’est pas a priori prise en compte pour interpréter une norme
pénale. Ainsi la Cour de cassation a-t-elle jugé « qu’aucun texte ne reconnaît aux autorités coutumières une quelconque compétence pour prononcer et appliquer des sanctions à caractère
de punitions, même aux personnes relevant du statut civil coutumier »1377. La logique est la
même en ce qui concerne la collectivité de Wallis-et-Futuna, ses coutumes et autorités coutumières, fussent-elles royales. Le Tribunal correctionnel de Mata’Utu juge que « si le statut
de 1961 traduit l’engagement de la République de respecter les règles coutumières, ce n’est
qu’au travers du statut civil personnel ; que la loi pénale est la même pour tous quelle que
soit la nature du statut personnel […] ; Qu’en outre, aucune disposition n’existe instaurant un
régime d’immunité en faveur des dignitaires de la coutume ou de familles royales du Royaume
d’UVEA (Wallis) ou des Royaumes d’ALO et d’ALOFI (Futuna) »1378.
Dans cette présentation il semble que le droit pénal vive de façon totalement cloisonnée,
« autarcique ». Or, Valérie Malabat note qu' :
Une telle posture autarcique du droit pénal paraît non seulement contestable au regard de la
reconnaissance normative accordée à la coutume kanak par notre système juridique1379 mais aussi
difficile à tenir de manière absolue. Il semble en effet qu’à partir du moment où est opérée une
reconnaissance de la coutume, le droit pénal ne peut alors prétendre ignorer complètement ce corpus. Si le droit pénal est une discipline autonome1380 avec une logique et des principes propres, il
n’en reste pas moins qu’il partage des objets communs avec les autres branches du droit et qu’il lui
est donc difficile d’être totalement hermétique au contenu ou aux évolutions de ces autres corpus.
Comment penser en effet que la coutume peut valablement définir les règles civiles de la propriété
1375 - � . Cornut, « La valorisation des terres coutumières par celle du droit coutumier », préc.
É
1376 - �Cass. crim., 30 octobre 1995, n° 95-84322, inédit, jugeant que « X ne pouvait prétendre qu’en raison de son statut
civil particulier de droit coutumier en Nouvelle-Calédonie, il ne relève pas des juridictions répressives françaises ; qu’en effet celles-ci sont compétentes pour appliquer la loi pénale française aux infractions commises
sur le territoire de la République dont fait partie la Nouvelle-Calédonie ».
1377 - ��
Cass. crim., 10 octobre 2000, pourvoi n° 00-81.959, inédit.
1378 - � PI Mata’Utu, ch. corr., 25 août 2014, RG n° 2012/80.
T
1379 - � oir notamment l’art. 7 de la loi organique 19 mars 1999 : « les personnes dont le statut personnel au sens de
V
l’article 75 de la Constitution, est le statut coutumier kanak décrit par la présente loi sont régies en matière de
droits civils par leurs coutumes ».
1380 - Voir par ex. Quelques aspects de l’autonomie du droit pénal, dir. G. Stefani, Dalloz, 1956.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
sans que l’on en tire aucune conséquence en droit pénal sur les infractions (leur définition, leur
application…) qui sanctionnent les atteintes à la propriété ? 1381
En ce domaine pourtant a priori réfractaire à l’imprégnation coutumière, l’auteur montre dans
sa contribution que des outils d’intégration existent, qui consistent dans le fait « non pas de
reconnaître la coutume comme posant des normes pénales ce qui serait contraire à la compétence de l’État en ce domaine même si celle-ci n’est plus exclusive1382 et n’aurait de toute façon
pas de sens au regard de la coutume elle-même mais bien plutôt de savoir comment prendre
en compte les sanctions coutumières prononcées par les autorités coutumières ». Ainsi en
admettant, par exemple, « un pouvoir de sanction concurrent aux autorités coutumières d’autant que la finalité de ces sanctions coutumières n’est pas nécessairement identique à celle
poursuivie par la sanction pénale »1383.
La proposition rejoint celles d’Éric Duraffour, pour qui, notamment, le « principe de l’individualisation des peines oblige à prendre en compte la situation coutumière du prévenu », dans
la mesure où il « n’est plus possible de détacher le prévenu de son environnement social, de son
identité kanak constitutionnellement protégée par la voie du statut personnel »1384, ou encore
que la coutume et les autorités coutumières doivent être prises en compte dans l’exécution ou
l’application de la peine, notamment afin de rétablir le lien fiduciaire rompu par l’infraction
et que le pardon coutumier a pour vocation de rétablir.
Cette place de la coutume, dont on voit qu’elle est forte mais sans doute inachevée, passe-t-elle
par la recherche, dans le cadre des transferts de compétences, d’un droit calédonien unifié via
une intégration directe de la coutume ?
I. B. Un droit calédonien unifié ?
L’intégration directe de la coutume dans le corpus normatif contemporain repose sur l’idée
que la coutume peut quitter ce statut de norme orale et mal connue pour devenir une norme
structurée par l’écrit et portée par un texte calédonien (loi du pays et délibération). Pour y
parvenir et parce que cela a été maintes fois suggéré, il faut alors s’interroger sur la possibilité
d’une unification du droit calédonien (1), unification qui en réalité se heurte à de nombreux
obstacles (2).
I. B. 1. La marche vers l’unification ?
a. La construction empirique d’un droit coutumier acculturé
Outre les textes normatifs pris en matière de statut civil coutumier, dont on sait qu’ils sont,
1381 - V. Malabat, supra Partie 2 – Chapitre 1 – Section 1 : La prise en compte de la coutume kanak en droit pénal.
1382 - � a loi organique confère en effet une compétence pénale accessoire aux lois de pays. Sur ce point, voir V. Malabat,
L
« La question du droit pénal », in S. Sana-Chaillé de Néré (dir), Le transfert à la Nouvelle-Calédonie de la compétence
normative en droit civil et en droit commercial, Actes du colloque du 29 septembre 2011, Université de la Nouvelle-Calédonie, livre électronique, ISBN 979-10-91032-00-1, 2011, p. 64 et s. et « Libres propos sur les conflits de lois en droit
pénal », in Droit répressif au pluriel : droit interne, droit international, droit européen, droits de l’homme, Liber amicorum en
l’honneur de Renée Koering-Joulin, éd. Nemesis Anthemis, coll. Droit et Justice, 2015, p. 527 et s., spéc. p.531 et s.
1383 - � . Malabat, supra Partie 2 – Chapitre 1 – Section 1 : La prise en compte de la coutume kanak en droit pénal.
V
1384 - � . Duraffour, supra Partie 2 – Chapitre 1 – Section 2 : Pour que le châtiment soit un honneur.
É
499
�500
d’une part, peu nombreux1385 bien que des projets soient à ce jour en cours1386, et, d’autre part,
pour certains largement obsolètes1387, le droit coutumier le plus complet se construit depuis
plus de vingt-cinq ans par le biais des juridictions de Nouvelle-Calédonie statuant en formation coutumière : Tribunal de première instance de Nouméa et ses deux sections détachées
de Koné et de Wé, Cour d’appel de Nouméa. La première partie de ce rapport l’a montré : les
décisions rendues par ces juridictions ont permis la construction d’un corpus coutumier globalement cohérent, sans doute non encore complet mais qui permet de répondre à un nombre
croissant de situations juridiques.
Une faille néanmoins consubstantielle à cette source du droit coutumier ne peut être niée : la
juridiction en formation coutumière est une juridiction étatique, composée d’un ou de plusieurs magistrats professionnels qui n’ont, lors de leur prise de fonctions, pas été formés à la
coutume1388. La coutume étant de surcroît orale, diverse et en reformulation permanente, elle
est de fait imperceptible pour celui qui doit pourtant la comprendre, l’interpréter et l’appliquer. Régis Lafargue note ainsi que « Ce juge est mis en demeure (le cas est inhabituel aussi) de
devoir créer ses propres règles et habitus – de se créer une nouvelle culture professionnelle –
seul ? non. Mais dans le dialogue avec ses assesseurs coutumiers. […] Et ce sera à ses assesseurs/
sachants coutumiers, que reviendra la tâche de le guider dans les “méandres” de normes qu’il
ne connaît pas, sur ces chemins coutumiers, ou dans l’appréciation de ces gestes coutumiers dont
il entendra parler à chaque instant pour lui signifier la justesse d’un comportement, le respect
de normes sociales et juridiques »1389. Le magistrat est en effet, on le sait, accompagné par des
assesseurs coutumiers qui ont voix délibérative. Le préambule de l’ordonnance du 15 octobre
1982 instituant les assesseurs1390, qui reconnaît expressément l’existence de « règles coutumières », justifie cet échevinage par « le caractère très complexe des coutumes mélanésiennes
dont la plupart sont orales et qui, de ce fait, demeurent d’accès difficile aux magistrats professionnels affectés dans le territoire ». Mais les assesseurs coutumiers, majoritaires au 1er degré
(un magistrat / deux assesseurs coutumiers) se retrouvent minoritaires (trois / deux) au niveau
de la cour d’appel et sont absents à la Cour de cassation.
1385 - � a loi du pays n° 2006-15 du 15 janvier 2007 sur les actes coutumiers est ainsi le seul texte de niveau législatif
L
adopté en ce domaine.
1386 - � ce jour, sont en projet :
À
– � ne loi du pays sur les successions coutumières (proposition de loi du pays n° 01/2013/SC du 22 août 2013
u
relative à la succession coutumière kanak, JONC n° 8972, 3 décembre 2013, p. 9557, remplacée par délibération n° 08-2015/SC du 2 juillet 2015 portant proposition de loi du pays relative aux successions coutumières
kanak, JONC du 4 août 2015, p. 6851) ;
– � ne loi du pays sur la protection des savoirs traditionnels (délibération n° 14-2014/SC du 13 novembre 2014
u
adoptant le projet de loi du pays relative à la sauvegarde des savoirs traditionnels liés aux expressions de la
culture kanak et associés à la biodiversité ainsi qu’au régime d’accès et de partage des avantages, JONC du
3 février 2015, p. 1042) ; Le projet a été adopté par le Congrès le 10 août 2017, JONC du 15 septembre 2017,
débats du Congrès, p. 91 et s.
– � n projet de modification de la loi du pays sur les actes coutumiers (délibération n° 07-2015/SC du 30 juin
u
2015 portant proposition de loi du pays modifiant la loi du pays n° 2006-15du 15 janvier 2007, JONC du 4 août
2015, p. 6831).
1387 - �Ainsi la délibération n° 424 du 3 avril 1967, JONC, 27 avril 1967 p. 360, sur laquelle voir Ch. Bidaud-Garon, supra
Partie 2 – Chapitre 3 – Section 2 – § 3 : L’état civil coutumier.
1388 - � . Rodriguez, supra Partie 2 – Chapitre 3 – Section 1 – § 1, spéc. I.1.
D
1389 - � . Lafargue, La coutume face à son destin, op. cit., Avant-propos, p. 7.
R
1390 - � ORF du 17 oct. 1982, p. 3106 et s.
J
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Il y a dès lors, potentiellement, un problème de légitimité de la coutume judiciaire, source principale du droit coutumier. Lors d’un atelier juridique organisé par le Sénat coutumier à la Maison
de la Nouvelle-Calédonie, un sénateur s’inquiétait justement du fait que lorsque la juridiction
coutumière « juge, elle produit de la jurisprudence, indirectement, comme si on écrivait le droit
kanak sans nous »1391, ie sans les institutions ni les autorités coutumières. Même si l’affirmation
peut être nuancée par le fait que les assesseurs coutumiers sont proposés par les Conseils coutumiers, ce problème de légitimité n’est pas ignoré du magistrat professionnel1392.
Démarche d’acculturation – Cette réserve étant posée, les juridictions coutumières ont, de fait,
une lecture acculturée de la coutume, dès lors que la « bouche de la coutume » est un « juge de
la République, mêlant sa culture et son savoir à celui des assesseurs coutumiers »1393. Il s’agit
d’une juridiction biculturelle », d’un « processus de construction d’un droit coutumier, fruit d’un
dialogue mené au sein d’une juridiction interethnique »1394. La coutume judiciaire, le droit coutumier, ce n’est pas la coutume. Comme l’écrit Régis Lafargue, de cette collaboration entre les
juges et les assesseurs naît ce droit coutumier, c’est-à-dire « un droit jurisprudentiel inspiré des
normes traditionnelles, mais nécessairement modernisé puisque réapproprié par les juridictions
qui l’élaborent. C’est une « reconstruction » jurisprudentielle du droit traditionnel »1395.
Lorsque la question posée à la juridiction coutumière est nouvelle, sur laquelle le recours au
précédent ne permet pas de dégager un principe, une solution, alors ce processus de construction original et acculturé du droit coutumier se met en place. En pratique, le juge professionnel expose par rapport au problème posé la manière dont le droit commun le résout, le raisonnement suivi pour parvenir à la solution, ses conséquences autant pour la situation juridique
en discussion prise en tant que telle, que par ricochet sur les aspects qui lui sont accessoires
et interdépendants. La discussion s’engage alors avec les assesseurs coutumiers afin de voir
si la coutume prévoit une réponse au problème posé ou, à défaut, permet de construire une
réponse coutumière notamment en s’inspirant du droit commun. La comparaison consiste à
vérifier avec les assesseurs coutumiers si la réponse civile peut être adaptée à la coutume et,
selon les cas, elle sera rejetée, acceptée ou adaptée. Ce dialogue repose sur un « principe de
compatibilité qui permet au tribunal de vérifier si le mécanisme importé du droit civil existe
dans la coutume, ou s’il apparaît nécessaire de l’adapter aux principes issus de la coutume,
sous réserve de sa compatibilité avec ceux-ci »1396. Les décisions rapportées dans les différentes
contributions montrent les résultats de ce dialogue. Deux exemples parmi de nombreux autres
permettent d’illustrer ce dialogue judiciaire interculturel.
En matière de filiation et alors que le droit civil autorise le père d’un enfant à contester sa
paternité en demandant un test génétique, la coutume en revanche refuse une telle démarche,
non pas que la filiation paternelle ne peut en soi être contestée, mais parce que l’établisse-
1391 - � telier juridique du Sénat coutumier. Charte du peuple kanak et pluralisme juridique en Nouvelle-Calédonie, 24-25 nov.
A
2015, éd. MNC, 2015, p. 74, intervention d’O. Togna.
1392 - � oir D. Rodriguez, préc.
V
1393 - � . Lafargue, La coutume face à son destin, op. cit., p. 78.
R
1394 - � . Lafargue, « La voie néo-calédonienne pour sortir de l’enchevêtrement normatif : jeu d’ombres et de lumière
R
sur la Coutume », in Mondes océaniens, Études en l’honneur de Paul de Deckker, éd. L’Harmattan, 2010, p. 57 et s.,
spéc. p. 66.
1395 - � . Lafargue, La coutume judiciaire en Nouvelle-Calédonie, éd. PUAM, 2003, p. 27.
R
1396 - P� Frezet, « Du statut à l’identité », in Peuple premier et cohésion sociale en Nouvelle-Calédonie. Identités et rééqui.
librages, J.-Y. Faberon et Th. Mennesson (dir.), éd. PUAM, 2012, p. 79 et s., spéc. p. 84.
501
�502
ment de la filiation paternelle coutumière est social et non biologique et procède de l’échange
coutumier. Un jugement rendu par le TPI de Nouméa en formation coutumière note ainsi
que « dans la société kanak, la notion de paternité n’est en rien biologique, elle est construite
socialement par les échanges et non déterminée par les rapports sexuels, comme le montre le
fait qu’un clan maternel peut toujours refuser de reconnaître la paternité d’un homme dès
lors que celui-ci n’a pas répondu aux exigences de la coutume »1397. Dès lors que les échanges
coutumiers ont été réalisés, que « l’enfant est déjà dans la case », le tribunal estime que « cette
demande ne peut prospérer en ce qu’elle est contraire à l’intérêt de l’enfant, puisqu’elle ne
respecte pas les principes qui gèrent la société Kanak dans laquelle l’enfant vit », que « si certes
le tribunal est sensible aux arguments avancés par les parties aux termes desquels la coutume
doit s’adapter et “évoluer”, il n’en reste pas moins que la présente demande ne peut aboutir eu
égard au fait qu’elle porte atteinte à deux principes fondamentaux de la coutume, d’une part
la conception de la filiation paternelle dans le monde kanak et d’autre part le respect de la
parole donnée et consacrée par le geste coutumier ». Cette affaire montre que si le dialogue
existe entre le juge professionnel et les assesseurs coutumiers, une solution issue du droit civil
n’imprégnera la coutume, lorsque celle-ci est confrontée à une question nouvelle, que si la
solution proposée est conforme aux valeurs et à la société coutumières.
Les intérêts civils montrent à l’inverse l’interpénétration efficace des règles de droit civil et de
la coutume. Alors que des travaux et avis concluaient à la difficulté pour la coutume d’établir
des principes tendant à définir le statut de victime, à cerner les notions de faute et de dommage, à allouer une réparation individuelle1398, la jurisprudence étudiée montre au contraire
que progressivement a pu être construit un véritable droit coutumier de la responsabilité,
très largement inspiré du droit de la responsabilité civile mais reconstruit pour tenir compte
des valeurs et de la société coutumières. Ainsi, si la réparation individuelle est admise par le
droit coutumier quasiment dans les mêmes conditions que celles du droit civil, cela n’exclut
pas une approche des notions de victime, de faute et de réparation inspirée des valeurs coutumières, permettant notamment que le clan de la victime directe soit vu comme une victime
indirecte avec les droits afférents, que soit réparé un dommage collectif causé aux valeurs
coutumières1399.
Dimension processuelle de l’acculturation – Ce dialogue est rendu possible par l’échevinage
de la juridiction de droit commun qui passe alors en formation coutumière. Sans la présence
des assesseurs coutumiers, le dialogue rompu rend délicate l’affirmation d’une coutume judiciaire légitime même sur des questions a priori connues, dans les hypothèses où malgré cette
absence des assesseurs la coutume doit néanmoins être appliquée. C’est le cas par exemple
lorsqu’en vertu de l’article L. 562-24 du Code de l’organisation judiciaire « les citoyens de statut particulier peuvent d’un commun accord réclamer devant le tribunal de première instance
1397 - � PI Nouméa, 21 février 2011, RG n° 9/451. Sur cette affaire, adde S. Sana-Chaillé de Néré, « Miroir d’outreT
mer : la famille, le droit civil et la coutume kanak », in Mélanges en l’honneur du Professeur Jean Hauser, Dalloz,
2012, p. 655. Cette conception de la filiation est celle qui ressort de la jurisprudence de façon plus globale, voir
H. Fulchiron, supra Partie 1 – Chapitre 2 – Section 2 : La filiation.
1398 - � ot. A. Bensa, Ch. Salomon, « Nouvelle-Calédonie. Les Kanaks face à l’appareil judiciaire », Rapport GIP
N
Mission de recherche Droit et Justice, 2003, qui soulignent par exemple (p. 16) que « la notion de victime,
comme personne qui a subi individuellement un préjudice, (…) est absente du mode coutumier de règlement des
conflits », ou que (p. 47) « ceux que la justice française voient comme des “ victimes ” ou des “coupables ” sont
considérés par les Kanaks comme tous fautifs, également responsables de ce qui leur arrive. »
1399 - � oir É. Cornut, supra Partie 1 – Chapitre 4 : Un contentieux coutumier émergent : les intérêts civils.
V
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
l’application à leur différend des règles de droit commun relatives à la composition de la juridiction »1400, ou encore lorsqu’en vertu de l’article 19 alinéa 2 de la loi organique, telle que
modifiée par la loi organique n° 2013-1027 du 15 novembre 2013, la juridiction pénale statue
sur les intérêts civils alors que toutes les parties sont de statut civil coutumier, dès lors qu’aucune ne s’y oppose. Dans ces deux cas, la juridiction en formation de droit commun doit appliquer la coutume et le Conseil constitutionnel l’a rappelé pour la juridiction pénale1401. Sur
l’article 19 alinéa 2 de la loi organique, Valérie Malabat note justement qu’on « peut toutefois
regretter que l’occasion n’ait pas été saisie de modifier la composition de la juridiction pénale
en prévoyant, comme cela est fait pour les juridictions civiles, la présence d’assesseurs coutumiers (quitte à ce qu’ils ne participent qu’à la décision sur l’action civile). Cette modification
permettrait en effet une meilleure connaissance de la coutume par la juridiction et sans doute
également une meilleure acceptation de la décision par les justiciables »1402.
De fait, la présence des assesseurs coutumiers auprès du juge professionnel légitime la décision rendue – au-delà de sa valeur en tant que jugement doté d’autorité de la chose jugée – à
devenir un « précédent », source de droit coutumier. De ce point de vue, les textes prévoient
que les assesseurs coutumiers représentent l’aire coutumière des parties1403. Il s’en déduit souvent, en pratique, que le juge est assisté de deux assesseurs, en première instance et en appel.
Mais de fait rien n’interdit que soient appelés à siéger, avec voix délibérative1404, plus de deux
assesseurs, l’article L. 562-22 du COJ précisant que la coutume des parties doit être « représentée par un assesseur au moins ». En pratique, le président de la juridiction peut appeler à siéger
plus de deux assesseurs dès lors qu’une question nouvelle et sérieuse se pose à la coutume,
pour laquelle une solution n’apparait pas évidente. L’appel à des assesseurs surnuméraires, ce
qui offre une plus forte représentativité des aires et donc des influences coutumières – encore
une fois : la règle impose seulement que la coutume des parties soit représentée, mais pas
qu’une autre coutume le soit également si ce n’est pas par exclusion de celles des parties – permet non seulement de rechercher une réponse coutumière fondée sur des valeurs coutumières
communes, mais également à chacune des coutumes représentées dans le dialogue de chercher
en elle, par comparaison avec les autres, la solution qu’elle-même pourrait apporter à la question posée1405. On le voit, le dialogue mené au sein de la juridiction en formation coutumière
n’est pas uniquement un dialogue droit civil/coutume, il met en place également un dialogue
inter-coutumier, socle d’un droit coutumier d’autant plus légitime qu’il sera partagé entre les
différentes aires d’influence.
1400 - � ur cette faculté de renonciation, voir D. Rodriguez, supra Partie 2 – Chapitre 3 – Section 1 - § 1, spéc. I.4. ;
S
É. Cornut, supra Partie 1 – Chapitre 4, spéc. I.A.1.
1401 - � ons. Constit., 14 novembre 2013 n° 2013-678 DC (consid. n° 37), préc.
C
1402 - V. Malabat, supra Partie 2 – Chapitre 1 – Section 1 : La prise en compte de la coutume kanak en droit pénal, spéc. I.B.1.
�
1403 - � rt. L. 562-22 al. 1er du COJ : « Les assesseurs appelés à compléter la formation de jugement sont désignés par
A
ordonnance du président de la juridiction de telle sorte que la coutume de chacune des parties soit représentée
par un assesseur au moins. »
1404 - � es assesseurs peuvent également siéger sans voix délibérative. En pratique en effet les audiences coutumières
L
sont, en première instance comme en appel, regroupées sur une période donnée. Les assesseurs coutumiers présents, en fonction de l’ordre du jour et de la rotation des affaires, siègent tantôt avec voix délibérative, tantôt
en qualité de simple spectateur. Dans ce second cas, ils peuvent néanmoins, et sont parfois invités pour cela par
le juge professionnel ou les autres assesseurs, à s’exprimer et à donner leur coutume.
1405 - � oir par ex. CA Nouméa, 30 octobre 2014, RG n° 2013/225, concernant une affaire de dissolution du mariage
V
coutumier : « les assesseurs coutumiers présents, au nombre de quatre dans la composition (cette composition
élargie assurant la représentation de quatre sur les huit aires coutumières de la Nouvelle-Calédonie), eu égard
à l’importance des principes débattus dans le cadre de ce dossier ». Voir la contribution de D. Rodriguez, préc.
503
�504
Ce processus de dialogue passe également par un aménagement de la procédure suivie, justement en vue de révéler la coutume qui devra s’appliquer au litige. Dans un document rédigé
à l’aube du développement de la coutume judiciaire, un magistrat écrivait ainsi que « la règle
coutumière étant orale et inconnue le plus souvent des plaideurs, du ministère public et du
juge lui-même on assiste à un procès curieux : les parties et le ministère public le plus souvent ne peuvent invoquer la règle coutumière applicable faute de la connaitre, et ce n’est
qu’au stade du délibéré que les assesseurs coutumiers révèleront au juge la règle coutumière
à appliquer ». L’auteur proposa alors de prévoir une procédure spécifique comprenant deux
phases : « une phase préalable aboutissant à la définition par une décision avant dire droit des
règles coutumières applicables ; une seconde phase de débats, avec les parties et le ministère
public concernant les faits eux-mêmes et l’application des règles coutumières définies précédemment »1406. Ce dédoublement de l’instance coutumière a été consacré par un arrêt rendu
par la Cour d’appel de Nouméa au visa du nécessaire respect du principe du contradictoire1407.
De fait il est fréquent en pratique et la base de données donne de nombreux exemples de
jugements avant dire droit, pris en matière de terre et propriété coutumières1408, familiale1409,
d’intérêts civils1410, de statut civil coutumier1411 notamment.
L’aménagement de la procédure passe également par l’instauration, parfois, d’un « intermède
coutumier »1412 : la juridiction sursoit à statuer par un jugement avant dire droit pour permettre aux parties de tenter un palabre sous l’égide des autorités coutumières concernées. Les
assesseurs, voire le juge professionnel, sont associés à cette démarche. Cet intermède intervient particulièrement dans les domaines qui supposent justement une implication forte des
autorités coutumières, notamment parce que la question touche directement un aspect fondamental de l’identité kanak, ainsi pour la propriété coutumière et le lien à la terre1413, que le
procès trouve sa source dans un conflit coutumier lourd et ancien que la juridiction seule ne
peut trancher si elle veut que sa décision soit acceptée, ainsi en matière d’intérêts civils1414, ou
encore que la nature de la demande suppose une implication des coutumiers et plus largement
de l’ensemble de la cellule familiale1415.
Ces aménagements procéduraux qui rendent possible le dialogue entre plusieurs mondes – juge/
assesseurs ; droit civil/coutume ; coutume/coutume ; juridiction/autorités coutumières – sont
d’autant plus importants qu’ils permettent de légitimer l’action de la juridiction en formation
1406 - � .-L. Delahaye, « Le juge et les statuts civils particuliers en Nouvelle-Calédonie (essai d’analyse de la jurispruJ
dence locale) », Cour d’appel de Nouméa, 1995 (inédit), p. 26-27.
1407 - � A Nouméa, 5 juin 2000, RG n° 140/00, cité par R. Lafargue, La coutume face à son destin, op. cit., p. 317.
C
1408 - � A Nouméa, 13 octobre 2003, RG n° 421/2002 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 9 août 2010, RG n° 10/101 ; TPI
C
N
ouméa, sect. Koné, 14 novembre 2011, RG n° 11/174.
1409 - � PI Nouméa, sect. Koné, JAF, 11 juin 2012, RG n° 11/189 ; TPI Nouméa, sect. Koné, JAF, 22 mars 2007, RG n° 06/366 ;
T
TPI Nouméa, sect. Koné, JAF, 3 mai 2007, RG n° 06/365 ; TPI Nouméa, JAF, avdd, 20 février 2015, RG n° 14/1554.
1410 - � PI Nouméa, sect. Koné, 19 octobre 2009, RG n° 8/243 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 25 juillet 2011, RG n° 11/71 ;
T
TPI Nouméa, sect. Koné, 4 mai 2009, RG n° 09/78.
1411 - � PI Nouméa, sect. Koné, 19 mai 2004, RG n° 189/2003.
T
1412 - � . Lafargue, La coutume face à son destin, op. cit., p. 318.
R
1413 - � PI Nouméa, sect. Koné, 10 août 1999, RG n° 106/97 ; CA Nouméa, 29 juillet 2004, RG n° 292/2003 (succesT
sions) ; TPI Nouméa, sect. Koné, 6 juin 2000, avdd, RG n° 59/98.
1414 - � A Nouméa, 16 septembre 2013 et 22 mai 2014, RG n° 12/101.
C
1415 - � PI Nouméa, sect. Koné, 12 avril 2007, JAF, RG n° 05/301 ; TPI Nouméa, sect. Koné, JAF, avdd, 22 décembre
T
2014, RG n° 14/310 ; TPI Nouméa, sect. Koné, JAF, avdd, 16 mars 2015, RG n° 14/301, RG n° 14/155, RG n° 14/66 ;
TPI Nouméa, sect. Koné, JAF, avdd, 16 février 2015, RG n° 14/285, RG n° 14/1835.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
coutumière tant à l’égard des justiciables – qui sont alors enclins à la saisir plutôt que le chef coutumier – que des autorités coutumières elles-mêmes – qui sont disposées à œuvrer de conserve
avec elle – instaurant en cela une justice « restaurative » du lien social. « La justice dans cette
conception, ne saurait être un acte extérieur aux parties et imposé à elles ; elle est une thérapie
voulue et acceptée par elles. Il s’agit moins de dire qui a raison ou qui a tort, au regard d’une règle
supérieure, que de “recoller les morceaux” et de ramener l’entente moins pour les parties ellesmêmes que pour leur environnement familial qui n’a pas à pâtir de leurs démêlés »1416.
Ce droit coutumier acculturé peut-il, dans ce cadre, préfigurer la construction d’un droit calédonien unifié ?
b. L’acculturation juridique base d’un droit calédonien unifié ?
Dans la chronologie des transferts de la compétence normative de l’État à la Nouvelle-
Calédonie, le 1er juillet 2013 a marqué une étape décisive, à la fois technique et symbolique. À
la compétence en matière de procédure civile, droit du travail ou droit des assurances notamment s’est ajoutée celle du droit civil, du droit commercial et des règles relatives à l’état civil.
Hormis quelques matières, la Nouvelle-Calédonie exerce désormais la compétence normative
pour la quasi-totalité du droit privé. Dans le même temps, l’accord de Nouméa appelle à la
construction d’une société fondée sur la recherche d’un « destin commun », qui transcende les
communautés et leurs particularismes1417. Or, on le sait, le droit de la Nouvelle-Calédonie est
constitué par un ensemble normatif disparate et au final extrêmement complexe : droit français, droit coutumier et droit calédonien. La Nouvelle-Calédonie est une terre de pluralisme
juridique. Le droit français ne s’applique pas de la même façon selon la matière qu’il concerne :
soit il est d’application immédiate, soit il ne s’applique que via le filtre de la spécialité législative. Les deux droits locaux sont eux-mêmes pluralistes : la compétence normative en matière
de droit calédonien est partagée entre le Congrès (droit civil, commercial, du travail, des assurances, procédure civile par exemple) et les provinces (à l’instar du droit de l’environnement),
et le droit coutumier est lui-même divers puisqu’il n’est que l’interprétation de coutumes qui,
dit-on, varient selon les huit aires coutumières. Dans la mesure où le transfert d’une compétence – quelle que soit sa nature – n’a d’intérêt que si sa finalité et son exercice subséquent
permettent une amélioration de la situation antérieure, il apparaît alors immédiatement que
le transfert du droit privé (en particulier celui du droit civil étant donné sa nature de droit
commun du droit privé) doit être l’occasion pour la Nouvelle-Calédonie d’exercer sa compétence dans le sens d’une simplification répondant à la recherche d’un « destin commun ».
D’aucuns soutiendront que cette recherche du destin commun par le droit passe par une rupture avec le pluralisme juridique, en particulier avec ce dualisme des statuts civil et coutumier.
Lors de l’atelier juridique du Sénat coutumier organisé à la Maison de la Nouvelle-Calédonie
fin 2014, la représentante du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie notait ainsi que :
la Nouvelle-Calédonie se caractérise par des personnes qui relèvent, pour une partie du droit
commun et, pour une autre, du droit coutumier. Exercer notre compétence en matière de droit
1416 - � . Lafargue, La coutume face à son destin, op. cit., p. 319.
R
1417 - � ccord de Nouméa du 5 mai 1998, préambule, point 4 : « Le passé a été le temps de la colonisation. Le présent
A
est le temps du partage, par le rééquilibrage. L’avenir doit être le temps de l’identité, dans un destin commun ».
505
�civil, c’est donc faire en sorte que nous puissions trouver les passerelles pour une écriture commune
visant à unifier nos cultures au travers de valeurs partagées qui, pour certaines d’entre elles,
s
’additionnent et s’entremêlent. Ce transfert du droit civil est sans doute l’occasion, […] l’opportunité, d’unifier nos populations, de leur permettre de trouver une identité commune.
506
Et d’ajouter que « l’objectif, c’est donc bien qu’un Code civil néo-calédonien énonce quelques
règles communes à toutes les populations de la Nouvelle-Calédonie parce qu’elle a un destin
commun »1418.
Cette volonté affichée de parvenir à un droit calédonien « kanako-civil »1419, puisant son inspiration autant dans le droit civil que dans la coutume kanak, mais unique dans sa structure, trouve son expression dans un rapport commandé par le président du Congrès de la
N
ouvelle-Calédonie et présenté devant l’institution en 20121420. Le but serait de créer un
Code civil de la Nouvelle-Calédonie qui serait commun à tous, c’est-à-dire s’appliquant à chacun nonobstant son statut personnel et, partant, se substituant au droit dont les personnes
relèvent actuellement selon leur statut, droit commun autant que coutumier. L’avantage,
selon le rapport, se déduit de l’option qui s’offre au législateur calédonien : « soit institution
naliser le conflit interne à la société néo-calédonienne, par des règles de “conflits” qui assoient
encore davantage deux statuts qui isolent et séparent la population en deux, soit saisir cette
opportunité historique que constitue le transfert du Droit civil pour construire un “destin
commun” à l’ensemble de la population, reflétant la volonté de celle-ci, sans qu’une catégorie
ne prévale sur l’autre et alors même que l’identité de chacune est préservée »1421.
Cependant, on perçoit rapidement que malgré l’affirmation plusieurs fois répétée que ce droit
civil se construira de façon équilibrée, « en puisant ce qui a de plus adéquat dans chacun des
statuts » (n° 334), l’inspiration sera, de fait, profondément inégale et elle est d’ailleurs souvent
présentée comme telle.
Le rapport propose ainsi que le droit calédonien, « dans son ensemble “se civilise” »1422. Par
son ambiguïté et le contexte dans lequel elle est formulée, l’expression est pour le moins troublante. Si le rapport explique que le droit calédonien doit rechercher ses principes et solutions
dans le droit civil autant que le droit coutumier, c’est bien la coutume qui est ici appelée à être
« civilisée », sous peine de perpétuer le « clivage entre deux parties de la population »1423, clivage
qui ne fera que s’accroître puisque le statut de droit coutumier demeurera « immobile »1424,
et alors que les « comportements des personnes de droit coutumier, estimés illégitimes, par
1418 - � telier juridique du Sénat coutumier. Charte du peuple kanak et pluralisme juridique en Nouvelle-Calédonie, préc., p. 19A
20, intervention de V. Ruffenach.
1419 - � . Lafargue, « Le respect de l’identité kanak en droit », RJPENC 2013/1, n° 21, p. 22.
R
1420 - � .-A. Frison-Roche, « Le transfert de la compétence normative d’édiction des lois et des règlements en matière
M
de droit civil, de la métropole aux institutions propres à la Nouvelle-Calédonie », 2012, consultable sur http://
mafr.fr/fr/article/22-le-transfert-de-la-competence-normative-dedicti/.
1421 - � bid. n° 336.
I
1422 - � bid. n° 125.
I
1423 - � bid. n° 123.
I
1424 - � bid. n° 124.
I
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
exemple dans l’éducation des enfants » seront plus durement frappés par le droit pénal1425.
L’auteur en conclut que « cette inadaptation du droit coutumier sera accrue par le fait que le
“droit commun”, s’éloignant de plus en plus du droit métropolitain, va s’imprégner des réalités
locales, alors que le droit coutumier, non concerné par le transfert, aura été facialement sanctuarisé, au nom de la préservation de l’identité canaque, mais de fait de plus en plus pénétré
par une application directe du droit pénal, les canaques constituant en outre majoritairement
la population carcérale. Les tensions sociales risquent de s’accroître en conséquence, alors
que le droit civil a pour fonction de créer du lien social ».1426 Bref, le droit civil permet la paix
par le destin commun là où le maintien du statut de droit coutumier raviverait « les tensions
sociales », alors que tout observateur avisé de la société calédonienne sait qu’agiter le spectre
des « tensions sociales » est lourd de sens.
Comme le relèvent Sandrine Sana-Chaillé de Néré et Valérie Parisot :
là, sans doute, se trouve le danger1427. Qui ne voit, en effet, que, dans la recherche d’un tel syncrétisme juridique, le rapport de force entre coutume kanak et droit civil métropolitain est profondément inégal ? Il l’est d’abord par la nature même des deux normes que l’on veut assembler : d’un
côté la coutume, ensemble impalpable pour un juriste de droit écrit et qui ne se compose pas seulement de « normes » au sens juridique du terme mais plus largement d’éléments de représentation
du monde, et, de l’autre, un droit écrit, qui s’est solidifié, enrichi, raffiné mais aussi complexifié
au gré des évolutions sociales, des contraintes économiques et du respect des engagements internationaux de la France. Le rapport de force est ensuite inégal en raison du point de vue – parfois
inconscient – duquel on se place pour envisager ce code civil commun : un tel code civil est perçu
comme un progrès pour la population mélanésienne qui, à défaut, resterait soumise à des normes
inadaptées aux exigences de la modernité. Où l’on perçoit très vite la difficulté qu’il y a, pour les
non-Kanak, à regarder la coutume comme l’égale du droit civil. Dans ces conditions, il serait bien
naïf de penser que le futur droit civil commun emprunterait à égalité dans la coutume et dans le
droit de tradition métropolitaine. Et l’on peut craindre, alors, que sous couvert d’intégration de la
coutume, ce soit en réalité sa disparition de la scène juridique qui se produise1428.
Au-delà de ce seul danger, qui doit amener le législateur calédonien à penser le modèle de
société qu’il entend construire dans le cadre de son évolution institutionnelle, les obstacles
juridiques et culturels à une telle unification du droit calédonien par intégration directe de la
coutume sont réels.
I. B. 2. Les obstacles à l’unification
L’intégration directe de la coutume dans le corpus normatif contemporain de la Nouvelle-Calédonie
supposerait la rédaction de normes par les autorités délibérantes : ainsi, un Code civil calédonien
1425 - � bid. L’auteur s’appuie ici sur le discours de rentrée solennelle prononcé en 2012 par la procureure générale près
I
la Cour d’appel de Nouméa, sur lequel voir É. Cornut, supra Partie 1 – Chapitre 4 : Un contentieux coutumier
émergent : les intérêts civils – Introduction.
1426 - � bid. n° 126.
I
1427 - � . Sana-Chaillé de Néré, commentaire du Rapport Frison-Roche : https://larje.unc.nc/le-rapport-frison-rocheS
sur-le-transfert-du-droit-civil-commente/.
1428 - Voir. supra S. Sana-Chaillé de Néré et V. Parisot, « La méthode conflictuelle, une méthode de résolution du conflit
�
de normes adaptée à l’intégration de la coutume dans le corpus juridique calédonien » – Introduction générale –
II.C.
507
�serait voté par le Congrès de la Nouvelle-Calédonie. Si l’intention est séduisante, elle se heurte
cependant à de nombreux obstacles aussi bien normatifs et institutionnels que culturels.
a. Obstacles normatifs et institutionnels
508
Obstacle d’incompétence normative – L’article 99, 5° de la loi organique de 1999 prévoit que
le Congrès peut voter des lois du pays en matière de « Statut civil coutumier, régime des terres
coutumières et des palabres coutumiers ». Dans ce cadre, la question se pose de l’espace de
la compétence normative du Congrès pour légiférer, par loi du pays ou délibération, sur le
champ des affaires coutumières. Ce domaine de compétence, à la fois large et ambigu, est à
l’origine d’un double conflit de compétences.
D’une part, la compétence du Congrès en matière de « statut civil coutumier » crée un conflit
de compétence avec l’État, lequel est compétent pour définir les règles applicables aux statuts
personnels commun et particuliers relevant de l’article 75 de la Constitution. De fait, seule la
loi organique de 1999 définit les conditions d’accession et de renonciation au statut civil coutumier ainsi que les conséquences normatives de l’appartenance à tel ou tel statut. Dans ce cadre,
avec le transfert de la compétence du droit civil à la Nouvelle-Calédonie se pose la question du
champ d’application spatial et personnel du droit civil calédonien, question qui rend nécessaire
l’édiction de règles de conflits internes de lois1429. Quelle autorité a alors compétence pour édicter de telles règles ? Si la question est délicate, le Conseil d’État estime qu’il « n’appartient qu’à
la loi organique de procéder aux choix qu’impose la détermination de ces règles au regard des
mécanismes qu’elles impliquent, qu’il s’agisse de l’élaboration des catégories de rattachement ou
de celle des critères de rattachement. »1430. L’avis est ici dans le prolongement d’un arrêt rendu
par l’assemblée plénière du Conseil d’État toujours, jugeant qu’il revient à l’État, et non à la
Polynésie française, de déterminer le champ d’application du droit métropolitain et celui du
droit local1431. Au-delà du champ du transfert à la Nouvelle-Calédonie qui ne concerne, selon le
Conseil d’État, que des règles substantielles et non conflictuelles1432, la raison qui explique cette
compétence conservée de l’État tient au fait que « le législateur calédonien, en effet, ne tient sa
compétence normative que d’une sorte de concession faite par l’État qui, lui, renonce à exercer
sa propre compétence dans le domaine transféré. Et c’est naturellement l’État qui détermine
dans quel champ juridique il entend ne plus exercer sa compétence. Or, on l’a dit, les règles de
conflits de lois sont l’expression de ce champ de compétence auquel l’État renonce et de celui
qu’au contraire il se réserve. Dans cette perspective, on peut donc aussi défendre l’idée que c’est
à l’État qu’il appartient de fixer les critères de rattachement des lois calédoniennes, délimitant
ainsi, en creux, le domaine qu’il entend réserver à ses propres lois. »1433. Autrement dit : l’État
étant compétent pour définir les champs ratione personae et materiae d’un statut personnel qu’il
reconnaît, il l’est également pour déterminer la norme applicable par la rencontre de ces tatuts,
s
1429 - � ur l’ensemble de cette question, voir supra S. Sana-Chaillé de Néré et V. Parisot, préc.
S
1430 - � E, avis, 23 mai 2013, n° 387519.
C
1431 - � E, Ass., 4 novembre 2005, n° 280003, RDC 2006. 1268, obs. P. Deumier, jugeant que « les modalités de combiC
naison des normes de droit du travail émanant de la Polynésie française avec celles en vigueur en métropole,
dans un département d’outre-mer ou à Saint-Pierre et Miquelon ; que de telles règles de combinaison, qui participent directement à la définition des compétences respectives de l’État et de la Polynésie française, ne peuvent
être déterminées que par une loi organique ».
1432 - � E, avis, 23 mai 2013, préc.
C
1433 - � . Sana-Chaillé de Néré, « Les conflits de normes internes issus du transfert à la Nouvelle-Calédonie de la
S
compétence normative en droit civil », JDI 2014, doctr. 2, p. 33 et s., spéc. p. 40.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
fussent-ils particuliers1434. Dans ces conditions, la compétence du Congrès en matière de « statut
civil coutumier » ne porte pas sur « le statut civil coutumier » en tant que tel (champs ratione
personae et materiae, conflit de normes), mais plutôt sur le régime juridique des matières soumises à la norme applicable à la personne relevant de ce statut telles qu’elles ont été listées par
l’État (ie le droit civil pour le statut civil coutumier, selon l’article 7 de la loi organique). La compétence du Congrès serait alors une compétence de droit substantiel.
Mais alors et d’autre part, un second conflit de compétences survient avec les autorités naturellement compétentes pour définir le régime juridique de ces matières, à l’instar des « coutumiers » s’agissant de la coutume kanak. Le Congrès peut-il créer de la coutume ? Poser la question est sans aucun doute déjà y répondre : une coutume légiférée n’est plus une coutume.
Mais au-delà de l’aspect purement sémantique, le doute survient notamment quant au sens
de la compétence du Congrès en matière de « régime des terres coutumières », alors que l’article 18 de la loi organique soumet ces mêmes terres à « la coutume ». On pourrait estimer que
le Congrès, compétent pour définir le « régime des terres coutumières » au sens de l’article
99,5°, l’est pour définir la « coutume » qui s’applique à ces terres au sens de l’article 18. C’est
cependant à une autre lecture qu’invite l’article 18 de la loi organique, comme l’article 7.
En donnant compétence à la coutume pour régir le droit civil et les terres coutumières des
personnes de statut civil coutumier, ces deux articles excluent le recours au droit commun
(qu’il s’agisse du droit commun étatique ou du droit commun calédonien). Or, les lois du
pays et les délibérations votées par le Congrès relèvent du droit commun calédonien1435. En
tirant les conséquences, l’article Lp. 111-1 du Code de l’urbanisme de la Nouvelle-Calédonie
précise que ses règles « ne s’appliquent pas sur les terres coutumières qui demeurent régies
par la coutume conformément à l’article 18 de la loi organique modifiée n° 99-209 du 19 mars
1999 ».
C’est ce que rappelle le Sénat coutumier, pour lequel « aucune compétence reconnue à la
N
ouvelle-Calédonie d’agir dans les matières coutumières ne l’autorise à légiférer sur le contenu
de la coutume qui relève exclusivement des organes claniques et cheftains désignés notamment
par la Charte du peuple kanak »1436. L’affirmation reprend le sens de la Charte du peuple kanak
selon laquelle la Parole (ie la coutume) relève des seuls clans et chefferies1437. Ce rôle de production de la coutume est également reconnu par la loi du pays du 15 janvier 2007 sur les actes
coutumiers, selon laquelle les palabres coutumiers, dont il est issu une parole coutumière, sont
organisés sous l’égide des clans et des chefferies1438. Le Sénat coutumier explique ainsi que :
les institutions politiques et administratives, lorsqu’elles agissent au titre de leurs compétences visées
supra, ne peuvent déterminer le contenu de la Coutume, ou en d’autres termes « dire la Coutume »
dont le rôle appartient aux structures claniques et cheftaines Kanak. Mais bien au contraire garantir le champ de la Coutume. (…) En l’occurrence, oui on peut écrire des textes de procédure et de mise
en œuvre d’un droit coutumier particulier sur une matière donnée, mais non on ne peut réécrire des
principes pour les adapter à la réalité du moment. C’est valable pour le régime des terres coutumières
1434 - � rt. 9 al. 2 de la loi organique de 1999.
A
1435 - �En ce sens également, J. Bouquet-Elkaïm, in Atelier juridique du Sénat coutumier. Charte du peuple kanak et pluralisme
juridique en Nouvelle-Calédonie, préc., p. 35.
1436 - « Note sur la juridicisation de la Charte du peuple kanak et reconnaissance de la coutume dans l’ordre juridique néo-ca�
lédonien », in Atelier juridique du Sénat coutumier. Charte du peuple kanak et pluralisme juridique, préc., p. 25.
1437 - � oir les valeurs exposées au Chapitre 2, section 1 de la Charte.
V
1438 - � f. art. 1 et 2 de la loi du pays.
C
509
�et c’est aussi valable pour le statut civil coutumier. Par exemple, le don d’organe ne peut remettre en
cause le principe coutumier de la propriété du sang appartenant à l’oncle utérin1439.
510
En ce sens, la compétence de la Nouvelle-Calédonie concerne la création non de normes
coutumières (d’une coutume), mais d’une norme qui relève du « droit de la coutume ». C’est
le cas par exemple de la loi du pays sur les actes coutumiers, qui ne fait que définir dans
quelle mesure la décision coutumière issue d’un palabre coutumier sera productrice de
droits garantis et opposables. C’est le cas également du projet de loi du pays sur les successions coutumières dans sa version publiée par délibération du Sénat coutumier1440. L’exposé
des motifs indique ainsi qu’il « entend faire respecter d’une manière générale, l’essence de
la coutume et les attributions des autorités coutumières (notamment des chefs de clan) tout
en s’attachant à préciser leurs rôles en cas de litiges et de désaccords. Car, il ne s’agit pas ici
de reprendre des dispositions inspirées très fortement du droit commun et d’y soumettre
la coutume ». Le projet ne dit pas qui sont les héritiers, il ne définit pas leur part respective, il entend simplement définir un cadre de règlement paisible des successions coutumières, en encadrant les modalités d’ouverture et de décision par les autorités coutumières
compétentes.
Enfin, les provinces ayant également certaines compétences, ainsi en droit de l’environnement,
elles ne peuvent via ces compétences créer une « coutume » ni interférer dans le domaine de
compétence de la coutume pour régir, notamment, les terres1441.
Obstacles institutionnels – À l’image sans doute de l’imbroglio juridique dans lequel la
N
ouvelle-Calédonie se trouve intrinsèquement en raison de l’enchevêtrement de normes de
source et de valeur diverses et entremêlées, la répartition des compétences relatives à l’identité kanak est elle-même relativement floue. Ce constat est fait par le Sénat coutumier luimême. Ainsi l’exposé des motifs de la délibération n° 11-2014/SC du 16 septembre 20141442
du Sénat coutumier dresse-t-il un constat amer de la situation actuelle. Il expose que « le
schéma d’organisation institutionnel auquel sont confrontés les citoyens autochtones kanak
est confus, diffus et manque totalement de transparence. Il est inefficace, très incertain, opaque et non réactif, non inclusif et irresponsable. Ainsi, les citoyens kanak sont confrontés
à plusieurs administrations lesquelles exercent dans la réalité des parcelles de compétences.
Cette situation renvoie au principe du « partage des compétences » entre les institutions… »,
et « l’ensemble des outils, combiné dans un système de croisement de compétences (État, NC,
provinces, communes) est très opaque voire inintelligible. Ainsi chaque administré qui entreprend une démarche relevant de l’identité kanak, se trouve confronté à une multiplicité d’interlocuteurs avant de voir aboutir sa demande ».
En effet, la coutume, pour sa création, sa compréhension, sa mise en œuvre, son interprétation,
fait intervenir de nombreux acteurs : autorités (clan, chefferie) et institutions coutumières
1439 - � Exposé sur la philosophie juridique de l’approche du Sénat coutumier », conférence prononcée par le Sénat
«
coutumier devant la commission plénière du Congrès de la Nouvelle-Calédonie, 12 octobre 2015, inédit.
1440 - � élibération n° 08-2015-SC du 2 juillet 2015 sur loi du pays relative aux successions coutumières kanak, JONC
D
du 4 août 2015, p. 6851.
1441 - � oir not. délibération n° 11-2015/SC du 28 juillet 2015 portant avis relatif aux premiers projets de règlementaV
tion du code de l’environnement de la province des îles, JONC du 20 août 2015, p. 7402.
1442 - �Portant objectif de réforme de l’administration des affaires coutumières et inscription des politiques publiques
relatives à l’identité kanak dans les contrats de plan pour la période 2015-2019, JONC du 16 oct. 2014, p. 9870.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
(conseils coutumiers, Sénat coutumier), Nouvelle-Calédonie (membre du gouvernement en
charge des affaires coutumières, DGRAC, officier public coutumier, état civil coutumier, Académie des langues kanak, Agence de développement de la culture kanak), État (juridictions en
formation coutumière, Agence de développement rural et d’aménagement foncier).
S’il existe un membre du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie en charge des affaires coutumières, chargé notamment de la mise en œuvre des délibérations du Congrès et qui peut
prendre, dans ce cadre, des actes de nature réglementaire, l’article 127 de la loi organique, qui
précise les attributions du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, ne prévoit aucunement
une quelconque attribution en matière coutumière. Le Tribunal administratif de Nouvelle-
Calédonie a eu l’occasion de se prononcer sur la légalité d’un arrêté du gouvernement de la
Nouvelle-Calédonie relatif à la création d’un observatoire des affaires coutumières1443. Structuré en trois formations – « terres coutumières », « statut civil et droit civil coutumier »
et « résolution de conflit en milieu coutumier » – cet observatoire a été conçu pour avoir
comme mission, notamment, d’apporter « sa réflexion sur la législation et la réglementation coutumière à élaborer dans le cadre de la mise en œuvre des politiques publiques en
N
ouvelle-Calédonie », de participer « par son analyse à une prise en compte de l’identité
kanak dans l’organisation politique et sociale de la Nouvelle-Calédonie », de suggérer « des
améliorations de la législation et de la réglementation coutumière en vigueur ». Ces formations, composées selon les cas de onze à une quinzaine de membres, comprenaient une
minorité de « coutumiers ».
À la demande du Sénat coutumier, le tribunal administratif prononça l’annulation de l’arrêté
au motif que « s’il était loisible au gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, agissant dans le
cadre de ses pouvoirs généraux d’organisation du service, de constituer un organisme ayant
vocation à observer les affaires coutumières, cette création ne devait pas empiéter sur les compétences des organes mis en place par la loi organique ». Il ajoute qu’en « créant, par l’arrêté
attaqué, l’observatoire des affaires coutumières, en lui conférant par sa composition et ses
missions une dimension sans rapport avec un simple organe consultatif interne et en l’investissant d’une mission qui l’autorise notamment à suggérer des améliorations de la législation
et de la réglementation coutumière en vigueur, le gouvernement a porté atteinte à l’équilibre
institutionnel défini par la loi organique qui confie au sénat coutumier des attributions spécifiques s’agissant des questions intéressant l’identité kanak ». L’arrêté est, par suite, entaché
d’incompétence et annulé1444.
Cette situation montre que, quelle que soit la méthode adoptée, l’intégration croissante de
la coutume dans le corpus normatif contemporain nécessite sans aucun doute de repenser
l’organisation institutionnelle en charge des questions relatives à l’identité kanak. L’arrêté
annulé traduit un besoin du gouvernement de mieux connaitre et appréhender la société coutumière. Mais les missions qui ont été données à l’observatoire empiétant largement sur celles
du Sénat coutumier et des conseils coutumiers, c’est davantage le rôle de ces institutions qu’il
convient de faire évoluer. À ce jour en effet le Sénat coutumier, compétent pour donner avis
1443 - �Arrêté n° 2014-3511/GNC du 2 décembre 2014 modifiant l’arrêté n° 2010-279/GNC du 12 janvier 2010 créant et
organisant la direction de la gestion et de la réglementation des affaires coutumières de la Nouvelle-Calédonie,
JONC 11 déc. 2014, p. 11285.
1444 - � A NC, 26 novembre 2015, n° 1500049, Sénat coutumier et autres, confirmé par CAA Paris, 5 juillet 2017, n°T
16PA00806. V. R. Fraisse, supra Partie 2 – Chapitre 3 – Section 1 – § 2 : La juridiction administrative, spéc. III.A.
511
�512
sur tout projet de loi du pays ou délibération portant sur l’identité kanak1445, n’a pas de pouvoir normatif propre et ses avis ne lient ni le gouvernement ni le Congrès. Ainsi Guylène
Nicolas s’interroge-t-elle sur la place du Sénat coutumier dans son rôle de seconde assemblée
délibérante. Elle constate « l’intégration progressive du Sénat coutumier dans l’écriture des
textes législatifs calédoniens », « dans des domaines qui dépassent le statut civil coutumier
ou les terres coutumières », en plus du pouvoir qu’il s’est « auto attribué » en engageant et en
faisant aboutir le chantier de la Charte du peuple kanak, chantier qui « a ainsi eu la double
conséquence de renforcer ses pouvoirs en même temps que sa légitimité ». Elle invite dès lors à
relancer « les réflexions sur l’évolution du Sénat coutumier dans la construction d’un véritable
bicamérisme en Nouvelle-Calédonie ».1446
b. Obstacles culturels
À supposer les obstacles normatifs et institutionnels dépassés, l’intégration directe de la coutume dans le corpus normatif contemporain de la Nouvelle-Calédonie se heurterait à des obstacles culturels qui tiennent, d’une part, à la forme de l’expression coutumière et, d’autre part,
à sa substance.
La forme de l’expression coutumière – L’intégration directe de la coutume dans le corpus
normatif calédonien nécessiterait de la rédiger. Or la coutume est orale et si le droit coutumier, qui trouve sa source notamment dans la coutume judiciaire ou les décisions matérialisées par un acte coutumier, est écrit, ces deux sources écrites de droit coutumier ne peuvent
véritablement servir de fondement à une écriture de la coutume. Cette question de l’écriture
des coutumes est depuis longtemps débattue, même à l’intérieur des institutions coutumières.
Nous avons déjà eu l’occasion de travailler sur cette thématique de la rédaction des coutumes
et en sommes arrivés à la conclusion qu’elle n’est pas opportune1447. Pour résumer, cette rédaction n’apparaît pas opportune pour plusieurs raisons qui tiennent, notamment, au moment de
la rédaction, à son auteur, à la méthode de rédaction, à la nature de la coutume alors qu’elle
sera nécessairement réécrite et pas seulement retranscrite et que des coutumes disparaîtront,
et aux conséquences de la rédaction qui provoquera inéluctablement la fin des juridictions en
formation coutumière puis celle de la coutume traditionnelle en ce qu’elle est dotée de juridicité. Ainsi il a été vu qu’il existe en soi de nombreux acteurs du fait coutumier. Cet enchevêtrement des compétences coutumières se répercutera nécessairement sur l’auteur de la
rédaction : quel sera-t-il ? Par extension, quelle sera alors l’unité territoriale de cette coutume
écrite ? Le Sénat coutumier pour une coutume commune à la Nouvelle-Calédonie, à l’instar
de la Charte du peuple kanak ? Les conseils coutumiers à l’intérieur de leur aire d’influence,
entraînant alors la rédaction de huit codes coutumiers ? La rédaction des coutumes supposera
donc de définir quelles autorités et/ou institutions coutumières auront compétence et surtout légitimité à le faire. De même pour rédiger la coutume, il faut que celle-ci sorte de la case,
que la parole soit dite pour être portée sur le papier. La mise au jour de la coutume laisse alors
apparaître, outre la qualité de ses solutions, ses défauts, son archaïsme éventuel, ses contradictions, les usages mauvais qui étaient masqués par l’oralité. L’écrit permet en effet de prendre
du recul sur la norme et, surtout, de la comparer. Il est alors tentant de modifier la coutume en
l’écrivant, c’est-à-dire de ne pas seulement la retranscrire, mais de la transformer. La mise au
1445 - � rt. 142 et 143 de la loi organique.
A
1446 - G. Nicolas, supra Partie 2 – Chapitre 3 – Section 2 – § 1 : Le rôle des autorités et institutions coutumières, spéc. II. B.
�
1447 - � . Cornut, « La non codification de la coutume kanak », op. cit.
É
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
jour permet une mise à jour. Mais ce faisant la coutume est trahie, car le rédacteur se mue en
créateur, en législateur. La règle écrite n’est plus coutumière parce qu’elle est, dès l’instant de
sa rédaction, déconnectée des pratiques, du fait, du temps, de l’espace, des mythes coutumiers.
Dès lors enfin que cette rédaction aura abouti, les juridictions en formation coutumière disparaîtront. Les magistrats disposant d’un corpus de règles coutumières, ils n’auront plus besoin
des assesseurs coutumiers, de ces relais vers le monde kanak et ses prescrits, puisqu’ils trouveront dans un corpus les réponses. Qu’il y ait des lacunes, que le code coutumier ne prévoit que
des principes généraux n’y changera rien fondamentalement, si ce n’est peut-être de ralentir
ce crépuscule, tant le juge sait trouver dans quelques principes des solutions fines et adaptées
à l’évolution. En ce sens, la rédaction entraînera la création d’un droit coutumier aux côtés de
la coutume, déconnecté de cette dernière.
Comme le confirme Antoine Leca, « rédiger la coutume c’est la dénaturer et cela ne peut
qu’amener à la discréditer »1448. Or c’est cela que propose le rapport Frison-Roche lorsqu’il
appelle de ses vœux que le droit calédonien – la coutume en réalité – « se civilise ».
La Charte du peuple kanak, adoptée après un long processus d’échanges entre l’ensemble des
aires et des chefferies, rappelle au titre des valeurs coutumières fondamentales et communes,
que « L’oralité de la coutume est maintenue et préservée » (valeur 37). Même si la Charte n’a
pas à ce jour de valeur normative propre, il paraît difficile d’attendre des coutumiers qu’ils
aillent désormais à l’encontre des valeurs qu’elle promeut. Or la coutume, s’il fallait l’écrire, ne
pourra s’écrire sans eux.
La substance de l’expression coutumière – L’étude des décisions rendues par les juridictions
en formation coutumière semble montrer de possibles points de convergence entre la coutume et le droit civil, par exemple en ce qui concerne la question émergente des intérêts civils.
Par ailleurs, alors même que des différences se font jour de façon plus flagrante dans certaines
matières, des points communs peuvent néanmoins être trouvés. Ainsi en ce qui concerne la
dissolution du mariage coutumier et cette idée que l’union clanique formée par le mariage est
indissoluble et ne se rompt qu’au décès du dernier enfant commun du couple, qui ne pourrait
voir que le mariage civil scelle pareillement l’union de deux familles et le lien entre elles, matérialisé par le don de vie que le couple fera à chacune de ses branches, les perpétuant, subsistera
tant que vivra l’enfant, indépendamment de la survie du couple dont il est issu ? Il n’en reste pas
moins que l’entreprise qui consisterait à rédiger des normes communes, mêmes restreintes à de
grandes valeurs, reviendrait le plus souvent, sinon toujours, à tenter de concilier l’inconciliable.
Sans qu’il soit besoin de multiplier les exemples, il convient simplement de mesurer qu’une telle
entreprise nécessiterait, comme l’a expliqué Régis Lafargue, de « dépasser l’irréductible opposition entre famille nucléaire et organisation gentilice et en matière de “devoirs” sur le foncier,
il faudrait anéantir le concept, inconcevable pour un esprit occidental, de “lien à la terre” »1449.
1448 - � . Leca, Introduction au droit civil coutumier kanak, 2e éd. PUAM, 2016, p. 54. Dans le même sens, de façon plus
A
générale aux coutumes, N. Rouland, « Note d’anthropologie juridique : l’inscription juridique des identités »
RTD civ. 1994, p. 287 s.
1449 - � . Lafargue, « Le respect de l’identité kanak en droit », op. cit., p. 22.
R
513
�514
Les décisions relatives à la capacité1450, au mariage1451, à la dissolution du mariage1452, la filiation1453, l’obligation alimentaire1454, l’autorité parentale1455 et même l’interprétation des
articles relatifs à l’accession au statut civil coutumier1456, pourtant relevant de la loi organique,
montrent que la coutume doit toujours être comprise et interprétée par le prisme de cette
place prépondérante donnée au clan. C’est ce que rappelle la Charte du peuple kanak en précisant, notamment (valeur 27) que « La Parole issue de l’Esprit de l’Ancêtre fonde le clan sur un
territoire donné où il plante son tertre clanique. Le rapport qui lie un clan/son ancêtre-esprit à
un espace naturel donné marque intrinsèquement l’identité propre d’un clan et des individus
qui le composent ». Ainsi de la filiation où « la notion de paternité dans la coutume ne revêt
pas le même sens que dans le droit commun : le père est celui qui va créer le statut social de
l’enfant, en lui donnant un patronyme qui l’enracine dans la terre ».1457 Et pour cela le père a
besoin du soutien de son clan car c’est lui qui lui donne son nom et son statut social. « Ainsi
dans la société kanak, la notion de paternité n’est en rien biologique, elle est construite socialement par les échanges et non déterminée par les rapports sexuels, comme le montre le fait
qu’un clan maternel peut toujours refuser de reconnaître la paternité d’un homme dès lors que
celui-ci n’a pas répondu aux exigences de la coutume. Autrement dit “quand les sœurs font des
enfants, ils reviennent à la famille, on ne connaît pas le père, on ne met pas en doute la parole
de la mère, pour les anciens, dans ce cas les enfants sont intégrés dans le clan maternel” »1458. Il
n’y a pas lieu en ce cas de rechercher un père dans le clan des paternels « car il a un père tout
désigné dans le clan de la mère qui est son oncle utérin »1459.
Quant au lien à la terre, il suffit pour comprendre toute la difficulté qu’il y aurait à combiner
la « propriété » au sens de l’article 544 du Code civil et la « propriété » coutumière au sens des
articles 6 et 18 de la loi organique de 1999 – qui n’ont en partage que le terme employé – de
relire les décisions rendues sur cette thématique1460. À ce titre, le jugement rendu le 25 juillet
2012 par la section détachée de Lifou, aussi déroutant – à la première lecture – qu’emblématique, rappelle que :
En aucun cas la terre coutumière est un droit direct sur la terre. Elle est un droit par les hommes
et pour les hommes sur la terre. Elle exprime des héritages humains et non une possession foncière
directe. […] Il n’y a pas de lien direct c’est-à-dire de droit réel mais bien des liens personnels et
interpersonnels entre les clans et les chefferies pour la conservation et la jouissance de la terre. Ces
1450 - � . Cornut, supra Partie 1 – Chapitre 4 – I.B.3.
É
1451 - � . Cagnon, supra Partie 1 – Chapitre 2 – Section 1.
B
1452 - � . Nallet, supra Partie 1 – Chapitre 2 – Section 3.
A
1453 - � . Fulchiron, supra Partie 1 – Chapitre 2 – Section 2.
H
1454 - � . Casu, supra Partie 1 – Chapitre 2 – Section 5.
G
1455 - � . Poux, supra Partie 1 – Chapitre 2 – Section 4.
V
1456 - � . Deumier, P. Dalmazir, supra Partie 1 – Chapitre 1, spéc. II.
P
1457 - � PI Nouméa, 21 février 2011, RG n° 10/662.
T
1458 - � bid.
I
1459 - � . Lafargue, « Le respect de l’identité kanak en droit », op. cit., p. 23.
R
1460 - � oir celles citées par R. Lafargue, supra Partie 1 – Chapitre 3 : Terres de mémoires : Les Terres coutumières une
V
question d’identité et d’obligations fiduciaires, spéc. II. A. ; et par É. Cornut, « La valorisation des terres coutumières par celle du droit coutumier », préc. Adde R. Lafargue, « De l’identité par la terre à l’identité par le droit »,
in L’unité de la République et la diversité culturelle ; Le chemin, le geste et la parole. De la norme autochtone au droit
coutumier kanak, éd. Dalloz, coll. L'esprit du droit, Paris, 2017, spéc. p. 109 et s. O. Desaulnay et M. aisonneuve
M
(dir.), éd. PUAM, 2016, p. 91 et s.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
liens personnels forment l’unité clanique autour de la terre première. C’est la terre qui nourrit les
hommes qui à leur tour la nourrissent1461.
Dans le même sens, la Cour d’appel de Nouméa juge que :
pour la coutume telle qu’exprimée par les assesseurs de l’aire Paici Camuki ce « lien à la terre »
est un concept central qui signifie « qu’un homme sans terre n’est rien, et n’a tout simplement pas
d’existence, en ce que la terre est pour le kanak la mère : celle qui nourrit l’homme, lui donne la vie
et pour finir le lieu où il se fondra dans la mort » ;
Que cette terre qui est le principe de toute vie, fait l’identité de l’homme, au point que la spoliation
d’une terre est vécue comme une agression vitale et la négation de l’identité de l’être qui se définit
comme « appartenant à la terre » ; que la restitution de la terre participe donc de la restauration
de l’identité et de la dignité de la personne.1462
Cette conception est celle de la Charte du peuple kanak lorsqu’elle dit (valeur 4) que « Le lien à
la terre traduit la relation charnelle et spirituelle d’un clan avec l’espace naturel où se situe son
tertre d’origine où apparut l’ancêtre et avec les espaces des tertres successifs qui jalonnent son
histoire. Plus largement, le lien à la terre traduit la relation affective liant la famille/ le clan et la
terre qui l’a vu naître et grandir ». En ce sens, « selon la Coutume kanak, ce “lien-à-la-terre” dont
se prévalent les clans, détermine l’organisation clanique, les rapports familiaux, le statut des personnes, et notamment celui de l’enfant. La Coutume dessine ainsi un rapport triangulaire Terres/
clans/individus, où l’homme se trouve “investi” d’une identité, puis d’un statut, et d’un rôle social
attachés à cette Terre – à laquelle il s’identifie, plus qu’il ne la possède ».1463 Cette conception est
plus globalement celle de la propriété en Océanie : « dans la conception océanienne la propriété
ne dérive pas en principe de la possession – laquelle ne légitime rien puisqu’elle n’appréhende
que la propriété sur les biens corporels – mais d’un “rapport” porteur d’identité. En Océanie,
parler d’identité individuelle ou familiale ramène à parler de la Terre. Celui qui n’a pas de terre
n’a ni ancêtre ni totem. Il ne sait ni d’où il vient, ni qui il est. Il n’est personne »1464. La lecture du
préambule au projet de loi du pays sur la protection des savoirs traditionnels permet également
d’appréhender pleinement la conception autochtone du lien à la terre, de ses ramifications et,
partant, de la nécessité de laisser à la coutume le soin de définir son propre modèle normatif1465.
On le voit, tenter de rapprocher les deux droits – civil et coutumier – serait sans doute vain et
produirait une norme déconnectée de ses deux influences, de l’une au moins. En cela il apparaît qu’une intégration de la coutume dans le corpus normatif contemporain de la Nouvelle-
Calédonie, si elle ne doit pas être exclue, semble devoir passer par des techniques indirectes qui,
tout en reconnaissant et, le cas échéant, en élargissant la juridicité de la coutume, préservent la
compétence naturelle des coutumiers pour en définir le contenu substantiel.
1461 - � PI Nouméa, sect. Lifou, 25 juillet 2012, RG n° 12/00048.
T
1462 - � A Nouméa, 11 octobre 2012, RG n° 2011/425.
C
1463 - � . Lafargue, « La “terre-personne” en Océanie : Le Droit de la Terre analysé comme un droit moral et un
R
devoir fiduciaire sur un patrimoine transgénérationnel », in S. Vanuxem et C. Guibet Lafaye (dir.), Repenser la
propriété, un essai de politique écologique, PUAM 2015, p. 23.
1464 - � bid. p. 23. Adde sur la conception de la « propriété » en Océanie, l’ouvrage collectif South Pacific Land Systems,
I
S. Farran et D. Paterson (dir.), USP Press, 2013.
1465 - � élibération n° 14-2014/SC du 13 novembre 2014 adoptant le projet de loi du pays relative à la sauvegarde des
D
savoirs traditionnels liés aux expressions de la culture kanak et associés à la biodiversité ainsi qu’au régime
d’accès et de partage des avantages, JONC du 3 février 2015, p. 1042.
515
�II. L’INTÉGRATION INDIRECTE DE LA COUTUME
516
L’intégration indirecte de la coutume dans le corpus normatif contemporain repose sur des
méthodes de réception de la coutume par l’ordre juridique, qui permettent d’assurer sa normativité tout en laissant les coutumiers maîtres de son contenu (A). Au-delà des méthodes
utilisées, la coutume ainsi reconnue compétente doit également être garantie dans sa mise en
œuvre (B).
II. A. La réception de la coutume
À propos de la réception du droit souple par l’ordre juridique, Pascale Deumier a montré que
celui-ci peut fournir « un modèle de comportement à l’aune duquel la solution sera directement recherchée » en prenant appui, parce que ce droit n’a pas de juridicité propre, « sur un
élément de l’ordre juridique qui le véhiculera comme norme ». Elle ajoute que cette force
directe peut s’appuyer soit « sur les outils fondamentaux de l’ordre juridique », soit « sur une
habilitation délivrée par l’ordre juridique »1466. Ces deux outils sont d’ailleurs les outils permettant aujourd’hui encore l’application, devenue très résiduelle, de la coutume non-kanak en
droit français. Ainsi, les usages professionnels sont parfois utilisés pour apprécier le standard
de la « faute » souvent utilisé par les règles de droit1467 ; les usages du commerce international
trouveront pour leur part à s’appliquer en tant que règles de droit devant les arbitres internationaux, du fait de l’habilitation délivrée par l’article 1511 al. 2 du Code de procédure civile.
Cette méthode de réception est-elle transposable à la coutume kanak dans le cadre de son
intégration dans le corpus normatif contemporain de la Nouvelle-Calédonie ?
Si elle n’est pas du droit souple1468, la coutume kanak partage avec cette notion en vogue
sa nature de fait social, orientant les comportements, au besoin indépendamment d’une
contrainte étatique. Pour les coutumiers, la coutume crée en tant que telle des droits et des
obligations, sans doute d’ailleurs que la personne kanak soit ou non de statut civil coutumier.
Pour l’État, la coutume crée des droits et obligations mais uniquement en matière de droit
civil et de propriété coutumière et pour les seules personnes relevant du statut civil coutumier : dans ces hypothèses, la coutume n’est pas un simple fait social ou une norme souple
mais bien un système de droit dur. Cependant, si elle a cet effet, c’est parce que l’État le permet
en reconnaissant la juridicité de la coutume pour régir les rapports juridiques répondant à ce
double critère ratione personae et materiae1469, alors que la coutume a un champ d’intervention
substantiel beaucoup plus vaste. C’est pour évaluer les possibilités d’application de la coutume, hors de ce champ d’intervention, que le parallèle peut être fait avec le droit souple : si
1466 - � . Deumier, « La réception du droit souple par l’ordre juridique », in Le droit souple, actes des Journées nationales
P
de l’Association H. Capitant, t. 13, éd. Dalloz, 2009, p. 113 et. s., spéc. pp.121-122.
1467 - � x. Cass. Com. 20 janvier 2009, no 07-21.084, RD transp., 2009, no 52.
E
1468 - � onseil d’État, Le droit souple, éd. La documentation française, 2013, p. 61, qui définit le droit souple comme
C
« l’ensemble des instruments réunissant trois conditions cumulatives : - ils ont pour objet de modifier ou
d’orienter les comportements de leurs destinataires en suscitant, dans la mesure du possible, leur adhésion ;
- ils ne créent pas par eux-mêmes de droits ou d’obligations pour leurs destinataires ; - ils présentent, par leur
contenu et leur mode d’élaboration, un degré de formalisation et de structuration qui les apparente aux règles
de droit. ». La coutume, du fait de sa forme orale, répond mal au troisième critère et, du fait de la loi organique,
crée en certaines circonstances des droits et obligations, échappant ainsi partiellement au second critère. Le
Conseil d’État écarte la coutume du droit souple, « du fait de son caractère pleinement impératif », dans son
étude annuelle, point 1.3.2.
1469 - � oir. supra I. A.
V
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
ces sources ne sont pas identiques, la question des outils permettant leur réception par l’ordre
juridique étatique se présente de la même façon.
En ce sens, les deux méthodes de réception du droit souple par l’ordre juridique exposées par
Pascale Deumier peuvent également guider une réception de la coutume au-delà – tel est l’intérêt de la démarche – du champ qui lui est à ce jour réservé par la loi organique : d’une part
pour les situations qui mettent en relation des personnes de statut personnel différent, d’autre
part lorsque la situation ne relève pas du droit civil ou de la propriété coutumière.
II. A. 1. La réception de la coutume par les outils fondamentaux de l’ordre juridique
Pascale Deumier donne deux exemples d’outils qui permettent au système juridique de
réceptionner d’autres normativités : les notions à contenu variable d’une part, au travers de
l’exemple de la faute, le contrat d’autre part.
a. Réception par les notions à contenu variable
L’ordre juridique reçoit et utilise des notions juridiques qui, parce qu’elles sont générales,
à contenu variable, offrent un large pouvoir d’appréciation au juge1470 autant qu’elles permettent de « saisir “in concreto” la plasticité des comportements humains sous des normes
adéquates »1471. Elles peuvent dès lors devenir des vecteurs de réception de la coutume kanak
alors même que c’est la norme étatique, et non la coutume, qui doit s’appliquer dans la situation juridique en cause. Dans l’ordre juridique, ces notions sont notamment la faute, le préjudice, l’ordre public et les bonnes mœurs, la fraude, l’intérêt, le fait justificatif ou encore feu le
bon père de famille.
La faute – Ainsi la faute comme condition de la responsabilité civile de l’article 1382 du Code
civil peut-elle être caractérisée par référence à un modèle de comportement issu du droit
souple, et Pascale Deumier en donne des exemples1472. Reprenant pour illustrer son propos
l’exemple de la faute, le Conseil d’État estime également que « Le fait que le droit souple ne
puisse servir de fondement à une demande présentée devant un juge ne signifie pas qu’il ne
puisse […] être pris en compte par ce dernier, comme moyen auxiliaire d’interprétation des
règles de droit, comme référence au regard de laquelle apprécier le caractère fautif d’un comportement, voire qu’il puisse être contesté directement au vu de ses effets. L’absence d’obligation n’implique pas l’absence de tout effet de droit »1473.
Dès lors, rien ne semble s’opposer, alors même que la situation juridique relève du droit civil,
à ce que la coutume kanak puisse également être cet étalon dans la détermination de la faute,
comme du dommage. On le sait : la coutume ne s’applique que dans les rapports entre personnes qui sont toutes de statut civil coutumier, alors que le droit civil commun s’applique dès
1470 - � h. Perelman, « Les notions à contenu variable en droit, essai de synthèse », in Ch. Perelman, R. Vander Elst
C
(dir.), Les notions à contenu variable en droit, éd. Bruylant, 1984, p. 363 et s., spéc. p. 365.
1471 - � . Motulsky, Principes d’une réalisation méthodique du droit privé (La théorie des éléments générateurs de droits
H
subjectifs), éd. Sirey, 1948, n° 277.
1472 - � . Deumier, « La réception du droit souple par l’ordre juridique », op. cit., p. 122. Alors que l’article 1382 est deP
venu l’article 1240 dans le Code civil français, le Code civil calédonien conserve la numérotation historique en
raison de l’inapplicabilité, en Nouvelle-Calédonie, de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016.
1473 - � onseil d’État, Le droit souple, préc., p. 62.
C
517
�518
lors que l’une des parties au moins est de statut commun1474. Or, si le droit coutumier de la responsabilité est proche du droit civil de la responsabilité, de nombreuses différences existent
dès lors qu’il est tenu compte de la dimension coutumière de la faute comme du dommage1475.
Si par exemple l’auteur de la faute est de statut civil coutumier et que la victime est de statut
commun, le juge pourrait apprécier la gravité de la faute au regard du modèle de comportement coutumier, par exemple en considérant que la faute est grave parce que la victime est un
« vieux »1476. La seule limite serait qu’une telle pénétration de la coutume n’entraîne pas une
moindre protection pour la victime, mais pour cela la liberté d’appréciation du juge offre la
souplesse nécessaire. Réciproquement, si l’auteur est de statut commun et que la victime est
de statut coutumier, rien ne s’opposerait non plus à ce que le juge, pour évaluer le dommage
subi par la victime, l’apprécie au regard de la coutume par application de l’article 1382 du Code
civil, reconnaissant alors comme poste de préjudice moral « en lien avec le particularisme du
statut coutumier kanak […] les conséquences de l’acte délictueux sur l’insertion de la victime
dans son clan, c’est-à-dire sur son statut en tant que membre du clan »1477, ou autorisant le
clan de la victime à se porter partie civile en invoquant un préjudice collectif, clanique, « aux
valeurs coutumières », des « dommages immatériels » ou des « préjudices spirituels »1478, à l’instar des préjudices par ricochet et autres dommages à leur objet social invoqués par les proches
de la victime ou par des associations.
Toujours sur la faute, un autre exemple simple intéresse le droit de l’environnement. Les
atteintes à l’environnement sont, en droit non coutumier, vues comme des atteintes à la
faune, à la flore, au milieu de vie, c’est-à-dire des atteintes objectives. Pour le monde coutumier
kanak, l’atteinte est également subjective. La terre est sacrée, vivante, c’est d’elle que vient
l’homme, il y fonde son identité et il a un devoir sacré à sa protection. L’atteinte se double
ici d’une atteinte à l’environnement culturel, identitaire, mythique, parce que l’homme n’est
pas seulement dans la nature, il est une part de celle-ci. L’atteinte porte aussi aux conditions
d’équilibre du groupe, à ses croyances, ses valeurs, ses symboles, ce qu’ignore le droit de l’environnement classique. Par extension la réparation ne sera pas la même et la réparation en
nature, par la remise en état des lieux, et/ou en argent, sera certainement insuffisante sinon
dénuée de sens1479.
Toujours à propos de la faute, mais cette fois vue sous l’angle du droit pénal, matière on le sait
réputée exclusive de l’application de la coutume, à tout le moins très rétive, Valérie Malabat
explique néanmoins que la coutume peut être prise en considération dans l’appréciation
des comportements des individus de statut coutumier pour la constitution des infractions
pénales. Ainsi pour caractériser une faute simple d’imprudence qui suppose une appréciation
du comportement de l’individu, elle estime qu’il « est parfaitement conforme à cette appréciation requise pour l’établissement de la faute de prendre en compte le statut coutumier de
la personne comme élément du contexte dans lequel elle a agi. Ainsi tel comportement qui
1474 - � rt. 9 de la loi organique de 1999.
A
1475 - � oir É. Cornut, supra Partie 1 – Chapitre 4.
V
1476 - �TPI Nouméa, sect. Koné, 16 décembre 2013, RG n° 12/55 (confirmé par CA Nouméa, 23 avril 2015, RG n° 15/39).
1477 - � PI Nouméa, 1er décembre 2014, RG n° 13/1963. Dans le même sens et reprenant le même motif : TPI Nouméa,
T
9 janvier 2015, RG n° 14/1015 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 22 décembre 2014, RG n° 14/128 ; TPI Nouméa, sect.
Koné, 28 juillet 2014, RG n° 10/143 ; TPI Nouméa, sect. Koné, 17 septembre 2012, RG n° 12/220 ; TPI Nouméa,
sect. Koné, 13 décembre 2010, RG 10/243, avdd.
1478 - � A Nouméa, 26 mars 2015, RG n° 14/24. Idem : CA Nouméa, 23 avril 2015, RG n° 15/39.
C
1479 - � x. tiré de É. Cornut, « La non codification de la coutume kanak », op. cit., p. 141.
E
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
pourrait paraître anodin et non fautif du point de vue du droit commun, pourrait être considéré comme particulièrement grave au regard des devoirs coutumiers ou inversement »1480. Et
cette réception de la coutume est d’autant plus simple à mettre en œuvre qu’il « n’y a point
besoin ici d’un renvoi exprès de la loi pénale envers la coutume pour permettre cette prise
en compte : il ne s’agit pas en effet d’établir la violation d’un devoir ou d’une règle qui serait
extérieure à la norme pénale (et ici portée par la coutume) pour en sanctionner pénalement
la violation mais simplement de caractériser une faute pénalement sanctionnée par la prise
en compte des circonstances de commission de l’acte reproché, prise en compte d’ores et déjà
permise par le texte d’incrimination »1481. Éric Duraffour fait la même proposition lorsqu’il
écrit que « La prise en compte de la personnalité et de la situation matérielle, familiale et
sociale oblige le juge à tenir compte de la coutume kanak. Il n’est plus possible de détacher le
prévenu de son environnement social, de son identité kanak constitutionnellement protégée
par la voie du statut personnel »1482. Cette prise en compte, en droit pénal, prend d’ailleurs une
dimension particulière dans la mesure où la peine a également pour fonction de rétablir le lien
social. Or, « lorsque la commission de l’infraction se réalise au sein même des clans et espaces
coutumiers, l’atteinte au lien social coutumier est mise en lumière et sa restauration devient
une nécessité pénale ».
L’intérêt (de l’enfant) – À propos d’une affaire concernant l’adoption d’un enfant de statut de
droit commun par ses grands-parents, l’un de droit commun et l’autre de droit coutumier1483,
Sandrine Sana-Chaillé de Néré et Valérie Parisot notent que :
la compétence – à supposer qu’elle soit admise – du droit commun pour définir l’adoption de l’enfant
dans une telle situation n’écarte pas systématiquement toute prise en considération de la coutume,
en particulier lorsqu’il s’agit d’apprécier son intérêt à être adopté. Alors que le ministère public avait
écarté tout élément lié à l’intégration clanique de l’enfant lors de l’appréciation de cet intérêt, la
cour d’appel se montre plus ouverte et accepte de tenir compte de la « réalité sociale et familiale »1484
résultant du fait que l’enfant est élevé sur les terres coutumières du clan de sa grand-mère. Dans cette
affaire, si les arguments d’ordre coutumier sont écartés, ce n’est pas parce que le principe même d’une
telle prise en considération n’était pas admis, mais uniquement parce que les conditions objectives de
l’adoption, relatives notamment à l’abandon de l’enfant, n’étaient pas réunies.
Elles en concluent qu’il :
convient, lors de l’application du droit commun à une situation mixte, de tenir compte du droit
coutumier évincé. Dans la présente affaire, c’est l’intérêt coutumier de l’enfant à être adopté qui
s’insinue dans la notion d’« intérêt » de l’enfant posée par le Code civil. La démarche s’inspire de
celle que nous avons pu relever à propos des demandes de changement de nom. D’autres exemples
de combinaison des normes sont concevables. Ainsi de la décision du juge de première instance du
21 août 19911485, laquelle ne prononce l’adoption plénière d’un enfant de statut de droit commun
1480 - � . Malabat, supra Partie 2 – Chapitre 1 – Section 1 – § 1, spéc. II. A. 1.
V
1481 - � bid.
I
1482 - � . Duraffour, supra Partie 2 – Chapitre 1 – Section 1 – § 2, spéc. I. B.
É
1483 - � A Nouméa, Ch. cout., 25 mars 2013, RG n° 11/254.
C
1484 - � ’importance de la réalité sociale du lien de filiation est prégnante également dans la jurisprudence de la Cour
L
européenne des droits de l’homme : voir Cour EDH, 28 juin 2007, Wagner, req. n° 76240/01, et Cour EDH, 3 mai
2011, Négrépontis, req. n° 56759/08.
1485 - � PI Nouméa, sect. Koné, 21 août 1991, RG 46/91.
T
519
�par un adoptant de statut particulier sur le fondement des articles 343 et suivants du Code civil
qu’après avoir constaté l’accord du clan1486.
520
Causes de non-responsabilité pénale – C’est le cas encore s’agissant des causes de non-responsabilité pénale que sont le fait justificatif, le commandement de la loi, l’erreur de droit ou
la bonne foi. Valérie Malabat évoque ainsi la possibilité d’envisager le respect de la coutume
sous l’angle d’un ordre de la loi ou d’un commandement de l’autorité légitime. S’agissant de
l’ordre de la loi, elle note que « la valeur normative de la coutume en droit civil est parfaitement reconnue par notre ordre juridique : or, l’ordre de la loi exonératoire du point de vue du
droit pénal n’est pas un ordre de la loi pénale : toute loi peut avoir cet effet justificatif. Même
si l’on refuse cette assimilation normative de la coutume à la loi1487, il n’en reste pas moins que
l’effet exonératoire de la coutume pourrait être reconnu en lui-même »1488. En ce qui concerne
le commandement de l’autorité légitime, Valérie Malabat rappelle qu’il « a été vu que certaines
décisions admettent de rechercher en ce cas les conditions de l’article 122-4 al 2 du Code pénal
alinéa 2 qui dispose que « n’est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte commandé par l’autorité légitime, sauf si cet acte est manifestement illégal ». Cela signifie tout d’abord
que l’autorité coutumière peut être qualifiée d’autorité légitime1489. Cela signifie ensuite que
la décision de l’autorité coutumière ne doit pas donner un ordre manifestement illégal pour
que la commission d’une infraction pénale en exécution de cet ordre puisse être exonérée »1490.
Selon elle, même si la voie reste étroite, ces causes objectives de non-responsabilité pénale
sont sans doute plus adaptées que les causes subjectives de non-responsabilité pénale, dans la
mesure où les premières supposent l’analyse des circonstances objectives de commission de
l’infraction alors que les secondes requièrent des données propres et internes à la personne
poursuivie1491. Dans le même sens, la coutume pourrait être prise en compte afin d’apprécier
une atténuation de la responsabilité pénale1492.
D’autres illustrations pourraient être trouvées de cette possible réception de la coutume
dans la mise en œuvre et l’interprétation des règles de droit étatiques qui, en principe, seules
1486 - � . Sana-Chaillé de Néré, V. Parisot, supra Partie 2 – Chapitre 3 – Section 3, spéc. II.A.3.b) bb)
S
1487 - � ar exemple en se fondant sur une interprétation stricte de l’article 122-4 al 1 du Code pénal qui prévoit l’ordre
P
de la loi et qui dispose que « n’est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte prescrit ou
autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires ». Parce que le texte ne vise que les dispositions
législatives et réglementaires on pourrait donc en s’appuyant sur une interprétation stricte considérer que
l’ordre de la coutume n’est pas visé et ne peut donc être assimilé à un ordre de la loi. Mais ce serait oublier que
l’interprétation stricte n’est pas imposée s’agissant d’une disposition favorable à la personne poursuivie.
1488 - � . Malabat, supra Partie 2 – Chapitre 1 – Section 1 – § 1, spéc. II.A.2.
V
1489 - � e qui n’était pas évident dans la mesure où la jurisprudence en a une conception assez stricte et que cela ne
C
désigne que des autorités publiques.
1490 - � . Malabat, op. cit., loc. cit.
V
1491 - � roposant la prise en compte de ces causes de non-responsabilité subjectives, v. R. Lafargue, « L’expérience
P
australienne d’adaptation du droit pénal à la dimension culturelle : le principe d’unité du droit pénal et la prise
en compte du fait coutumier », Archives de Politique criminelle, n° 18, Pédone, 1996, p. 137 et s. p. 151 et 152 ; V.
Parisot, « Justice pénale républicaine et droit coutumier kanak », in « Le statut des peuples autochtones. À la
croisée des savoirs », Cahiers d’anthropologie du droit, 2011-2012, éd. Karthala 2012, p. 183-208, spéc. p. 203 : É.
Cornut, « La mise en œuvre de l’expulsion coutumière et le juge pénal », RJPENC, 2009/2, n° 14, p. 82 (article
également disponible sur le site du Larje : https://larje.unc-nc.nc/).
1492 - � oir pour un ex. de cette prise en compte des usages pour atténuer la responsabilité pénale : P. Mousseron, « La
V
France : République coutumière ? », D. 2016, p. 315, à propos d’un arrêt rendu le 4 décembre 2015 par la Cour
de discipline budgétaire et financière qui retient que les « usages de la Fondation nationale des sciences politiques » sont « de nature à constituer des circonstances atténuant la responsabilité du président ».
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
s
’appliquent. Dans ces hypothèses et comme le note Pascale Deumier, « la réception dont il
s’agit n’est pas franchement une érection du droit souple au rang de norme », ce dernier « joue
un rôle d’étalon du comportement plus que de prescription juridique. […] Dès lors, l’utilisation
ici faite du droit souple [de la coutume kanak] se situe à mi-chemin de son usage pour l’interprétation de la règle et de son érection comme norme »1493. Différente est la réception de la
coutume par le contrat, permettant une gradation normative.
b. Réception par le contrat
Le contrat est un moyen simple et efficace permettant de donner à la coutume kanak un effet
normatif, même en dehors de son champ de compétence ratione personae et materiae. « L’ordre
juridique reçoit le contrat, le contrat reçoit » la coutume1494. Les parties peuvent en effet, dès
lors que le droit civil commun s’applique à leur contrat, ériger en modèle normatif contractuel
des éléments puisés dans la coutume. En droit interne la validité d’une telle réception peut
s’appuyer sur les articles 1134 et 1135 du Code civil applicable à la Nouvelle-Calédonie1495. En
droit international privé, le treizième considérant du préambule du règlement n° 593/2008 du
17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles (dit de Rome 1) précise que
« Le présent règlement n’interdit pas aux parties d’intégrer par référence dans leur contrat
un droit non étatique ou une convention internationale »1496. Cette possibilité reconnue aux
parties de se départir, sous réserve de l’ordre public, des normes étatiques est donc acquis dans
l’ordre interne comme international.
L’intérêt se situe ici dans les hypothèses où la coutume n’est pas en soi déjà applicable. Concernant un contrat civil passé alors que toutes les parties sont de statut civil coutumier, la coutume s’applique sans qu’il soit besoin de l’invoquer, la seule interrogation étant celle, on l’a
vu, de la structuration d’un droit coutumier des contrats. Dans ce cadre, sont concernés les
contrats passés alors que les parties sont de statut différent, et/ou pour les contrats non civils,
à l’instar des contrats de travail, commerciaux ou de sociétés.
En ce qui concerne le contrat de travail, Nadège Meyer explique que :
La reconnaissance de l’application de la coutume, ou plus probablement de certains des aspects de
celle-ci, peut résulter directement du contrat de travail conclu entre un salarié et un employeur en
particulier. Le contrat pourrait tout à fait prévoir que le salarié, relevant de la coutume a notamment
des obligations particulières qui lui incombent, au vu de sa qualité d’oncle utérin, de chef de clan, ou à
l’occasion d’un mariage, d’un décès… et que ces obligations justifieront toutes les absences éventuelles
que le salarié pourrait avoir de ce fait. L’employeur et le salarié pourraient ainsi contractualiser
1493 - � . Deumier, « La réception du droit souple par l’ordre juridique », op. cit., p. 123.
P
1494 - � our paraphraser P. Deumier, op. cit., p. 123.
P
1495 - � evenus respectivement articles 1103 et 1194 du Code civil métropolitain. L’ordonnance n° 2016-131 du
D
10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations n’est pas
applicable en Nouvelle-Calédonie du fait du transfert de la compétence du droit civil. L’article du Code civil
métropolitain selon lequel « Chacun est libre de contracter ou de ne pas contracter, de choisir son cocontractant et de déterminer le contenu et la forme du contrat dans les limites fixées par la loi » pourrait également
fonder l’accueil de la coutume dans un contrat signé en France métropolitaine.
1496 - � e règlement comme tous les règlements européens n’est pas applicable en Nouvelle-Calédonie.
C
521
�le statut coutumier du salarié et légitimer des agissements qui, sans cela, pourraient constituer des
fautes professionnelles appelant des sanctions disciplinaires pouvant aller jusqu’au licenciement.1497
522
Cette réception de la coutume dans le contrat de travail offrirait en effet un véritable fait justificatif à une éventuelle responsabilité contractuelle1498.
On se souvient que la Cour d’appel de Nouméa estime que le GDPL est une personne morale
de droit coutumier1499. Ce faisant, régi par la coutume pour son fonctionnement interne, il
en découle que le règlement intérieur d’un GDPL, qu’il fasse ou non directement référence
à la coutume, doit être interprété au regard de la coutume et des usages coutumiers. Ainsi,
lorsque que ce règlement intérieur prévoit que l’assemblée générale du GDPL peut être convoquée par le mandataire à la demande du Président du conseil des chefs de clan, cette disposition doit être interprétée à l’aune de la coutume. Dès lors, il est jugé que « cette disposition au sens des usages coutumiers, n’offre pas qu’une simple faculté de convocation laissée
à l’appréciation du mandataire, mais lui confère une compétence liée en vertu du principe
c
outumier ’obéissance à la volonté générale exprimée par le Président des chefs de clan »1500.
d
Les terres coutumières, soumises à la règle des « 4 i » qui interdit sur elles tout contrat translatif
de propriété, peuvent en revanche être l’objet, pour leur valorisation économique et juridique,
d’un bail et même d’un bail emphytéotique. Si un jugement rendu par la section détachée de Koné
estime que la coutume s’applique au bail portant sur des terres coutumières, dès lors également
qu’il a été conclu entre deux parties de statut coutumier, plus particulièrement à la question du
paiement des loyers d’un local commercial situé en terre coutumière1501, il paraîtrait incongru que
la coutume soit exclue du contenu même du bail, notamment du bail emphytéotique, au motif
que le droit commun devait s’appliquer. Ces baux emphytéotiques sont en effet très utilisés lorsqu’une entreprise de droit commun entend développer une activité sur terre coutumière. Samuel
Gorohouna en apporte des exemples, notamment dans la zone VKP ou du Mont-Dore1502. La prise
en compte de la coutume est rendue possible par le biais de l’acte coutumier qui est établi dès lors
que le projet de développement économique portant sur une terre coutumière nécessite qu’il soit
accepté par les clans à l’issue d’un palabre coutumier1503. L’accord de Nouméa prévoit (pt. 1. 4) que
« des baux seront définis par le Congrès, en accord avec le Sénat coutumier, pour préciser les relations entre le propriétaire coutumier et l’exploitant sur les terres coutumières ».
Cette réception de la coutume par le biais du contrat permet de donner à cette dernière la force
d’une « loi », pour des domaines ou entre des personnes qui, en principe, n’y sont pas soumis.
Néanmoins cette normativité de la coutume n’est que relative, soit parce qu’elle ne concerne
que les rapports entre les parties, soit parce qu’elle relève du pouvoir souverain du juge. Dès
lors, une intervention du législateur afin de définir le champ d’application de la coutume dans
l’ordre juridique permettrait de franchir un palier supplémentaire dans sa réception.
1497 - � . Meyer, supra Partie 2 – Chapitre 1 – Section 2, spéc. I.A.
N
1498 - � bid.
I
1499 - � oir supra I.A.2.b. Droit commercial ; GDPL.
V
1500 - � A Nouméa, 27 août 2012, n° RG 12/242.
C
1501 - � PI Nouméa, sect. Koné, 5 sept. 2006, RG n° 06/19, cité par S. Sana-Chaillé de Néré, V. Parisot, supra Partie
T
2 – Chapitre 3 – Section 3, spéc. § 1.I.B.2.b)
1502 - S. Gorohouna, supra Partie 2 – Chapitre 2 – Section 3, spéc. I. B.
�
1503 - � . Elia, supra Partie 2 – Chapitre 3 – Section 2 – § 2, spéc. III. B.
C
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
II. A. 2. La réception de la coutume par renvoi de l’ordre juridique
a. Nécessité d’un renvoi à la coutume
Si l’intégration directe de la coutume se heurte à de nombreux obstacles normatifs, institutionnels et culturels, rendant l’œuvre vaine, en revanche une intégration indirecte par la
technique de la délégation de l’ordre juridique, apparait possible. Pour qu’elle soit intégrée,
il suffit que la norme, de source étatique ou calédonienne, prévoie en son sein un renvoi à la
coutume, par la « technique de la délégation ». Le droit français connaît ce renvoi légal aux
usages « locaux », de la « région », « des lieux », « du pays »1504. Cette méthode n’est pas inconnue
de la loi organique du 19 mars 1999, ni de normes calédoniennes, lois du pays ou délibérations
du Congrès, délibérations des assemblées de provinces.
L’intérêt d’une telle délégation réside autant dans l’objectif de garantir que dans l’idée de développer la place de la coutume dans le corpus normatif contemporain de la Nouvelle-Calédonie, terre de pluralisme juridique. Comme l’écrit Pascale Deumier, citant Nicolas Molfessis,
« le recours aux usages favorise la coordination des règles en dressant un pont entre deux ou
plusieurs dispositions. Certes […], toutes les règles qui composent un système juridique sont
reliées les unes aux autres, sans qu’il soit nécessaire de recourir à une technique particulière.
Mais par le renvoi, le lien sera formellement inscrit dans la règle »1505. Et de cette coordination
entre le droit commun et le droit coutumier il a été montré dans notre matière qu’elle était
parfois insuffisante, voire inexistante tant les règles actuelles tendent à donner l’image de
deux normes qui se croisent mais sans jamais s’entremêler. La résolution actuelle du conflit
interne de normes, reposant sur l’article 9 de la loi organique, en témoigne : les Kanak sont
tour à tour soumis soit au droit civil, soit à la coutume selon la situation en cause ou la personne avec laquelle ils ont noué la relation, et ces deux normes sont à chaque fois prises et
appliquées comme un tout, créant une sorte de mur juridique entre les deux droits.
Le « droit délibéré, s’il n’est certes jamais obligé de déléguer au droit spontané, y est néanmoins
contraint par la nécessité, par la réalité d’une diversité face à laquelle il est mal armé »1506.
N’est-ce pas cette contrainte qui touche le législateur français autant que calédonien ? Le
respect de l’identité kanak, érigé au rang d’objectif à valeur constitutionnelle par l’accord de
Nouméa du 5 mai 1998, oblige les législateurs français et calédonien à respecter et à permettre
autant que garantir la juridicité de la coutume kanak. Or les obstacles relevés plus avant
témoignent qu’ils sont mal armés pour assurer eux-mêmes cet objectif.
Dans la mesure où la délégation se fait en aveugle, le législateur ne connaissant pas forcément par avance le contenu de la coutume, celle-ci garde sa spécificité dans son existence
comme pour son évolution par rapport à la norme délégante.
Mais si le droit spontané garde alors son autonomie dans son existence et dans son évolution,
sa positivité est reçue par celle du droit délibéré. Certes, la règle spontanée garde sa propre
effectivité. C’est très certainement par cette effectivité qu’elle domine la plupart des relations
de son groupe, et s’y maintient. Cependant, lorsqu’elle se trouve invoquée devant le juge, c’est
1504 - � . Deumier, Le droit spontané, éd. Economica, 2002, n° 400 s.
P
1505 - � bid. n° 401, citant N. Molfessis, « Le renvoi d’un texte à un autre », RRJ 1997, p. 1193 et s.
I
1506 - � bid. n° 401.
I
523
�dans la loi que le tribunal trouve la raison de son invocation. La positivité quotidienne de la
règle spontanée se double donc d’une positivité de validité, qui met son application judiciaire à
l’abri de toute contestation.1507
524
Là est sans doute l’un des enjeux de la réception de la coutume kanak dans le corpus normatif contemporain de la Nouvelle-Calédonie : faire en sorte que la coutume vivante, celle qui
s’exprime au quotidien, non seulement demeure de source coutumière mais également qu’elle
continue à cimenter – si tel en tout cas est leur souhait et la Charte du peuple kanak semble
le démontrer – les liens entre les coutumiers, la société coutumière et ce peuple kanak. La
non-effectivité normative ou judiciaire de la coutume en dehors du champ qui lui est actuellement reconnu est en effet souvent dénoncée par les coutumiers comme une des causes du
délitement de la société coutumière. Ainsi la négation du droit pénal coutumier entraine- t
elle que les autorités coutumières, pourtant de par la coutume investies d’un rôle de sanction,
sont parfois poursuivies devant le juge judiciaire pour violation du droit pénal dans la mise en
œuvre de ce pouvoir1508. Leur autorité s’en trouve nécessairement, dans le monde coutumier,
amoindrie et, plus loin, c’est l’effectivité et la capacité pour la coutume à être perçue par les
Kanak comme un véritable modèle de comportement qui sont en jeu.
Si, sur le fond, la raison de ces poursuites pénales à l’encontre des coutumiers tient le plus
souvent à l’incompatibilité entre la sanction coutumière et l’objectif défendu par la norme
pénale1509, néanmoins la réaction du droit pénal pourrait être davantage mesurée. Les ponts
créés notamment par le renvoi à la coutume – même en droit pénal – en plus de l’utilisation
des instruments fondamentaux du droit, autorisent ce rapprochement acculturé, ferment d’un
véritable pluralisme juridique du « destin commun ».
En effet, dans la mesure où le renvoi à la coutume marque une intégration, non pas directe, ce
qu’aurait entraîné une rédaction de la coutume, mais une intégration indirecte, qui respecte
sa nature profonde1510, la coutume ne sera ni figée, ni déformée, ni trahie, ni vouée à disparaître. Sur le fond, elle demeure de la compétence des coutumiers malgré le renvoi opéré vers
elle par le droit commun. Elle pourra s’exprimer, mais également poursuivre son évolution à
l’image de celle opérée via le droit coutumier de la famille ou de la responsabilité, et les ponts
ainsi créés entre les deux normes seront, à l’instar de la coutume judiciaire, un moteur de cette
évolution acculturée1511.
La délégation, inscrite dans la norme, est en mesure de donner sa juridicité à la coutume dans
un domaine qui ne le lui est pas forcément reconnu aujourd’hui. Le rôle du législateur étant
alors, en coordination avec les coutumiers, de déterminer le domaine, les points de cette délégation. Pour que cette délégation fonctionne, il faut également que la coutume définisse son
contenu, qu’elle réponde aux attentes que la norme délibérée a défini ou ressenti.
1507 - � bid. n° 403.
I
1508 - � oir par ex. les affaires citées par V. Malabat, supra Partie 2 – Chapitre 1 – Section 1 – § 1, spéc. I. A.
V
1509 - � insi des châtiments corporels qui ne peuvent être tolérés au prétexte de préserver la coutume.
A
1510 - � . Deumier, Le droit spontané, op. cit., n° 403.
P
1511 - � oir supra I. B. 1. a
V
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
b. Mise en œuvre du renvoi à la coutume
De l’étude des textes, cette habilitation prend deux formes, qui ne donnent pas la même force
normative à la norme déléguée.
Habilitation normative – L’habilitation est normative lorsque la norme délibérée désigne
expressément la coutume en qualité de norme délibérante, cette dernière se substituant
alors à la première pour régir une situation juridique dans les conditions et à la mesure de
l’habilitation ainsi formulée. Le droit civil connaît cette forme de délégation à la coutume
ou aux usages, que l’on retrouve notamment aux articles 11351512 ou 593 du Code civil de
Nouvelle-Calédonie.
Cette forme d’habilitation est celle qui est pratiquée à propos de la coutume par les textes
existants. Ainsi les articles 7 et 18 de la loi organique de 1999 qui donnent compétence à la
coutume pour régir le droit civil et les terres coutumières ainsi que les biens qui y sont situés.
De même plusieurs articles de la délibération du 3 avril 1967, antérieure à la loi organique
mais prolongeant aujourd’hui celle-ci, disposent que le mariage, sa dissolution, l’adoption sont
régis par la coutume1513. De même l’article 1er de la loi du pays du 15 janvier 2007 sur les actes
coutumiers dispose-t-il que « le palabre est une discussion organisée selon les usages de la
coutume kanak ».
C’est encore la méthode utilisée par le projet de loi du pays sur les successions coutumières1514.
Son article 7 dispose que « La succession coutumière est réalisée conformément à ce qu’auront
décidé, par consensus, les personnes présentes ou régulièrement représentées, au(x) palabre(s)
de succession », laissant ainsi à l’autorité coutumière compétente – le chef de clan selon l’article 5 du projet – et à la coutume de définir qui sont les héritiers et quelle part leur revient
dans le patrimoine du défunt. Cela n’empêche pas néanmoins le projet de définir des règles que
l’on pourrait qualifier « d’ordre public coutumier », à l’instar de l’article 12 qui prévoit que le
conjoint ou les enfants qui portent le nom du défunt ne peuvent être exclus du partage des biens
de ce dernier. L’article 13 du projet crée également une sorte de testament olographe coutumier
en édictant que « conformément au respect dû à l’esprit des morts dans la Coutume, le palabre
de succession tient compte de la Parole coutumière qui a été exprimée par le défunt, de son
vivant ». Pour le reste, le projet ne tend pas à donner la substance de la succession coutumière, il
a pour but d’en organiser les modalités afin de la rendre sûre et incontestable.
Ces hypothèses d’habilitation normative ressortent du domaine traditionnellement alloué à la
coutume dans le cadre de la loi organique de 1999. La question se pose d’une telle habilitation
qui pourrait être accordée en dehors du cadre strict du droit civil.
Ainsi en droit pénal, outre la médiation pénale que l’accord de Nouméa appelle de ses vœux1515,
une délégation à la coutume pourrait s’appuyer sur l’article 521-1 alinéa 2 du Code pénal selon
1512 - � evenu art. 1194 dans le Code civil métropolitain.
D
1513 - � espectivement articles 40, 44 et 37.
R
1514 - � élibération n° 08-2015/SC du 2 juillet 2015 portant proposition de loi du pays relative aux successions coutuD
mières kanak, JONC du 4 août 2015, p. 6851.
1515 - � ur laquelle voir V. Malabat, supra Partie 2 – Chapitre 1 – Section 1, spéc. II.B.1. ; É. Duraffour, supra Partie
S
2 – Chapitre 1 – Section 2, spéc. introduction.
525
�526
lequel les dispositions réprimant les sévices aux animaux « ne sont pas applicables aux courses
de taureaux lorsqu’une tradition locale ininterrompue peut être invoquée. Elles ne sont pas
non plus applicables aux combats de coqs dans les localités où une tradition ininterrompue
peut être établie ». Saisi d’une QPC à propos de cette exception coutumière, le Conseil constitutionnel la déclara conforme à la Constitution au motif :
qu’en procédant à une exonération restreinte de la responsabilité pénale, le législateur a entendu
que les dispositions du premier alinéa de l’article 521 1 du code pénal ne puissent pas conduire
à remettre en cause certaines pratiques traditionnelles qui ne portent atteinte à aucun droit
constitutionnellement garanti ; que l’exclusion de responsabilité pénale instituée par les dispositions contestées n’est applicable que dans les parties du territoire national où l’existence d’une
telle tradition ininterrompue est établie et pour les seuls actes qui relèvent de cette tradition ;
que, par suite, la différence de traitement instaurée par le législateur entre agissements de même
nature accomplis dans des zones géographiques différentes est en rapport direct avec l’objet de la
loi qui l’établit ; qu’en outre, s’il appartient aux juridictions compétentes d’apprécier les situations
de fait répondant à la tradition locale ininterrompue, cette notion, qui ne revêt pas un caractère
équivoque, est suffisamment précise pour garantir contre le risque d’arbitraire.1516
L’exception montre que le droit pénal, malgré l’impérativité qui le caractérise, est apte à
accueillir en son sein des pratiques coutumières tant qu’elles ne heurtent pas des valeurs
jugées fondamentales.
En droit du travail, si le contrat de travail peut, on l’a vu, accueillir des éléments négociés tirés de
la coutume, Nadège Meyer note cependant que ces contrats étant le plus souvent non véritablement négociés par le salarié, « les conventions et accords collectifs de travail peuvent s’avérer être
le meilleur vecteur de réception de la coutume dans les relations professionnelles »1517. Ainsi reçue,
la coutume pourra « se hisser au premier rang de la hiérarchie des normes d’origine professionnelle » et « l’employeur se verra contraint de respecter la coutume consacrée dans une convention
collective et ne pourra y contrevenir par décision unilatérale, par une clause du contrat de travail,
par un accord atypique, un usage ou encore dans le cadre du règlement intérieur »1518. Surtout et à
la différence du contrat de travail qui n’a qu’un effet relatif, la convention collective intégrant un
renvoi à la coutume, en raison de son « caractère collectif (...) s’applique à l’ensemble des salariés
compris dans son champ d’application géographique et professionnel ». Si elle peut être limitée
à l’entreprise, elle « peut également couvrir une branche professionnelle, voire bénéficier d’une
application généralisée en cas de négociation d’un accord au niveau interprofessionnel et territorial. Dans ce dernier cas, la réception de la coutume par la norme négociée couvre l’ensemble
de la Nouvelle-Calédonie et produit les mêmes effets avec la même force contraignante qu’une
loi »1519. On perçoit dès lors la potentialité d’un tel renvoi à la coutume. À défaut, l’habilitation de
la coutume en dehors du droit civil peut à tout le moins être consultative.
Habilitation consultative – L’habilitation est simplement consultative lorsque l’autorité
source de la norme délibérée, tout en conservant cette compétence pour édicter la norme positive, sollicite à cette fin d’édiction l’avis des coutumiers, institutions ou autorités selon les cas.
1516 - � ons. Const., 21 septembre 2012 n° 2012-271 QPC, consid. n° 5.
C
1517 - � . Meyer, supra Partie 2 – Chapitre 1 – Section 2, spéc. I. A.
N
1518 - � bid.
I
1519 - � bid.
I
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Sur ce terrain se situe par exemple la compétence du Sénat coutumier par rapport au
Congrès. Le Sénat, on le sait, est en vertu de l’article 142 de la loi organique sollicité par le
Congrès pour :
Tout projet ou proposition de loi du pays relatif aux signes identitaires tels que définis à l’article
5, au statut civil coutumier, au régime des terres coutumières et, notamment, à la définition des
baux destinés à régir les relations entre les propriétaires coutumiers et exploitants sur ces terres
et au régime des palabres coutumiers, aux limites des aires coutumières ainsi qu’aux modalités
d’élection au sénat coutumier et aux conseils coutumiers.
Mais au final, quel que soit l’avis du Sénat, « le congrès statue définitivement ». Si l’avis du
Sénat coutumier n’est en soi que consultatif, la demande d’avis est à tout le moins obligatoire.
Or, Cyprien Elia constate que de nombreux « textes du gouvernement sur le domaine coutumier et les terres coutumières n’ont pas fait l’objet d’une consultation préalable obligatoire
du Sénat pour un avis consultatif1520. Cette violation des articles 99-5, 142 et 143 combinés de
la loi organique, qui donnent au Sénat coutumier une autonomie à part entière pour tout ce
qui relève de l’identité kanak, est perçue par ce dernier comme un manque de considération
de son domaine de compétence »1521.
Il en est de même des provinces dans le cadre de leur compétence en matière de droits d’exploration, d’exploitation, de gestion et de conservation des ressources naturelles biologiques
et non biologiques des eaux intérieures, dont celles des rades et lagons, de leur sol et de leur
sous-sol, et du sol, du sous-sol et des eaux surjacentes de la mer territoriale, pour l’exercice
de laquelle elles « prennent, après avis du conseil coutumier concerné, les dispositions particulières nécessaires pour tenir compte des usages coutumiers »1522. Ici encore et bien que la
demande d’avis soit obligatoire, les provinces édictent ou prennent seules, au final, la réglementation ou la décision, à moins que le texte ne la lie à l’accord des coutumiers1523.
Outre celles liées à l’absence de demande d’avis ou au non-respect de l’avis donné qui au
mieux rend illégale la norme édictée et à tout le moins illégitime, la difficulté qui peut
se poser est celle de l’étendue de l’obligation de solliciter l’avis. Ainsi, lorsque l’article
313-2 du Code de l’environnement de la province Sud prévoit que « dans l’hypothèse où
la ressource » biologique, génétique ou biochimique à exploiter « se situe sur des terres
coutumières, le contrat accessoire doit être accompagné d’un acte coutumier attestant de
l’accord des populations concernées », ou que l’article Lp. 141-7 du Code minier prévoit
que l’autorisation d’occupation du sol n’est accordée à des fins de prospection minière
qu’après que « les bénéficiaires de droits coutumiers ou leurs représentants qualifiés, pour
les terres régies par la coutume » aient été consultés, la notion de terre coutumière n’est
pas entendue de la même façon par le texte que par les coutumiers. Si les terres coutumières s’entendent légalement par référence à l’article 6 de la loi organique, désignant
1520 - � es zones de développement durable, le fonds de garantie de développement en terres coutumières, l’arrêté sur
L
l’observatoire de l’identité kanak, voir extrait cahier n° 23 du Sénat, site du Sénat coutumier.
1521 - � . Elia, supra Partie 2 – Chapitre 3 – Section 2 – § 2, spéc. V.B.
C
1522 - � rt. 46 de la loi organique de 1999.
A
1523 - � ar ex. art. 222-3 du Code de l’environnement de la province Nord : « En terres coutumières ou sur les lieux
P
significatifs de la culture kanak, une zone de protection est définie sous la responsabilité des autorités coutumières compétentes. Tout immeuble compris dans cette zone de protection peut, en tant que de besoin, être
classé avec l’accord des autorités coutumières compétentes ».
527
�528
cette surface terrestre représentant aujourd’hui environ 27 % du territoire, les terres
c
outumières pour les coutumiers s’étendent également sur la mer et les parties immergées
du territoire, qui prolongent les terres coutumières1524. La « zone d’influence coutumière »
est ainsi pour la coutume plus large que celle définie par la loi organique et les normes
écrites calédoniennes1525. Cette difficulté s’est notamment posée lors du débat sur la loi du
pays relative au domaine public maritime de 20021526, à propos de laquelle le Sénat a rappelé
que selon la conception coutumière du domaine maritime ce dernier fait partie intégrante
des terres coutumières1527. De fait, la loi du pays n’a répondu que partiellement à cette attente.
Sans doute, cette procédure de consultation des coutumiers devrait être renforcée. Outre
qu’elle marquerait une meilleure reconnaissance du rôle des autorités coutumières, l’avis
rendu permettrait, d’une part, à l’autorité délibérante de prendre conscience de l’impact de
la norme en préparation sur la société coutumière et au besoin de l’adapter en conséquence,
d’autre part aux coutumiers d’être associés à cette préparation, leur donnant alors la possibilité de se l’approprier, de voir en cette norme exogène un modèle de comportement pouvant
trouver des points de convergence avec la coutume.
II. B. Une réception garantie
La réception de la coutume par le corpus normatif contemporain de la Nouvelle-Calédonie,
au-delà des méthodes utilisées à cette fin, suppose que la coutume qu’il s’agit de rendre compétente voit son application garantie. Cette garantie passe par les conditions et le régime de
sa mise en œuvre (1) et de son titre à s’appliquer lorsque doit être tranché, au préalable, un
conflit interne de normes (2).
II. B. 1. La coutume garantie dans sa mise en œuvre
a. Connaissance de la coutume
La coutume étant d’essence orale, son application suppose de la connaître ou de connaître la
décision coutumière qui a été prise sur son fondement et qui est un préalable nécessaire à une
autre décision. Pour cela il convient d’une part d’associer davantage les coutumiers à la prise
de décision, qu’elle soit normative ou judiciaire, d’autre part de rendre certaine et incontestable la réponse coutumière donnée.
Consultation des coutumiers – On l’a vu, plusieurs textes prévoient une consultation préalable
des coutumiers, institutions ou autorités coutumières, dans la phase de création d’une norme
1524 - � Charte du peuple kanak », pt. 81 : « La souveraineté naturelle des chefferies et de leurs clans s’exerce sur leur
«
propre territoire traditionnel, délimité naturellement tantôt par les sommets des montagnes et les rivières,
tantôt par tel rocher, tel bras de mer, tel récif ou ligne d’horizon sur la mer. Cette délimitation naturelle et
humaine a permis la cohabitation des chefferies, entités sociales autochtones autonomes. La souveraineté du
peuple autochtone Kanak traduit la souveraineté globale des chefferies et de leurs clans ».
1525 - « � harte du peuple kanak », pt. 101 : « L’autorité coutumière, garante de l’ordre public coutumier, s’exerce
C
sur quiconque sur les terres coutumières et envers les membres de la communauté coutumière où qu’ils
se trouvent. Elle s’étend également au domaine public terrestre et maritime sur l’ensemble de la Zone
d’Influence Coutumière ».
1526 - � oi du pays n° 2001-017 du 11 janvier 2002 sur le domaine public maritime de la Nouvelle-Calédonie et des
L
provinces, JONC, 18 janvier 2002, p. 240 et s.
1527 - � x. donné par G. Nicolas, supra Partie 2 – Chapitre 3 – Section 2 – § 1, spéc. II. B.
E
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
substantielle1528. Pour qu’elle soit efficiente, cette consultation doit non seulement être respectée, mais elle doit sans doute être développée. Sur le premier point, on rappellera ce constat fait
par Cyprien Elia comme par le Sénat coutumier lui-même, que de nombreux textes intéressant
l’identité kanak ne font l’objet d’aucune consultation du Sénat coutumier notamment, alors
pourtant qu’elle est obligatoire1529. Il convient donc que cette consultation, lorsqu’elle est prévue
par les textes, soit a minima mise en œuvre. Mais elle devrait également être développée, et ce
même au-delà des domaines qui relèvent du champ normatif de la coutume : soit en la rendant
obligatoire dans les domaines où la coutume, le statut coutumier des personnes sont directement
concernés ou que la zone touchée est celle « d’influence coutumière »1530 ; soit en la rendant facultative pour d’autres domaines où la coutume est moins impactée. Cette collaboration renforcée
entre les institutions étatiques ou calédoniennes de droit commun et les institutions et autorités
coutumières irait dans le sens du « pluralisme juridique coopératif » souhaité par la Charte du
peuple kanak dans l’administration du territoire de la Nouvelle-Calédonie (valeur n° 103).
La consultation est, d’une part, nécessaire dans le cadre de la confection de la norme. Ainsi en matière
de législation sociale, Nadège Meyer estime qu’afin « de garantir une prise en compte de la
coutume à tous les niveaux de négociation collective, il convient que le législateur édicte
une obligation de négocier sur ce thème. À l’obligation annuelle de négocier dans la branche
ou dans l’entreprise notamment sur la rémunération, la durée du travail et son organisation,
pourrait être ajoutée une obligation de négocier annuellement sur les conditions de travail
des salariés dans une entreprise multiculturelle. Cette obligation annuelle de négocier peut
se transformer en une obligation triennale ou quinquennale lorsqu’un accord collectif a été
conclu en ce sens au niveau de l’entreprise ou de la branche d’activité »1531. On a vu en effet que
le droit du travail, bien qu’exclusif de l’application de la coutume, ne peut rester indifférent au
statut coutumier du salarié voire de l’employeur (cas du GDPL, du clan qui a la personnalité
morale), ou encore au fait que le travail est accompli sur une « zone d’influence coutumière »
ou dont l’objet est en soi coutumier.
La consultation est, d’autre part, nécessaire dans la mise en œuvre de la norme par le juge, qu’il
s’agisse de la coutume voire d’une norme de droit commun mais dont l’interprétation peut
intégrer une dimension coutumière1532. Si, s’agissant de l’application de la coutume dans le
cadre de la compétence des juridictions coutumières, les assesseurs coutumiers ont pour rôle
justement de dire la coutume et d’assurer ce rôle de consultant, la juridiction peut décider que
sa décision ne pourra intervenir qu’après qu’une consultation des coutumiers ait été organisée. On a vu notamment que la juridiction en formation coutumière, lorsque le conflit dont
elle est saisie touche directement un aspect fondamental de l’identité kanak, instaure parfois
un « intermède coutumier », pour lequel elle sursoit à statuer par un jugement avant dire
droit afin de permettre aux parties de tenter un palabre sous l’égide des autorités coutumières
concernées1533. Si cet intermède coutumier n’est pas nécessairement obligatoire, il peut en
revanche l’être dans certains cas et ressortir alors d’un « ordre public coutumier » que le juge
ou le droit de la coutume pourraient définir.
1528 - � oir supra II. A. 2. b.
V
1529 - � . Elia, supra Partie 2 – Chapitre 3 – Section 2 – § 2, spéc. V. B.
C
1530 - � our reprendre l’expression utilisée par la « � harte du peuple kanak » en sa valeur 101.
P
C
1531 - � . Meyer, supra Partie 2 – Chapitre 1 – Section 2, spéc. I. B.
N
1532 - � oir supra II. A. 1 et la réception de la coutume par les outils fondamentaux de l’ordre juridique.
V
1533 - � oir supra I. B. 1. a. Dimension processuelle de l’acculturation.
V
529
�530
C’est le cas par exemple de la procédure de dissolution judicaire du mariage coutumier pour
laquelle la consultation des clans est un préalable obligatoire à la saisine du juge en formation
coutumière. Ainsi le Tribunal de première instance de Nouméa, section de Koné, juge-t-il que
« le préalable coutumier, lequel constitue le pendant de la compétence exclusive qui revient aux
clans dans la décision de former l’union, revêt un caractère d’ordre public. Dès lors la saisine de la
juridiction en formation coutumière ne revêt qu’un caractère subsidiaire et ne peut être déclarée
recevable qu’après l’épuisement effectif du préalable coutumier »1534. Le mariage coutumier est en
effet déclaratif, tout comme sa dissolution. Dès lors et, d’une part, l’accord des clans suffit à cette
dissolution, qui devra à tout le moins être déclarée à l’état civil coutumier1535. Il n’est pas besoin
de faire constater l’accord par le juge. D’autre part, la qualification d’ordre public coutumier de
ce préalable rend l’action en dissolution portée devant le juge coutumier irrecevable s’il n’est pas
démontré que les époux ont ou ont tenté de consulter les clans concernés. Les époux ne pourraient pas même renoncer à ce préalable coutumier. La solution s’impose parce que le mariage
coutumier n’est pas l’apanage des seuls époux, il relève avant tout des clans qui l’ont créé.
Lorsque la juridiction applique le droit commun, mais que la coutume peut – doit – être prise
en considération dans l’appréciation des comportements des individus de statut coutumier pour
l’interprétation des conditions posées par la norme de droit commun, telles que la faute, le préjudice, l’intérêt, la responsabilité pénale1536, la consultation apparaît indispensable dans la mesure
où la juridiction statue ici en formation de droit commun, c’est-à-dire sans assesseurs coutumiers. Si le recours à une expertise, comme suggéré par le Conseil constitutionnel dans le cadre
de la compétence de la juridiction pénale pour statuer sur les intérêts civils coutumiers1537, serait
un moindre mal, c’est davantage vers les autorités coutumières qu’il conviendrait de se diriger,
à tout le moins lorsque le juge est saisi d’un litige propre à justifier un « intermède coutumier ».
L’acte coutumier comme preuve de la coutume, de la décision coutumière – Désormais bien
installé dans le paysage juridique calédonien et coutumier, l’acte coutumier est un instrument
qui, bien utilisé, présente des garanties de fiabilité de son contenu. Les données présentées par
Cyprien Elia permettent de prendre la mesure du chemin parcouru depuis l’entrée en vigueur,
le 1er septembre 2008, de ce nouvel instrument1538. Plus de dix mille actes ont été rédigés sur
des questions aussi quotidiennes que touchant au cœur de l’identité kanak. L’article 5 de la loi
du pays du 15 janvier 2007 dispose que l’acte coutumier peut être demandé par une personne
physique ou morale, ou requis par des textes en vigueur en Nouvelle-Calédonie.
À ce jour, quelques textes requièrent la production d’un acte coutumier : articles Lp. 3641539
et Lp. 890-4 alinéa 21540 du Code des impôts de la Nouvelle-Calédonie ; article 8.3 du Code
1534 - � PI Nouméa, section de Koné, 5 février 2013, n° 13/67 JAF. Dans le même sens, CA Nouméa, 30 octobre 2014,
T
RG n° 2013/225.
1535 - � rt. 44 et 45 de la délibération n° 424 du 3 avril 1967.
A
1536 - � oir supra II .A. 1. a.
V
1537 - � ons. Const., 14 novembre 2013, n° 2013-678 DC, consid. n° 37.
C
1538 - � . Elia, supra Partie 2 – Chapitre 3 – Section 2 – § 2, spéc. III. C.
C
1539 - � La liquidation des droits de mutation par décès dus à l’occasion de la succession de citoyens de statut civil
«
particulier est effectuée, au vu des certificats d’hérédité ou de propriété, établis à la suite de la réception d’un
acte coutumier et dont un exemplaire est adressé à la direction des services fiscaux, service de la fiscalité immobilière, par le service compétent. »
1540 - � Pour les constructions productives de revenus commerciaux, industriels ou artisanaux, édifiées en terre cou«
tumière, non soumises à l’obligation d’un permis de construire, la taxe est liquidée par l’autorité administrative
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
du développement économique de la province des îles Loyauté1541 ; articles 1.2.2, 2°1542,
2.1.11543 et 2.3.61544 du Code de l’habitat de la province des îles Loyauté ; article 313-2 du Code
de l’environnement de la province Sud1545. C’est peu et le recours à l’acte coutumier gagnerait
à se développer et à devenir obligatoire toutes les fois que la coutume, les coutumiers sont sollicités par une norme de droit de la coutume pour prendre une décision coutumière. Le projet
de loi du pays sur les successions coutumières donne une place importante à l’acte coutumier,
ainsi son article 10 dispose que « La décision issue du palabre coutumier est retranscrite, tant
dans ses motifs que ses dispositifs, dans un acte écrit coutumier de succession », et les articles
28 et 29 en définissent le régime juridique1546.
Cette intégration de l’acte coutumier dans les normes applicables en Nouvelle-Calédonie suppose néanmoins de réformer certains textes, parfois totalement. Ainsi Christine Bidaud-Garon
a montré que la délibération du 3 avril 1967 sur l’état civil coutumier est devenue obsolète et
inadaptée, notamment parce qu’antérieure à la loi du pays sur les actes coutumiers, aucun lien
n’est prévu entre les deux actes, alors que « le risque d’erreur sur la détermination du statut
des personnes et par conséquent du service de l’état civil compétent pourrait être largement
diminué par l’organisation d’un système de transcription des actes coutumiers sur les registres
de l’état civil coutumier »1547.
À défaut pour le législateur d’agir, le juge peut également ordonner le recours à l’acte coutumier comme mode de preuve d’une décision coutumière. C’est ce qu’il décide par exemple
lorsqu’il s’agit de constater le préalable coutumier en matière de dissolution du mariage. Après
avoir estimé que la saisine des clans pour avis est un préalable d’ordre public coutumier, rendant à défaut irrecevable la saisine du juge, celui-ci estime qu’« En toute hypothèse, le refus
de clans de s’accorder ou leur carence doit être établi par la seule voie incontestable d’un acte
public coutumier. […] L’acte coutumier est donc le moyen pour le tribunal d’obtenir un avis
formalisé des clans sur la question posée »1548.
La Cour d’appel de Nouméa confirme l’exigence probatoire en la justifiant par un principe de
sécurité juridique1549 :
la procédure ne se résume pas à demander l’avis des chefs de clan, mais à organiser une réunion
préalable des instances claniques (un « palabre ») afin de déterminer le principe et les effets de la
mentionnée ci-dessus, au tarif en vigueur à la date de l’acte coutumier autorisant les constructions. »
1541 - � ui exige « l’autorisation coutumière ou l’acte coutumier si emprise foncière » pour une demande d’aide à
Q
l’investissement.
1542 - � ui prévoit que sont à la charge du demandeur, pour toute demande de logement ou d’aide au logement, « les
Q
enfants qu’il a recueillis à son foyer par décision administrative, de justice ou par acte coutumier ».
1543 - � ui prévoit que « pour bénéficier d’une aide à l’accession ou à l’amélioration de l’habitat, le demandeur doit (…)
Q
fournir un acte coutumier autorisant la construction d’un habitat neuf ».
1544 - � ui prévoit la transmission d’un « acte de propriété ou autorisation coutumière attestée par un acte coutumier
Q
pour la parcelle envisagée » pour toute demande d’aide à l’accession ou à l’amélioration de l’habitat.
1545 - � Dans l’hypothèse où la ressource se situe sur des terres coutumières, le contrat accessoire doit être accompa«
gné d’un acte coutumier attestant de l’accord des populations concernées. »
1546 - � élibération n° 08-2015/SC du 2 juillet 2015 portant proposition de loi du pays relative aux successions coutuD
mières kanak, JONC du 4 août 2015, p. 6851 et s.
1547 - � h. Bidaud-Garon, supra Partie 2 – Chapitre 3 – Section 2 – conclusion.
C
1548 - � PI Nouméa, section de Koné, 5 février 2013, préc.
T
1549 - � A Nouméa, 30 octobre 2014, préc.
C
531
�532
dissolution de l’union coutumière, en garantissant l’insertion clanique de l’enfant né du couple et
en conciliant les intérêts personnels avec les intérêts familiaux ;
Qu’ainsi, l’exigence posée par les premiers juges ne se résume pas à un simple formalisme mais
vise à susciter un « palabre » transcrit dans un acte juridique attestant de sa régularité, de son
contenu, ou d’un éventuel désaccord sur le principe de la dissolution et de ses effets ; que cette
d
écision éventuellement complexe que devra retranscrire le service de l’état civil passe par l’exigence d’un acte coutumier (loi de 2007 article 1) ;
Qu’ainsi c’est bien pour répondre à un objectif de sécurité juridique qu’a été instaurée une transcription des décisions prises dans le cadre des « palabre » par la loi du pays n° 2006-15 du 15 janvier 2007, laquelle ne fait que moderniser le système antérieur des « procès-verbaux de palabre » ;
Attendu que, faute d’établir ne serait-ce qu’une tentative infructueuse de réunir les clans concernés en vue d’un palabre, l’appelante ne prouve ni la volonté des clans ni leur carence ; que si elle
avait saisi l’officier public coutumier elle aurait nécessairement produit un accusé réception et/ou
un refus motivé de sa demande d’acte (article 6 de ladite loi).
Un projet de réforme de la loi du pays sur les actes coutumiers est aujourd’hui en navette et un
point mérite attention. Actuellement la mention des motifs n’est pas exigée à peine de nullité
de l’acte1550. « Cette absence de motivation, qui surprend de prime abord, est en réalité logique.
La coutume étant orale et prononcée par les sachants coutumiers, elle n’a pas à être connue de
l’extérieur. Elle peut alors demeurer secrète. La coutume, surtout, se dit, elle ne s’explique pas, ne
se justifie pas. La solution coutumière exprime l’évidence1551 »1552. Si néanmoins ils peuvent être
transcrits, ou obtenus via un recours en interprétation de l’acte devant le conseil coutumier de
l’aire concernée, il n’en reste pas moins que rendre la mention des motifs de la décision coutumière obligatoire permettrait une meilleure connaissance de la coutume et, partant, favoriserait
son intégration. Car si le renvoi à la coutume se fait à l’aveugle, le législateur y sera d’autant
mieux enclin qu’il sera convaincu que ce renvoi ne sera pas fait dans le vide. Cette exigence de
retranscrire les motifs est portée par le projet de réforme de la loi du pays sur les actes coutumiers. Son article 22 dispose en effet que « tout acte coutumier doit comporter les mentions
obligatoires suivantes : […] La motivation de la décision s’il est statué sur une demande tendant
à conférer des droits »1553. Le Sénat coutumier, dans son exposé des motifs, indique que « cette
modification s’explique par le fait que ces actes sont d’une portée telle qu’ils doivent faire l’objet
d’une précision suffisante notamment s’ils ont vocation à être rendus publics. Ces actes écrits
coutumiers civils constituent une source importante et fondamentale du droit coutumier. Ils
doivent être explicités et expliqués notamment pour les générations futures. Enfin, dans le cas
d’un éventuel recours, la juridiction compétente doit pouvoir être en mesure d’évaluer et d’apprécier la teneur de l’acte écrit coutumier civil au-delà des éléments de fait »1554.
b. Application de la coutume
Office du juge – Dès lors qu’elle est désignée compétente, la coutume doit seule s’appliquer et
le juge doit, au besoin d’office, l’appliquer même en cas de silence ou d’opposition des parties
1550 - � rt. 7 et 8 de la loi du pays du 15 janvier 2007.
A
1551 - � oir R. Lafargue, in G. Nicolau, G. Pignarre, R. Lafargue, Ethnologie juridique, éd. Dalloz, 2007, p. 246, à propos
V
du délibéré avec les assesseurs coutumiers.
1552 - � . Cornut, « La non-codification de la coutume kanak », op. cit., p. 143.
É
1553 - � élibération n° 07-2015/SC du 30 juin 2015 portant proposition de loi du pays modifiant la loi du pays n° 2006D
15du 15 janvier 2007, JONC du 4 août 2015, p. 6831.
1554 - �JONC du 4 août 2015, p. 6849 et 6850.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
quant à cette compétence. Aucune renonciation à la coutume n’est en effet permise, si ce n’est
via une renonciation au statut civil coutumier1555. On l’a vu, les seules renonciations possibles
sont que la juridiction statue en formation de droit commun1556, mais même dans cette
hypothèse la coutume conserve sa compétence1557. Sur le juge pèse enfin la charge de la preuve
de la coutume, celle-ci étant du droit et non du fait. Ce régime juridique de mise en œuvre de
la coutume vaut autant pour le juge de Nouvelle-Calédonie que pour le juge métropolitain1558.
Il n’en reste pas moins que le bilan des décisions rendues par les juridictions en formation
coutumière1559 a montré que la coutume est, à bien des égards, sur le fond différente du droit
commun, et au-delà que certains usages coutumiers pouvaient apparaître comme contraires
à l’ordre public de l’ordre juridique, de valeurs ou de principes qui lui seraient supérieurs. De
plus, dans la mesure où le droit coutumier est potentiellement différent de la coutume en tant
que telle, se pose également la question de l’adaptation du premier par la seconde.
Principe de non-éviction de la coutume ; ordre public et coutume ; exception d’ordre public
interpersonnel – Cette question des rapports entre la coutume, l’ordre public et les droits
fondamentaux a déjà été largement développée par ailleurs et il sera renvoyé à ces travaux1560.
Il sera simplement ici rappelé deux éléments.
Le premier est qu’en reconnaissant la compétence de la coutume, laquelle se fonde sur les
articles 75 et 77 de la Constitution et sur l’accord de Nouméa de valeur constitutionnelle, la
France a admis que la coutume s’applique même s’il existe des différences. En ce sens, la place
de la coutume par rapport à l’ordre public et aux valeurs fondamentales, portées notamment
par le bloc de constitutionnalité ou par la Convention européenne des droits de l’homme,
n’est pas comparable à celle de la loi étrangère. Si la seconde peut être écartée dès lors qu’elle
est en contradiction avec l’ordre public en matière internationale, la coutume en revanche
occupe, dans l’ordre juridique français, une place plus favorable que la loi étrangère. Ainsi
la Convention européenne des droits de l’homme admet-elle des réserves à son application
afin de préserver des normes locales et elles sont parfois rappelées, justifiant une atteinte à
une liberté fondamentale à raison de l’appartenance au statut civil coutumier1561. Cette place
est reconnue notamment par deux décisions. L’une rendue par le Conseil constitutionnel,
selon laquelle « rien ne s’oppose, sous réserve des prescriptions des articles 7, 16 et 89 de la
Constitution, à ce que le pouvoir constituant introduise dans le texte de la Constitution des
d
ispositions nouvelles qui, dans les cas qu’elles visent, dérogent à des règles ou principes de
1555 - � éanmoins une telle renonciation ne serait pas forcément efficace dans la mesure où : d’une part, le conflit
N
mobile selon les cas peut être tranché en faveur de la loi de l’ancien statut (voir par ex. en matière d’intérêts
civils, É. Cornut, supra Partie 1 – Chapitre 4, spéc. I. B. 2.) ; d’autre part et si le changement de statut provoque
effectivement un changement de norme, alors l’exception de fraude à la loi ou la réserve de l’abus de droit
pourraient trouver à intervenir.
1556 - � rt. 19 de la loi organique ; art. L. 562-24 du Code de l’organisation judiciaire.
A
1557 - � oir D. Rodriguez, supra Partie 2 – Chapitre 3 – Section 1 – § 1 ; É. Cornut, supra Partie 1 – Chapitre 4, spéc. I. A. 1.
V
1558 - � ur cette hypothèse de l’application « hors sol » de la coutume, cf. infra II. B. 2. b.
S
1559 - � oir. supra Partie 1.
V
1560 - � . Cornut, « Les conflits de normes internes en Nouvelle-Calédonie. – Perspectives et enjeux du pluralisme
É
juridique calédonien ouverts par le transfert de la compétence normative du droit civil », JDI 2014, doctr. 3, p.
51 et s., spéc. n° 96 s., et, plus spécialement à propos de la coutume : « L’application de la coutume kanak par le
juge judiciaire à l’épreuve des droits de l’homme », in Ch. Chabrot, Le droit constitutionnel calédonien : Politeia,
n° 20, 2011, p. 241 et s. ; S. Sana-Chaillé de Néré et V. Parisot, supra, spéc. Introduction – II.A.
1561 - � oir par. ex. s’agissant du droit d’agir en justice : Cass. crim., 30 juin 2009, Bull. crim., n° 139 ; JCP G 2009, n° 44,
V
384, 2nde esp., obs. É. Cornut.
533
�534
valeur constitutionnelle, ces dérogations pouvant n’être qu’implicites ; que tel est le cas en l’espèce ; qu’il résulte en effet des dispositions du premier alinéa de l’article 77 de la Constitution
que le contrôle du Conseil constitutionnel sur la loi organique doit s’exercer non seulement
au regard de la Constitution, mais également au regard des orientations définies par l’accord
de Nouméa, lequel déroge à un certain nombre de règles ou principes de valeur constitutionnelle »1562. L’autre rendue par la Cour de cassation aux termes de laquelle « l’application [du
droit coutumier] échappe au contrôle de la Cour de cassation au regard de l’ordre public »1563.
Ainsi, « En refusant de contrôler la coutume au regard de l’ordre public, la Cour de cassation
choisit donc de donner pleine efficacité à l’article 7 de la loi organique du 19 mars 1999. Ce
faisant, elle accepte qu’existent, dans l’ordre juridique français, des solutions qu’elle n’aurait
pas tolérées en application d’une loi étrangère »1564.
Le second élément est que, malgré cette situation de faveur à l’application de la coutume, cela
ne peut aller jusqu’à une tolérance aveugle. Ainsi le Conseil constitutionnel nuance-t-il que si
« l’accord de Nouméa (...) déroge à un certain nombre de règles ou principes de valeur constitutionnelle, (...), toutefois, de telles dérogations ne sauraient intervenir que dans la mesure strictement nécessaire à la mise en œuvre de l’accord ». De même la Convention européenne des
droits de l’homme érige-t-elle certains droits comme intangibles, c’est-à-dire insusceptibles
de réserve. En ce sens, « la tolérance vis-à-vis de la coutume n’est pas sans borne »1565 et l’application de la coutume pourrait, de façon exceptionnelle, être alors écartée par le jeu d’une
« exception d’ordre public interpersonnel » dont le contenu et le régime juridique peuvent
être définis1566.
Mais ce faisant, et réciproquement, Sandrine Sana-Chaillé de Néré et Valérie Parisot notent que :
Il ne faut pas oublier, d’ailleurs, que la coutume elle-même comporte des principes fondamentaux. Dans la perspective des conflits de normes, il sera donc nécessaire de s’interroger également
sur la prise en compte des éventuelles violations de l’ordre public coutumier par l’application du
droit civil. L’ordre public coutumier est parfois invoqué devant les juridictions calédoniennes1567
et la Charte des valeurs kanak illustre également ce substrat de règles fondamentales qui forment le « noyau dur » de la coutume. Dans la recherche de l’égalité des statuts, il n’est donc pas
inconcevable de s’interroger, réciproquement, sur la possibilité d’écarter des règles de droit civil
normalement compétentes lorsque leur application heurterait trop violemment des principes
fondamentaux coutumiers1568.
1562 - � ons. const., 15 mars 1999, n° 99-410 DC.
C
1563 - � ass. civ. 1re, 1er décembre 2010, n° 08-20843 : Bull. civ. 2010, I, n° 251 ; Rev. crit. DIP 2011, p. 610, note V. Parisot ;
C
JDI 2011, p. 589, note S. Sana-Chaillé de Néré.
1564 - � . Sana-Chaillé de Néré et V. Parisot, préc.
S
1565 - � bid.
I
1566 - � oir É. Cornut, « L’application de la coutume kanak par le juge judiciaire à l’épreuve des droits de l’homme », préc., p. 251 et s.
V
1567 - � oir par exemple CA Nouméa, Ch. civ., 9 juill. 2009, RG 08/66, sur le caractère d’ordre public coutumier de
V
certains aspects de la coutume wallisienne, et notamment la nature religieuse du mariage ; adde CA Nouméa,
Ch. cout., 30 oct. 2014, RG 13/225, au sujet de la nécessité d’une décision des clans sur les demandes de dissolution des liens conjugaux.
1568 - � . Sana-Chaillé de Néré et V. Parisot, préc., spéc. Introduction, II. A.
S
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Principe d’actualisation du droit coutumier par la coutume ; clause de réserve d’effectivité
coutumière – Dans l’hypothèse d’une écriture de la coutume, nous avons soutenu qu’une telle
entreprise reviendrait à trahir nécessairement ce qui est à sa source, puisque la rédaction conduirait à déconnecter la règle coutumière du fait coutumier dont pourtant elle s’extrait. Mais si
cette écriture devait être réalisée, il faudrait alors, afin de « remédier au risque de rigidité et de
déconnexion de la règle coutumière écrite par rapport à la coutume telle qu’elle est vécue, [que]
la coutume écrite [prévoie] un renvoi à la coutume vivante, par une “clause de réserve d’effectivité coutumière”. La coutume écrite ne s’appliquerait que si elle correspondait toujours à la coutume vivante, à défaut cette dernière primerait. Les solutions prédéterminées parfois rigides ou
inadaptées aux circonstances de l’espèce, en décalage à l’aune de la coutume vivante, pourraient
ainsi être assouplies. Ce type de clause d’exception existe dans certaines codifications du droit
international privé, matière réputée allergique à la codification, justement pour remédier à la
rigidité des règles de conflits de lois et permettre la désignation d’une loi autre que celle désignée
par la règle, mais ayant les liens les plus étroits avec la situation particulière soumise au juge »1569.
Cette correction du droit applicable par le droit vivant a également été envisagée par le rapport
Frison-Roche suggérant la création d’un droit civil commun1570, sous une forme néanmoins
différente, celle d’une « question prioritaire d’adaptabilité », qui donnerait au justiciable la
possibilité de contester l’adaptation d’une loi d’origine métropolitaine qui lui serait applicable, à la spécificité de la Nouvelle-Calédonie, dont le but serait d’amener le législateur à
adapter la norme1571.
Or, il a été montré notamment par Christine Bidaud-Garon que la délibération du 3 avril 1967
relative à l’état civil coutumier est très largement inadaptée à la coutume, alors que ce texte
prévoit des règles de fond censées être coutumières1572. Cette inadaptation rend nécessaire
une refonte profonde de ce texte mais, dans cette attente, la réserve d’effectivité coutumière
pourrait fonder la mise à l’écart de la délibération dès lors qu’elle contredit la coutume.
Cette correction du droit coutumier par la coutume peut également s’envisager à propos de la
coutume judiciaire elle-même. Il a en effet été relevé par Pascale Deumier une invocation fréquente du précédent dans les décisions, ce « précédent devenu source », ainsi que l’inscription de
la « règle coutumière » directement au dispositif de certaines décisions. Or, « Il n’est pas certain
que la mention de la coutume dans le dispositif rende plus de services qu’elle n’expose à des
risques. En effet, même si l’autorité du dispositif est cantonnée au litige, elle accentue le principal travers de la coutume judiciaire, celui du risque de sa rigidification »1573. Qu’un précédent ne
corresponde plus à la coutume il devra être abandonné : la force du précédent ne peut être pour
la coutume celle du Common Law. La réserve d’effectivité doit ainsi guider le juge coutumier
lorsqu’il doit mettre en balance une règle de droit coutumier – fut-elle précédemment élaborée – et la coutume, afin de laisser ouvert ce dialogue permanent qui caractérise la juridiction en
formation coutumière. La « voie judiciaire a les moyens de préserver les atouts d’une écriture de
la coutume tout en évitant les travers d’une édiction institutionnelle : en effet, la jurisprudence
1569 - � . Cornut, « La non codification de la coutume kanak », op. cit., p. 152 et 153.
É
1570 - � oir supra I. B. 1. b.
V
1571 - � .-A. Frison-Roche, Le transfert de la compétence normative d’édiction des lois et des règlements en matière de droit
M
civil, de la métropole aux institutions propres à la Nouvelle-Calédonie, préc., pt. 341 et s.
1572 - � h. Bidaud-Garon, supra Partie 2 – Chapitre 3 – Section 2 – conclusion.
C
1573 - � . Deumier, supra Partie 1 – Synthèse, spéc. II. B : Le précédent devenu source.
P
535
�permet un débat continu sur le contenu de la coutume, chaque nouveau cas pouvant en présenter une facette nouvelle ou révéler des évolutions, qui ressortiront d’un échange contradictoire
et argumenté devant les juges professionnels et les assesseurs coutumiers »1574.
536
I. B. 2. La coutume garantie par un droit des conflits internes de lois rénové
Cette problématique de la nécessaire refonte des règles de conflits internes de normes a fait l’objet de nombreux travaux auxquels il sera renvoyé, en particulier dans le présent rapport1575 ou par
des membres de l’équipe1576, qui non seulement posent le débat mais qui, surtout, proposent des
solutions et, partant, des règles de conflits de normes directement opérationnelles. Deux points
seront ici rapidement évoqués, d’une part concernant l’égalité des statuts personnels comme
matrice de la refonte des règles de conflits internes de normes, d’autre part concernant la garantie de la coutume à être dotée de juridicité sur l’ensemble du territoire de la République.
a. L’égalité des statuts personnels garantie par les règles de conflits internes de normes
Inadéquation des règles actuelles de conflits internes de normes – Seule véritable règle de
conflit interne de normes, l’article 9 de la loi organique de 1999 dispose que :
Dans les rapports juridiques entre parties dont l’une est de statut civil de droit commun et l’autre
de statut civil coutumier, le droit commun s’applique.
Dans les rapports juridiques entre parties qui ne sont pas de statut civil de droit commun mais
relèvent de statuts personnels différents, le droit commun s’applique sauf si les parties en disposent
autrement par une clause expresse contraire.
Le texte répond ici à une logique assimilationniste, issue de l’histoire du droit colonial, par
la prééminence du statut civil de droit commun, d’une part, et la primauté du droit commun, d’autre part. Quelques articles épars prolongent cette solution dans des hypothèses
particulières, ainsi la délibération du 3 avril 1967 qui ne soumet à la coutume que les seuls
mariages entre personnes de statuts civils particuliers (art. 40), alors que les mariages mixtes
1574 - � bid.
I
1575 - � . Sana-Chaillé de Néré et V. Parisot, « La méthode conflictuelle, une méthode de résolution du conflit de normes
S
adaptée à l’intégration de la coutume dans le corpus juridique calédonien », supra Partie 2 – Chapitre 3 – Section 3.
1576 - Ces travaux sont pour l’essentiel :
�
– �É. Cornut, « Les conflits de normes internes en Nouvelle-Calédonie. – Perspectives et enjeux du pluralisme
juridique calédonien ouverts par le transfert de la compétence normative du droit civil », JDI 2014, doctr. 3, p. 51
et s., article issu du colloque Les conflits de normes internes issus du transfert de la compétence législative en droit civil,
organisé sous notre direction à l’Université de la Nouvelle-Calédonie, le 3 juillet 2013, https://larje.unc.nc/fr/
les-conflits-de-normes-internes-issues-du-transfert-de-competence-legislative-en-droit-civil/.
– �V. Parisot, « Les conflits internes de lois », thèse de doctorat, Préf. P. Lagarde, IRJS, 2013 ; « Conflits internes
de lois », Rép. internat. Dalloz, janv. 2015.
– �S. Sana-Chaillé de Néré, « Un droit calédonien pour qui ? », in Le transfert à la Nouvelle-Calédonie de la compétence normative en droit civil et en droit commercial, Actes du Colloque organisé à Nouméa le 27 sept 2011, S. Sana-Chaillé de Néré (dir.), consultable en livre électronique sur https://larje.unc.nc.nc/fr/le-transfert-du-droitcivil-et-du-droit-commercial/ ; « Les conflits de normes internes issus du transfert à la Nouvelle-Calédonie de la
compétence normative en droit civil », JDI 2014, p. 33 et s. ; Rapport à la demande du Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, « Les conflits de normes produits par le transfert à la Nouvelle-Calédonie de la compétence
normative en droit civil et en droit commercial, 2012 ; « Les espaces lointains de la République – Réflexion sur
les règles de conflit de lois comme instrument du pluralisme juridique », in Mélanges en l’honneur de Jean-Pierre
Laborde, Des liens et des droits, Dalloz, 2015, p. 203.
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
doivent être célébrés par l’officier de l’état civil (art. 42). Il en est de même de l’adoption
coutumière qui n’est ouverte qu’entre personnes de statut civil particulier (art. 37)1577.
Comme l’écrit justement Valérie Parisot, « on ne peut que regretter les règles qui sont ainsi
posées : elles ne constituent pas une véritable solution du conflit interpersonnel de lois mais
apparaissent au contraire comme une renonciation à le résoudre »1578, elles ne sont en ce sens
guère respectueuses des statuts personnels des individus1579. Cette logique assimilationniste
issue la loi organique n’apparaît en effet en conformité ni avec l’accord de Nouméa, qui reconnaît l’égalité entre les statuts personnels commun et coutumier, ni avec la juridicité déclarée de
la coutume kanak.
Nécessité de repenser les règles de conflits internes de normes – Alors que, d’une part,
le transfert du droit civil est effectif depuis le 1er juillet 2013 et que, désormais, les deux
droits civils écrits coexistant – français et calédonien – prennent des destinées différentes
à mesure que les réformes s’engagent et aboutissent de part et d’autre1580 et que, d’autre
part, le droit outumier n’est plus ce « trou noir juridique »1581, une règlementation plus
c
complète et surtout plus égalitaire des conflits internes de normes apparaît désormais
urgente. Cette réglementation nouvelle dépasse la seule question du conflit de lois impliquant la coutume. Elle concerne en réalité trois normes au moins : le droit français d’origine métropolitaine, le droit calédonien issu des lois du pays et délibérations du Congrès
et délibérations des assemblées provinciales, ainsi que la coutume (kanak, mais également
walisienne-futunienne). Or l’application de ces trois normes est commandée par trois statuts personnels – commun, coutumier et calédonien – qui sont tous placés à égalité les uns
par rapport aux autres1582.
Comme l’écrivent Sandrine Sana-Chaillé de Néré et Valérie Parisot :
Il faut donc aller vers des solutions du conflit de normes plus ouvertes à la coutume. Outre que cela
constituerait un progrès en termes d’égalité des statuts et en termes de proximité ou d’adéquation
de la norme désignée à la situation juridique en cause, de telles règles de conflit seraient un formidable vecteur d’intégration de la coutume au corpus juridique calédonien. L’intégration, ici,
ne se ferait pas au prix d’une dénaturation comme il serait à craindre dans l’idée d’un droit civil
unique1583, mais à la faveur de rattachements équilibrés des situations juridiques mixtes tantôt au
1577 - � ur les autres cas de conflits internes envisagés par la délibération, voir Ch. Bidaud-Garon, supra Partie 2 –
S
Chapitre 3 – Section 2 – § 3 : L’état civil coutumier. Adde H. Fulchiron, supra Partie 1 – Chapitre 2 – Section
2 : La filiation, spéc. II. A.
1578 - � . Parisot, Les conflits internes de lois, op. cit., n° 747.
V
1579 - � bid. n° 1388.
I
1580 - � n effet, si jusqu’au 30 septembre 2016 cette question était purement théorique – le droit civil calédonien demeuE
rant le décalque du droit civil métropolitain, ni l’un ni l’autre n’ayant été réformés – en revanche le 1er octobre
suivant marque le véritable premier décalage majeur entre le Code civil de Nouvelle-Calédonie et le Code
civil français, à raison de l’entrée en vigueur le 1er octobre 2016 de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016
portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, laquelle ordonnance
n’est pas applicable en Nouvelle-Calédonie du fait du transfert de la compétence du droit civil. Voir É. Cornut,
« Le droit civil calédonien à l’aube du décrochage du droit civil français », in Cahiers du Larje, 2016, « Veille et
éclairage juridiques », Ch. Bidaud-Garon (dir.).
1581 - F. Garde, « Le mur et le lien : droit et coutume en Nouvelle-Calédonie », in Mondes océaniens, Études en l’honneur
�
de Paul de Deckker, éd. L’Harmattan, 2010, p. 51.
1582 - � . Cornut, « Les conflits de normes internes en Nouvelle-Calédonie », préc., nos 33 et s.
É
1583 - Voir supra l’introduction générale.
�
537
�droit commun, tantôt à la coutume, selon la proximité de la situation avec l’un ou l’autre de ces
deux corps de règles et selon la possibilité de donner application à la coutume en présence d’une
personne de statut civil1584.
538
Si la compétence pour créer ces règles relève, selon le Conseil d’État, de celle du législateur
organique1585, dans cette attente il revient au juge de définir le critère. La Cour d’appel de
Nouméa, en matière d’intérêts civils surtout, a initié une méthode de résolution des conflits
internes de normes qui, tout en respectant l’article 9 de la loi organique, va dans le sens d’une
plus grande reconnaissance de la coutume fondée sur l’égalité entre les statuts commun et
coutumier1586, par une application distributive des normes en présence.
En ce sens, la coutume, via de nouvelles règles de conflits internes de normes, peut être davantage intégrée dans le corpus normatif contemporain de la Nouvelle-Calédonie, dès lors que ces
règles lui reconnaissent un champ d’application ratione personae plus large que celui qui lui est
reconnu actuellement, en admettant qu’elle puisse ne pas perdre sa compétence par principe
dès lors que la personne de statut civil coutumier est engagée dans un rapport mixte.
Néanmoins il faut se garder de tout dogmatisme : la coutume kanak, parce qu’elle est une
norme avant tout construite par et pour les Kanak, « pose parfois des exigences ou impliquent
des comportements que la personne non-kanak n’est pas en mesure de satisfaire »1587.
Ainsi, en « tenant compte du fait que les liens tissés par la coutume entre les hommes, entre
les clans et vis-à-vis de la Terre, forment des interdépendances inconnues du droit civil, on
doit admettre que la coutume ne peut pas s’appliquer à toutes les relations juridiques mixtes
qui naissent du pluralisme juridique calédonien. Il n’en demeure pas moins que la coutume
pourrait légitimement se voir reconnaître un champ de compétence plus large que celui –
inexistant dans les rapports mixtes – qui lui est attribué aujourd’hui. Il faut donc rechercher
avec lucidité des solutions plus équilibrées. Le droit international privé offre à cet égard des
outils tout à fait intéressants »1588.
b. L’égalité des statuts garantie sur l’ensemble du territoire français
La compétence « hors sol » de la coutume – S’il est acquis que la coutume s’applique en
N
ouvelle-Calédonie aux personnes de statut civil coutumier pour les situations les concernant relevant du droit civil (article 7 de la loi organique), en revanche il est peu probable que
le juge métropolitain, saisi d’un litige de droit civil concernant deux Kanak de statut civil
coutumier, applique la coutume. Or, il devrait l’appliquer. La juridicité extra-calédonienne
de la coutume kanak est en effet directement liée à la nature personnelle ou territoriale des
statuts visés par l’article 75 de la Constitution. Bien qu’il existe un lien indéniable entre le
statut coutumier et le territoire dont est issue la communauté en relevant, en revanche aucun
texte ne conditionne l’application de la coutume à la résidence en Nouvelle- alédonie de la
C
1584 - � . Sana-Chaillé de Néré et V. Parisot, préc. spéc. § 2. I .B.
S
1585 - � E, avis, 23 mai 2013, n° 387.519. La réalité est sans doute un peu plus complexe. Sur la question, voir S. Sana-
C
Chaillé de Néré, « Les conflits de normes internes issus du transfert à la Nouvelle-Calédonie de la compétence
normative en droit civil », préc., spéc. p. 47 et s.
1586 - �É. Cornut, supra, Partie 1 – Chapitre 4 : Un contentieux coutumier émergent : les intérêts civils, spéc. I. B. 1 et I. B. 3.
1587 - � . Sana-Chaillé de Néré et V. Parisot, préc., spéc. § 2. I. B.
S
1588 - � bid.
I
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
personne concernée, ni l’article 75 de la Constitution ni l’article 7 de la loi organique. En ce
sens : « Si le lien du statut personnel particulier avec un territoire est indéniable, il ne s’agit
donc que d’un lien d’origine : c’est parce que sur ce territoire vit un groupe de personnes
dont l’État reconnaît et admet la survivance de l’identité sociale et culturelle que le statut
personnel est reconnu ; c’est parce que l’État admet l’autonomie de certaines parties de son
territoire qu’il reconnaît que des normes peuvent y trouver leur source. Dans la mesure où
le statut civil coutumier doit sa reconnaissance à l’article 75 de la Constitution, lequel dispose que « Les citoyens de la République qui n’ont pas le statut civil de droit commun […]
conservent leur statut personnel tant qu’ils n’y ont pas renoncé », alors la nature de ce statut
est personnelle, et non pas uniquement territoriale. Il a, comme le statut personnel de droit
commun, une vocation universelle : ce statut suit l’individu partout où il se déplace, à tout
le moins lorsqu’il se trouve sur une partie du territoire de l’État qui le reconnaît »1589.
C’est d’ailleurs ce que permet l’article 9 alinéa 2 de la loi organique de 1999 lorsqu’il autorise les parties de statut personnel particulier différent à soumettre leur litige à une autre
norme que le droit commun. Cette autre norme ne peut être qu’une coutume, en particulier
kanak ou wallisienne-futunienne. Cette dernière est donc directement reconnue applicable
en Nouvelle-Calédonie, c’est-à-dire au-delà de ses limites territoriales naturelles, même si,
d’après le terrain réalisé par Françoise Cayrol, les Wallisiens et Futuniens ne semblent pas
revendiquer l’application de leurs coutumes en Nouvelle-Calédonie1590. Il en résulte que les
Kanak de statut civil coutumier, demeurent de ce statut sur l’ensemble du territoire français,
métropole comme dans l’ensemble de l’outre-mer et, par conséquent, restent soumis à la
coutume en matière de droit civil1591. La logique est identique pour le droit civil calédonien
qui a, lui également, une vocation à s’appliquer en dehors de la seule Nouvelle-Calédonie1592.
Mise en œuvre de la coutume « hors sol » – Pour y parvenir, le juge métropolitain doit donc
disposer d’outils lui permettant à la fois de prendre connaissance de la coutume et de l’appliquer. Car même devant lui, la coutume est d’office applicable et il doit d’office en rechercher
le contenu et il ne peut, comme le juge de Nouvelle-Calédonie, recourir subsidiairement au
droit commun à titre supplétif1593. Or les assesseurs coutumiers n’existent pas devant les juridictions métropolitaines et les y installer serait sans doute dénué de sens. Aussi nous avons
proposé de recourir à une « question préjudicielle coutumière »1594. La juridiction coutumière,
qui n’existe qu’en Nouvelle-Calédonie, a une compétence exclusive, d’attribution autant que
territoriale, pour juger des contestations portant sur le droit civil des personnes de statut civil
coutumier1595.
1589 - � . Cornut, «Les conflits de normes internes en Nouvelle-Calédonie », préc., n° 65.
É
1590 - � . Cayrol, voir supra Partie 2 – Chapitre 2 – Section 2 : La Nouvelle-Calédonie n’est pas Wallis-et-Futuna !
F
1591 - � n ce sens également : R. Lafargue, La coutume face à son destin, op. cit., pp. 93-94 ; V. Parisot, Les conflits internes
E
de lois, op. cit., vol. 1, n° 415 à propos du statut civil mahorais, et note ss. Cass. 1re civ., 1er décembre 2010 : Rev.
crit. DIP 2011, préc. p. 610, spéc. n° 15 en ce qui concerne le statut civil coutumier kanak ; É. Ralser, « Le statut
civil de droit local applicable à Mayotte. Un fantôme de statut personnel coutumier », Rev. crit. DIP 2012, p.
733 s. pour le statut civil mahorais ; A. Leca, Introduction au droit civil coutumier kanak, op. cit., nbp n° 240, p. 65.
1592 - É. Cornut, « Les conflits de normes internes en Nouvelle-Calédonie », préc., n° 70 et s.
�
1593 - � bid. n° 87 et s.
I
1594 - � bid. n° 93 et s.
I
1595 - � rt. 19 de la loi organique : « La juridiction civile de droit commun est seule compétente pour connaître des
A
litiges et requêtes relatifs au statut civil coutumier ou aux terres coutumières ».
539
�540
Dès lors, le juge français métropolitain, saisi d’un litige de droit civil mettant en cause deux Kanak
de statut civil coutumier, ou toute autre question pour laquelle la règle de conflit interne de norme
commanderait l’application de la coutume, pour tout le litige ou pour une question seulement,
pourrait surseoir à statuer afin de poser une question préjudicielle spéciale1596 à la juridiction
coutumière compétente (CPC et CPCNC, art. 49). […] Le juge métropolitain aurait ici compétence
pour décider si la question qui lui est soumise relève ou non de la coutume et du droit coutumier.
Cette compétence ne suppose pas en effet de mettre en œuvre le fond du droit, mais uniquement de
constater que toutes les parties sont de statut civil coutumier et que la situation en cause relève du
droit civil. Le rôle de la juridiction coutumière serait de trancher la question sur le fond, par application de la coutume, dans les meilleurs délais et, directement de greffe à greffe, de transmettre le
jugement à la juridiction métropolitaine. Celle-ci sera alors tenue par le jugement coutumier, sans
qu’il soit possible de l’écarter, à moins qu’il existe une cause d’éviction de cette coutume appliquée
hors-sol. 1597
Serait ainsi garantie l’application de la coutume sur l’ensemble du territoire français.
1596 - � péciale et non générale, car la question relève ici d’une autre juridiction civile : la juridiction en formation
S
coutumière n’a en effet qu’une compétence en matière de droit civil.
1597 - Ibid. nos 94 et 95.
���LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
Table des matières
SOMMAIRE.......................................................................................................................................................................... 6
MEMBRES DE L’ÉQUIPE DE RECHERCHE.................................................................................................................10
PREMIÈRE PARTIE :
BILAN DU DROIT COUTUMIER JUDICIAIRE...................................................... 15
INTRODUCTION. Présentation de la base de données...............................................................................17
CHAPITRE 1. Le contentieux préalable du changement de statut......................................................26
I. Une lecture généreuse des actions prévues par la loi.....................................................................29
I. A. Les vérifications communes..........................................................................................................30
I. B. Les conditions spécifiques..............................................................................................................31
II. Un développement audacieux dans les interstices de la loi.......................................................37
CHAPITRE 2. Le contentieux coutumier classique de la famille...........................................................42
Section 1. Le mariage.......................................................................................................................................42
I. Le champ et le critère d’application de la coutume kanak..........................................................44
II. Le contenu de la coutume en matière de mariage : comparaison avec le Code civil.........47
Section 2. La filiation........................................................................................................................................56
I. La filiation en mariage et hors mariage................................................................................................58
I. A. La conception kanak de la parenté selon la jurisprudence.............................................58
I. A.1. Caractère dual de la parenté..............................................................................................58
I. A.2. Caractère irréversible des liens........................................................................................61
I. B. Le cas de l’enfant né hors mariage..............................................................................................62
I. B.1. L’établissement de la paternité hors mariage est soumis à l’accord
de la mère et à l’accomplissement des gestes coutumiers.................................................62
I. B.1.a. Principes généraux..............................................................................................................62
I. B.1.b. Nécessité du consentement de la mère.....................................................................66
I. B.1.c. Nécessité d’accomplir les gestes coutumiers..........................................................69
I. B.2. Si la paternité n’est pas établie, nulle obligation ne pèse sur le père qui,
à l’inverse, ne peut réclamer aucun droit.................................................................................71
I. C. Une conciliation entre tradition et modernité ?..................................................................75
I. C.1. Conciliation des règles régissant la parenté avec les réalités
contemporaines et les situations de fait...................................................................................75
I. C.2. Conciliation des règles régissant la parenté avec les droits fondamentaux........ 79
543
�II. La filiation adoptive.....................................................................................................................................80
II. A. Adoption de droit civil ou adoption de droit coutumier..............................................82
II. B. Nécessité de l’accord des clans....................................................................................................84
544
Section 3. La dissolution du mariage.......................................................................................................85
I. Les causes de demandes de dissolution du mariage.........................................................................86
II. Les règles procédurales relatives à la dissolution du mariage...................................................87
III. Les conséquences de la dissolution du mariage.............................................................................88
IV. La qualité de la motivation des décisions..........................................................................................89
IV.A. Constat..................................................................................................................................................89
IV.B. Analyse...................................................................................................................................................90
Section 4. L’autorité parentale.....................................................................................................................91
I. Principes..............................................................................................................................................................91
I. A. Une possibilité de multiples « parents »..................................................................................92
I. B. Le rattachement clanique, élément central de l’exercice de l’autorité parentale......92
I. B.1. L’autorité parentale sans geste coutumier paternel : rattachement
de l’enfant au clan maternel...........................................................................................................92
I. B.2. L’autorité parentale avec geste coutumier paternel : rattachement au
clan paternel..........................................................................................................................................93
I. C. L’exercice de l’autorité parentale : conjoint et clanique..................................................94
II. Conséquences..................................................................................................................................................94
III. Sources.............................................................................................................................................................95
Section 5. Les pensions alimentaires.......................................................................................................97
I. Sur les types de contentieux......................................................................................................................97
II. Sur le fond........................................................................................................................................................98
II. A. Lorsque l’enfant né hors mariage n’a pas fait l’objet du geste coutumier..............98
II. B. Lorsque les parents sont mariés ou lorsque l’enfant a fait l’objet du geste
coutumier.........................................................................................................................................................99
III. Sources du droit........................................................................................................................................ 101
III. A. Sur la motivation des arrêts.................................................................................................... 101
III. B. Sur l’évolution de la coutume................................................................................................ 102
CHAPITRE 3. Le contentieux classique de la terre.................................................................................... 104
I. Les revendications foncières : le titre ancestral un concept juridique autonome
par rapport aux formes de propriété reconnues par la loi organique...................................... 110
I. A. Les conditions pour revendiquer les terres : la problématique posée par
l’arrêt de la Cour de Cassation du 21 mai 2014........................................................................ 111
I. B. Un arrêt qui laisse entière la question de la survie des droits traditionnels......... 116
II. Analyse juridique des droits fonciers coutumiers....................................................................... 121
�II. A. Conception autochtone du foncier et obligations des clans gardiens :
une « propriété » qui ne repose pas sur le concept civiliste de droit réel mais sur
le concept océanien d’« appartenance réciproque »................................................................. 121
II. A.1. La Terre, une fonction sociale pour ses détenteurs actuels : un lieu
de fiducie.............................................................................................................................................. 122
II. A.2. Le lien à la terre relève d’une appartenance réciproque entre des sujets
et un objet/sujet................................................................................................................................ 129
II. B. Dévolution successorale et terres coutumières : illustration de la théorie de
la fiducie........................................................................................................................................................ 135
II. B.1. La jurisprudence en matière de dévolution successorale :.............................. 136
II. B.2. La confirmation de la validité de la fiducie comme théorie explicative.......139
CHAPITRE 4. Un contentieux coutumier émergent : les intérêts civils.......................................... 144
I. Le régime juridique de la responsabilité civile coutumière..................................................... 147
I. A. Le juge compétent et la procédure.......................................................................................... 148
I. A.1. Compétence et composition de la juridiction....................................................... 148
I. A.2. Procédure................................................................................................................................ 150
I. B. La norme applicable....................................................................................................................... 154
I. B.1. Lorsque l’une des parties est de statut civil de droit commun....................... 154
I. B.2. En cas de changement de statut civil d’une partie............................................... 157
I. B.3. Normes applicables aux questions accessoires....................................................... 159
II. Les conditions de la responsabilité civile coutumière.............................................................. 163
II. A. La faute............................................................................................................................................... 164
II. A.1. La nature de la faute......................................................................................................... 164
II. A.2. Le partage de la faute....................................................................................................... 166
II. B. Le dommage...................................................................................................................................... 169
II. B.1. Le préjudice personnel.................................................................................................... 170
a. Variétés des préjudices réparables........................................................................................ 171
b. La victime........................................................................................................................................ 173
II. B.2. Le préjudice collectif – clanique – aux « valeurs coutumières ».................. 175
III. Les conséquences de la responsabilité civile coutumière...................................................... 181
III. A. Le principe d’une double réparation : personnelle et symbolique....................... 182
III. B. Indépendance et complémentarité des deux modes de réparation...................... 185
SYNTHÈSE....................................................................................................................................................................... 190
I. La coutume, respectée par les décisions judiciaires..................................................................... 191
I. A. La motivation : expliquer la coutume.................................................................................... 192
I. B. L’application : donner sa place à la coutume...................................................................... 195
II. La coutume, construite par les décisions judiciaires................................................................. 201
II. A. Les sources du précédent........................................................................................................... 201
II. B. Le précédent devenu source...................................................................................................... 205
545
�SECONDE PARTIE :
LES ENJEUX DE L’INTÉGRATION DE LA COUTUME.......................................... 211
.
CHAPITRE 1. Le rôle possible de la coutume en dehors du droit civil........................................... 214
Section 1. En droit pénal.............................................................................................................................. 214
§ 1. La prise en compte de la coutume kanak en droit pénal................................................. 214
I. Bilan de la prise en compte de la coutume kanak en droit pénal.......................................... 216
I. A. Les questions de pur droit pénal.............................................................................................. 216
I. B. La réparation des dommages causés par une infraction pénale................................. 221
I. B.1. Sur la compétence des juridictions pénales pour accorder réparation....... 222
I. B.2. Sur le fondement de la réparation accordée par la juridiction pénale....... 224
Synthèse de la prise en compte de la coutume kanak en droit pénal................................................... 225
II. Les pistes d’une prise en compte accrue de la coutume en droit pénal............................ 226
II. A. La coexistence conflictuelle de sanctions.......................................................................... 229
II. A.1. Caractérisation des éléments constitutifs de l’infraction.............................. 229
II. A.2. L’existence éventuelle d’une cause de non-responsabilité............................. 230
II. A.3. Assurer l’autorité de la chose jugée au pénal sur le civil................................. 232
II. B. La coexistence non conflictuelle de sanctions................................................................. 232
II. B.1. L’articulation des actions/poursuites....................................................................... 233
II. B.2. L’articulation des sanctions.......................................................................................... 234
§ 2. Pour que le châtiment soit un honneur..................................................................................... 235
I. L’acculturation réciproque du droit pénal et de la coutume par la peine......................... 238
I. A. La dimension pénale de la coutume Kanak......................................................................... 238
I. B. Le principe d’individualisation des peines en fonction de la situation
coutumière des prévenus....................................................................................................................... 240
II. L’association de la coutume kanak et du droit pénal pour la détermination et la
mise en œuvre des sanctions....................................................................................................................... 242
II. A. Le rétablissement du lien fiduciaire..................................................................................... 242
II. B. La prise en compte de la coutume dans l’exécution ou l’application de
la peine........................................................................................................................................................... 243
Conclusion.......................................................................................................................................................... 244
Section 2. Droit du travail et coutume kanak : vers une imprégnation réciproque.... 245
I. Les normes de réception de la coutume dans les relations de travail.................................. 248
I. A. Les sources négociées, vecteur privilégié d’intégration de la coutume.................. 248
I. B. La nécessité d’une intervention législative.......................................................................... 250
II. Un droit du travail perméable à la coutume.................................................................................. 251
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
II. A. La prise en compte de la coutume par le droit social................................................... 252
II. A.1. L’évolution des relations de travail........................................................................... 252
II. A.2. L’adaptation du lien d’emploi...................................................................................... 255
II. B. Vers une meilleure convergence du droit du travail et de la coutume.................. 258
CHAPITRE 2. L’assise anthropologique et économique de la coutume......................................... 262
Section 1. De quoi le « droit coutumier » est-il le nom ? Réflexions sociologiques
autour des juridictions civiles coutumières en Nouvelle-Calédonie..................................... 263
I. Un cas parmi tant d’autres....................................................................................................................... 264
II. Droit coutumier, malaise social et communauté de destin.................................................... 274
III. En guise de conclusion.......................................................................................................................... 280
Section 2. La Nouvelle-Calédonie n’est pas Wallis et Futuna ! Reconnaissance
de statut particulier ou volonté d’intégration des Wallisiens et des Futuniens
en Nouvelle-Calédonie................................................................................................................................. 281
I. L’affaire Kalomaka........................................................................................................................................ 282
II. On ne veut pas de problèmes avec les Kanak !.............................................................................. 283
III. La Nouvelle-Calédonie n’est pas Wallis ni Futuna !................................................................ 287
IV. Tout vient des femmes............................................................................................................................ 289
Conclusion.......................................................................................................................................................... 290
Section 3. La réalisation des projets économiques sur terre coutumière et via les GDPL....290
I. Le développement économique sur terre coutumière avec (ou sans) GDPL................... 291
I. A. Les GDPL se sont fait une place dans l’économie calédonienne.............................. 291
I. B. La place des terres coutumières dans l’économie marchande..................................... 294
II. Les conditions de la réalisation des projets.................................................................................... 296
II. A. Les conditions économiques structurelles : choisir des secteurs dont les
opportunités, la rentabilité et donc la pérennité sont avérées............................................ 296
II. B. L’implication volontariste des pouvoirs publics............................................................. 298
II. C. Les conditions internes au GDPL ou à la tribu : obtenir et faire perdurer
le consensus................................................................................................................................................. 298
II. D. Les conditions de mise en œuvre : obtenir via des réseaux privés ou
institutionnels les compétences inexistantes localement...................................................... 299
II. E. Le statut du GDPL : une souplesse qui devient aussi un handicap et qui
favoriserait l’émergence de structures classiques intermédiaires....................................... 299
Conclusions........................................................................................................................................................ 300
547
�CHAPITRE 3. Les vecteurs de l’intégration................................................................................................... 302
Section 1. Le rôle des juridictions............................................................................................................ 302
548
§ 1. La juridiction coutumière kanak (Juger en Kanaky).......................................................... 303
I. La juridiction coutumière en Nouvelle-Calédonie : des textes et des pratiques............ 304
I.1. L’intégration du magistrat professionnel à la juridiction coutumière..................... 305
I.2. L’insertion de ces dispositions dans le Code de l’organisation judiciaire............... 306
I.3. L’application de ces dispositions relatives à la composition de la juridiction...... 307
I.4. La renonciation à la présence des assesseurs: acceptée ou demandée ?.................... 308
I.5. Les conditions posées pour la nomination des assesseurs.............................................. 309
I.6. Le serment et ses conséquences.................................................................................................. 310
I.7. L’impartialité : un exemple coutumier.................................................................................... 311
I.8. La désignation pour le jugement................................................................................................ 313
I.9. La collaboration avec les assesseurs.......................................................................................... 314
I.10. Les dispositions de procédure coutumière.......................................................................... 315
II. L’application du droit coutumier kanak......................................................................................... 315
II.1. L’égalité des statuts personnels................................................................................................. 319
II.2. La reconnaissance de la personnalité juridique du clan, à l’occasion d’un
conflit foncier............................................................................................................................................. 321
II.3. La dissolution d’une union coutumière (ou mariage coutumier)............................. 322
II.4. Les actes coutumiers...................................................................................................................... 324
II.5. L’indemnisation des victimes de statut coutumier.......................................................... 325
II.6. La Charte du peuple kanak au soutien des décisions du tribunal coutumier..... 331
Conclusion.......................................................................................................................................................... 333
§ 2. La juridiction administrative............................................................................................................ 334
I. Compétence du juge administratif...................................................................................................... 334
II. Recevabilité................................................................................................................................................... 335
III. Fond................................................................................................................................................................ 335
III. A. Légalité externe............................................................................................................................ 335
III. B. Légalité interne............................................................................................................................. 336
Section 2. Les relais institutionnels........................................................................................................ 337
§ 1. Le rôle des autorités et institutions coutumières................................................................ 338
I. Des institutions issues du maillage de la reconnaissance de la coutume kanak et
de la tradition républicaine......................................................................................................................... 340
II. Des institutions ayant une incidence décisive sur la constitution du pluralisme
normatif................................................................................................................................................................ 346
II. A. Du socle commun des valeurs kanak à la charte du peuple kanak : le travail
novateur des autorités coutumières dans la construction de la norme........................... 347
II. B. La transcription de la coutume dans le droit positif, vers l’émergence d’un
« législateur coutumier » ?..................................................................................................................... 350
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
§ 2. L’acte coutumier...................................................................................................................................... 353
I. Introduction................................................................................................................................................... 354
I. A. Enjeux et perspective du statut civil coutumier et du dispositif coutumier....... 354
I. B. État des lieux...................................................................................................................................... 355
I. C. Perspectives : du culturel au juridique................................................................................... 356
I.C.1 Le fondement culturel........................................................................................................ 356
I. C.2. La mise en œuvre juridique............................................................................................ 357
II. Explication de l’acte coutumier........................................................................................................... 357
II. A. Cadre juridique de l’acte coutumier..................................................................................... 357
II. B. Rappel historique........................................................................................................................... 358
II. C. Le mécanisme juridique de l’acte coutumier.................................................................... 359
II. C.1. Philosophie........................................................................................................................... 359
II. C.2 Régime juridique................................................................................................................. 359
III. Bilan de l’acte coutumier...................................................................................................................... 360
III. A. L’acceptation de l’acte coutumier........................................................................................ 361
III. B. Les enseignements de l’acte coutumier............................................................................. 361
III. C. Le bilan depuis 2008 des actes coutumier........................................................................ 363
IV. L’acte coutumier entre reconnaissance ou connaissance de la coutume : focus
sur l’adoption coutumière ?......................................................................................................................... 364
V. Prospectives sur les modifications de l’acte coutumier............................................................. 365
V. A. Analyse de la proposition du Sénat coutumier................................................................ 366
V. B. Controverse et enjeux du débat............................................................................................... 366
§ 3. L’état civil coutumier............................................................................................................................ 367
I. À chacun son statut, à chacun son état civil…................................................................................. 371
I. A. Des règles spécifiques à l’état civil coutumier................................................................... 371
I. B. Des règles largement inspirées de l’état civil...................................................................... 378
II. Difficulté de statut, difficulté d’état civil….................................................................................... 385
II. A. Les situations impliquant des difficultés de statut et d’état civil........................... 385
II. B. Les modalités d’exécution des décisions de constatation et de changement
de statut sur les registres de l’état civil............................................................................................ 394
Conclusion.......................................................................................................................................................... 402
Section 3. La méthode conflictuelle, une méthode de résolution du conflit de normes
adaptée à l’intégration de la coutume dans le corpus juridique calédonien................ 404
Introduction générale.................................................................................................................................... 404
I. Les conflits de normes privilégiés........................................................................................................ 404
II. La légitimité du projet d’intégration de la coutume.................................................................. 408
II. A. La légitimité juridique................................................................................................................. 408
II. B. La légitimité technique............................................................................................................... 414
II. C. La légitimité politique................................................................................................................. 417
III. Les méthodes d’intégration de la coutume kanak..................................................................... 419
549
�550
§ 1. Les relations impliquant les membres d’une seule communauté............................... 420
I. Le principe : l’application exclusive de la coutume...................................................................... 421
I. A. La matière familiale entendue au sens large....................................................................... 421
I. A.1. Le couple................................................................................................................................. 421
a. Le mariage et sa dissolution........................................................................................................................421
b. Les conséquences patrimoniales du mariage coutumier et de sa dissolution............423
I. A.2. L’enfant.................................................................................................................................... 425
a. L’établissement de la filiation de l’enfant...................................................................... 425
- La filiation adoptive............................................................................................................. 425
- La filiation de l’enfant en dehors de l’adoption...................................................... 426
b. Les effets de la filiation.......................................................................................................... 427
c. La protection de l’enfant....................................................................................................... 429
I. B. La soumission des biens coutumiers à la coutume........................................................... 430
I. B.1. Le principe général posé par l’article 18 de la loi organique........................... 430
I. B.2. Les applications variées de ce principe...................................................................... 432
a. L’usage d’une terre coutumière.......................................................................................... 432
b. Les contrats portant sur les terres coutumières......................................................... 432
c. La dévolution successorale des biens coutumiers...................................................... 433
d. Le régime matrimonial........................................................................................................... 434
II. La réalité : l’intégration délicate de la coutume dans le corpus normatif........................ 436
II. A. Le refus, parfois inavoué ou inconscient, d’intégration de la coutume............... 436
II. A.1. L’« impérialisme des subdivisions propres au droit français »...................... 436
II. A.2. La mise à l’écart de la coutume au profit du Code civil.................................. 438
a. L’application explicite du Code civil............................................................................... 439
b. L’application implicite du Code civil.............................................................................. 440
c. L’application dissimulée du Code civil........................................................................... 441
II. B. L’application de la coutume dans le sillage du Code civil.......................................... 442
II. B.1. L’application de la coutume au visa du Code civil............................................. 442
II. B.2. La prise en considération de la coutume dans le cadre de l’application du
Code civil.............................................................................................................................................. 443
II. B.3. L’application de la coutume tempérée par des mécanismes du droit
commun................................................................................................................................................ 444
II. C. Le refus de choisir entre la coutume et le Code civil................................................... 445
II. C.1. L’application cumulative des normes...................................................................... 445
II. C.2. La recherche d’une équivalence des normes......................................................... 446
§ 2. Les relations impliquant les membres de plusieurs communautés............................ 447
I. La primauté du droit commun en question..................................................................................... 448
I. A. Le principe de primauté du droit commun......................................................................... 448
I. B. La nécessité de repenser la règle............................................................................................... 450
�LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
II. Vers des solutions plus respectueuses de l’égalité des systèmes........................................... 452
II. A. Les relations personnelles et familiales............................................................................... 452
II. A.1. La capacité juridique........................................................................................................ 452
II. A.2. Le couple............................................................................................................................... 456
a. Le mariage..................................................................................................................................... 456
- Les conditions de formation du mariage................................................................... 457
- Les effets du mariage........................................................................................................... 460
b. La dissolution du lien conjugal.......................................................................................... 461
II. A.3. L’enfant.................................................................................................................................. 465
a. Le statut de l’enfant................................................................................................................. 466
- Le statut de l’enfant né du mariage de ses parents................................................ 466
- Le statut de l’enfant né de relations hors mariage................................................. 467
- Le statut de l’enfant adopté.............................................................................................. 471
b. L’établissement de la filiation............................................................................................. 474
aa. La filiation par le sang..................................................................................................... 474
- La filiation dans le mariage....................................................................................... 475
- La filiation hors mariage............................................................................................. 475
bb. La filiation adoptive........................................................................................................ 476
c. Les effets de la filiation.......................................................................................................... 478
II. B. Le droit des biens........................................................................................................................... 479
II. B.1. Les actes portant sur des biens non coutumiers et concernant des
personnes de statut coutumier................................................................................................... 479
II. B.2. La dévolution successorale des biens situés en dehors des terres
coutumières et acquis sous le régime du droit commun................................................ 481
Conclusion.......................................................................................................................................................... 483
RAPPORT GÉNÉRAL
Intégration directe ou indirecte de la coutume dans le corpus normatif
de la Nouvelle-Calédonie ?................................................................................................................................. 487
I. L’intégration directe de la coutume.................................................................................................... 490
I. A. La place de la coutume.................................................................................................................. 490
I. A.1. La place ratione personae de la coutume.................................................................... 491
I. A.2. La place ratione materiae de la coutume.................................................................... 491
a. Une place inachevée................................................................................................................. 492
b. Une place incomplète............................................................................................................. 495
I. B. Un droit calédonien unifié ?....................................................................................................... 499
I. B.1. La marche vers l’unification ?........................................................................................ 499
a. La construction empirique d’un droit coutumier acculturé................................. 499
b. L’acculturation juridique base d’un droit calédonien unifié ?............................ 505
551
�I. B.2.Les obstacles à l’unification............................................................................................. 507
a. Obstacles normatifs et institutionnels............................................................................ 508
b. Obstacles culturels................................................................................................................... 512
552
II. L’intégration indirecte de la coutume.............................................................................................. 516
II. A. La réception de la coutume....................................................................................................... 516
II. A.1. La réception de la coutume par les outils fondamentaux de l’ordre
juridique................................................................................................................................................ 517
a. Réception par les notions à contenu variable.............................................................. 517
b. Réception par le contrat........................................................................................................ 521
II. A.2. La réception de la coutume par renvoi de l’ordre juridique.......................... 523
a. Nécessité d’un renvoi à la coutume.................................................................................. 523
b. Mise en œuvre du renvoi à la coutume.......................................................................... 525
II. B. Une réception garantie................................................................................................................ 528
II. B.1. La coutume garantie dans sa mise en œuvre......................................................... 528
a. Connaissance de la coutume................................................................................................ 528
b. Application de la coutume................................................................................................... 532
I. B.2. La coutume garantie par un droit des conflits internes de lois rénové...... 536
a. L’égalité des statuts personnels garantie par les règles de conflits internes
de normes.......................................................................................................................................... 536
b. L’égalité des statuts garantie sur l’ensemble du territoire français................... 538
Table des matières................................................................................................................................................... 543
��Seules presses universitaires francophones du Pacifique, les Presses universitaires de
N
ouvelle-Calédonie (PUNC) ont vocation à contribuer à l’édition d’ouvrages et de revues
à caractère scientifique. Elles sont un outil de diffusion et de promotion de travaux de
recherche – notamment conduits à l’Université de la Nouvelle-Calédonie – qui présentent
un intérêt pour la Nouvelle-Calédonie et au-delà pour l’Océanie. Elles entendent également
favoriser en Nouvelle-Calédonie l’accès à des ouvrages de référence à partir d’une politique
de traduction et de réédition. Les PUNC ont par ailleurs pour ambition de faire connaître la
recherche francophone au sein de la région Pacifique par la mise en place d’une politique de
communication bilingue et de coéditions.
La collection LARJE, Laboratoire de recherches juridique et économique, est l’une des quatre
collections que comptent aujourd’hui les PUNC.
Cette collection entend valoriser des travaux de recherche originaux portant sur la
Nouvelle-Calédonie et son environnement régional, notamment à partir des axes de recherche
identifiés au sein de l’équipe du LARJE, rattachée à l’Université de la Nouvelle-Calédonie, ou
encore de ceux du Consortium pour la Recherche, l’Enseignement Supérieur et l’Innovation en Nouvelle-Calédonie (CRESICA) ou du Pacific Islands Universities Research Network
(PIURN).
Elle a pour ambition de favoriser l’édition et la diffusion de travaux prenant notamment en
compte un facteur majeur du Pacifique Sud, le multiculturalisme, qui impacte les règles normatives, l’économie autant que la gestion.
Dans le domaine du droit, en relation au multiculturalisme, le pluralisme juridique est un
des thèmes majeurs mis en lumière dans cette collection car il suppose de repenser en permanence les modèles de création, d’intégration ou d’articulation des normes, comme il influe
sur la place et le rôle respectifs des institutions locales et de l’État dans une région (Pacifique
Sud) où coexistent différents modèles de gouvernance.
Les travaux en économie concernent prioritairement la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie
française et Wallis-et-Futuna, ainsi que leur environnement régional. Les axes majeurs de
ces recherches sont les ressources (actuelles et futures), le développement durable, le rééquilibrage économique, social et humain, ainsi que les modèles de développement dans des
contextes d’éloignement ou d’émancipation vis-à-vis de la métropole.
Dans le domaine de la gestion, les axes de recherche portent essentiellement sur l’impact du
multiculturalisme au niveau du management des ressources humaines, plus généralement sur
la recherche d’outils d’intermédiation entre les modèles océaniens et internationaux.
Les PUNC : https://unc.nc/recherche/presses-universitaires/presentation/
- Directeur : Jean-Marc Boyer
- Responsable et coordinatrice éditoriale : Françoise Cayrol
- Directeur de la collection LARJE : Étienne Cornut
�COLLECTION LARJE
Quelle insertion économique régionale pour les territoires français du Pacifique ?
Gaël Lagadec (dir.), Jéremy Ellero, Étienne Farvaque, 2016
L’indépendance des universités en Nouvelle-Calédonie
Mathias Chauchat (dir.), 2017
Le droit de la santé en Nouvelle-Calédonie :
de la médecine traditionnelle à la bioéthique
Guylène Nicolas (dir.), 2017
La coutume kanak dans le pluralisme juridique calédonien
Etienne Cornut et Pascale Deumier (dir.), 2018
SOUS LE HAUT PATRONAGE DE LA COMMISSION NATIONALE FRANÇAISE POUR L’UNESCO
LE DROIT DE LA SANTÉ
EN NOUVELLE-CALÉDONIE :
DE LA MÉDECINE TRADITIONNELLE
À LA BIOÉTHIQUE
L’indépendance des universités
en nouveLLe-caLédonie
La question du transfert au titre de l’article 27
L’article 27 de la loi organique permettrait le transfert de l’enseignement supérieur. C’est un
dispositif « à double clé » qui exige une demande du Congrès à la majorité simple et une loi
organique de transfert. On ne transférerait ainsi pas à droit constant.
Le transfert de la compétence de l’enseignement supérieur signifierait-il d’abord que le Congrès
de la Nouvelle-Calédonie pourrait devenir compétent pour réglementer à la fois l’enseignement
comme les modalités d’organisation du service public, y compris les dispositions institutionnelles
concernant l’Université ? L’Université aurait-elle bien vocation à devenir un établissement public
de la Nouvelle-Calédonie ? Le transfert concernerait aussi les autres formations postbac. Cette
perspective est ouverte, sous le futur contrôle des statuts par la Nouvelle-Calédonie elle-même.
Les contraintes liées à l’indépendance des universitaires et à l’autonomie des établissements
limiteraient-elles la Nouvelle-Calédonie ? L’État lui-même a-t-il une liberté totale dans l’élaboration
de la loi organique qui opérerait le transfert de l’enseignement supérieur ? N’est-il pas tenu de
respecter des principes constitutionnels établis et lesquels ? Ces principes seraient-ils ensuite
opposables au Congrès de la Nouvelle-Calédonie lorsqu’il prendra le relais de l’État ? Peut-on
plaider pour que l’Université devienne un établissement public « autonome » de la NouvelleCalédonie, avec un statut particulier qui devra lui reconnaître ses libertés universitaires ?
En juillet 2014, le colloque « Le droit de la santé en Nouvelle-Calédonie : de la médecine
traditionnelle à la bioéthique » a rassemblé à l’Université de la Nouvelle-Calédonie une quarantaine
de participants devant un large public. Cela faisait plus de 10 ans qu’un tel évènement, rendu
possible par l’équipe de recheche LARJE de l’UNC et l’UMR ADÉS de l’AMU, n’avait pas eu lieu.
Cet ouvrage est issu de ce colloque et correspond à ses actes.
L’étude du droit à la santé s’inscrit dans plusieurs dimensions. Elle s’envisage d’abord sous
l’angle de la construction de la norme qui permet d’assurer une meilleure réalisation de sa
protection. Cependant, si la Nouvelle-Calédonie est compétente en matière d’hygiène, de santé
publique, de couverture sociale et d’aides sociales depuis 1957, ces compétences (renforcées
en 1988, 1998 et 1999) sont à revoir depuis le transfert de la compétence du droit civil qui
impacte le droit de la santé. Ensuite, et peut-être surtout, ce droit s’inscrit fondamentalement
dans le rapport au corps qui est en lien direct avec le respect de la culture du malade. Dans
un pays multiculturel comme la Nouvelle-Calédonie, la préhension du corps par le droit et
ses conséquences sur l’encadrement normatif des thérapeutiques présentent d’autant plus
d’intérêt. Entre la médecine traditionnelle et l’application des lois de bioéthique, ce pays
doit réaliser un grand écart culturel et juridique dans lequel il construit là aussi son équilibre.
L’éclairage anthropologique est ici une aide précieuse pour amener le juriste à réfléchir à
l’évolution de ce droit. Préservation des savoirs traditionnels et intégration des technologies
les plus modernes doivent être conciliées dans le respect des savoirs et des valeurs de chacun
pour une construction harmonieuse du droit.
C’est sur ces diverses problématiques que revient donc cet ouvrage qui a également pour
ambition d’associer le droit international et comparé au droit calédonien afin d’ancrer les
diverses réflexions également dans le Pacifique. Il donne donc la parole aux juristes locaux
et nationaux comme aux enseignants-chercheurs de l’Océanie. Mais au-delà de la réflexion
théorique universitaire et afin de ne pas perdre de vue les réalités pratiques du pays, il fait
également entendre les voix des médecins et des représentants de la société civile.
Publié avec l’aide du LARJE (Laboratoire de Recherches Juridique et Économique), Université de la Nouvelle-Calédonie
et de l’UMR 7268 - ADÉS (Anthropologie bioculturelle, Droit, Éthique et Santé), Université d’Aix-Marseille - EFS - CNRS
ISBN : 979-10-91032-02-5
ISBN : 979-10-91032-01-8
COLLECTION RÉSONANCES
Le réveil kanak
La montée du nationalisme en Nouvelle-Calédonie
David Chappell, 2017
(Coédition avec les éditions Madrépores)
NAK
COLLECTION LIRE
L’école calédonienne du destin commun
Stéphane Minvielle (dir.), 2018
David Chappell
alédonie
LE RÉVEIL KANAK
gnée d’étudiants kanak
les murs de Nouméa.
notables de la colonie
tration. Les « Foulards
uissante et structurée :
pionniers du « Réveil
accords de Matignon et
n de l’histoire récente
écialiste de l’histoire du
titaires et l’émergence
ak, la réforme foncière,
aciale… ou une subtile
La montée du nationalisme
en Nouvelle-Calédonie
David Chappell •
édonie contemporaine
uèrent l’archipel dans
es cicatrices dans les
erche, David Chappell
rnent la vie politique
soin les antécédents
nationaliste kanak : un
documents d’archives
c les figures de la vie
LE RÉVEIL KANAK
ISBN : 979-10-92894-03-5
résonances
Presses universitaires de la Nouvelle-Calédonie
Françoise Cayrol
UNC
BP R4
98851 Nouméa Cedex
Tél. : (+ 687) 29 04 75
Email : francoise.cayrol@unc.nc
��Les presses universitaires
de Nouvelle-Calédonie :
• Actes de colloques
• Monographies • Revues scientifiques
• Manuels pédagogiques
• Traductions d’ouvrages de référence
sur la Nouvelle-Calédonie
COUP D’OUEST
NOS ÉDITIONS,
NOTRE RAYONNEMENT
SCIENTIFIQUE
�Achevé d’imprimer sur les presses de Ultimo - Octobre 2018
��Sous la direction d’Étienne Cornut et de Pascale Deumier
Cet ouvrage restitue les résultats d’une recherche collective menée sur les années 2014 à fin
2016. Son objet n’est pas de saisir la coutume kanak dans sa réalité sociologique mais la coutume kanak telle qu’elle est reçue par le système juridique afin de proposer une meilleure
réception de ce droit coutumier dans le corpus normatif de la Nouvelle-Calédonie.
Ce projet a permis la création d’un corpus de droit coutumier qui donne accès à un droit
jusque-là souvent méconnu, en regroupant notamment plus de 600 décisions rendues
depuis 1990 dans le contentieux coutumier et en proposant un lexique des termes coutumiers. Afin de renforcer cette accessibilité de la coutume, mais aussi de fonder des propositions permettant sa meilleure intégration, ces décisions ont fait l’objet d’études de contenu
par matière (statut coutumier, famille, terre coutumière, intérêts civils). La première partie
de l’ouvrage rend compte de la coutume judiciaire ainsi observée.
Cependant, la coutume, comme le droit coutumier, dépasse cette seule dimension judiciaire.
Aussi, la réflexion sur son intégration dans le droit calédonien devait tenir compte d’un
contexte plus large afin d’en mesurer tous les enjeux : celui du rôle que la coutume pourrait
jouer dans les matières jusqu’ici laissées hors de son champ par la loi organique (droit pénal,
droit du travail, notamment), celui de ses assises anthropologiques et économiques, celui des
différents vecteurs de son intégration qu’ils soient institutionnels (autorités et institutions,
justice, état civil coutumier, acte coutumier) ou théoriques (légistique, conflits internes de
normes). Ces différents enjeux sont étudiés dans la seconde partie de l’ouvrage.
C’est sur la base de ce travail collectif que l’ouvrage conclut en formulant les propositions
pouvant permettre une meilleure intégration de la coutume kanak dans le pluralisme juridique calédonien.
Publication du rapport de recherche « L’intégration de la coutume dans le corpus normatif contemporain en
Nouvelle-calédonie », Mission de recherche Droit et Justice, convention n° 214.02.18.14, 2016
ISBN : 979-10-91032-04-9
LARJE
LA COUTUME KANAK DANS LE PLURALISME JURIDIQUE CALÉDONIEN
LA COUTUME KANAK
dans le pluralisme juridique calédonien
LA COUTUME KANAK
dans le pluralisme juridique calédonien
Sous la direction d’Étienne Cornut et de Pascale Deumier
LARJE
�
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
La coutume kanak dans le pluralisme juridique calédonien
Subject
The topic of the resource
Statut civil coutumier
Description
An account of the resource
Cet ouvrage restitue les résultats d’une recherche collective menée sur les années 2014 à fin 2016. Son objet n’est pas de saisir la coutume kanak dans sa réalité sociologique mais la coutume kanak telle qu’elle est reçue par le système juridique afin de proposer une meilleure réception de ce droit coutumier dans le corpus normatif de la Nouvelle-Calédonie.
Ce projet a permis la création d’un corpus de droit coutumier qui donne accès à un droit jusque-là souvent méconnu, en regroupant notamment plus de 600 décisions rendues depuis 1990 dans le contentieux coutumier et en proposant un lexique des termes coutumiers. Afin de renforcer cette accessibilité de la coutume, mais aussi de fonder des propositions permettant sa meilleure intégration, ces décisions ont fait l’objet d’études de contenu par matière (statut coutumier, famille, terre coutumière, intérêts civils). La première partie de l’ouvrage rend compte de la coutume judiciaire ainsi observée.
Cependant, la coutume, comme le droit coutumier, dépasse cette seule dimension judiciaire. Aussi, la réflexion sur son intégration dans le droit calédonien devait tenir compte d’un contexte plus large afin d’en mesurer tous les enjeux : celui du rôle que la coutume pourrait jouer dans les matières jusqu’ici laissées hors de son champ par la loi organique (droit pénal, droit du travail notamment), celui de ses assises anthropologiques et économiques, celui des différents vecteurs de son intégration qu’ils soient institutionnels (autorités et institutions, justice, état civil coutumier, acte coutumier) ou théoriques (légistique, conflits internes de normes). Ces différents enjeux sont étudiés dans la seconde partie de l’ouvrage.
C’est sur la base de ce travail collectif que l’ouvrage conclut en formulant les propositions pouvant permettre une meilleure intégration de la coutume kanak dans le pluralisme juridique calédonien.
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Presses Universitaires de Nouvelle-Calédonie
PUNC
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
2018
Contributor
An entity responsible for making contributions to the resource
Etienne Cornut et Pascale Deumier (dir.)
Language
A language of the resource
français
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
Fichiers joints : couverture, sommaire et ouvrage complet
Photographie de couverture :
Monnaies kanak lors d’un mariage à Canala - 2018 © Sébastien Lebègue
Extrait du livre Coutume kanak de Sébastien Lebègue, ed. Au vent des îles, 2018
conflits internes de normes
coutume
droit coutumier
droit pénal
intérêts civils
juridiction coutumière
statut civil coutumier